Le Congrès de Littérature, César Aira
Le fil de Macuto, au pied de Caracas, au Vénézuéla. Une énigme sans réponse. A quoi pouvait bien servir ce cordage jeté par-dessus les montagnes jusqu’au-dessus de la Caraïbe, énorme et bleue ? A hisser les trésors perdus au fond des mers ? Un fil, un seul, en corde de fibres naturelles. A l’aplomb d’une fosse marine, l’extrémité immergée dans cette fosse. Et tout là-haut, cette triangulation mystérieuse, le fil noué à un obélisque de terre avant de s’engouffrer dans un tunnel de pierre. Des siècles qu’il est là. Comment s’élever à la hauteur de cet événement qu’il a façonné ? Fragile, mais invaincu. Chantant sous l’orage, «aide-mémoire du vent» comme l’évoque le narrateur. Le narrateur… cet insensé de César, savant fou qui a cloné une guêpe chargée d’aller prélever une cellule du grand Carlos Fuentes… Cellule qu’elle ne prélèvera jamais, attirée qu’elle fut par l’émeraude d’une cravate, fourvoyant du coup toute l’expérience portée par César dans l’immense déferlement de larves bleues clonées à l’excès. C’est alors toute la narration qu’embarquent ces larves dans la folie des pouvoirs de l’écrit. La machine narrative, au vraie, est la seule machine qui importe dans ce texte fabuleux –littéralement : la fabula, ces choses à dire sans fin des légendes innombrables dont le flot est le bruissement perpétuel que font les hommes entre eux. Et quoi ? Que pourrait-on contre le roman ? Fuentes avait beau affirmer sa fin, s’interrogeant sur son pouvoir, César Aira en déroule l’ivresse, l’éloquence. Qu’il soit plutôt qu’il fût ! Quelle leçon malicieuse nous offre-t-il là ! Déroulant sans fin un verbe que rien ne peut clore, un plaisir que rien ne peut endiguer, un récit où rien n’est dit qui ne soit, de toute façon, un trésor convoqué pour remonter le langage à la surface des choses. Drôle, fantaisiste, faussement érudit, immodéré, Aira ne recule devant aucun invraisemblance : écrire est à ce prix. Notre voyage n’est-il pas entièrement imaginaire ?
Le Congrès de littérature, César Aira, éd. Christian Bourgois, traduit de l’espagnol (argentine) par Marta Martinez Valls, avril 2016, 108 pages, 14 euros, ean : 9782267029604.
Les rapaces, Marie Vieux-Chauvet
Jour de deuil. Le Peuple convoqué est immobile dans les rues de la Capitale, debout, têtes baissées. Seuls les mendiants osent commenter cette journée qui n’est pas même de libération, tant la succession du tyran est sans mystère. La mascarade du pouvoir s’affiche, grandiloquente dans ce théâtre de guignols confié aux soins des mendiants par l’auteure. Surgit un chat, affamé, terrorisé. Il sera un temps notre fil conducteur, passant d’un propriétaire tortionnaire au studio d’un poète révolutionnaire assassiné par la police de Duvalier, avant de se réfugier dans une famille pauvre où il finira en civet. La famine. C’est tout ce qu’il reste d’un pays, d’une nation naufragée de l’immense misère à laquelle les pays occidentaux l’ont condamnée. Même les rats ont faim et s’attaquent aux enfants. Il ne reste que cela : l’effondrement d’une humanité ramenée à la survie des bêtes. Tandis que les touristes américains débarquent sur l’île. Leur paradis : Haïti. Dont l’auteure ne nous épargne rien. Surtout pas ces grandes chasses loufoques des gendarmes à la poursuite des mangeurs de chats de la classe bourgeoise, ou ces ventes à bas prix du sang de ses compatriotes aux Etats-Unis d’Amérique, voire ce commerce des cadavres aux labos pharmaceutiques amerloques, érigé en cause nationale par le Ministre de l’Intérieur lui-même, avant que la resquille ne se retourne cruellement contre les siens… Une littérature de vampires, dialoguée comme pour mieux en faire ressortir l’absurdité et la brutalité. Un dernier roman paru moins de deux ans après le chef-d’œuvre de Marie Vieux-Chauvet, Amour, Colère et Folie, dont Duvalier avait fait saisir tous les exemplaires, toutes les épreuves, toutes les notes manuscrites, et moins d’un an avant sa mort.
Les rapaces, Marie Vieux-Chauvet, édition Zellige, coll. Ayiti, préface de Michaëlle Jean, novembre 2017, 170 pages, 18,50 euros, ean : 9782914773768.
Underground Railroad, Colson Whitehead
Les enchères à Ouidala, et puis la longue traversée de l’Atlantique. Quand la peste couvait à bord des vaisseaux négriers, on y mettait le feu et l’on regardait brûler les esclaves. En Amérique, on achetait par lots ses «négrillons». Puis on les troquait, les revendait, et quand une ferme faisait faillite, les esclaves se voyaient saisis comme des biens meubles. Il arrivait même qu’on en perde, les vieux surtout, parmi les meubles entassés dans les hangars en attendant leur séquestre. La Géorgie. Domaine Randall. 175 esclaves. Certains achetés pour la reproduction. Ils vivent là sur des générations, dans un coin de la propriété qu’on appelle le Hob : le village des esclaves. Dont Cora, 16 ans. Fille, petite fille d’esclave. Avec Caesar, elle veut fuir comme sa mère a fui malgré les risques : la mort au bout, portée par les chasseurs de fugitifs. Cora et Caesar filent donc. Ils ont entendu parler du chemin de fer clandestin. Une organisation clandestine mise en place à travers le Sud pour en finir avec cette honte de l’esclavage. C’est de toute cette histoire dont témoigne le roman. Une épopée grimaçante à travers la Caroline du Sud, sous l’emprise de la folie marchande, à travers la Caroline du Nord, plus viscéralement raciste encore, où le passe-temps du dimanche, après le culte ou la messe, est de pendre un nègre ou le fouetter à mort sur la place publique. C’est cette histoire immonde des colons blancs qui ont fui l’Europe autoritaire qui nous est contée. Des colons qui étaient partis construire en Amérique un pays libre, plein d’idéaux qu’ils n’accordèrent qu’à eux-mêmes. L’histoire de la terreur blanche, de l’enfer noir, avec partout en filigrane l’écho d’une Déclaration d’Indépendance qui ne fut que la déclamation hypocrite d’une liberté qui n’existait pas. Un roman qui nous fait vivre, littéralement, l’horreur négrière, qui n’est pas sans rappeler étonnamment les récits des camps de concentration de l’Allemagne nazie : la même horreur, la même terreur, la même violence inouïe des hommes contre les hommes. Prix Pulitzer 2016, mérité.
Underground Railroad, Colson Whitehead, Albin Michel, traduit de l’américain par Serge Chauvin, août 2017, 398 pages, 22,90 euros, ean : 9782226393197.
I am not your negro, James Baldwinn & Raoul Peck
Des textes de Baldwinn, rassemblés par Raoul Peck : Baldwinn est mort avant d’en achever la rédaction. Des notes éparses donc, écrites autour des grandes figures de l’émancipation noire américaine, dont Malcom X et Martin Luther King. Une recherche en fait, à laquelle il voulait donner pour nom Remember this House. Une quête autour de ces mouvements qui ont fini tout de même par créer «de nouvelles métaphores» entre les hommes, leur victoire. Une perception juste, forte de ce que peut être l’horizon des luttes, tout comme celui de la domination, dont nombre d’entre nous se dédouanent si aisément : «Sans leur justification civilisatrice, les conquêtes coloniales auraient été idéologiquement impossible». De quoi donner à réfléchir. I am not a negro est aussi un film, celui de Raoul Peck, qui raconte comment il a construit tout cela. Intercalant entre les notes de Baldwinn et ses propres commentaires des textes ahurissants de haine raciale, datés des années 1950… Ou l’image de Dorothy Counts, 15 ans, placardée sur les kiosques des grands boulevards parisiens alors qu’elle se rend à son école sous les crachats d’une foule blanche… Voire les rapports odieux du FBI concernant Baldwinn. Ce dernier réalisant la force de la haine des blancs, focalisés sur leur terreur de l’homme noir construit en figure commode de leur propre effroi devant la vie. Baldwinn n’hésitant pas à révéler qu’au fond, même après la guerre de 39-45, cette Amérique rêvait encore d’une solution finale pour les noirs. Avec derrière ce rêve, l’ombre portée d’une civilisation qui s’est empêtrée dans un mensonge : celui de son prétendu humanisme. Rien d’étonnant alors à ce qu’il puisse voir dans la figure du blanc la métaphore même du pouvoir, qui n’est rien d’autre qu’une «manière de décrire la Chase Manhattan Bank»… Combien résonne son propos aujourd’hui ! Cette interpellation surtout : «Si je ne suis pas un nègre, ici, et que vous l’avez inventé, si vous, les blancs, l’avez inventé, alors vous devez trouver pourquoi. Et l’avenir du pays dépend de cela, de si oui ou non le pays est capable de se poser cette question»… Songeons alors à celle que nous devrions encore nous poser, nous français, concernant les musulmans, les rroms…
I am not your negro, James Baldwinn & Raoul Peck, éd. Robert Laffont, Velvet film, traduit de l’américain par Pierre Furlon, septembre 2017, 140 pages, 17 euros, ean : 9782221215043.
Bêtes des tranchées, Eric Baratay
11 millions de chevaux, 100 000 chiens, 200 000 pigeons. Enrôlés pour toutes sortes de missions, y compris « suicides », chiens et chevaux terrifiés, le dos serti de dynamite, courant jusqu’aux tranchées ennemies pour y exploser dans la terreur de tous. Mais aussi ces centaines de milliers d’animaux abandonnés, partout, des chats aux vaches, des essaims d’abeilles aux troupeaux sacrifiés, ou ces millions de rats attirés par l’aubaine des chairs déchirées dans les tranchées. Compagnons de déroute, c’est leur point de vue que l’auteur a tenté d’expliciter, plutôt que d’avoir à reconstruire leur histoire héroïque. Pas simplement ces chiens glorieux donc, mais aussi ces mulets servants d’artillerie, ces chevaux des grandes charges, ces vaches de la popote du génie, ces attelages bigarrés de mules, de chevaux et de bœufs. Car la mobilisation de masse a aussi emportée toutes les bêtes disponibles. Veaux, vaches, cochons… La première guerre mondiale aura été la plus grande ferme de France. Ou celle des levées canines innombrables, offrant le triste spectacle de chiens inaptes au combat que l’on abattait alors par centaines, ne sachant plus qu’en faire. Mais histoire savante également, complexe, défrichant un énorme champ de sources, car, vers quelles sources se tourner lorsque l’on veut comprendre comment ces animaux ont vécu la guerre ? Et donc sources vétérinaires tout d’abord. Elles abondent sur le stress des bêtes, sacrifiées volontiers dans cette violence inouïe. Que l’on songe une minute à la panique de ces animaux séparés brutalement de leur environnement, raflés dans toute la France, arrachés à leur ferme, leur écurie, leur maître, par une société qui n’en finit pas de nous surprendre de faire une telle place à la violence. Sources vétérinaires donc, mais tant d’autres aussi, de ces témoignages, de ces lettres, de ces romans qui abondent en représentations dont l’auteur scrute les codes. Comment atteindre le vécu animal ? C’est alors tout le parcours de ces témoignages qu’il analyse de près pour en relever les caractéristiques culturelles. Avec pour point d’appui cognitif l’éthologie, la zoologie, la physiologie, tout un festival de connaissances pour nous aider à sortir de la distinction humain/animal, qui ne sait rien dire de ce que les animaux sont, parce qu’elle ne fait que rapporter à la mesure humaine leur différence. Parce que dans ce clivage, l’animal n’existe pas. Parce que dans ce clivage il n’est qu’une catégorie frauduleuse, puérile au mieux, où l’investigation a été remplacée par un discours de domination à peine capable de définir ses capacités à l’aulne des nôtres, son intelligence à l’aulne de la nôtre, ce qui, commodément, clôt la recherche avant même que d’avoir tenté de l’ouvrir. Quelle étude ! Bien au-delà de son objet, qui révèle l’incroyable insuffisance de nos modèles de pensée !
Bêtes des tranchées, Eric Baratay, Cnrs éditions, collection Biblio ? septembre 2017, 350 pages, 10 euros, ean : 9782271116413.