RENTREE LITTERAIRE : Arléa, Dernière Adresse.
Voilà, c’est à peu près tout. Non : elle a vieilli. La voici presque seule. Seule. La nuit tombe. Sa nuit. Si mystérieuse. Avec ce silence tout autour et puis au bout.
Etre vieux déjà, avant même de l’avoir réalisé. Le monde dehors. Liberté grenue.
La vieille dame se révolte une dernière fois contre ces régimes qu’elle devrait suivre. Elle remplit son frigo de flamby.
La vie ne tient jamais ses promesses. Là-bas l’Irlande qu’elle a laissée derrière elle dans un exil pourtant salutaire. Et aujourd’hui : le boîtier que ses enfants veulent lui voir porter, avec ce petit bouton sur lequel il lui faudrait appuyer en cas de. De quoi au juste ?
La remontée des souvenirs. Roborative régurgitation quand le périmètre du désastre s’étend inexorablement. De jour en jour et c’est cela qu’on lit, mot après mot, cette dévastation qui gagne à chaque phrase du terrain, les enfants qui ne voient plus en elle qu’une vieille femme qu’il faut veiller. Pour quoi au juste ? Retarder l’heure ?
Elle finit par devoir quitter son appartement. Direction les vieillards - « je ne suis pas cela ». Les vieillards et cette odeur de pisse qui flotte dans l’hospice. L’attente interminable des quelques moments rythmant leur journée, puis leur semaine, le dimanche, la visite des petits-enfants - et puis les visites s’espacent.
Etre irlandaise, c’était certes vivre sous le joug de l’existence, mais n‘en pas supporter la lourdeur, se rappelle-t-elle.
On lui fait la toilette. Comme à un nouveau né - «je ne veux pas de leurs mains». Son corps morcelé en parties à nettoyer.
Reste l’imaginaire. L’Irlande. Traverser les mers à la nage, loin du cheminement minuscule, du lit au fauteuil derrière la vitre. Là-bas Singapour, la Mongolie, New York. Fuir. Là-bas, fuir, je sens que des oiseaux sont ivres d’être parmi l’écume inconnue et les cieux (Stéphane M., au secours !).
Outre la mort, rôde. Comme chez elle parmi les vieux.
Alors l’immense cri que rien ne peut entamer : « j’ai besoin d’une caresse ». Mais on ne caresse pas les vieux. Le bord des larmes alors, où rien ne s’accomplit. Cette accumulation de défaites au dernier instant.
On se défait. Et se défait de tout ce que l’on croyait avoir conquis.
Le pathétique de cet ordre du monde.
La vie. Sauf la fin.
Superbe premier roman, poignant, oui, et à l’écriture tellement irréfutable ! Narquois, certes, dans la circonspection à soi, invraisemblable et tangible, ego comme adressé plutôt qu’adossé. –joël jégouzo--.
Dernière adresse, de Hélène Le Chatelier, éd. Arléa, coll. 1er / mille, à paraître sept. 2009, 96p., isbn : 978-2- 869598690, 13 euros.
L’ART DE FAIRE PARTIE DES ELITES
L’une des œuvres majeures de la construction des mentalités européennes. L’avant dernière édition datait des années quatre-vingt, et manquait de minutie.
Paru en 1528, Il libro del Cortegiano, fut en effet un phénomène social et historique majeur de l’histoire de l’Europe, unifiant les mœurs et les mentalités de ses élites comme aucun autre livre ne l’avait réussi jusque là.
Un ouvrage dont l’importance allait être qui plus est, après le succès italien, déterminant pour la France, où il connut une fortune immense, les éditions s’y succédant à un rythme effréné.
Toute l’élite française le dévora pour s’y refonder. C’est que, plus qu’un livre, l’Europe des cours s'y reconnaissait et quant à la France, si l’on veut comprendre quelque chose à la sociabilité de ses élites aujourd’hui encore, il faut le relire de bout en bout : pas un détail qui n’éclaire la manière dont cette sociabilité s’est codifiée.
De l’art de la conversation à l’idéal de l’honnête homme, en passant par le courtisan flattant l’ombre du prince - fût-il républicain-, tout y est de ce qui fonde les usages tout à la fois de nos grandes écoles et de la scène médiatico-politique -avec ce bémol qu'aujourd'hui les nouvelles élites politico-financières lui ont tourné le dos.
Mieux : toute la rhétorique du comportement social des décideurs, voire cette dialectique du paraître des hommes d’éclat (médias, journalistes, etc.), ou bien encore, partout où l’enjeu est un pouvoir, qu’il soit politique, économique ou culturel (y compris jusque dans le fonctionnement du mandarinat universitaire), l’influence de Baldassar se fait encore saisir.
Car tout de ce qui est écrit là, de l’éducation du courtisan aux qualités intellectuelles ou morales qu’il doit afficher, à commencer par cette culture du talent si profondément inscrite dans la vision aristocratique du monde grec (si peu républicaine donc et si peu démocratique), tout nous dit le monde dans lequel nous évoluons toujours -malgré la nuance évoqué plus haut, ouvrant il est vrau un véritable conflit psychique dans les mentalités de ces élites.
Mensonge, dissimulation, simulation, l’art de réduire un comportement à son procédé, un discours à sa rhétorique, il n’est pas jusqu’au plus "beau" des jeux du courtisan qui ne sente l’actuel : celui de se représenter.
Dans cette rhétorique de la Cour où l’espace privilégié n’est pas celui de l’Assemblée mais celui des réseaux d’influence, rien ne détonne et surtout pas ce sens de la supériorité du courtisan, homme dont la grâce (une distinction de goût) fonde la supériorité définitive sur le reste du genre humain.
Le concept clef qu’articule Baldassar est celui de la sprezzatura, que des générations de linguistes ont peiné à définir et que Pons traduit ici par désinvolture. On traduirait volontiers autrement, comme d’une diligence désinvolte, zèle auprès du Prince structuré par un solide mépris (sentiment aristocratique par excellence) à l’égard de tout ce qui ne relève pas de son périmètre, avec le dédain pour corollaire et la dissimulation pour engagement. Une attitude au sein de laquelle le style prime sur le contenu, et où il s’agit de composer sa vie dans l’extériorité de manières ni trop voyantes ni trop effacées, au seuil desquelles, affirme Castiglione, la civilisation pouvait enfin advenir… --joël jégouzo--.
Le Livre du Courtisan, de Baldassar Castiglione, éditions Ivrea, traduit de l’italien d’après la version de Gabriel Chappuis (1580) et présenté par Alain Pons, Paris, mai 2009, 408p., isbn : 978-2-85184-174-2, 30 euros.
EXISTER - le nom des êtres fictifs.
Peddy Bottom est un nom, non ? Mais que l’on sache, un être n’est pas son nom : il est quelque chose de plus ! Or, ce supplément d’être, Peddy le méconnaît. Il s’en va donc consulter le vieux Dromadaire de l’Université pour en apprendre davantage à ce sujet : Ah Aha Ahem – c’est le nom de notre savant. Un nom à coucher dehors, on veut bien l'admettre, mais dont ce dernier n’est pas peu fier, d'autant que ce nom peut se prononcer de trente façons différentes…
Cet homme de sciences, qui est le-monde-entier-moins-le-monde-entier-sans-lui, sait tout.
Du moins : tout-moins-une-chose, qu’il ne sait pas et qui est justement ce pour quoi Peddy le consulte… C’est bête… Néanmoins, le dromadaire assure Peddy qu’il est bien Peddy. Cela saute quasiment aux yeux. Mais voilà qui n’est guère convaincant. N’être qu’un nom, en outre, quand ce nom n’est pas connu… Devant la moue dépitée de Peddy, notre savant propose de ramener l’équation à : Peddy est ce qu’il fait. Le problème, c’est que Peddy n’a jamais rien fait. Enfin, pas grand chose. Et puis rétorque Peddy : que faut-il entendre par là ? Que faudrait-il avoir fait, par exemple ?
Guère avancé, Peddy reprend la route qui le mène… au deuxième chapitre. Là, les choses se compliquent. Un carabinier a tracé une frontière entre le lieu où se trouve Peddy et le pas suivant qu’il veut faire. Ce qui existe, et ce qui n'existe pas. Peddy doit s’acquitter d’une taxe pour franchir cette frontière, taxe dont il ne peut s’acquitter : un chapeau. Il n’en a pas sur lui. Peddy a beau expliquer que le chapeau n’existe finalement pas plus que lui, que leur consistance avoisine le zéro, le carabinier n’en veut rien savoir. Pour lui, les choses sont simples : admettons que Peddy soit un être fictif (et libre à lui de l’être), il doit tout de même exister quelque part pour revêtir cette propriété d’être fictif ! En conséquence, il doit s’acquitter de l’impôt. Pauvre Peddy Bottom ! Le voici bien ennuyé d’avoir si peu de consistance. Sophistes à l’envi, les démonstrations de Themerson sont magistrales ! -- joël jégouzo --.
Les aventures de Peddy Bottom, Stefan Themerson , traduit de l’anglais par Jean-Marc Mandosio, éd. Allia, août 2000, 102p, ISBN-13: 978-2844850409
Qui a tué Richard Wagner ?
Lampédaphore redoute qu’un jour quelqu’un ne trouve logique de l’amputer de sa jambe gauche et de son bras droit…
Certes, l’on peut et l’on doit tout d’abord se demander s’il existe une droite et une gauche idéales autorisant de telles découpes.
Cela dit, quelles qu’en soient les arguties, l’angoisse qui le tenaille est non seulement terrible, mais fondée : Lampédaphore n’échappera à l’amputation de ses membres que pour se retrouver pendu… Pour quelles raisons ? Parce qu’on le soupçonne d’avoir tué Richard Wagner… Pardon ?…
Reprenons. A la suite d’une péripétie déroutante, deux policiers l’ont pris pour un chien traînant dans Hyde Park. Le monde est parfois implacable : Lampédaphore s’est mis stupidement à aboyer au lieu de répondre "oui" à l’une de leur question. Du coup les policiers l’ont traîné au poste et enfermé aussitôt dans l’engrenage d’un devenir canin qu’il ne se soupçonnait pas. Philosophe, Lampédaphore sait qu'il est impossible de jeter une quelconque lumière sur une situation aussi absurde. Et comme si ce n'était pas suffisant, il est de surcroît mêlé à un meurtre : celui du vieil homme avec qui il parlait l’instant d’avant se faire arrêter. Or ce vieillard n’était autre que Richard Wagner… Ou le prétendait. ce que semblent dire des témoins d ela scène, venus après coup. Ou peu s'en faut. A moins que... Bref, toujours est-il qu’il est mort et que nos deux policiers, malgré l’absurdité d’une décision mêlant un chien à un meurtre, n‘en démordent pas. Le monde est compliqué quand ses vérités vous concernent. Mais Lampédaphore apprend à ses dépens que le monde est encore plus compliqué que les vérités qui le concernent…
Sophiste implacable, maîtrisant à la perfection cette partie de la syntaxe que l’on nomme la logique, Stefan Themerson réussit là l’un de ces tours de force dont il a le secret. Lui qui appartenait à l’avant-garde polonaise des années trente et que l’on connaissait comme cinéaste, se découvre écrivain, et avec quel génie ! -- joël jégouzo --.
Ouah ! Ouah ! Ou qui a tué Richard Wagner ?, de Stefan Themerson, traduit de l’anglais par Jean-Marc Mandosio, éd. Allia, août 2000, 64 p.
« LIRE, C’EST VIVRE » , (Pierre Dumayet)
Pour lui, lire ne sert à rien d’autre qu’à lire. Une tautologie, certes, mais dont bien peu conviendront, quand on voudrait que tout de même, le livre serve, ne serait-ce que de rempart contre la barbarie. Or lui, ce qu’il cherche avant tout, c’est à se rappeler le chemin que les livres ont pris en lui. Méditons l’aveu : le chemin du livre en soi, comme un mystère irrésolu, et non notre cheminement parmi les livres. C’est cette vie des livres en lui, non comme d’une influence qui lentement, inexorablement, s'estomperait au fil des âges ou dans l'accueil de celle qui prendrait son relais, qu’il poursuit, sensible à l’irruption soudaine de leur présence.
Quand lit-on ? Dans quel dessein ? Toute une phénoménologie se dessine sous sa plume, une étude possible qu'il laisse soigneusement en friche tant, encore une fois, il ne cherche pas à faire rendre gorge au livre, mais à en accueillir les possibilités.
Il y a du Montaigne dans ce lecteur interrogeant chaque texte comme s’il était son contemporain et ne s’en laissant compter par aucune histoire savante. C’est que pour lui, tout comme pour Montaigne, il s’agit davantage d’allumer des feux que de bourrer les crânes. Ses lectures prennent alors volontiers l’allure d’un braconnage, pour reprendre l’expression de Michel de Certeau. Ou bien elles ont l’incongruité de la réflexion sur le roman de Virginia Woolf, lors de sa fameuse conférence de 1920.
Lecteur-enquêteur, accordant toute son attention aux détails - l’emploi d’un futur pour évoquer le passé, la méfiance de Flaubert pour la journée du mardi-, la liberté de lire qu’il instruit n’est au fond rien d’autre que celle d’écrire. De ne jamais cesser de se tenir dans ce dialogue, dans l'ouverture du texte au texte. – joël jégouzo --.
Autobiographie d’un lecteur de Pierre Dumayet, LGF - Livre de Poche, déc. 2001, ISBN : 9782253152026
LE GOUVERNEMENT DE LA CULTURE...
Au moment où Frédéric Mitterrand prend ses fonctions, voici un ouvrage qu’il serait bon de relire et de discuter, bien qu’écrit il y a plus d’une dizaine d’années… Mais l’auteur fut directeur du Patrimoine de 1993 à 1997. Un bon poste d'observation pour témoigner du gouvernement de la culture.
De fait, ce livre propose une minutieuse analyse du messianisme culturel français tel que Jack Lang en fit la promotion. Méfiant à l'égard de la société civile, l'Etat "sut" faire le bonheur de son peuple contre lui-même, en lui imposant un devoir de culture tout de même problématique.
L'auteur est en outre imbattable sur la description du fonctionnement du Ministère en question. Techniques de maquillage budgétaire, versements en trompe l'œil, gel des crédits et coupes sombres, il n'est pas une ligne comptable qui n'échappe à son regard. L'Etat des lieux, l'esprit de la rue de Valois, tout cela nous est rapporté avec une malignité jubilatoire.
Une critique néanmoins par trop mesurée et sans véritable solution. Qu'il faille par exemple défiscaliser la culture pour en assurer l'essor paraît de bon sens. Qu'il faille en outre le faire avant d'entamer un quelconque retrait de l'Etat, est une évidence – d’autant que ce retrait a déjà commencé. Mais sur la redéfinition des missions de ce dernier, l'auteur se révèle inquiétant. Les termes de son propos ne sont d'ailleurs pas sans rappeler la fâcheuse polémique instruite par Marc Fumaroli contre les avant-gardes…
Il est en particulier douteux de penser que la décentralisation enrichirait les critères de l'appréciation artistique. Même s’il est permis d’entendre que cette décentralisation aurait dû être une chance pour l’essor de la création française et la visibilité de ses différences, au lieu que l’on ait eu, au niveau des centres d’art contemporains par exemple, des dizaines de fois la même collection, avec pour seule modération que les dotations n’étant pas égales, certains proposaient une vision au rabais des mêmes acteurs de l’art…
Et pour ce qui concerne la littérature, il est affligeant de constater que, par exemple toujours, ait pu surgir en Corse contre vents et marées une littérature noire particulièrement inventive, alors qu’aucune structure étatique ne lui venait en aide (bien qu’il s’agisse de leur mission officielle), les Corses ayant dû s’en remettre au travail militant de quelques acteurs éditoriaux particulièrement audacieux, quand dans le même temps les structures culturelles de l’Etat ne faisaient qu’assister une littérature déjà installée dans le paysage culturel français et qui n’avait guère besoin de l’être (voir : www.k-libre.fr dossier à paraître et lectures corses, J.-P. Santini et J.P. Ceccaldi).
Paradoxale remarque, il est vrai, qui peinerait à juger troublante l’opposition que l’auteur construit entre l'art régionaliste et l'art international. Mais… Pour reprendre l’exemple de la littérature policière corse : elle n’est en rien « régionaliste », même si elle se crée en région - et c’est là toute la différence. En conséquence, il est plus dommageable encore de voir surgir sous la plume de notre auteur un émouvant appel au renouveau de la culture française, qui passerait par l'essor des "petits porteurs de culture". « Petits porteurs », soit dit en passant, qu’il éprouve beaucoup de difficulté à décrire… Et puis, qu’entendre dans une pareille expression ? Que les « petits » éditeurs corses seraient porteurs d’une culture touchante mais somme toute peu à même de converser avec le monde dans sa diversité et son ambition ?
La culture d’Etat qui s’est imposée sous Jack Lang ne fut pas toujours novatrice – ni convaincante. Pour autant, doit-on penser que le renouvellement de la culture ne peut passer que par l’émergence d’acteurs non institutionnels ? Blogs et réseaux témoignent avec force de l’émergence d’un renouveau culturel qui se cherche, s’invente, balbutie encore. Il me semble néanmoins que le premier enjeu sera celui de l'essor de structures d’écho capables de restituer la vitalité de ce renouveau dans toute son étendue – au lieu que la presse nationale s’enferme dans un clientélisme douteux.
Aujourd’hui émiettées, morcelées, atomisées, campant sur la déception de médias stipendiés, ces structures en friche sont une chance pour la création, en même temps que son écueil - à tout le moins la traduction d’une vitalité réelle, et d’une attente qui ne cesse de se creuser dans l’espace de la création contemporaine.
Attendons donc les premiers gestes du gouvernement de la culture selon Frédéric Mitterrand. La fonction est politique, en plus d’être culturelle. Restent en mémoire les Lettres d’amour en Somalie du présent Ministre : l'espoir d'une volonté politique qui pourrait ne pas vouloir décevoir. --Joël Jégouzo--
Le gouvernement de la culture, de Maryvonne de Saint Pulgent, sept. 1999, Gallimard, coll. Le Débat, 378 pages, ISBN-13: 978-2070751907, 24 euros.
Les sales besognes de la République…
Barbiche taillée à l’impériale, longues et fines moustaches, redingote noire, chapeau haut-de-forme… Pas même lugubre dans son uniforme de bourreau, quelle pouvait être la personnalité de celui que l’on nommait "Monsieur de Paris", L’Exécuteur en chef des arrêts criminels ?
C’est l’énigme qu’essaie de déchiffrer l’auteur, celle de l’homme en charge de la plus sale besogne de la République : le service de la guillotine. Besogne vécue si honteusement par les magistrats et le personnel de cette République, que la charge qui lui était dévolue s’inscrivit finalement davantage dans l’espace domestique que dans celui du droit républicain. L’Etat abandonna en effet l’office à la famille Deibler, où l'on devint Exécuteur de père en fils, s’employant, de père en fils, à peaufiner la tradition et perfectionner l’acte de tuer et sa machinerie.
Minutie, exactitude. La précision du geste définit par Anatole, le dernier rejeton de la saga, fut telle que la presse le loua unanimement pour son efficacité et l’exhibition qu’il offrait.
Il n’était pas facile, pourtant, d’exécuter sous les feux de cette presse parisienne, toujours prompte à condamner la maladresse ou, au contraire, la précipitation qui risque de gâcher le spectacle.
On apprend donc beaucoup à la lecture de ce livre. Qui agace aussi, à prendre un ton si dérisoirement romanesque. Tout comme irrite le choix de cet angle facile de la vocation contrariée, pour nous rendre Anatole sympathique. Il aurait été plus convaincant de réfléchir au trait le plus surprenant du personnage : cet homme était pourvu d’une sensibilité «avant-gardiste» ! Et ce n’est pas la moindre des surprises que de le découvrir passionné de phonographe et d’automobile ! Un homme de notre temps en somme. Inquiétant. -- joël jégouzo --.
Anatole Deibler l’homme qui trancha 400 têtes, de Gérard A. Jaeger, Kiron Editions du Félin, août 2001, 294p, ISBN-13: 978-2866454081, 9 euros.
L’Etat polichinelle : mémoire d’un hobereau affligeant (le livre de chevet de Witold Gombrowicz ).
Tandis que Cosaques et Suédois mettent le pays à feu et à sang, il guerroie pour son propre compte, invective ses voisins et se fend de quelques proverbes singuliers : «Quand on ferre le cheval, la grenouille tend la patte.» Il tue, fait main basse sur de menus butins, combat tout de même pour la Pologne, sans jamais se lasser de provoquer en duel quiconque croise son chemin, et prodigue ses conseils à sa troupe : «Buvez mes gaillards, et quand vous aurez votre content, feu dans les rues ! Nous passâmes ainsi la nuit à godailler.» Un soudard !
Avec son humour bourru et ses récriminations mesquines, il incarne à la perfection le hobereau polonais situé exactement à mi distance du rustre et de l’aristocrate. Un sarmate !
Le sarmatisme est alors l’idéologie politique de la Pologne du XVIIème siècle, liant l’idée de Patrie à celle de maisonnée. Or cette idéologie est celle du liberum veto, qui donne le droit à n’importe quel délégué de faire échouer laDiète (le Parlement), car seule l’unanimité fait force de Loi dans cette étrange assemblée des nobles polonais de l’époque. Une anarchie institutionnalisée, où l’unanimité nobiliaire se délite dans la tolérance envers l’excès individuel…
Une ligue de hobereaux campagnards se révoltant contre la hauteur d’esprit !
La szlachta (noblesse) polonaise, qui avait à la fois l’arrogance de l’aristocratie et la bassesse de la populace, ne vivait alors que dans la méfiance vis-à-vis du pouvoir central, plus jalouse de sa liberté que de celle de l’état polonais. Or pas moins de10% de la population était noble… A côté des magnats fleurissait ainsi une aristocratie pauvre, de «sillons», laquelle, suivant une plaisanterie répandue à l’époque, lorsque ses chiens se couchaient sur ses terres, voyait leurs queues empiéter sur celles du hobereau voisin…
Faisant grand cas de sa loutre apprivoisée, qui refuse de toucher à la viande le vendredi, Pasek ramène exactement sur le même plan ses affaires privées et celles de l’Etat. Il fait ainsi périodiquement inscrire aux délibérations de la Diète ses soucis domestiques. Médiocre, égoïste, cupide, vaniteux, premier orateur de son canton, ce presque « parfait crétin » avec son érudition de collège, ne s’embarrasse pas de l’Histoire.
Son instinct de rapine le porte du reste, au niveau de son œuvre littéraire, à faire pareillement main basse sur tout ce que la langue autorise. Et dans une totale liberté, il mêle les genres et les littératures. Peu lui importe les lourdeurs, les surcharges ; réflexions, vindictes, interrompent constamment le fil de son récit, qui prend du coup l’allure d’une satire, voire, littéralement, d’une authentique farcissure textuelle. C’est que Pasek joue à écrire. Et sa langue se fait protéenne, change sans cesse de sens et d’opinion, caracole sur des chemins douteux dans l’oubli de ses propres intentions.
Ce n’est pas en vain que ses mémoires furent le livre de chevet de Gombrowicz ! Elles mettent en œuvre tout ce que ce dernier revendiquait. Littérature sowizrzalska (baroque si l’on veut), adaptée des Eulenspiegel allemands importés en Pologne dès le début du XVIème siècle, Gombrowicz la mania comme une arme contre la littérature romantique polonaise, qui entendait subordonner l’écriture à l’énoncé d’une vérité supérieure. Contre Mickiewicz, le Grand Homme des Lettres Polonaises, qui assimilait le métier d’écrivain à un apostolat, Gombrowicz brandit soudain Pasek, la gratuité de sa forme, une écriture du présent consommée hic et nunc dans la jouissance du seul instant d’écrire. Pasek donna naissance à un genre : la Gaweda, sorte de roman autobiographicisant, marqué par la présence insistante du lecteur dans l’ombre de chaque phrase, conçu comme interlocuteur retors que le narrateur doit confondre. Gombrowicz en comprit l’intérêt, pour nous offrir des siècles plus tard, une très joviale leçon de littérature ! – joël jégouzo --.
Mémoires, Jan Chryzostom Pasek, traduit du polonais et commenté par Paul Cazin, Les éditions Noir sur Blanc, mars 2000, 300p, ISBN : 9782882500915
Démonologie, de Rick Moody : le chagrin, la mort, la folie ordinaire...
L’ouvrage s’ouvre donc et se clôt sur une dévastation intérieure qui, telle une onde de choc, parcourt tout le livre. Dans la première nouvelle, l’auteur s’adresse à sa sœur, morte dans un accident de voiture. Elle est partie la veille de son mariage. Un an après sa disparition, ce qui motive cette lettre, c’est la cérémonie de mariage de son ex-fiancé que le narrateur orchestre. Car c’est son job : il bosse dans une agence qui ordonne les mariages. Au cours de cette cérémonie, il finit par verser sur la tête de l’heureux époux les cendres de sa sœur. Que valait son engagement ? Quelle quincaillerie que nos sentiments ! A ses yeux, pas un d’entre nous pour se réveiller et dénoncer cette rhétorique de l’asservissement qui est notre site et notre règle sous les dehors futiles d’une liberté toute mondaine que chacun exhibe avec beaucoup d’ostentation. A-t-il pour autant épuisé toute la douleur qui est en lui ? Non, car il revient sur le même sujet en fin d’ouvrage, avec Démonologie, la nouvelle qui vient clore l’ensemble sans y mettre un terme. Lors d’une réception costumée, le jour d’Halloween, il se souvient de leur enfance commune. Dans la distance que l’écriture provoque, il voudrait bien fictionnaliser tout cela davantage pour en venir à bout. Mais comment vivre ensuite avec ces fictions ? Même à écrire un roman-monde, comme c’est le cas avec l’une des nouvelles du recueil, "la tradition carnavalesque". Car rien ne semble pouvoir épuiser ni la douleur, ni l’hystérique liberté de l’individu contemporain, assit sur ses propres décombres à faire le pitre. Du coup, nous voilà sans cesse emportés du côté des restes et des excédents que l’écriture génère, sans jamais trouver l’apaisement auquel on aimerait croire, ni cette distance littéraire que l’on dit salutaire. Recueil farci d’un catalogue de critiques de livres rares et de mille autres choses hétéroclites, il nous offre une belle leçon d’humanité - si le mot a encore du sens.
Démonologie, de Rick Moody, traduit de l’anglais par Marc Amfreville, Rivages poche / Bibliothèque étrangère, août 2004, 238p, 9 euros, isbn : 978-2743612979
1ère parution de la critique sur :
http://www.noircommepolar.com/f/index.php?categ=5
City of Quartz, Los Angeles, capitale du futur.
Par l’enfant terrible de la sociologie américaine, ancien camionneur devenu professeur de sociologie urbaine à l’Université de la Californie du Sud, intellectuel atypique de la gauche américaine, auteur de nombreux ouvrages dont celui sur les Génocides tropicaux (La Découverte, 2006).
City of Quartz reçut le prix de la meilleure publication scientifique de l’Association Américaine des Sciences Sociales, en 1990 (Best Book Award, American Social Science). Mike Davis passe désormais pour être l’un des classiques de la sociologie urbaine. Ce qui n’est pas le moindre paradoxe d’un ouvrage qui prend à contre-pied autant les thèses socialisantes que néo-libérales.
Inclassable, City of Quartz se signale surtout par sa méthode. Los Angeles, la ville qui défie toutes les écoles de pensées, que les intellectuels américains adorent détester, ne pouvait offrir moins.
Partant de son urbanisme, Mike Davis reconstruit toute la problématique de ses élites, politiques, économiques, intellectuelles, pour la transcender en une vision capable de saisir les tendances lourdes de la société américaine, voire celles de cet extrême occident où s’agite déjà notre futur.
Entre analyse sociologique, approche historique, économique, culturelle et écologique, versant volontiers dans l’écriture autobiographique, l’étude se lit comme un roman. Mike Davis n’a d’ailleurs pas hésité à puiser ses schèmes de pensée dans les romans noirs d’Ellroy, pour comprendre comment fonctionnait l’imaginaire de Los Angeles. Avec son réseau d’autoroutes traversant le cœur urbain et de rocades enchevêtrées à n’en plus finir, L.A. parlait naturellement le langage du mouvement et de la chimère littéraire. C’est cette créativité que Davis nous restitue, n’échappant pas lui-même à l’emprise du mythe. C’est que la success story de L.A. se nourrit autant de la désinvolture des Beach Boys que de l’esthétique du désastre de Blade Runner. Au point que toute critique sociale de L.A. participe du rêve californien. Rêve dont on connaît pourtant les versants antisociaux, comme celui de l’inexorable privatisation de l’espace public.
Mais, cliché européen d’un modèle urbain factice, à ceux qui, depuis Adorno, voulaient voir en elle l’agonie de l’Europe des Lumières, L.A. a répondu par une inventivité débridée et le déploiement sans précédent de l’art cinématographique et de la littérature.
… Ou de la pensée, comme c’est le cas avec cette étude. Superbe synthèse de la tradition de l'école de Chicago et des théories critiques européennes. L’œuvre est aussi inclassable que ne l’était Paris, capitale du XIXe siècle de Walter Benjamin.
Inclassable et féconde : Davis y invente par exemple une approche écologiste novatrice. On lira en particulier avec attention son analyse de la révolution des nimbies ("pas sur ma pelouse !"), cet écologisme anti-croissance, anti-embouteillage, anti-centres commerciaux, motivé par de pures spéculations immobilières et une idéologie des plus réactionnaires, comme on disait naguère chez nous. L’écologie à son stade infantile en quelque sorte, bien avant qu’Europe Ecologie n’en redessine le sens, en dresse l’inventaire politique et ne lui assigne des fins idéologiques plus nobles. -- Joël Jégouzo --
City of Quartz, Los Angeles, capitale du futur, Mike Davis, traduit de l’anglais par Michel Dartevelle et Marc Saint-Upéry, éd. La découverte, 1997, 392p, La Découverte/Poche, mai 2006, 13 euros, ISBN-13: 978-2707149565