Le Monde des Grands Projets et ses ennemis, Serge Quadruppani
Notre-Dame-des-Landes, Roybon, Sivens, voire le Grand Paris, Les J.O. 2024… Ce monde des Grands Projets assassins qui porte déjà mémoire du meurtre de Rémi Fraisse, de la main arrachée de Maxime, de ces innombrables mutilés et blessés de guerre dans les manifestations -puisque les armes employées sont désormais des armes de guerre. Le monde des Grands Projets destructeurs des milieux naturels, des milieux humains, de NDL à la vallée de la Suse, de Paris à Rome. Celui de la sauvagerie répressive, de l’énorme bêtise à front de taureau d’un capitalisme à bout de souffle qui ne cesse, pour se relancer, d’imposer ses desseins dévastateurs. A l’horizon d’une répression d’ampleur inédite, ce monde de l’extrême violence a pourtant trouvé en face de lui la levée d’un courage inédit, auxquelles les manifestations, réprimées avec de plus en plus de brutalité, ont donné pour nom le Cortège de tête. Un cortège fait de citoyens, non de «casseurs», décidés à endosser leurs responsabilités citoyennes malgré la hargne des CRS, malgré la hargne des médias, malgré la hargne des syndicats, malgré la hargne de l’état, malgré la hargne des partis réformistes dont l’échec est si patent qu’ils ont fini par révéler leur vraie nature : la confiscation, comme en 1936, de tout désir de changement réel. Un cortège de tête qui dit ce que nous savons tous, désormais, que toute compromission est impossible, que la confrontation est inévitable avec un pouvoir qui nous mène, tous, à la mort. Au suicide collectif. Un cortège de tête qui ressemble à une ZAD en fait, inventant jour après jour les solutions du basculement nécessaire, ce changement de civilisation sans lequel notre monde est foutu. «Le sentiment que l’humanité est au bord du gouffre est désormais un sentiment largement partagé», écrit Serge Quadruppani. Ne manque que l’explosion de colère contre ceux qui nous ont conduits là : ces réactionnaires réformistes, ces droites, toutes extrêmes en fait, les uns et les autres également porteurs des mêmes discours de haine sociale. Destruction du travail, destruction de la société, destruction de la planète, leur course à l’abîme nous engage. Et déjà, du fond de la terreur qu’ils instruisent partout, des mouvements ont surgi, que Serge Quadruppani a scruté avec attention. De NDL à Suse, de la Charte d’Hendaye au rassemblement de Bruxelles, une nouvelle manière d’être responsable est en train de se forger. Il n’y a pas lieu d’être pessimiste donc, mais lucide, et engagé, pour refuser la leçon de Fukushima par exemple, spectaculaire entre toutes, qui n’est pas d’empêcher les catastrophes à venir, mais de préparer les populations à les subir. Contre ces Grands Projets qui ne sont que des outils de gestion et de soumission des peuples, des mouvements de masse se sont faits jour, détonateurs d’une prise de conscience pour une société réellement nouvelle. Des foyers de créativité, de réflexion, de solutions où se retrouve ce peuple soit-disant introuvable dont on nous priait de faire le deuil. C’est là sans doute, dans ces Assemblées Constituantes mobiles, qu’il faut chercher une issue et des méthodes, plutôt que dans l’épuisement des forces sociales jetées dans l’érosion de la volonté militante à force de mouvements échelonnés.
Le Monde des Grands Projets et ses ennemis, Serge Quadruppani, Voyage au cœur des nouvelles pratiques révolutionnaires, La Découverte, mai 2018, 156 pages, 13 euros, ean : 9782707199225.
Xénophobie business, Claire Rodier
A quoi servent les contrôles migratoires ?, se demande Claire Rodier. La réponse est sans appel : à faire de l’argent. Beaucoup d’argent. Des milliards d’euros de bénéfice, 450 milliards pour être exact, si l’on y ajoute les activités annexes : la chasse aux migrants, le marché de leur détention, celui des camps de rétention, celui de l’économie sécuritaire, etc. Une constatation sans appel, vérifiée par FRONTEX, l’agence bien connue qui sévit en méditerranée avec la bénédiction de l’UE. L’un des segments économiques les plus moteurs de l’UE. Car selon cette même agence, FRONTEX, les niches commerciales engendrées par l’explosion de la poussée migratoire en 2015, ont fait du marché du migrant l’un des plus remarquables secteurs d’innovations de l’économie européenne. Et de profit. Pour les multinationales s’entend, non les populations. Et toujours si l’on en croit FRONTEX, pour une efficacité nulle. Les franchissements des frontières n’ont jamais baissé. Seul le nombre de morts a augmenté, le nombre de populations terrorisées, ou réduites, réellement, à l’esclavage. Qui a récupéré ces marchés ? EADS, THALES, INDRA, AIRBUS, SIEMENS, etc. Un lobby de la sécurité qui nous vend très cher… du vent ! «Ceux qui ont le plus intérêt à ce que l’Europe soir mal sécurisée sont aussi ceux qui fournissent les équipements de sécurité», dixit Peter Burges, le 19 avril 2015, chercheur à l’Institut de recherche pour la Paix (Oslo). Des milliards donc, prélevés dans nos poches, pour un résultat nécessairement nul : il faut bien que ces multinationales préservent leurs gisements de profit… Tandis que le coût pour les victimes des passages clandestins ne cesse lui aussi d’augmenter sous cette pression économique néolibérale. Car «tout le monde» en profite : dans le sillage des multinationales, des sociétés prolifèrent, telle G4S, 600 000 «employés» dans le monde, qui s’est fait une spécialité de la chasse rémunérée aux migrants, et dont nombre de rapports accablants montrent qu’elle ne s’embarrasse guère de scrupules humanistes à leur égard, les tuant plus souvent qu’à l’occasion, ou bien les retenant en captivité voire les affectant à l’esclavage de travaux forcés dans leurs propres camps. C’est ça et mourir, tandis que les gouvernements de l’UE ferment les yeux sur ces pratiques barbares. Tandis que les médias détournent le regard et nous servent leur rhétorique de la peur du migrant, ces mêmes médias qui sont évidemment entre les mains de magnats qui ont largement investi le filon des flux migratoires…
Xénophobie Business, Claire Rodier, La Découverte, octobre 2012, 192 pages, 16 euros, ean : 9782707174338.
Le Gros capitaliste, B. Traven
Les éditions Libertalia ont eu la bonne idée d’exhumer Traven du long oubli dans lequel le monde des Lettres l’avait plongé. Le ramenant bien malgré lui à sa réputation d’écrivain sans visage, lui qui n’avait de cesse de fuir dans l’anonymat les risques dans lesquels ses écrits le plongeaient. L’anarchiste Traven les signa du reste longtemps du pseudonyme Ret Manut, en rage contre les journaleux de son époque, à la solde, comme ceux d’aujourd’hui, des pires réactions. Munichois, proche des Spartakistes, Traven avait appartenu à la République des Conseils de Munich qui s’était emparée du pouvoir en 1918. Réprimée dans le sang, il erra longtemps avant de s’enfuir définitivement pour L’Amérique du Sud, échappant de peu à l’exécution sommaire à laquelle le pouvoir le destinait. Parue en 1955, Le Gros capitaliste est une fable qui conte l’histoire d’un Indien mexicain tressant des petits paniers d’osier dans ces moments de temps libre que son travail à la ferme lui laisse. Surgit un américain emballé par les petits bijoux que l’indien confectionne. Il voit de suite le parti qu’il pourra en tirer, ses 1200% de marge pourvu que l’indien accepte d’en produire beaucoup plus. Mais au moment de la négociation, l’américain ébahi se heurte aux raisonnements de l’indien en matière de rabais, qui n’ont de paradoxaux que l’incompréhension dans laquelle se trouve tout bon capitaliste de prendre en compte la totalité des coûts réels de production d’un objet, quel qu’il soit. Une grande leçon d’économie en découle… Dans le second texte publié, Traven surprend encore de si bien savoir poser les vraies questions, quand il rétorque que seul l’art sait répondre à celle de savoir pourquoi vivre. L’art, plutôt que la religion…
Le Gros capitaliste, B. Traven, traduit de l’allemand par Adèle Zwicker, éditions Libertalia, mai 2018, 42 pages, 3 euros, ean : 9782377290260.
Les Deux tours, Tolkien, lu par Thierry Janssen, Audiolib
Les Deux tours. Le titre est une énigme : quelles sont ces deux tours ? On sait que Tolkien ne songea à un tel titre que fort tard, ayant proposé tout d’abord à son éditeur de baptiser ce second volet L’Anneau dans l’Ombre (lettre du 24 mars 1953). En août de la même année, il hésitait encore, proposant cette fois L’Ombre s’étend. Ce n’est que quelques semaines plus tard qu’il proposera enfin ce titre qui interroge depuis : Les Deux Tours. Délibérément, Tolkien voulait introduire une ambiguïté, laisser un doute planer, et le lecteur se débrouiller avec cette énigme, renforcée par la composition du volume, hétérogène, narrant les aventures de Frodon tandis que les combats entre les Orques et les Cavaliers du Rohan font rage et que bientôt surviendra la rencontre avec l’Ent Fangorn et que nous assisterons, incrédules, au retour de Gandalf. On suit le Gollum sur le chemin qui mène au Mordor. L’émotion est extrême, l’épisode, épique, mais immobilisé parfois en d’intenses moments contemplatifs, tandis qu’au loin irradient ces Deux Tours comme l’horizon funeste d’une catastrophe inéluctable. Mais que sont ces tours ? Le volume en mentionne de nombreuses : Orthanc, Minas Tirith, Minas Morgul, Barad-dûr et la tour de Cirith Ungol… Dans un courrier à son éditeur, Tolkien évoque tout le bénéfice dramatique que l’on peut tirer de cette énigme. En janvier 1954, l’éditeur commande à Tolkien un dessin pour la jaquette du second volume. Tolkien lui adresse alors celui de tours qui ressemblent beaucoup à celles de Barad-dûr et Minas Tirith, qui entourent le volcan Orodruin. Et puis il renonce, au profit d’un nouveau dessin proposant deux nouvelles tours, moins identifiables, avant de revenir encore sur sa proposition et proposer en dernier cette «grande colonne» vers laquelle Gandalf avance. La jaquette ne laisse cette fois plus aucun doute semble-t-il. Mais le texte est plus ambigu. Au lecteur, donc, de se faire sa propre opinion… La Fantasy que Tolkien déroule se charge ici d’une redoutable dystopie, qui nous est contée cette fois encore par le talent fou de Thierry Janssen, qui sait comme nul autre donner vie à chacun des personnages de l’immense saga. Offerte enfin dans sa traduction de 2015, qui prend en compte la dernière version du texte anglais et les indications laissées par Tolkien à ses traducteurs. Un chef d’œuvre.
Les Deux Tours, Le Seigneur des Anneaux, tome 2, John Ronald Reuel Tolkien, lu par Thierry Janssen, traduit de l’anglais par Daniel Lauzon, Audiolib, 18 avril 2018, 2 CD MP3, durée d’écoute : 18h09, 26,90 euros, ean : 9782367625584.
Histoire mondiale de la France, Patrick Boucheron, Audiolib (livre lu)
A sa parution, l‘ouvrage avait fait polémique. Il prétendait non seulement réécrire le roman national mais, en replaçant ce récit dans son contexte mondial, l’arracher à ses dérives identitaires. 122 historiens attachés à ce travail. Une entreprise qui n’était pas sans rappeler celle des Lieux de mémoire de Pierre Nora, dont la démarche canonisante avait été à juste titre dénoncée, même si Pierre Nora s’en était défendu en rétorquant qu’à l’origine il avait simplement voulu faire œuvre de renouvellement historiographique. Mais sa démarche n’en restait pas moins «militante», le reproche qu’il adressa précisément à Boucheron, Pierre Nora s’étant saisi, au moment d’ouvrir son chantier, du mal être qui s’emparait d’une France à l’identité vacillante pour tenter de lui ouvrir des réponses capables de la rassurer. Or, lorsqu’on compulse l’immense travail effectué, force est d’admettre que dans le choix même de ses objets, à privilégier ces lieux qui accomplissent la seule mémoire des élites académiques (telle la Khâgne par exemple), le projet relevait d’une intention politique sacrifiant à la visée publiciste traditionnelle de l’enseignement de l’Histoire : la formation de la conscience nationale. Nora devait d’ailleurs dans ses nombreux interviews l’avouer : son travail reprenait en main en quelque sorte le sentiment national, pour l’aider à se ré-ancrer dans la conscience sociale de la Nation. Rien d’étonnant alors à ce qu’il ait évité les objets polémiques : notre passé colonial, ou à plus forte raison, notre présent post-colonial. L’historien s’était fait idéologue, figeant les éléments de l’identification nationale autour de quelques légendes patrimoniales aptes à raffermir la dévotion nationale (voir le tome consacré à la Nation). Idéologue, en ce sens qu’il ne faisait rien d’autre que de recadrer les figures symboliques autour desquelles le souvenir français était autorisé à tourner. Rien de surprenant alors à ce que, in fine, ce devaient être des Bern ou des Finkielkraut qui allaient prendre le relais pour nous servir cette fois la soupe immonde d’un horizon bêlant. Cadrage idéologique en somme, auquel a répondu des années (trop longues) plus tard, le contre-cadrage de Boucheron. En commençant son histoire à l’heure où la France n’existait pas, c’est tout d’abord rien moins que la sommation téléologique qu’il bat en brèche, pour nous donner à explorer nos discontinuités comme autant de moments mettant à mal la fiction d’un canon culturel unitaire. C’est bien là ce qui heurtait Pierre Nora : l’intention de Patrick Boucheron différait de la sienne, à l’approche des présidentielles de 2017 : sortir du pré carré identitaire. Et pour cela, il lui fallait montrer combien notre histoire était redevable aux interactions avec le monde extérieur –voire combien peu «nationale» elle aura été ! Boucheron a retenu 146 dates pour l’articuler, dont certaines peuvent surprendre. 146 dates qui permettent de porter un regard critique sur ces «grands événements» qui ont fondé notre histoire. Un regard chaque fois documenté, comme celui porté sur l’ouverture de la Sorbonne, lieu de migration de tous les Lettrés d’Europe, ou cette Loi de naturalisation qui bricola en 1927 un millions de nouveaux français en une décennie… C’est donc une France ouverte qu’il nous donne à contempler. Et qui fait de ce livre un projet éditorial passionnant. Et lisible. Par tous. Ouvert au grand public. Les articles sont courts, faciles à lire. Comme un roman.Notre roman national. Appréhendé chaque fois sous un angle décalé : ses repères ne sont plus ceux de l'école primaire. Boucheron prend 719 plutôt que 732, mobilise une conception pluraliste de l'histoire. Rien d'étriqué dans son modèle. Pas de crispation identitaire. Alors oui, cette histoire peut paraître plus émiettée que celle dont nous avons appris à croire qu'elle était nôtre de tous temps. Comme avec ce fil conducteur des Rois de France par exemple, grâce auxquels le projet France a pu assurer sa continuité. Mais c'est en oublier le prix, et les rafistolages... Le résultat ? Un laboratoire, forcément. Comme l'étaient les lieux de mémoire. Inabouti. Un laboratoire, avec des résultats inégaux. Comme toujours avec l'Histoire des historiens. Dans sa version sonore, elle est plus passionnante encore : la lecture qu'en fait Mathieu Buscatto est un régal, prenant le parti du romanesque. On suit chaque péripétie de cette histoire comme à l'écoute d'une intrigue radiophonique. On touche ainsi à cette dimension de l'écriture des historiens à laquelle un Michelet avait su élever l'Histoire de France. Et l'entretien avec Patrick Boucheron vient clore magistralement cette prestation. Une oeuvre au final, assurément à écouter et à conserver.
Histoire mondiale de la France, Patrick Boucheron (collectif), lu par Mathieu Buscatto, suivi d’un entretien avec l’auteur, Audiolib, livre audio 3 CD MP3, livret 8 pages, 16 mai 2018, durée d'écoute : 32h54, 34,50 euros, ean : 9782367626611.