Hors de moi, Claire Marin
C’est l’histoire du corps d’une femme. Manipulé, fouillé, opéré. L’histoire d’un corps malade, entre les mains de la médecine. Ouvert et refermé. Une chose plutôt qu’un corps. Vulnérable. Le corps du renoncement, où la maladie s’est installée. Toujours là. A dicter ses conditions. Un corps lancé à l’assaut de lui-même. Qui se détruit de l’intérieur et que la médecine ne sait pas soigner. Elle, ne sait que faire de ce corps. D’Elle. Même. Elle vit dans l’attente d’un virus opportuniste qui viendra clore son long calvaire. En attendant, elle dénombre les territoires perdus. L’un après l’autre, jour après jour. Elle tient ce compte : par érosion, une autre vie surgit. Et entre deux pertes, il ne lui reste que ces courts moments de rémission au cours desquels la douleur est suspendue. Peut-on s’installer dans le sursis ? Le texte est fort. Mais ne va pas de soi. De ce soi qui s’effrite. Entre colère et acceptation, entre révolte et résignation. «La colère est la maladie», affirme l’auteure. Une phrase que l’on ne comprend pas tout d’abord. On imagine, un peu, ce que cela pourrait vouloir dire, que d’être amputé de son identité. On imagine, un peu, ce que signifierait l’enfermement dans la souffrance physique. Ce que signifie devenir étranger à soi-même, dans son propre corps. Mais comment la colère pourrait-elle être l’expression de la maladie qui vous étreint ? L’auteure évoque ces déformations qui la font autre. Cette difformité qui peu à peu la déconstruit. Qu’en dire, dans cet ordre épuisé du langage ? Puis elle se tait. C’est peut-être là, sur ce seuil de parole, qu’il est possible d’être avec elle. Loin d’elle. Quand passé le moment de l’aveu, on se rend compte qu’il n’y a rien à partager. La maladie coupe. Isole. Sépare. «Le malade est idiot», de cette idiotie du réel qui l’emporte loin de lui, des autres, du monde. Le malade est enfermé dans l’idiotie du réel, loin des fictions nécessaires où la vie s’accomplit. La fiction de la vie, contre l’idiotie de la mort. Seule la mort est réelle. Mais idiote. Et la maladie, qui nous arrache à la vie, c’est-à-dire à la fiction. Que raconte donc l’auteure dans ces conditions ? A témoigner de ce seuil au-delà duquel il n’y a plus rien à conter ? «J’ai vingt-cinq ans, je suis malade, je ne vais pas guérir». Il ne lui reste qu’à occuper le peu de place que la maladie n’a pas encore colonisée. Qu’à vivre ce désir, à l’œuvre encore dans le récit qu’elle compose. Car seul le désir est plus puissant que la mort. Car le désir est fiction. Qu’aucun réel ne peut recouvrir.
Hors de moi, Claire Marin, Allia, février 2019, 126 pages, 6.50 euros, ean : 9791030408669.
(Obama) Huit ans au pouvoir, une tragédie américaine (Trump), de Ta-Nehisi Coates
Le titre fait allusion aux huit années qui, en 1890, aux Etats-Unis, ont vu fleurir la période de « Reconstruction », suivie de celle de la « Rédemption », à savoir : l’installation de la tyrannie en Caroline du Sud. Soit une première époque qui s’étend de 1863 (abolition de l’esclavage par Lincoln), à 1877, qui vit les « noirs » participer à la vie politique, avant que les états du Sud n’acceptent de rallier ceux du nord qu’à la condition d’inscrire dans la Constitution les lois ségrégationnistes de Jim Crow. Deux périodes donc au cours desquelles on vit d’abord, vers la fin de la Guerre de sécession, l’état-major envisager d’enrôler massivement des «noirs», qui se révélaient de très bons soldats. Pour ceux du Sud, c’était miner leur idéologie raciste. Ils redoutèrent également comme la peste l’entrée des «noirs» dans l’Administration publique, et vécurent dans l’angoisse et la haine ces huit années au cours desquelles ces mêmes «noirs» se révélèrent de bons gestionnaires… Un bon gouvernement «noir» ? Ils ne purent jamais l’admettre… L’auteur fait le parallèle avec l’Administration Obama, qui resta 8 années au pouvoir. Obama était un Conservateur bien entendu, et non ce progressiste que la gôche bobo française a bien voulu voir en lui. Un politicien qui, d’après l’auteur, facilita l’intégration des «noirs» au mythe américain, du moins leur adhésion. Or, c’est ce que redoutaient le plus les «blancs» : cette respectabilité «noire» qui remettait en cause l’idéologie blanche sur le caractère servile des «noirs»… Aux yeux de l’auteur, l’élection de Trump a relevé du même mouvement de «Reconstruction-Rédemption», révélant in fine l’incapacité «blanche» a renoncé à son mythe de supériorité. Ce que Obama, même conservateur, menaçait, c’était le suprématisme blanc, constitutif du récit blanc américain. Obama inspira tout bonnement la peur et c’est cette peur «blanche» qui porta au pouvoir Trump. C’est «le bon gouvernement noir» qui eut pour résultat d’exacerber le suprématisme blanc. Tout le recueil d’essais est articulé par cette thèse. En fait une série d’articles publiés tout au long du mandat Obama, pour le mettre en garde. Et qui nous intéressent en ce qu’ils décrivent un racisme des élites plus redoutable que la haine primaire des catégories populaires : les élites ont massivement plébiscité la thèse selon laquelle les «noirs» n’avaient pas joué un rôle politiquement significatif dans l’histoire américaine. Ainsi l’ère post-raciale n’a pas eu lieu avec Obama. Au contraire même : les huit années d’Obama ont renforcé le mauvais traitement subi par les «noirs» aux Etats-Unis depuis plus de trois siècles : en 2010, le tiers des hommes «noirs» était passé par la case prison… La famille «noire» vit plus que jamais à l’ère de l’incarcération de masse. Sans doute parce qu’Obama s’est rallié à l’idée de l’innocence «blanche», pour assurer sa survie politique. Idéologue de la suprématie blanche, toute l’existence politique de Trump n’aura tenu qu’au fait qu’il y avait eu avant lui un président «noir»… Un président «noir» porté en outre par un furieux mépris de classe, provocant à loisir le "tribalisme blanc" dans sa rébellion contre la prétendue supériorité morale des élites. Mais, nous rappelle l’auteur, c’est un pouvoir suicidaire que celui de Trump, qui «amène l’humanité au bord de la destruction».
Huit ans au Pouvoir, une tragédie américaine, Ta-Nehisi Coates, traduit de l’américain par Diana Hochraich, édition Présence Africaine, septembre 2018, 304 pages, 24.90 euros, ean : 9782321013617.
Le Capital, Karl Marx, Studio Variety Artworks
Le récit se situe au XIXème siècle, alors que s’invente le capitalisme sauvage. Notre fil conducteur est un jeune homme qui vend des fromages sur le marché. Les meilleurs. Abordé par un investisseur, il décide d’augmenter sa production. Ses motivations ? Gagner de l’argent. Beaucoup. L’investisseur lui offre la possibilité de créer une usine de fromage. Il s’y engouffre. De contrainte en contrainte, de la division des tâches à la sous-qualification du travail manuel, la réflexion se construit autour des thèses de Marx. Rien n’y manque, pas même la prise de conscience des ouvriers du XIXème, qui vont lutter pied à pied contre l’idée capitaliste de faire du travail une marchandise. Les êtres humains ne sont pas des marchandises. On semble vouloir nous le faire définitivement oublier aujourd’hui, gommant d’un discours néolibéral rageur les débats et les luttes passionnantes du XIXème, qui nous ont permis de gagner une autre vision du monde. La valeur, c’est l’humain et sa force de travail, non le capital qui n’est qu’un acteur parasite du développement humain. La seconde partie du manga met en scène Engels, qui sera notre guide tout au long du récit, pour nous aider à comprendre comment fonctionne le capitalisme et quelles sont ses impasses. La société capitaliste n’est qu’une gigantesque accumulation de marchandises. Elle croule sous les objets à vendre, sous l’inutile, le superflu, le nouveau qu’il faut sans cesse produire moins pour vivre mieux que pour nourrir la logique circulaire de ce système qui ne tient qu’à son mouvement, artificiel et fragile. Prenez l’obsolescence programmée : elle n’est rien d’autre que l’aveu du mur dans lequel fonce la production capitaliste. Si tout repose sur la circulation des objets, alors il faut bien faire en sorte que l’énorme gaspillage des ressources naturelles soit la norme et la philosophie de notre système économique. Dans l’ouvrage, la valeur des marchandises est expliquée très simplement, valeur d’usage, d’échange, taux de rotation du Capital, poids des bourses et leur raison d’être, tout y est, posé en termes simples, pour comprendre que le capitalisme ne peut survivre qu’à la condition de tuer et les hommes et leur environnement. L’ouvrage est parfait pour une première approche de l’œuvre si exigeante de Marx, si pertinente.
Le Capital, Karl Marx, Studio Variety Artworks, préface d’Olivier Besancenot, traduction de Florent Gorges, 12/10/2016, édition Soleil, collection Mangas classiques, 384 pages, 13.99 euros, ean : 9782302054165.
Les écœurés, Gérard Delteil
Décevant. Un roman de circonstance. « La mort d’un gilet jaune », arborait fièrement le bandeau de l’éditeur. La mort du roman noir bien plutôt… A surfer pareillement sur la vague de l’actualité... Bref... Un jeune flic tout frais émoulu de l’école de Saint-Cyr au Mont-d’Or est chargé par son commissaire d’infiltrer les gilets jaunes au rond-point du Mouchoir Rouge (sic !), dans la région de Dinan. Le lieutenant Devers, qui ne rêve évidemment que de rallier la Crim’, l’objet réconfortant du polar français, bougonne. Mais les ordres sont les ordres. Il débarque donc au rond-point. Une cabane, barrage filtrant. Les médias ont suffisamment installé le décor pour n’y pas revenir… Bruno, l’animateur du mouvement, en a fait son quartier général et se rêve un destin de leader. Sollicité par les autorités et les médias, il finit très vite par se dessiner un destin médiatique… Devers écoute, discret. C’est bon enfant. Il observe que des hiérarchies s’organisent, sans trop pouvoir conclure à ce sujet. Tout va bien pour l’heure, la sous-préfète n’est pas vraiment inquiète, ni le commissaire. La police locale se montre même bienveillante. Jusqu’au jour où une gilet jaune se fait renverser par une voiture, et meurt. On sent que Delteil a suivi les informations mainstream. L’accident va tout changer. On enquête mollement côté commissariat, tandis que Devers se fait raconter sur le rond-point les magouilles des nantis, dont celles du directeur du supermarché, dont la femme tuée accidentellement était l’employée, au courant de tout… Devers songe bien évidemment que ce pourrait être un meurtre, et va nous faire suivre cette piste. Et notre lieutenant de s’étonner tout de même que l’enquête soit pareillement bâclée du côté de ses pairs… C’est que le commissaire affiche un sacré mépris pour les gilets jaunes. Sur place, des pièces à conviction ont été négligées, voire abandonnées, entre les mains de notre lieutenant à présent, qui file le parfait amour avec une jolie gilet jaune… Des gilets jaunes sans grand discours. L’intelligence est du côté de la police, du lieutenant, notre focale, et d’un vieil enquêteur de la DGSI qui fiche tout le monde sans illusion. Des gilets jaunes, Delteil nous montre le racisme, la beaufferie, quelques souffrances bien sûr, quelques émotions, il faut bien, mais pas grand-chose au final. La ville compte une librairie facho, des gilets minoritaires plus bruns que jaunes, un ancien militaire ridicule reconverti à l’ordre du terrain contestataire, un leader vendu au prestige dérisoire de sa charge, et ça finit par un vandalisme de cagoulés, tout de même appointés par un bourgeois de la ville jaloux d’un commerce concurrent... La foule reste une grosse bête idiote qui ne sait trop que faire, sinon un jour bloquer le port avec l’aide des «infiltrés» de Dinan, on voit que Delteil partage la théorie du complot des black-blocs. Bref, on a tous les stéréotypes de la presse mainstream, y compris dans la pseudo radicalisation du mouvement bloquant le port, quelques heurts tranquilles avec les CRS, une occupation de lycée caricaturale pour donner une touche supplémentaire d’actualité au roman et des ados plus boutonneux que jamais qui n’ont rien à dire, sans compter les fameux habitués des manifs violentes... Une sociologie pitoyable, avec internet qui est le Mal et la bêtise incarnés… Les gardes mobiles sont plutôt gentils, les flics compréhensifs, sauf un, méchant méchant, qui contraindra notre jeune lieutenant à se jeter dans la mêlée pour sauver sa dulcinée, violemment gazée par ce crétin. Mais la donzelle en question apprendra la trahison de son cher, lequel, au moins par la pensée, se sent plus proche du mouvement que des siens, auxquels il lui est difficile de renoncer, parce qu’un jour la Crim’ pourrait bien lui tendre les bras. La Crim’ qui lave plus blanc que blanc dans le polar français... Heureusement qu’on les a, sans quoi tout le monde détesterait la police…
Les écœurés, Gérard Delteil, éditions du Seuil, coll. roman noir,mai 2019, 18 euros, 236 pages, ean : 978021431230.
La Commune des ronds-points : le rond-point de Lure-Roye (70)
Pourquoi les hommes se rassemblent-ils ? Qui se demande ce qu’est la politique doit éteindre sa télé, couper sa radio, refermer son journal. Les hommes se rassemblent parce qu’ils ont soif de justice et de liberté. «La politique n’est nulle part plus elle-même que dans les moments révolutionnaires», écrivait Hannah Arendt. En dehors de ces moments, elle est politicienne. Néolibérale : la déshumanisation est sa visée, pas la justice. Fondamentalement, la politique est liée à l’action, c’est-à-dire à la capacité de pouvoir commencer quelque chose de neuf. Et cette action échappe à celui qui agit, car projetée dans le monde, elle est toujours un agir-ensemble. Elle est événement, sa propre œuvre qui révèle chaque agent qui agit et lui révèle un monde qu’il ne soupçonnait pas. C’est la raison pour laquelle l’état redoute les ronds-points et s’acharne à les démolir : c’est le goût de la justice et de la vérité qui guide cette action. Agir, ce n’est ni gouverner, ni dominer, ni commander. Il n’y a rien de managérial dans les ronds-points : leur vertu, leur force, c’est encore une fois la révélation de ceux qui y participent. Et c’est à cette seule condition que l’on est pleinement citoyen. Dans cette capacité d’agir dont la liberté est le ressort. Être libre, c’est exister. Et c’est de cette existence dont témoignent les Gilets Jaunes.
Entretien avec Sandrine Ferry, du rond-point de Lure-Roye (70)
Quand et pourquoi vous êtes-vous décidée à rejoindre le rond-point de Lure-Roye ? (Comment et pourquoi, je veux dire... Est-ce que ce pourquoi s'est enraciné dans le plus intime de votre trajectoire personnelle ?)
J'ai rejoint le rond-point de Lure-Roye (70) le 17 novembre 2018. Par curiosité, par rapport à ce mouvement qui était né sur les réseaux sociaux. En arrivant sur le rond-point, des gens, environ 500, bloquaient la 2X2 voies... La ville était vide.... Il y avait un sentiment de liberté... J'ai parlé avec les gens et la colère est sortie, par rapport aux taxes et surtout par rapport au pouvoir d'achat.... Il y avait beaucoup de colère. Chez nous, c'était des choses dont on ne parlait pas (pour tout dire, on les cachait même) et là, la parole se libérait... Et je me suis rendue compte de ma propre colère.
Fille de cheminot, cgtiste, communiste, j'ai toujours entendu mon père nous dire qu'il faudrait nous battre pour les acquis sociaux. Mes parents avaient juste le certificat d'études, j'avais bac plus deux. Sans penser que je pourrais être dans l'élite, je pensais vivre bien. A l'abri du besoin, contrairement à mon enfance. Pouvoir offrir des vacances à mes enfants, ne pas devoir compter pour manger. Et puis, petit à petit, c'est arrivé, de devoir compter, de diminuer les vacances, d’abord une année sur deux, mais depuis quelques années nous ne partons plus. Les découverts à la banque certains mois. Le sentiment de payer pour ne rien avoir en retour. Aucune aide alors que nous ne roulons pas sur l'or. Tout cela est ressorti sur le rond-point. Plus une énorme colère contre Macron. Contre sa personne tout d'abord. Son mépris, son arrogance. Ses phrases assassines contre nous. A chaque fois qu'il allait à l'étranger, je me disais "mais qu'est-ce qu'il va encore dire sur nous"... Et puis sa politique... Supprimer l' ISF, l'augmentation forte de la CSG, ses lois travail qui nous donnaient de moins en moins de droits, le fait qu'un patron avait de plus en plus les mains libres pour licencier ou imposer ses vues dans l'entreprise. Aller sur un rond-point a été douloureux. J'ai beaucoup pleuré les premiers temps. Pour la première fois, je me rendais compte qu'un gouvernement élu par le peuple n'était pas bienveillant à son égard, que l'état pouvait nous imposer des choses néfastes. Je crois aussi que j'ai eu ce sentiment parce qu'après l'élection de Macron, le parti que je m'étais choisi, le PS, avait explosé. J'ai eu le sentiment, je ne sais pas si c'est vrai, que c'était une tactique de Macron pour réussir à avoir des députés. Sans le PS pour me soutenir, j'ai eu un vrai sentiment de peur, comme si plus personne n'était là pour me soutenir.
L'une des premières choses que j'ai faite a été d'aller voir mon père pour lui demander pardon de ne jamais avoir suivi ses conseils. De n'avoir pas continué la lutte, de m'être endormie. Mais je m'étais endormie par confort, je pensais que c'était plus rassurant de ne pas voir, en fait je voyais mais j'étais dans le déni. Je m'indignais en silence. Après l'élection de Macron, il n'y avait plus de doute possible. Il allait falloir se battre. Je me suis réveillée le 17 novembre.
J'avais été très marquée par les attentats. Je crois que tout cela peut aussi expliquer. Je crois que les attentats avaient laissé une partie des Français avec un sentiment de vide. On s'était beaucoup replié sur nous-mêmes. On avait cru aux manifs anti-charlie et rien n'en était sorti de bon non plus, au niveau d'un meilleur vivre ensemble. Je crois vraiment que l'on était psychologiquement atteint. Ce qui explique la liesse envers Macron (à laquelle je n'ai pas du tout adhéré), la promesse d'un nouveau monde. Je l'ai beaucoup écouté en meeting. Ce qu'il disait me semblait si creux, si plat, si vide que je n'y ai pas cru une minute.
Qui sont les acteurs de ce rond-point ? Comment êtes-vous perçus ?
Sur notre rond-point les premières semaines ont été intenses. Beaucoup de monde. Facilement mille personnes. Peu ou pratiquement pas de population vivant d'aides (peu de chômeurs, ou de gens aux rsa), la plupart étaient des gens qui travaillaient, ouvriers ou employés, des petits chefs d'entreprise aussi, beaucoup de retraités malmenés par Macron. Pratiquement pas de gens issus de l'immigration non plus. Pratiquement pas de jeunes.
Même dans une petite ville comme ici (8000 habitants environ) la fracture a été visible entre les gilets jaunes et les non gilets jaunes. Mon patron trouvait incroyable que j'en sois une, nous avons eu de grandes discussions là-dessus. Beaucoup de mes amis, bien plus dans le besoin que moi, nous regardent de façon méprisante. D'autres sont très fatalistes. Rien ne ressortira de tout cela. Cela ne sert à rien. Pire, certains avaient très peur que cela tourne à la guerre civile.
Que devient aujourd'hui cet événement qui a d'une certaine manière rompu le fil de vos jours ?
Le rond-point n'a pas cessé d'exister chez nous. Il y a toujours eu du monde. Aujourd'hui, nous sommes encore une bonne cinquantaine en moyenne. Plus de 100 quand il fait beau, une bonne trentaine qui brave tous les temps. Pratiquement, toujours les mêmes maintenant.
Pour tous, cet événement nous a ouvert les yeux. Sur la société dans laquelle nous vivons. Sur la politique. Sur le rôle de la presse. Sur l'oligarchie et sur les lobbys qui gouvernent autant que les politiques. Sur la "démocratie". Sur le rôle de la police. Nous avons énormément appris. Tous, quels qu'ils soient, sont allés à la pêche aux infos... Ils se réapproprient une place dans la société. Ils ont perdu leurs illusions d'un état "bienveillant". Mais ils sont décidés à ne plus se laisser faire. Ils ont accepté de se battre même si encore aujourd'hui, on ne sait pas comment pour que cela soit efficace. Ceux qui sont encore aujourd'hui sur le rond-point ne rentreront pas je crois. Moi, par exemple, je me dis que rentrer c'est de nouveau perdre. Baisser la tête. Et ça, il n'en est plus question.
Comment vous pensez-vous comme groupe ?
Le groupe a évolué. Au départ, c'était un groupe en colère, qui venait soulager ses colères, là. On ne se connaissait pas mais on restait des heures à discuter au coin d'un feu, de nos douleurs. Nous avions beaucoup d'illusions, dont celle de penser que Macron allait nous aider. Puis l'on a compris qu'aucune aide n'arriverait. On a pensé alors qu'il allait falloir durer, et qu'il allait falloir se structurer. Cela a été très compliqué. Beaucoup sont partis suite à ces échanges. Des réunions ont été organisées. Tout d'abord parce qu'on voulait alerter les pouvoirs publics, rencontrer maires, députés... Avant de comprendre qu'ils faisaient partie de la même caste et qu'il n'y avait rien à en attendre. Des messagers ont été élus. Mais on s'est retrouvé dans un système "comme avant", où les messagers rencontraient d'autres messagers, sans en informer les autres. Les messagers devenaient "des chefs", ce que la plupart ne voulaient pas. Je pensais au début que nous n'étions que des lanceurs d'alerte. Que nous n'avions pas vocation à être un groupe, justement. J'ai donc quitté le groupe (les réunions) pendant un long moment et en n'allant plus que sur le rond-point de façon neutre après avoir entendu un messager dire "il faudra expliquer aux gens pour qui voter". C'était tout ce que je ne voulais pas. Et, puis un jour, on m'a demandé de revenir. Les "messagers" à problème étaient partis, d'autres avaient pris le relais, on s'organisait, des rencontres citoyennes avaient lieu chaque semaine et des rencontres avaient lieu avec d’autres groupes. Deux de nos messagers sont partis à Commercy et à Saint-Nazaire. Je me suis dit que peut-être il fallait se réunir, réfléchir tous ensemble. J'ai été aux réunions. Elles sont généralement beaucoup plus calmes. On y parle beaucoup politique. On a tous ouvert les yeux. On cherche de nouvelles façons de se faire entendre. On organise des réunions dans les villages pour aller à la rencontre des gens. On se mobilise pour les manifestations de la région mais une grande partie d'entre nous sont très attachés au rond-point. Le lâcher serait abandonner. Je ne sais pas si on y va encore pour défendre son pouvoir d'achat. Je crois que beaucoup pensent que rien n'arrivera de ce côté-là. Ceux qui restent sont ceux qui ont le sentiment d'être dans un état qui opprime et qui veulent se battre contre ça. Je n'ai aucune idée de comment cela va se poursuivre. Ce que l'on veut majoritairement aujourd'hui c'est faire chuter Macron. Bien que l'on sache aussi qu'après Macron, le mal ne disparaîtra pas. On ne se voit pas rentrer. Personne n'en a envie. On voudrait que la société se réveille et que cela débouche sur une nouvelle façon de voir l'avenir. Tous ensemble. Personnellement, je ne suis pas pour que les gilets jaunes soient aux européennes mais je me dis qu'à l'échelle locale, il nous faudra être un contre-pouvoir... Mais je ne veux pas qu'il y ait un candidat... Je voudrais une assemblée citoyenne qui décide. A l'heure d'internet, c'est si facile de demander son avis à un grand nombre de personnes...
Jojo le Gilet Jaune, Danièle Sallenave
Les petites gens : le monde d’où elle vient. Dont elle reconnaît n’être plus. Il s’en faut de beaucoup au demeurant. Mais qu’elle tente de défendre. On se dit que c’est bien tout d’abord, qu’on a peut-être besoin qu’un tel livre existe. Bon, certes, elle a bien toujours cette fâcheuse tendance à vouloir faire le tri entre les bons et les mauvais Gilets Jaunes -les casseurs. Alors on excuse en se disant que cela sert une bonne cause. Les bons ? Ceux qui souffrent. La souffrance serait le bon marqueur. Pas la colère ? Danièle Sallenave ne va pas jusque-là, même si elle arrive à comprendre, parfois, leur colère et ses excès. Les Gilets Jaunes ? Il faut relire Dickens, nous écrit-elle. Et d’autres, à foison. Peut-être. Peut-être pas : il suffit de tendre l’oreille et d’écouter les GJ parler en direct d’eux-mêmes. Bon, elle ne leur donne pas la parole, mais s’en fait une idée. On se dit que c’est… peut-être pas aussi intéressant que cela finalement, ce bouquin… Les « invisibles » y restent invisibles. Même si elle affirme les connaître un peu, ces français des ronds-points. Elle en connaît un du reste, dont elle ne parle pas vraiment, mais qu’elle salue à chaque fois qu’elle y passe. C’est déjà ça se dit-on. Alors voilà, c’est tout simple : les Gilets Jaunes veulent vivre dignement de leur travail, nous dit-elle. Mais cette France périphérique se heurte au mépris des nantis. A un moment, elle touche à quelque chose de profond, de grave, quand elle affirme que leur violence ressemble à celle des colonisés. Mais elle ne pousse pas l’argument. Dommage. Et puis, elle qui se dit de gauche, de cette gauche qui a tant trahi, pas celle de Mélenchon, qu’elle juge trop « radicale », ne parvient pas non plus à pousser très loin la critique de cette trahison. Sinon que cette Gauche caviar a oublié que le Peuple était souverain. La France des « petits blancs », selon son expression, serait ainsi comme le retour du refoulé démocratique. On aimerait beaucoup qu’elle poursuive l’analyse, mais elle n’y va pas. Elle se tient en lisière, à la lisière de sa posture de femme de Lettres, déplorant qu’il n’y ait pas de traces de revendications culturelles dans les discours des Gilets Jaunes. La Culture… On se dit que tiens, en parlant de culture, au fond elle aurait dû s’interroger sur les raisons de cette publication, dans sa forme de samizdat, édité par les éditions Gallimard… Un samizdat ? Pourquoi cette forme de samizdat ? Alors qu’il s’agit d’une collection entre les mains de nos élites… On a envie de lui dire que les samizdat, aujourd’hui, ont pris pour forme ces écrits des réseaux sociaux, que sa classe intellectuelle décrie. Et puis en a envie de lui demander à qui elle s’adresse. Aux intellos sans doute. Non que son texte soit particulièrement cultivé, ou élaboré. Non. On n’en voit l’utilité que dans ce champ. Mais alors pourquoi sous cette forme bon marché, destinée à un public moins fortuné ? Et plus engagé dans la lutte ? Et puis… Son essai manque de virulence. De diatribe. C’est très aseptisé comme samizdat, non ? On aurait aimé la voir laisser la parole aux Gilets Jaunes. Dont l’intelligence collective n’est plus à prouver. On aurait aimé un reportage de Sallenave sur un rond-point. Qu’elle s’efface. Ou qu’elle vitupère contre la liquidation de la culture en France, par le haut. Par les siens. On aurait aimé qu’elle entre dans le vif du sujet, qu’elle ne nous dise pas qu’il n’y a pas de revendication culturelle chez les Gilets Jaunes, qu’elle aille voir sur le terrain ce que culture veut dire. Plutôt qu’elle se fasse Pitie et prophétise la fin qu’elle juge probable de ce mouvement : n’avez-vous donc pas compris, Danièle Sallenave, que si les Gilets Jaunes « perdent », c’est la France entière et toute sa culture qui seront fossoyées ?
Jojo le Gilet Jaune, Danièle Sallenave, Gallimard, collection Tracts, n°5, 8 pages, agrafé, avril 2019, 3.90 euros, ean : 9782072859823.
Désordre, Leslie Kaplan (« ça suffit la connerie »)
Imaginons : le mouvement des Gilets Jaunes a été écrasé dans le sang et la terreur. Ne reste que le désespoir. Et le nihilisme : partout en France, on tue. Des crimes inexplicables aux yeux des politiques et des médias. Individuels. Pas reliés entre eux. On tue. Des patrons, ceux qui ont traversé la rue. Ceux qui ont réussi à se payer un beau costard. La police est de nouveau sur les dents. Les médias, sur la brèche. On tue, partout, tous les jours. Une vague immense de meurtres gratuits semble-t-il, déferle sur la France. Partout. Dans les villes, petites ou grandes, dans les campagnes. On tue des notables et rien n’arrête ce mouvement. Les médias, en bons auxiliaires de la police, relaient les discours alarmants du ministère de l’Intérieur. Car la France d’en bas semble s’en réjouir. Des crimes d’un autre siècle. Du XIXème affirment les commentateurs patentés, du siècle des famines, de la misère, de l’anarchie. La presse s’indigne. Des crimes «immotivés», impersonnels. On tue les riches. «Pourquoi tant de haine ?» On jette du coup en prison tout ce qui bouge. Tout ce qui se plaint. Des crimes sans autre lien que celui-ci : on tue les nantis. Pas même de revendications s’exaspèrent les médias. Pas d’expression collective, tonne le gouvernement. On tue les Inspecteurs de l’Education Nationale, les intellos, les chiens de garde. Jusqu’aux curés qui se mettent à tuer les cardinaux. La hiérarchie. Cela avait commencé en mars. En mai c’était devenu explosif. Et le mouvement se poursuivait. Juillet, août… Alors la police s’est mise à tuer beaucoup. A mutiler beaucoup. A terroriser beaucoup. Tout ce qu’elle faisait déjà avant, mais à très grande échelle cette fois. Pour enrayer le mouvement. Protéger la population d’elle-même. Elle tua et incarcéra. Mais on ne pouvait pas aller bien au-delà : tout le monde ou presque avait goûté déjà des bastonnades, de la prison. On ne pouvait aller bien plus loin que cela, sinon à liquider le peuple. Les éditocrates appuyaient l’idée que ce mouvement n’avait rien de politique. Qu’il était l’œuvre de fous furieux qu’il fallait mettre hors d’état de nuire. Mais la police avait beau s’en donner à cœur joie, rien ne venait à bout du mouvement. Des intellectuels vinrent au secours des médias pour condamner ce nouveau nihilisme. La faute aux réseaux sociaux. Mais depuis des années déjà, ils étaient parfaitement verrouillés. Puis on tua des députés, des ministres. Jusqu’au jour où un simple ancien Gilet Jaune sans doute, affirma au péril de sa vie devant des caméras de télévision que ça suffisait les conneries. Il parlait de celles qui venaient d’en haut. Celles qui avaient précipité le pays dans la misère. Et le désordre. De celles qui étaient du genre à assassiner en masse. Jusqu’au jour où le suicide d’un commissaire eut un énorme retentissement : «Je ne peux plus me regarder en face». Tant de répression. On avait fini par rétablir la guillotine. Les cadences devant les bois de justice étaient infernales. Les CRS s’en plaignaient. Jusqu’au jour où, fort de son impunité, le Président lui-même se mit à tuer de ses propres mains… Mais ça, c’est une autre histoire…
Désordre, Leslie Kaplan, P.O.L., mai 2019, 56 pages, 7 euros, ean : 9782818048313.
Le cycliste de Tchernobyl, de Javier Sebastiàn : Bienvenue dans la fin du monde…
C’est l’histoire d’un mensonge d’état qui montre les crocs. Il faut nous y habituer : les dérives totalitaires des états occidentaux nous y mènent tout droit. C’est l’histoire d’un scientifique lanceur d’alerte, condamné à mort parce qu’il empêche l’économie néolibérale de déglutir le monde. C’est l’histoire de rescapés, d’une guerre l’autre, que ces économies condamnent à la misère. C’est l’histoire de ces samosiol retournés vivre à Tchernobyl. C’est l’histoire de villes fantômes que les médias ont ensevelies sous des tonnes de mensonges et de silence. C’est l’histoire d’une tragédie qui dure encore, d’une tragédie dont on ne dit plus rien, parce que les nôtres sont à venir. C’est l’histoire d’êtres humains qui ne peuvent littéralement plus respirer et dont la langue noircit avant de tomber et dont la peau se met à cloquer et qui crachent une salive jaune en attendant de mourir. C’est l’histoire d’une civilisation, la nôtre, dont les fondements sont criminels. Et qui vacille, emportant tout dans sa chute, et le monde et les hommes. C’est l’histoire de la plus belle avenue du monde, indifférente à la mort qui rôde jusque sous ses pavés. C’est l’histoire de millions de kilomètres carrés abandonnés aux pilleurs qui ne se privent pas de ramener loin de Tchernobyl les fruits irradiés de leurs pillages pour les fourguer dans toute l’Europe marchande. La mort et le mensonge, toujours. Tchernobyl. La terre est morte, les plantes sont mortes, les animaux meurent, les êtres humains meurent. Mais de plus en plus de ruraux retournent vivre dans ce cimetière à ciel ouvert. De toute façon, ils n’ont aucun lieu où aller. Ailleurs, ils survivent à peine : l’économie néolibérale ne veut plus d’eux. Ni l’Europe. Ni la France, suspicieuse à l’égard de tous ceux qui viennent d’ailleurs. C’est l’histoire de la police de Sarkozy, annonciatrice des violences policières sous Macron. C’est l’histoire de millions de morts en devenir. De meutes de chiens s’attaquant aux survivants, déterrant les cadavres pour les dévorer. C’est l’histoire d’un cycliste, savant, samosiol, qui a parcouru en tous sens ces terres radioactives pour y sauver ceux qu’il pouvait sauver et relever des mesures dont le gouvernement ne voulait pas entendre parler. Pour 400 dollars, des touristes peuvent venir sur ces terres photographier l’ampleur du désastre, approcher, de loin, leurs habitants jaunâtres qui y agonisent. C’est l’histoire d’une ville refuge bâtit à la hâte par les autorités à 38 km de la centrale. Ces autorités avaient d’abord affirmé que les rescapés n’y craignaient rien. A force d’y mourir, ces derniers ont fini par comprendre qu’il n’en était rien. Les architectes de cette ville champignon étaient même allés jusqu’à bâtir chaque rue à la physionomie de la mémoire des cultures russes… Un hymne à la Russie éternelle…
C’est l’histoire de Vassia, qui finira par fuir le plus loin qu’il le pourra après avoir pointé ses mesures dont les autorités ne voulaient pas. Et pour cause : de semaine en semaine, ces autorités relevaient le seuil acceptable de radioactivité pour les enfants, passant très vite de 10 becquerels à 110, puis augmentant au gré des décès… Tous les enfants saignaient du nez, se fatiguaient vite, mais les journaux télévisés les montraient heureux et insouciants à l’école en offrant le spectacle de séquences hachées : les enfants pleuraient beaucoup et ne savaient pas pourquoi. Dans les villages, il y avait de grandes bandes rouges au sol pour délimiter les endroits contaminés. Mais il y en avait tellement qu’on ne savait plus où marcher. Quelques jours après «l’incident», un ministre avait juste recommandé aux gens de tenir leurs fenêtres fermées et de boire beaucoup de lait. Puis quelques jours encore plus tard de ne plus boire de lait. Que de l’eau. Beaucoup d’eau. Puis d’éviter l’eau. Nos dirigeants ne savent rien. Jamais, Du tout. Ils mentent et improvisent. Toujours. Partout. Et chaque fois que quelques chose de grave a lieu, leur seul souci est économique, pas humain. Tchernobyl. En 1986. Il y avait en même temps la coupe du monde de football, à Mexico. On encouragea alors les chaînes de télévision à parler beaucoup de foot. Et aux gens de mener une vie normale. Vassia était scientifique. Quand le graphique s’est mis à brûler, on a pensé mobiliser 1 millions de volontaires pour sauver Tchernobyl d’un désastre plus grand : celui d’une explosion nucléaire qui aurait anéanti l’Europe. Cette explosion n’a pas eu lieu. On ne sait pas pourquoi. Très vite, ni robots ni humains n’ont pu approcher de la Centrale. Quand l’écologie est une farce, quand elle n’est qu’un élément de langage électoral, le pire est toujours à craindre. Nos dirigeants sont des incapables qui ne réfléchissent jamais aux conséquences. Ne reste que leur stupidité confuse, leur énorme bêtise à front de taureau, leurs propagandes vulgaires qui nous emportera tous, si l’on ne fait rien. En 1992 il restait 3 000 villages contaminés aux alentours de Tchernobyl. On changea alors les normes des mesures pour «protéger» le peuple et ramener ce nombre à quelques dizaines... Vassia s’appelait Vassili B. Nesterenko. Physicien du nucléaire. A l’époque, on pourchassait, emprisonnait ou tuait les lanceurs d’alerte qui osaient dire la vérité sur l’état réel des centrales en Russie. Aujourd’hui, comme en France, on se contente pour l’heure de les jeter en prison, d’en faire le procès. La Loi sur le secret des affaires leur interdit toute dénonciation. Et la presse s’est mise au service de cette propagande criminelle. A Tchernobyl, les télévisions avaient même trouvé des gens pour affirmer que : «un peu de radioactivité, c’est bon pour l’être humain». Et on porta les normes de l’irradiation à 50 fois ce qu’elles étaient avant «l’incident». Quelques années après, on a fini par découvrir une petite note confidentielle indiquant que les fruits, les légumes, les viandes qui provenaient de la région de Tchernobyl ne devaient pas être commercialisés à Moscou. Ailleurs, oui. Cette civilisation ne peut que mal finir. Bienvenue dans la Fin du monde. Un roman. Que peut le roman ? Ce que Hannah Arendt pointait : «c’est l’imagination et non la raison, qui crée le lien entre les hommes». Sa force est centrale, «une force capable d’imaginer que je ne suis pas moi», capable de me représenter le monde dans une autre perspective. Il y a urgence, aujourd’hui, à relire cet ouvrage et imaginer une autre sortie que celle d’une Apocalypse qui ne sera même pas «joyeuse»…
Le cycliste de Tchernobyl, de Javier Sebastiàn, éditions Anne-Marie Métaillé, septembre 2013, collection Bibliothèque Hispanique, 208 pages, 18 euros, ean : 978-2864249375.
L’ennemi intérieur : les Gilets Jaunes, ou la production d’un discours étatique haineux à l’encontre de millions de citoyens français.
L’état Macron est arrivé à un point de rupture. Des dizaines de français mutilés, des milliers blessés, d’autres milliers déférés devant une justice d’exception… Et le fichage des blessés par ses hôpitaux… Jamais aucun gouvernement occidental ne se sera montré aussi arbitrairement brutal envers sa population. Une brutalité renforcée par la violence inouïe de sa propagande : on se souvient du mensonge d’état concernant la prétendue attaque de la Pitié Salpêtrière, débusqué par les réseaux sociaux mais que la presse de propagande s’est empressée d’oublier alors que la quasi-totalité des médias avaient relayé l’intox sans jamais rien vérifier… Que racontait cette curée, sinon qu’elle désignait les Gilets Jaunes comme ennemi intérieur !
L’ennemi intérieur… rappelez-vous la thèse de Mathieu Rigouste, soutenue en 2008 à Paris 8, publiée depuis aux éditions de la Découverte. L’ennemi intérieur, l’invention d’une cinquième colonne bouturée sur le corps de la société française pour la détruire de l’intérieur… Mathieu Rigouste avait parfaitement démonté les mécanismes de la fabrique politico-militaire de cette figure, et montré combien elle structurait le champ médiatico-intellectuel français. Par la suite, Mathieu Rigouste avait poursuivi sa pensée en s’intéressant aux soubassements intellectuels de cette production de discours haineux, pour découvrir combien ils étaient ancrés dans la fabrique des idées politiques en France. Des discours liés en fait étroitement à ceux dédiés à la «production du contrôle» des citoyens, mais sans parvenir à en dresser une image claire. Les imaginaires de la menace qu’ils débusquaient avaient trop partie liée avec la question du seul encadrement des populations étrangères sur le territoire français. Parce qu’au fond, les populations vécues comme «étrangères» à la nation choisie du point de vue des dirigeants français, comprenaient aussi les ouvriers, les employés, les «petites gens» voire les classes moyennes dont les révoltes régulières agaçaient. Or ce à quoi on assiste aujourd’hui, c’est au surgissement en pleine lumière de ce discours haineux à l’égard du Peuple français, auquel s’applique désormais la catégorie d’ennemi intérieur. Le Peuple est l’ennemi. Il l’a toujours été dans la tradition politique française. Il l’a toujours été dans l’esprit de nos prétendues élites. Il l’a toujours été dans la tête de nos chers intellectuels. Rigouste avait en outre construit la sociologie des réseaux qui légitimaient la nécessité d’un contrôle «musclé» des populations étrangères : essentiellement cette «institution médiatico-sécuritaire» que l’on voit à l’œuvre aujourd’hui, avec ces médias peu scrupuleux et si prompts à manier l’art de la désinformation, sinon du mensonge. Ces médias qui condamnent, méprisent, stigmatisent… La matrice de la 5ème République, Rigouste la voyait dans cette Guerre d’Algérie si longtemps tue. Guerre coloniale, au cours de laquelle le mépris des classes populaires s’est affiché de la plus sordide façon. Et c’est bien au cours de cette guerre en effet, que s’est affirmé le répertoire des techniques militaires du contrôle sécuritaire. Plus près de nous, Rigouste a étudié comment l’Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale s’était chargé d’encourager cette pensée sécuritaire, toujours mâtinée d’une forte suspicion à l’égard des classes populaires, sous couvert de promouvoir un esprit de défense nationale. L’IHEDN a en particulier thématisé l’action psychologique, qui connut un essor sans précédent lors de la Guerre d’Algérie. La même que dans le combat mené par le Ministère de la Propagande Intérieure contre les Gilets Jaunes. Les mêmes méthodes de désinformation, d’intox et d’amalgames. Le plus intéressant, c’était de découvrir à travers l’étude de Rigouste qui se pressait aux conférences de l’IHEDN : hauts fonctionnaires militaires bien sûr, mais aussi dirigeants d’entreprise, patrons de presse et d’instituts de sondage, journalistes, industriels, universitaires, préfets, magistrats… Au fond tous ce corps social aux manettes de la répression des Gilets Jaunes !
Vivre les Gilets Jaunes comme une menace, en répondant à leurs revendications par un répertoire de techniques militaires inventées au cours de la Guerre d’Algérie, comme l’administration de la terreur autorisant la police a réactualiser les techniques de la bataille d’Alger pour nasser, tabasser indistinctement, rafler, gazer… Vivre cette contestation sociale légitime comme illégale en déployant quasiment le vocabulaire hérité de nos guerres coloniales pour l’écraser sous le poids de Lois d’exceptions généralisées, voilà qui ne laisse pas d’inquiéter sur le niveau de décomposition de l’état français. Après le fichage des blessés, après les restrictions du droit de manifester, après les sévices infligées à des milliers de manifestants séquestrés à ciel ouvert sous une pluie d’armes chimiques, on voit s’installer durablement dans le camp intellectuel français cette pensée haineuse, on voit la presse relayer cette haine avec dévotion, les chiens lâchés, la violence policière sans retenue, quelle éthique est donc à l’œuvre, là, sinon celle d’une mort promise de la démocratie française ?
Photo n°1 : Zakaria Abdelkafi / AFP
Photo n° 2 : Nantes, le 2 février 2019, Loïc Venance, AFP.
Rappelons que le LBD est officiellement vendu par la Suisse à la France comme "arme de guerre", en conformité avec les règles du Droit International.
La Faiblesse du Vrai de Myriam Revault d’Allonnes, ou : haro sur les réseaux sociaux…
Au commencement de la post-vérité il y eut donc le Brexit et Trump. C’est historiquement certifié. Certes. Trump… L’épouvantail bien commode, qui exorcise nos pitoyables gouvernements et les dédouanent de tant de vilenies… A l’arrivée, la curée politico-médiatique contre les réseaux sociaux, coupables de tous les maux, responsables de la montée de l’insignifiance dans nos sociétés néolibérales… Les Réseaux sociaux, pas ces médias vendus que notre chère essayiste nous ferait presque passer pour des victimes à force de fermer les yeux sur ce que l’on ne peut pas ne pas qualifier de complicité active dans la promotion du mensonge d’état. Les blogueurs en ligne de mire, pas les éditocrates, qu’elle préserve savamment... Même si, ça et là, elle ne peut contenir quelques phrases (si peu) critiques pour évoquer leur mauvaise presse –disons. A peine évoquant que la plupart des médias français sont entre les mains de quelques milliardaires alliés du pouvoir, taisant au passage le fait que ces mêmes patrons de presse ont racheté la presque totalité des instituts de sondage pour mieux asseoir leur fabrique d’opinion. Au commencement donc, le surgissement de la «post-vérité», non du mensonge d’état. Un phénomène sociétal. Dont elle ne s’étonne pas qu’il soit descendu «d’en haut» pour inonder la sphère publique, la remodeler, la reconfigurer. Non : ce qu’elle étudie, c’est sa massification si l’on peut dire, son déploiement dans et par les «masses populaires», à travers ces nouveaux médias qui ont surgi sous cette même poussée populaire –du moins mis à leur disposition par des sociétés capitalistes qui tout à la fois se méfient de la liberté que prend le peuple avec leurs outils (facebook ou twitter dans leur dimension de contre-propagande d’état), et se réjouissent de leurs usages aliénés. Non, ce qu’elle étudie, ce sont exclusivement les fake news issues de ces médias alternatifs, non ceux émis par la classe politico-médiatique (française) pourtant pas avare en fake news... Ce qu’elle refuse de voir, c’est que par exemple jamais l’énorme mensonge de la prétendue attaque de la Salpêtrière n’aurait pu être démenti sans la pression des réseaux sociaux. Ni qu’une fois leur mensonge avéré, ces mêmes médias se sont empressés de faire comme si de rien n’était… Car son objet est autre. Celui d’une défense, peut-être, moins de la vérité que de ses modes intellectuels de production. Revault d’Allones, comme nombre d’intellectuels français, est devenue une illusionniste qui compose sur un tour de passe-passe : celui de nous faire croire que le mensonge d’état n’existe plus. Qu’il s’agit d’autre chose, dont elle a fait un autre objet d’étude. Loin du mensonge d’état, qui ne serait, lui, en rien préoccupant, en rien attentatoire à la vie démocratique. Car ce qu’elle étudie, elle, serait un régime plus subtil de non-vérité que celui du mensonge d’état, qu’elle habille au demeurant des habits neufs de la «post-vérité», un régime plus souterrain, plus sourd et plus dangereux, qui labourerait en profondeur notre pauvre société exposée aux coups de butoir de ces fameux réseaux sociaux qui introduiraient une vraie rupture civilisationnelle… Un mouvement surgi «d’en bas» donc, populiste, et populaire tiens, pendant qu’on y est. Surgi d’en bas... Non le fait des Macron, des Castaner, à peine des Trump, lui-même saisi au fond comme appartenant à cette classe populaire tant honnie, son côté fruste l’identifiant comme un homme sans culture, sans savoir, mû uniquement par des opinions, des préjugés. Nous vivrions donc un temps de rupture où la post-vérité voudrait imposer son indifférence à la vérité. Et non pas le temps du mensonge d’état perpétué, dans la continuité des manipulations totalitaires…
Quand on regarde de plus près le système des exemples retenus pour fonder sa rhétorique, on trouve dans l’essai de Revault d’Allonnes bien sûr Trump et ses tweets, les réseaux sociaux en pagaille, mais pas Macron. Pas l’état français. Pas les médias français. A peine débusque-t-elle un vieux mensonge d’état choisi dans le lointain passé d’un nuage russe s’arrêtant en 1986 aux frontières de la France. Macron ? Epargné. A peine une phrase pour mettre en doute son faux débat truqué sans en interroger plus avant les raisons. «Faire croire» nous dit Revault d’Allonnes, est devenue la norme. Mais rien sur les couleuvres que l’état français nous a fait avaler depuis des lustres, depuis Sarkozy, depuis Hollande et toute leur presse avec, bien avant qu’elle ne commence à rédiger son essai ! Là-bas donc à ses yeux, loin dans le temps et dans l’espace, en Amérique tenez, ça tombe bien : c’est là où tout a commencé, où tout a été thématisé, la France indemne des mêmes agressions contre la Vérité… Rien donc sur cette presse odieuse qui tait jour après jour la violence faite au Peuple français et qui fait jour après jour la démonstration de ce qu’elle est : une arme de propagande au service de l’état néolibéral. La post-vérité nous dit-elle, pas le mensonge d’état. Et c’est cette post-vérité, collectée, diffusée par les réseaux sociaux qu’il faut condamner, non l’état, pas davantage ces intellectuels qui accompagnent la montée du populisme d’état en France. Vraiment ? Pas les médias qui n’ont de cesse depuis le retour du temps électoral, de promouvoir le rassemblement national pour nous servir le plat réchauffé du «mieux vaut Macron que Marine» ? Pas ce gouvernement qui ne cesse de mentir sur presque tout… Non, Revault d’Allonnes reste aveugle à la production par le haut d’un populisme abjecte. L’analyse est étriquée. Mais nulle part il n’est question de s’interroger plus en profondeur. On se contentera donc de cette surface, mâtinée de quelques poncifs philosophiques coutumiers de la réflexion sur le Vrai. Vous ne verrez nulle part notre philosophe s’essayer à démonter la manière dont les médias français ont remis en selle le Rassemblement National. C’est qu’il faut officiellement combattre l’ennemi intérieur : les réseaux sociaux. N’est-ce pas cet ennemi que l’Education Nationale elle-même s’est fait vœu de pourfendre ? Haro sur les réseaux sociaux… Pas de réflexion politique dans cet ouvrage. Pas de réflexion sociale, pas l’ombre d’un souci de vérité, aucune enquête, rien sur l’usage de contre-propagande de réseaux sociaux animés, justement, par le souci de la vérité. Rien sur cette population immense attachée aux valeurs de vérité. Rien sur cette oligarchie qui produit jour après jour ces atteintes au Vrai… Rien sur cet usage militant des réseaux sociaux qui, un temps encore, nous sauve de griffes totalitaires !
La perspective philosophique de cet essai s’en trouve du coup biaisée. On songe ici à Marx fustigeant les philosophes qui, dans leur interprétation du monde, ont négligé l’exigence d’étudier la structure de la société dans laquelle ils vivaient. Un vide sidéral ici, qui nous entraîne bien loin de l’ombre tutélaire de Hannah Arendt, dont Revault d’Allones semble vouloir se revendiquer, cette même Hannah Arendt tant attachée à scruter l’histoire au présent, à « penser ce qui nous arrive ». Non ici, nous avons juste un raisonnement philosophique posé d’emblée comme seule référence à partir de laquelle penser le présent. Platon versus Aristote. C’est utile, c’est nécessaire, mais ils ne peuvent en rien constituer le point de départ à une réflexion sur les vraies origines du nouveau totalitarisme qui s’affirme jour après jour sous nos yeux. Dans cette accusation piteuse des «nouveaux médias» que nous livre Revault d’Allones, il n’y a pas plus de place au débat public que dans le Grand Débat de Macron. Notre philosophe ne voit rien, ne peut rien voir, enfermée qu’elle est dans ses rationalisations philosophiques. Car ce qui rend la vérité inessentielle dans nos sociétés contemporaines, ce ne sont pas tant les Gilets Jaunes que les Trump, les Macron, et le retour de ce régime totalitaire du discours qu’ils ne cessent de promouvoir, avec la complicité des médias traditionnels. Les mensonges d’état qui nous accablent et polluent jour après jour nos sociétés, touchent, eux, fondamentalement, à la possibilité d’un monde commun. D’un monde qu’à la vérité, ni Macron, ni Castaner ne veulent et c’est la raison pour laquelle leurs médias s’y entendent, sur le brouillage des frontières entre vérité et mensonge. Ceux qui tentent aujourd’hui de rétablir la vérité, ceux qui en ont accepté la charge et le poids dramatique, ce sont au contraire les réseaux sociaux. Face à leur combat pour l’émergence d’une Vérité à laquelle ils tiennent, l’indifférence à la vérité promue par Macron, nous la subissons chaque jour, et chaque jour des milliers de français s’aventurent au-devant d’une police désormais la plus brutale du monde occidental, pour tenter de contrer ce poison distillé par les officines gouvernementales. Des milliers de français mutilés dans leur chair et dont personne ne dit rien dans ces médias qu’on nous prie de défendre !
Ce qu’incarne Revault d’Allonnes, à travers une étude aussi bâclée, c’est cette soumission du savoir au pouvoir, qui est effarante à dire vrai : la vérité des faits, tué par les savants eux-mêmes, à la remorque d’un mouvement que nombre d’entre eux combattent, ne passant jamais le seuil de leurs travaux. La trame mensongère n’aura jamais été aussi forte en France que sous Macron. TOUT LE MONDE le SAIT, chère madame philosophe. Comme tout le monde sait que ce mouvement des Gilets Jaunes est la dernière chance en France pour rétablir un semblant de démocratie. Les Gilets Jaunes et leur usage militant des réseaux sociaux devraient constituer le seul point de départ d’une pensée un tant soit peu honnête. Car ils représentent, encore une fois, l’ultime opposition à la gravitation du système Macron, qui nous embarque droit dans le mur néofasciste –peut-être en fait sa destination originelle. Et les luttes, y compris intellectuelles, doivent s’inscrire dans les réseaux sociaux, parce qu’elles ne disposent d’aucun autre espace de liberté désormais. Il n’y a, dans la défense des médias traditionnels, aucun développement possible de l’esprit critique, mais l’assurance plutôt de devoir sacrifier sa liberté de penser à l’énorme lâcheté intellectuelle qui sature ces espaces. Alors certes, cela demande du courage de descendre dans l’arène pour décrypter la fabrique macronienne d’un monde fictif dans lequel il n’y aurait par exemple pas 80% de la population en souffrance, ni aucune répression policière sanglante… Revault d’Allonnes semble s’y refuser, tout comme elle se refuse à envisager que ni l’autorité judiciaire, ni la presse, ne sont désormais les piliers de notre société. Sans doute parce qu’aveuglée elle aussi par le néolibéralisme, elle se refuse à croire qu’il s’agit d’une idéologie totalitaire. Quant à nous, nous avons imaginé d’autres manières d’habiter les réseaux sociaux. Tout comme sur les ronds-points s’invente d’autres manières d’être au monde. Une imagination révolutionnaire secoue notre vieux monde. Macron s’y est moins trompé que Mytiam Revault d’Allonnes, qui a édicté une Loi anti-fake news non pour les combattre, mais pour en garantir la production et l’impunité étatiques. Nous, nous déployons précisément cet imaginaire auquel songeait Hannah Arendt, contre la destruction du sol de notre monde commun, contre la perte du monde infligée d’en haut par des médias qui ne sont plus que des organes de propagande de la pire espèce.
La Faiblesse du Vrai, Myriam Revault d’Allonnes, éditions du Seuil, collection Essais, La Couleur des idées, octobre 2018, 144 pages, 17 euros, ean : 9782021383041.