Partir... My Son, ruines du royaume Cham (centre Vietnam).
Une centaine de kilomètres au sud-ouest de Da Nang.
Un peu moins par la Nationale 1, goudronnée sur une cinquantaine de kilomètres jusqu’à l’embranchement de My Son.
Le reste est empierré sur une dizaine de kilomètres, puis le voyage se poursuit sur terre battue, impraticable pendant la saison des pluies.
Mais à vrai dire, il est plus pénétrant d’y aller en partant de Da Nang en moto, par les pistes du nord : de Hoa Vang à Than My, puis Lang Ro, pour redescendre sur My Son en coupant par la montagne de Yang Brai.
La piste est somptueuse, jaune nuancée d’ocres rouges et de bruns aux tonalités soutenues. Elle coupe des villages de paille que peu d’occidentaux ont traversés.
Tous les dix kilomètres, un lac ou une rivière qu’il faut franchir sur un bac ou ce qui en tient lieu : des barques de paysans sur lesquelles il n’est pas commode d’installer son véhicule.
Des rivières larges comme l’embouchure du Rhône, la jungle enclavant l’impeccable géométrie des rizières. Et de loin en loin, d’immenses cimetières bouddhistes clairsemés de monuments multicolores.
My Son. La guérite du gardien et le panneau dérisoire de Mercedes Benz qui finance sans trop y croire la réfection des ruines. Une jeep, cinq kilomètres de jungle par des ravines défoncées. La solitude dès lors, le silence, absolu, d’un monde décampé.
Même lors du petit été –mars, avril-, la chaleur et le taux d’humidité sont tels que dès le troisième pas l’on suffoque. La rosée ne se lève jamais, recouverte en permanence d’une chape de nuages obturant la vallée comme un couvercle de plomb. Partout cette végétation épaisse, dense, impénétrable. Trois kilomètres à pied, un pont de liane et le décor sublime qui crève d’un coup les yeux. L’étonnement. Brutal. De trouver au cœur du Vietnam un lingam érigé en pleine nature, des statues de Ganesh et de quelques autres divinités hindoues.
Les ruines du royaume Cham datent du VIIe siècle. Partout des cratères laissés par les bombes larguées des B52 -les ruines abritaient une base Vietcong. Les bombardiers américains ont tenté de raser la cuvette sans y parvenir. Mais ce n’est pas leur souvenir ou les traces qu’ils ont laissées qui retient le souffle : c’est cet étrange surgissement d’une masse de briques rouges envahies par le vert si intense de la végétation qui règne en virtuose sur ce monde (Henri Miller : "à la fin, l’herbe aura raison de tout").
Dans cette humidité pressante, la réfraction des couleurs est littéralement fantasmagorique ! C’est cela. Oui. Une fantasmagorie. Ce paysage. L’intensité de ses couleurs. La fantaisie d’une présence confuse, quasi spectrale. L’humain absent mais son humanité intriguant la nature au paysage plombé par cette mémoire étincelante, au paysage brusquement pénétré, révélé, ouvert à l'ouvert de l'homme pourtant disparu, au paysage soudain convoqué sous des espèces humaines.
Je vivai pourtant seul soudain, m’assurant malgré moi que tout être recommence le monde. Accueillant l’appel retentissant, achoppant là-bas contre la bute de jasmin, peut-être de ce secret mot d’ordre qui, selon Walter Benjamin, traverse l’univers.
Et malgré le ciel de plomb, ou plutôt l’absence de ciel -pas d’infini, plus d’infini quand surgissait autre chose dans cet Ici trop palpable-, traversant le regard à la nage, avec à l’autre bout du rivage une main tendue d’on ne sait quel abîme. Et puis, tenace, l’impossibilité de regarder ce dehors avec un grand regard d’animal (Rilke), éloignant de moi l’extrême lointain de cet univers dans lequel je ne parvenais pas à prendre pied.
Pourtant je crus un instant vivre dans son arrangement sublime, comme si l’accès m’avait été livré d’un coup et comme par soustraction, cette sorte de sérénité que dépose parfois en nous la vie "naturelle", cette douceur "nue" de la vie comme zoê (Aristote), cette vie que le monde classique a exclue de la Polis, surgie en moi par on ne sait quel détour et comme si cette vie nue avait pu m’atteindre enfin pour m’inviter à glisser vers "l’obscurité où meurent les métaphores" (Claudio Margis). Mais l’instant ne tint pas. Je fis quelques images pour me délivrer da la vérité d’avoir été là.
Vacances, l'événement des loisirs...
Du temps libre aux loisirs, de quelles valeurs ces espaces nouveaux ont-ils été l’enjeu ? Alain Corbin, avec le brio qu’on lui connaît, a réuni autour de lui des contributions passionnantes pour tenter de répondre à ces questions. Du désir d’aventure au divertissement de masse, c’est au fond tout un changement de civilisation que son étude embrasse. Dès 1850, Barnum invente le divertissement de masse, tandis que d’autres plantent déjà le décor du sport spectacle. Très vite, l’on redessine parcs et forêts pour répondre à ce besoin nouveau d’agrément qui se fait jour, ainsi du Bois de Boulogne en 1850. Une année passe et cette révolution se transporte à Londres, où s’ouvre le premier music-hall. Comment la Révolution industrielle a-t-elle réussi à imposer cette nouvelle distribution des temps sociaux ?
Orientée vers l’analyse historique, l’étude de Corbin ne se prive pas d’interroger notre rapport actuel à ce temps libre pour en appréhender les enjeux contemporains. Deux conceptions du loisir s’y affrontent : l’américaine et l’européenne. D’un côté, l’institution du loisir comme jeu, de l’autre sa moralisation. C’est qu’en France par exemple, la question du temps libre est longtemps restée associée aux luttes ouvrières. Reste aujourd’hui une troisième voie : celle de l’invention d’un style de vie propre à chaque individu, poussant à des formes inédites de construction de soi, où l’on comprend bien alors l’importance stratégique du temps libre.
L'avènement des loisirs, 1850-1960, de Alain Corbin et Julia Csergo, éd. Aubier Montaigne, nov. 98, 471 pages, ISBN-10: 2700722477, ISBN-13: 978-2700722475
ENFANCES... L'AMITIE DE LEON WERTH POUR SAINT-EXUPERY
Rappelez-vous la dédicace du Petit prince : "A Léon Werth, quand il était petit garçon". Est-il important d'en apprendre plus long sur celui dont Saint-Exupéry disait qu'il était... sa "morale" ? Est-il important du reste, de l'apprendre dans le contexte d'un hommage rendu à Saint-Exupéry ? Ne devrions-nous pas nous efforcer bien plutôt de lire ou de relire l'oeuvre de Léon Werth, l'une des plus fortes de la littérature française ?
Quelqu'un aura-t-il un jour l'audace d'écrire un livre sur l'amitié, se demandait Léon Werth, en songeant à celle, si profonde, qui le liait à Saint-Exupéry. Blanchot exauça son vœu sans le savoir, en pensant, lui, à Lévinas. Et bien plus tard, dans un autre registre, le philosophe Giorgio Agamben.
- Bien des années après, je revois du reste cette pensée de Blanchot s’accomplir en un geste humble et tout puissant, au moment où se réunissaient à la Sorbonne quelques témoins en l’hommage de Lévinas, qui venait de décéder. Maurice Blanchot devait rejoindre cette assemblée émue, mais il ne vint pas et fit passer un petit billet griffonné de sa main sur un bout d’enveloppe déchirée : «soyez mes répondants». Outre qu’il y a un peu de cela dans toute lecture accordée aux textes qui le méritent, quelle autre preuve d’amitié que celle de répondre d’autrui, quand il nous est cher ?
Qu'est-ce qui fait qu'une amitié est profonde ? Werth y répond page après page. Mais il y répond sans s'y complaire : le livre est fait de notes éparses, de lettres, de photos souvenirs. C'est Viviane Hamy qui les a rassemblées. Belle intelligence d'éditeur !
A ceux qui cherchent le portrait de Saint-Exupéry, conseillons d'autres lectures. Werth a fait mieux : il vit jusqu’à la dernière ligne la passion qui le portait auprès de son ami. Le livre est superbe, d'une composition pascalienne, en fragments laissant dériver les images ténues de leur amitié. La terrasse de l'auberge de Fleurville, un goût d’accomplissement à siroter un Pernod tout en mordant dans un saucisson et du pain de campagne. Jamais Werth n'enferme Saint-Exupéry dans aucune explication. "La certitude qu'il est vivant s'est installée en moi. Mais que cette certitude est inquiète !", écrit-il en 1948, au moment de confier l’ouvrage à ses lecteurs – nous, qui en répondons aujourd’hui.
Ne jouons donc pas les créateurs de "cadavres sublimes". L’amitié qui se dévoile là est si intimement liée au dessein de la prose qui la manifeste, qu’elle rend possible et comme par un enchantement auquel je ne saurais renoncer, l’intimité entre le lecteur et l’auteur, de part et d’autre du texte. Cette intimité entre lecture et écriture est si profonde que l’une et l’autre y pointent en effet le texte, dans son nom même.
Saint-Exupéry tel que je l'ai connu. 100 photos et dessins inédits, de Léon Werth, éditions Viviane Hamy (25 mai 1993), Collection : Domaine français - Les Aînés, 159 pages, ISBN-10: 2878580532, ISBN-13: 978-2878580532
L’ECOLE EST FINIE…
L’avenir de l’enseignement des Lettres paraît sombre, dans l’école française. Epuisée par une didactique savante, reléguée dans la grammaire des techniciens, la pédagogie du français a fini par dévaluer tout ce sur quoi reposait le travail des enseignants : l’étude patiente, attentive, respectueuse des œuvres du patrimoine culturel et intellectuel de l’humanité, l’amour passionné de la lecture. Tandis que dans le même temps, une conception intempestive de la modernité jetait aux oubliettes les vertus du silence, de la patience, muant la lectio en verbiages indigestes. L’excellence scolaire, depuis, ne se mesure qu’à l’aulne de la réussite dans les études scientifiques, la filière littéraire, malgré sa récente revalorisation, n’a entrevu de salut que dans l’horizon de l’exception scolaire, tournée vers un enseignement ouvert aux seules élites, comme pour nous remplir encore de l’illusion d’une culture des humanités assurément probante, le vieux monde en somme, avec son charme discret, sinon désuet. Faut-il s’enfermer pour autant dans la déploration ? Ou chercher malgré tout à défendre ce qu’il existait d’irréductible dans l’enseignement des Lettres ? Et chercher de nouveau à en faire une culture, plutôt qu’une doctrine ? A bien des égards, un poème de Paul Celan (Le Méridien) nous y invite, dans lequel il évoque le lieu où tout poème prend forme : dans "la recherche de l’autre, ne s’adressant qu’à lui". Là où l’attention à la chose écrite se transfigure dans l’expression poétique en "un dialogue éperdu" qu’il n’est pas simple ensuite de congédier. C’est cette attention qui fondait la relation de l’enseignant à sa discipline et aux élèves qu’il enseignait, cherchant les "chemins difficiles et secrets" où créer les conditions "par lesquelles une parole de vérité", celle des élèves, pouvait avoir lieu. Un geste poétique en somme, sinon une geste pédagogique telle qu’on n’en connaît plus, où "créer le ‘tu’, le vis-à-vis, le destinataire", où "faire entendre que quelque chose (lui) est destiné", plutôt que d’affronter nos élèves à des techniques littéraires soigneusement rangées dans les tiroirs des époques stériles.
Le Méridien, de Paul Celan, traduit de l’allemand par André du Bouchet, préface d’Emmanuel Lévinas, illustrations Jean Capdeville, éd. Fata Morgana, avril 2008, 43 pages, 10 euros, ISBN-13: 978-2851947116.