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La Dimension du sens que nous sommes

Marcel Proust, A la Recherche du temps perdu, Studio Variety Art Works, Team Banmikas

20 Février 2019 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #DE L'IMAGE, #en lisant - en relisant

Un manga. Toute la Recherche en un volume. Quatre-cents pages. Ne reste que le squelette de l’œuvre, et quelques éblouissements. Ne reste que le pitch de la Recherche si l’on veut, et l’irruption des auteurs dans l’immense littérature proustienne. Non pas l’œuvre elle-même : son interrogation. Proust sans cesse convoqué dans son rapport à l’écriture, inquiet, tourmenté, vacillant, et comme l’objet d’emprises qu’il peine à lever. Reste un incroyable résumé du récit, l’histoire dévidée, soumise à sa cohérence narrative, son canevas transparent, les sept volumes de la Recherche en ce seul volume aboutis. Proust en manga ! Non pas le pari de vulgariser l’œuvre, ni même de la répéter maladroitement, mais celui de la déplier d’une certaine manière, pour l’offrir à la gourmandise des lecteurs de Proust. Un plaisir en fait ! Même si la chair du récit n’y est pas, même si l’on ne s’y perd plus comme on le fait dans l’œuvre elle-même, même si plus rien de ses circonvolutions ne nous emporte au seuil de rêves incertains. Reste un vrai plaisir de lecture, d’un livre qui sait mener son rythme, serein sinon méditatif au début, avant de sombrer dans le tumulte de la fin. Un livre qui sait construire ses personnages, et nous y attacher.  Et au regard, peut-être à cause de la rusticité du trait, de sa limpidité, de sa naïveté, peut-être à cause des conventions qu’il déploie, un dessin sans presque aucune personnalité, non pas confié à un mangaka mais à un studio, le livre séduit encore, faisant signe au loin à l’œuvre ahurissante. Proust ingénu, si l’on veut. Lecture véloce, exquise. Malgré les coupures dans le récit, à la hache souvent. Mademoiselle de Saint Loup plus que jamais de pacotille. Un précipité. Tout ce minuscule (voire) bouquin, pour se remémorer cette Recherche où le temps déploie ses simulacres magnifiques… Un bouquin qui donne pourtant envie de relire la Recherche ! Pari tenu donc ! Il n’est jusqu’au baiser maternel qu’on ait envie de reprendre, dans le texte. Ce baiser que Proust évoquait dans un courrier à Barrès, en 1906, se rappelant combien déjà il anticipait, préparait, l’entraînait à la perte non pas seulement de la mère mais de tout, circonscrivant à sa manière unique les seuils où la Nuit l’emporte. Il n’est pas jusqu’au baiser qui ne perce, à peine, pour nous en redonner le goût, ne consentant qu’à ce rebord des lèvres auquel le manga invite, maraudant si l’on peut dire, sa lecture de Proust comme un baiser volé, et par le frôlement de l’œuvre entraperçue, annoncer que le courage de la lecture peut fléchir n’importe qu’elle autorité.

Marcel Proust, A la Recherche du temps perdu,  Variety Art Works, Team Banmikas, traduction Julien Lefebvre-Paquet, éditions Soleil Manga, coll. Classiques, mars 2018, 400 pages, 39,99 euros, ean : 9782302064089.

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No Society, Christophe Guilluy

19 Février 2019 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #Politique

Depuis 1994, nombre de sociologues n’ont cessé d’évoquer la sécession des élites. Depuis plus longtemps encore, l’INSEE n’a cessé de nous faire croire qu’il n’existait plus en France qu’une gigantesque classe moyenne, satisfaite ou peu s’en fallait, de son sort. No society reprend ces thèses pour dévoiler le projet de l’hyper-classe qui nous gouverne : sacrifier la société elle-même. L’abandon du Bien Commun par les élites, nous étions au courant, même si les médias français, entre les mains de quelques milliardaires, tentaient encore vainement de nous faire croire le contraire. L’abandon des pauvres, depuis Sarkozy nous savions qu’il était En Marche. Le fait nouveau, c’est l’abandon de la classe moyenne, à qui les médias ne cessent de parler de société en mutation au sein de laquelle, à force de sacrifices, elle saura retrouver sa place… Christophe Guilluy parle, lui, de société en rupture, au sein de laquelle n’existe plus réellement qu’un seul ghetto : celui des riches, solidement verrouillé par une armée de policiers. Dans la proximité des Champs-Elysées, les Gilets Jaunes ont pu se rendre compte par eux-mêmes de la véracité de cette analyse… Les Gilets Jaunes ? Christophe Guilluy en parle peu, juste pour affirmer avec raison qu’ils ne sont pas l’expression d’une minorité, mais celle de la société française elle-même qui tente de se faire entendre et qui, elle, sait désormais l’insécurité dans laquelle les riches veulent la plonger et l’abandon dont elle est la victime. Elle, sait à quoi les riches la voue : à la misère, au chômage, mieux : à l’interdiction de l’accès à l’emploi (voyez le taux de chômage des jeunes, une génération entière sacrifiée, bientôt deux, relisez, entre les lignes, même un journal comme le Figaro, qui ne parvient plus à masquer dans ses colonnes qu’en réalité le taux de chômage en France est de 18% -Figaro du 17 août 2017). Cette société bafouée, méprisée, éborgnée, sait à quoi les riches la voue : à l’interdiction de l’accès au logement (voyez comment Paris 2024 va écraser ce qu’il reste de foyers modestes dans cet intra-muros qui ne cesse, d’année en année, de perdre ses habitants). Observez la dynamique de fond qui est à l’œuvre :  cette concentration des richesses entre les mains de quelques nantis –en 2017, les 500 personnes les plus riches de la planète possédaient 5 400 milliards de dollars, soit plus de deux fois le PIB de la France…  Observez le recul de l’activité commerciale, voire de toutes les activités, culturelles, sanitaires, industrielles, économiques, etc., dans cette France périphérique où vit 60% de la population française… Observez le basculement auquel nous assistons : la classe politico-médiatique a beau tenter de nous faire prendre ses vessies pour nos lanternes, nous savons tous que son modèle économique ne veut pas faire société. Ils n’en veulent plus du Bien Commun, ni de la société. Macron, ce représentant de commerce des super riches est très clair :  il est l’agent des supers riches, à leur service, contre l’intérêt de la France. Regardez simplement les chiffres, regardez comment on fabrique du faux espoir en évoquant jour après jour cette sacro-sainte courbe de la croissance par exemple, sur laquelle nous devrions river nos yeux parce qu’elle serait source d’emploi, alors qu’on ne fait que bricoler du mensonge en faisant entrer, aujourd’hui le calcul des revenus de la drogue dans cette fameuse courbe pour la booster un peu (soit 200 milliards de revenus pour la France, près de 10% de son PIB),  demain, ceux de la prostitution ! Quelle farce dans un pays qui ne crée pas d’emplois et dans lequel plus de 600 000 retraités vivent avec les minimas sociaux ! Quelle farce dans un pays dans lequel, depuis 2006, la part des étudiants issus des milieux populaires est en chute libre. Alors oui, le mouvement des Gilets Jaunes, non seulement on en comprend les raisons, mais il apparaît bien à la lecture de cet ouvrage comme l’ultime rempart d’une démocratie en péril. Ils sont le dernier espoir d’une société tragiquement mutilée par des nantis qui ne doivent leur pouvoir qu’au détournement massif des instruments républicains mis en place par une Constitution infiniment blâmable. Ils sont l’espoir d’un ordre plus juste, confronté au chaos des forces de l’ordre jetées contre eux pour semer la terreur. Ils sont une parole de vérité face aux postures républicaines surjouées de la classe politico-médiatique, qui ne parvient plus à cacher le manque total de démocratie dont souffre le pays. Ils sont l’esprit d’une société à venir qui saura briser ce modèle économique de la classe politico-médiatique profondément anti-républicain. Alors certes, nous n’en sommes qu’au début de la recomposition nécessaire des forces sociales et politiques d’un pays exsangue –vous voyez bien que tout est inféodé au pouvoir le plus exécrable que la France ait connu, des syndicats aux représentations vidées de leur sens. Mais un début qu’il faut choyer, qu’il faut protéger, qu’il faut désirer.

No Society, Christophe Guilluy, éditions Flammarion, octobre 2018, 242 pages, 18 euros, ean : 9782081422711.

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Le renseignement, Christophe Soullez

8 Février 2019 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #essai, #Politique

Histoire, méthode et organisation des services secrets en France, des origines à nos jours… L’ouvrage est ambitieux en si peu de pages et pourtant réussi à bien des égards son pari, nous offrant une image finalement assez homogène des causes et des raisons réelles du déploiement des services de renseignement en France. Un service public, rappelons-le… Encadré donc par le législateur, qui ces dernières années lui a défini sept finalités, en rajoutant une dernièrement, discutable, celle de la « prévention des violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique » (article L811-2, Livre VIII du code de sécurité intérieure, Loi du 24 juillet 2015). Imaginez ! Il semble du reste que nous n’en ayons pas pris la pleine conscience, cette finalité pointant rien moins que les libertés publiques ! Ce qui revient en fin de compte à inscrire dans le cadre de la loi des Lois d’exception et à même niveau, la répression de la contestation sociale et celle du terrorisme international... Cela dit, la longue histoire du renseignement français que nous raconte l’auteur nous révèle finalement que depuis sa création, le renseignement a toujours eu pour mission première, en France, celle de la surveillance du Peuple français ! Dès Louis XIV, les agents du renseignement se préoccupaient davantage des intrigues de la Cour que des menaces extérieures qui pesaient sur le royaume… La naissance d’une réflexion sur la sécurité nationale, que l’auteur date du 24 août 1665, a d’abord été conditionnée par les affaires politiques du royaume. Ainsi, le paysage administratif du renseignement, dès ses origines, aura-t-il contraint nos espions à surveiller les sujets français en vue de faciliter leur répression. Bonaparte poursuivit dans le même esprit de méfiance du Peuple, en renforçant les missions de police du renseignement. On ficha ainsi, sous la houlette des préfets de police et pour satisfaire une cause très peu nationale, quartier par quartier dans Paris, les séditieux ou jugés tels, les contestataires susceptibles de « troubler l’ordre public ». Dans la foulée, avec le zèle qu’on leur connaît, les préfets en profitèrent pour mettre au point un maillage très serré de surveillance de la population, dont on ne cessait de se défier. Louis-Napoléon Bonaparte institua même une « police des opinions », nos futurs RG, lesquels, dès leur création en 1911 participèrent au… maintien de l’ordre ! Et sous Vichy, leur mission explicite devint celle de la répression de la Résistance. En 1967, toujours les mêmes, se virent confier le renseignement politique, officiellement clos en 1944, du moins pour son volet surveillance des partis politiques, ce dont il est permis de douter. En fin de compte, ce à quoi l’ouvrage ouvre, c’est à la vision d’un service dévoyé de ses missions pour seconder les intérêts d’une caste, d’une classe, d’un groupe social sinon d’un clan, qui a toujours surveillé avec mépris et anxiété le plus grand nombre, toujours capable de menacer ses intérêts privés, et qui n’a cessé administrativement de restreindre les libertés publiques pour mieux parvenir à ses fins… D’année en année en effet, ce à quoi on assiste, c’est au renforcement d’un arsenal répressif sans pareil dans le monde dit "libre"…

Le Renseignement, Christophe Soullez, Histoire, méthodes et organisation des services secrets, éditions Eyrolles, coll. Pratique / Histoire, septembre 2017, 10 euros, ean : 9782212565843.

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Jours de travail, John Steinbeck

5 Février 2019 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #LITTERATURE, #en lisant - en relisant

Les raisins de la colère… Steinbeck peine à achever ce qu’il considère comme le livre de sa vie. Il ouvre un journal de travail pour s’en donner la force. Un journal écrit entre 1938 et 1941, où il n’est question de l’actualité qu’à de très rares moments. L’écrivain peine, s’oblige, s’inquiète : Les Raisins sont à ses yeux un livre d’un autre siècle, écrit dans la forme romanesque du XIXème siècle. Mais il ne sait comment écrire autrement pour installer cette histoire, celle de la Grande Dépression inaugurée par le krach boursier de 39 et qui va prendre fin avec le début de la Seconde guerre mondiale. Les raisins… C’est l’histoire d’une famille de métayers jetée dans la misère et la faim, contrainte à l’exil, avec des milliers d’Okies, ces habitants de l’Oklahoma. Les Joad font route vers la Californie, à la recherche d’une terre, d’un travail, d’un peu d’argent et de leur dignité perdue. Steinbeck fait route avec eux, dans ce «véhicule disgracieux» qu’est le genre romanesque à ses yeux, incapable de rendre compte de ce que le monde traverse. Croit-il. Il veut pourtant conclure sa trilogie DustBowl par ce roman qu’il souhaite grandiose, comme rachetant toute son œuvre sur laquelle il jette un regard amer. Steinbeck sent qu’un nouveau monde émerge et que le genre romanesque lui-même va s’en trouver bousculé. Pourtant, l’Histoire le lui impose. Et dans ce genre qu’il pense désuet. Steinbeck tient le registre de ses journées, se fixe jour après jour un programme qu’il ne peut pas tenir. Ecrire 2 000 mots. 1 500. Il pense au chapitre qu’il doit clore, à celui qu’il doit ouvrir. « Il faut que ce soit un bon livre ». Pourquoi ? A cause de son sujet ? De cette tragédie que vivent des millions d’américains jetés dans les affres de la misère ? Il veut réussir « le meilleur truc que j’ai jamais tenté ». Alors il compte jour après jour le nombre de mots qu’il écrit. Le roman prend de l’ampleur, le mène là où il ne pensait pas aller. « Pour la première fois je travaille sur un livre véritable », note-t-il dans son journal le 11 juin 1938. Steinbeck déplore son ignorance, lutte sans cesse contre sa paresse. Rien n’est facile dans cette gestation. L’épuisement le gagne, le découragement, mais il faut que le livre avance. Il n’en dort plus, se rappelle à l’ordre. S’y mettre. S’y remettre. Le 30 juin 1938, le Livre Un est achevé. Steinbeck note : « J’ai grandi de nouveau pour aimer l’Histoire qui est tellement plus formidable que moi». Il se fait « partisan du peuple ordinaire », c’est sa responsabilité devant l’Histoire, devant cette œuvre qu’il écrit. Anxieux au moment d’ouvrir le second livre par un chapitre qui doit « en porter toute la chair », d’emblée. Déjà il pressent que ce roman qui lui aspire toute son énergie s’est fait le témoin d’une Histoire qui le dépasse. Et qu’à son achèvement, une bonne partie de sa vie sera finie. «Ce livre est ma vie». Qui passe dans sa rédaction par des moments de désespérance et d’enthousiasme, révélant souvent un Steinbeck « vacillant et misérable ». C’est sa femme, Carol, qui trouve le titre le 2 septembre 1938. « Le livre enfin existe », note John. Qui ne se considère « toujours pas écrivain moi-même »… Le 6 septembre, il note un petit écho de cette Europe, «toujours sous tension. Hitler attend une éternité pour parler. Peut-être la guerre, mais je ne pense pas. Je pense qu’il est presque au bout de toute façon. Cet état est sur le point d’exploser». Le 12 septembre il attend le discours d’Hitler. Steinbeck ne croit toujours pas à la guerre. Chamberlain est allé rencontrer Hitler pour tenter d’éviter la guerre. Mais elle approche pourtant. Le 27 Steinbeck note que Hitler semble «se dégonfler». Puis plus rien. Le 16 octobre 1939, dix jours après avoir achevé la première version des Raisins, il note sobrement : « la guerre a éclaté, mais les livres ont continué à se vendre». Une guerre sans forme à ses yeux, avec cette « France qui ne fait rien ». Le succès des Raisins est énorme. Dans la foulée les droits sont rachetés, une pièce va être montée. « Je ne sais plus quoi faire », écrit alors Steinbeck. Il recevra le Prix Nobel de Littérature en 1962.

Jours de travail, John Steinbeck, Les journaux des Raisins de la colère, édition Seghers, traduit de l’américain par Pierre Guglielmina, préfacier, coll. Inédit, décembre 2018, 214 pages, 19 euros, ean : 9782232129834.

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Le Journal d’un fou, Nicolaï Gogol, mise en scène Oskaras Korsunovas

4 Février 2019 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #théâtre

Un invisible, dirait-on aujourd’hui. Tout au bas de l’échelle salariale. Celui qu’on ne regarde pas. Jamais. Dont on ne sait rien. Dont la vie ne compte pas. Acculée dans les replis d’une société fangeuse. D’une société profondément inégalitaire qui ne cesse de mettre en avant le faux mérite des uns, la fortune des autres. D’une société du mépris des petites gens, ces gens « qui ne sont rien » et que l’on croise dans les gares, aux dires du président... Plus même les gens de peu, dont naguère l’on pouvait encore faire la sociologie (Pierre Sansot). Les gens de rien, laissés pour compte d’une république qui patauge dans sa misère politique. Le plus bas des commis donc. Pas vraiment ignare, traversé par les discours de son temps. Au début on s’amuse. L’homme est drôle. Il comprend le langage des chiens. Les seuls peut-être à s’adresser encore à lui. Au loin, à quelques pas mais si loin dans la hiérarchie sociale, son supérieur. Qui ne le voit pas, ne lui parle pas, ne sait sans doute pas qu’il existe, pourvu que ses plumes de bureau soient taillées. Au près, la matrice d’un discours que les hommes tiennent sur eux-mêmes, rabâché ad nauseam par les médias et les gens de pouvoir. Une logorrhée qui imprègne tout et tous. Il n’est même plus la peine d’y croire ou non : la vilenie dégouline et se répand partout, à toute heure du jour et de la nuit. Elle fournit à tous le cadre unique de pensée, les lieux, les trames, les horizons où faire semblant de vivre. Au début on s’amuse, l’homme est drôle, embarqué dans sa folie, ses rationalisations rocambolesques, ses revendications pas vraiment sottes. Et puis la corde se tend. A filer le verbe monstrueux des sociétés occidentales où tout n’est que mensonge, faussetés et mystifications. Pourquoi ne serait-il pas un homme normal ? Pourquoi n’aurait-il pas droit aux rêves qui nous animent ? Pourquoi n’aurait-il pas droit à l’amour, au mariage, à un regard, un avancement, une routine consolante ? Alors notre invisible se rend visible, comme il peut. Son délire, après tout, est son seul levier. Sa seule manière d’être quelque chose, dans un monde qui lui a commandité la peine aberrante de n’être rien. Changer le monde. A son tour, il s’y emploie, avec finalement des moyens adéquats, les seuls qu’il lui reste : sa folie. Au début on s’amuse et puis le personnage bascule dans une souffrance atroce qui vous bouscule et vous broie.  C’est ça, le lieu où le spectacle prend corps : ce moment où d’un coup le sens devient réel, où la souffrance ne s’exhibe plus mais se donne à toucher. Elle est inouïe, là, sur scène, présente dans ces cris que l’acteur pousse, dans cette interprétation ahurissante qu’en donne Eimantas Pakalka, en lithuanien, dans une langue qui ne nous est plus étrangère brusquement, parce que cette folie, nous la comprenons, nue, à quelques pas de nous, dans le vide de ce plateau totalement dépouillé de tous artifices, sinon le dérisoire d’une échelle qui n’a cessé de faire sens. D’un seul coup, Eimantas Pakalka nous saisit, nous retient auprès d’une souffrance dont nous sommes désormais les témoins et dont nous ne pouvons plus cacher que nous la connaissons, parce qu’elle traverse tout le corps social. C’est ce corps social in fine, qui est dévoilé sur la scène. Un corps social martyrisé, le nôtre, où « les gens qui ne sont rien » crèvent sous nos yeux dans le délire d’un monde subi.

Le Journal d’un fou, d’après la nouvelle de Nicolaï Gogol, mis en scène par Oskaras Korsunovas, avec Eimantas Pakalka, les 31 janvier, 1er et 2 février 2019, Théâtre Studio, Alfortville.

https://www.theatre-studio.com/

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