Les mémoires reléguées des exclus de l’Histoire de France.
On avait eu le devoir de mémoire, voici ses guerres… Sous la direction de Pascal Blanchard, l’un des historiens les plus pertinents de l’université française contemporaine.
Une réflexion minutieuse dont les conséquences vont bien au delà du simple rendement de l’Histoire savante, ouvrant par exemple directement à l’interpellation politique et à la compréhension du malaise social qui traverse la société française. Une étude savante en prise avec son temps donc, travaillant au corps l’identité nationale. Exploration des mémoires endolories de la Guerre d’Algérie bien sûr, mais aussi celles d’Indochine, la colonisation n’en finissant pas d’apparaître un schème explicatif congruent pour scruter les malaises des banlieues abandonnées, des cités ghettoïsées.
Le temps des guerres mémorielles est donc venu. Vingt-cinq chercheurs se sont mis au travail. Un début. Après qu’on a voulu prévenir, sinon enterrer, ces retours de mémoire intempestifs en évoquant les abus de la mémoire pour les uns, les dangers de la concurrence des mémoires pour les autres, avec en perspective la nécessaire ré-élaboration du récit national, qui peine toujours à se reconstruire sous les coups de buttoir de l’articulation Mémoire / Histoire, articulation qui est devenue le paradigme majeur du débat intellectuel français contemporain. Un couple qui trouve ici sa pleine efficience pour devenir audacieux, enfin, et novateur. Car au centre de cette opposition (l’Université contre la société civile), il y a la reconnaissance, rien moins, des histoires de France ignorées. Et la volonté de prendre acte de l’existence d’une demande mémorielle sociale énorme, qui témoigne des frustrations de larges couches de la population française. Fils, aujourd’hui petits-fils d’immigrés en réalité, interpellant les cadres à l’intérieur desquels on a voulu circonscrire les études jusque là admissibles, qui délimitaient cependant par trop leur périmètre à l’intérieur de l’espace territorial français : la dimension strictement nationale de la mémoire, nous rappellent-ils (quelle chance pour la France, quand on y songe !) est une configuration trop peu opérante.
Voici donc les exclus de l’Histoire de France, avec leurs mémoires reléguées, petits-enfants d’Indochine, des Antilles, Kanaks, troisièmes générations issues de l’immigration maghrébine toujours en demande de la reconnaissance du martyre de leurs pères, qui viennent frapper aux portes de la Mémoire Nationale –mais se voient toujours refuser l’accès à une mémoire partagée…
Pascal Blanchard analyse finement le processus de refoulement qui a été à l’œuvre dans cette histoire. Jusque dans les années 90, les attentes des enfants d’outremer furent marginalisées pour garantir une pseudo paix sociale. Mais vint le temps des revendications militantes. Ils voulurent des stèles, des signes mémoriaux de l’Etat, une poussée revendicative qui permit enfin que ce passé devînt visible au tournant du siècle, tant les douleurs mémorielles étaient vives. N’en déplaise à la Gauche, qui a abandonné ce terrain – on se rappelle la campagne de Ségolène Royal, n’en disant pas un mot : pour elle, la page était tournée. Tandis que la droite républicaine reprenait des mains du front national la parole sur ce passé, de la pire des façons bien entendu : on se rappelle le Discours de Dakar (26 juillet 2007), si injurieux à l’égard du monde africain. Mais même sur terrain miné, l’idée avance qu’il y a là un véritable enjeu pour la société française. Car les conséquences de l’histoire coloniale sont toujours perceptibles, nous rappelle Pascal Blanchard. Il existe même une vraie fracture coloniale qui traverse de part en part notre monde et dont on aurait intérêt à comprendre les mécanismes, de peur de nous voir emporter dans une tourmente légitime.—joël jégouzo--.
Les guerres de mémoires : la France et son histoire, sous la direction de Pascal Blanchard et Isabelle Veyrat-Masson, éditions La Découverte, coll. Poche, n° 321, avril 2010, 335 pages, 12 euros, ISBN 2707160113.
FRANCE NOIR POLAR : CECI EST UNE FICTION.
La France relève désormais de catégories fictionnelles. Il n’est que d’observer la manière dont son gouvernement écrit les Lois…
Comment ne pas reconnaître le caractère imaginaire des objets qui nous sont proposés pour "faire France" ?
(Le dernier en date : un taser pour équiper les policiers municipaux… Réponse à l’attaque à la kalachnikov par des truands patentés… Un taser, non comme réponse efficiente, mais symbolique : l’arme dont l’emploi dans les prisons vient d’être épinglé par des associations humanitaires, comme s’apparentant par trop à l’usage d’un instrument de torture. Un taser, dont la symbolique dit assez qu’il s’agit moins de combattre des truands que d’électrocuter des délinquants de quartiers sensibles, seuls vrais cibles du discours populiste de la République).
Mais observez les "grands" médias emboîter le pas à cette fiction sordide. Mesurez leur degré de compromission à leur mouillage dans une pseudo réalité sociale tronquée. Relevez les indices textuels (pour faire savant) de la fictionnalité de cette actualité. Le moins qu’on puisse dire, c’est que si le roman noir déploie toute une série de stratégies textuelles pour favoriser l'illusion référentielle, la société politico-médiatique en fait autant. Voyez comme elle produit cette fiction, goûtez la merveilleuse manipulation d’une vraie crise dont les conséquences ne portent que sur les plus démunis. Ecoutez Monsieur 20 heures à sa télévision, déversant ses vérités dans une énonciation impeccable, tout en escamotant les indicateurs qui pourraient faire sens. Que dire de ces bouffées énonciatives, sinon qu’elles jouent crapuleusement de l’effet de réel, mais que dans le même temps, c’est typiquement bâtir une fiction qui n’articule qu’un récit vandale.
Que conclure de cette journaille, comme l’appelait Karl Kraus, l’aboyeur autrichien, et du rôle essentiel qu’elle joue dans l’entreprise de démolition généralisée des populations françaises ? Rien, sinon qu’une caste acquise au maintien de l’ordre idéologique précipite la France dans son chaos balourd. Aujourd’hui, la société politico-médiatique est une vaste conspiration contre toute espèce de vie sociale. Il nous faudrait reprendre les leçons de Sartre, ou d’un Kraus, à qui j’emprunte la formule, pour nous en sauver. A Kraus qui ne cessait d’alerter ses compatriotes, dans l’Allemagne des années 1930, sur la maîtrise gagnée par les nazis dans l’art de "faire passer la bêtise, qui a remplacé la raison, pour de la raison…". Kraus qui ne cessait de pointer l’horizon de cette entreprise de crétinisation : nous faire perdre le sens des réalités. Car lorsque le discours public ne sert qu’à proférer avec un tel aplomb des arguments aussi spécieux ou à rendre honorables des idées ignobles, ce qu’il y a au bout, c’est la mort collective.--joël jégouzo--.
Œuvres de Karl Kraus :
Les Derniers Jours de l’humanité — version intégrale, Agone, 2005
Troisième nuit de Walpurgis, préface de Jacques Bouveresse, Agone, 2005
Les Derniers Jours de l’humanité — version scénique, préface de Jacques Bouveresse, postface de Gerald Stieg, Agone, 2000
La Boîte de Pandore, introduction à des textes de Frank Wedekind, Ludd, 1995
La Littérature démolie, essais, préface d’Elias Canetti, Rivages, 1993
Cette grande époque, essais, préface de Walter Benjamin, Rivages, [1993], 2006
Dits et contre-dits, aphorismes, Ivréa, 1993
La Nuit venue, aphorismes, Ivréa, 1986
Pro domo et mundo, aphorismes, Ivréa, 1985
Essais (sélectifs) sur Karl Kraus :
Karl Kraus, Cahiers de L’Herne, 1975 [épuisé],
Schmock ou le Triomphe du journalisme : la grande bataille de Karl Kraus, Jacques Bouveresse, Seuil, 2002
L’Universel reportage et sa magie noire. Karl Kraus, le journal et la philosophie, André Hirt, Kimé, 2002
Les Quarante-Neuf Degrés, Roberto Calasso, Gallimard, 1992
La Parole malheureuse, Jacques Bouveresse, Minuit, 1971
Référence électronique :
"Bibliographie en français ", revue Agone, 35-36 | 2006, [En ligne], mis en ligne le 15 septembre 2008. URL : http://revueagone.revues.org/489. Consulté le 27 mai 2010.
L’HISTOIRE, C’EST DESORMAIS LA DIMENSION DU SENS QUE NOUS NE VOULONS PLUS ETRE… (L’oubli de Sartre)
Car il faudrait commencer là : dans ce qui fonde ce rapport tout à la fois individuel et collectif au sens. Et chercher à comprendre comment ce sens s’inscrit dans le présent de nos vies individuelles, tout comme dans celui de notre histoire commune. S’y inscrit ou s’y absente. Et marteler que depuis vingt-cinq ans, seul le refus du sens est perceptible dans le champ clos de la Nation française (défunte).
A l'heure où celle-ci s’enlise dans la misère de masse, s’y englue et se ment, à l’heure où le silence cauteleux des nantis ressemble à un fameux discrédit jeté sur notre bonne conscience, il n’est pas vain de convoquer le penseur de la Liberté, même paradoxale, d’en rappeler la parole, même excessive, et ses lieux, qui furent autant ceux d’une verve parfois incontrôlée, que ceux du roman noir américain.
Sartre, ses colères, son insatiable besoin de justice sociale. Sartre et ses contradictions, ses égarements, rédigeant avec ses compères de la rue d’Ulm On a raison de se révolter, à une époque où l’on ne songeait déjà plus à se révolter mais à s’installer, chacun, dans sa carrière. Ne pue-t-elle pas la démission cette France de l’après Sartre ? Et comment ! Mais ne nous trompons pas : le vrai roman noir de la société française, c’est cela : son renoncement aux valeurs de justice et d’équité. Alors Sartre l’utopiste, le doux dingue, sans rire, libertaire de gauche quand il ne reste plus de place en France qu’aux libertaires de droite. Ne parlons même pas de littérature engagée : il n’y a plus d’instinct pour cela dans notre beau pays, sinon dans le polar, justement : ailleurs ne surnage que la cague des mots d’ordre, usés jusqu’à la corde.
Alors, oui : à une époque où les libelles n'existent presque plus, nous aimerions, un court instant, être encore les enfants de Sartre et de Hammet. Mais voilà : ces trente dernières années, les intellectuels ont voulu disposer d’un scénario commode : oublier Sartre. Un scénario capable de tenir dans un seul mot (toujours cette passion du slogan), pour donner un visage à nos compromissions et gérer l’après-68 : le retour au libéralisme, après un pudique passage par un social-libéralisme bon teint. Un scénario si peu convaincant aujourd’hui, mais tellement efficace quand il ne s’agit plus d’inventer mais de gérer nos aises. Après tout, ça avait foutrement déconné en 68, on méritait bien les charentaises bobos. Dès les années 60 du reste, on la sentait poindre cette démission. Après nous le déluge, question de génération, tandis que Sartre, lui, avait conservé le vilain défaut de vouloir continuer toujours, de ne jamais gérer correctement ni ses comptes, ni sa notoriété. L’emmerdeur : il voulait donc enraciner sa vie et son oeuvre dans un système de valeurs désuet ? Qu’est-ce que la littérature ? Relisez le bouquin : une belle foirade contre les Prix littéraires, le con !—joël jégouzo--.
On a raison de se révolter. Discussions, de Jean-Paul Sartre, Philippe Gavi, Pierre Victor, Gallimard, coll. Presses d’aujourd’hui, 7 mai 1974, 384 pages – épuisé.
A propos d’une rencontre improvisée entre Catherine, Hélène, Marcuse, Sartre, Gavi, Victor : http://www.sartre.ch/Marcuse%20et%20Sartre.pdf
en allemand, une biographie plutôt intéressante de Sartre : http://www.sartre.ch/Zeitgenossen%20v.13.pdf
L’Histoire, c’est la dimension du sens que nous sommes (Marc Bloch)
L’OUBLI DE SARTRE : LE ROMAN NOIR DE LA FRANCE POST-SARTRIENNE…
Talking with Sartre. Des conversations. Entre Sartre et son filleul John Gerassi, professeur de sciences politiques – filleul sans parrain, Sartre s’obstinant à jouer les non-parrains les plus attentionnés… Une intimité dont John Gerassi profita pour fréquenter la pensée de l’auteur célèbre. Un livre qui sans doute connaîtra une traduction française, et dont on peut souhaiter que sa réception en France s’organisera selon une lecture moins people que celle de la recension offerte négligemment au Nouvel Obs par Bernard Loupias (Quand sartre voyait des homards partout)… Recension qui ne retient guère que la petite histoire d’un Sartre "défoncé" à la mescaline, victime d’hallucinations "au point qu'il lui arrivait parfois de se croire poursuivi sur les Champs-Elysées par des bataillons de homards"… On pouvait espérer mieux que cet article centré sur le rapport d’un écrivain à la drogue, cherchant qui plus est à comprendre l’œuvre dans son rapport à ladite drogue : "des hallucinations qui, à l'évidence, eurent une influence sur l'écriture en 1938 de " La Nausée, roman considéré comme le manifeste de existentialisme, ou sur certaines scènes des Séquestrés d'Altona, sa pièce de 1959."… De qui se moque-t-on ?…
Voilà donc le Nouvels Obs à cours d’estomac si l’on peut dire, relevant Sartre de sa tombe de la pire des façons. Sartre… Voyons… Ce qu’il en reste dessous la terre -moins meuble qu’il n’y paraît-, une vraie chape de plomb posée sur lui : notre mémoire du monde comme il va, comme nous savons qu’il va – mal – et ne cessons de le taire pourtant, de l’enfouir, comme s’il n’y avait plus de causes à défendre ou plutôt, comme si toutes les causes ne devaient plus êtres vraiment défendues. Oui… C’est ça, c’est exactement cela : comme si nous vivions dans un monde d’oubli et de renoncement. Alors Sartre… Vous imaginez ! Et son oubli : un genre qui serait celui de la société française d’aujourd’hui et pas même, car décliné sans y prendre garde, comme une fiction qui tiendrait à la fois du roman noir et du roman de famille, au sens cette fois où Freud pouvait l’entendre… La société française, une fiction ? Allons bon !—joël jégouzo--.
Talking With Sartre: Conversations and Debates, de John Gerassi, Yale University Press, janvier 2010, 336 pages, 16 euros, ISBN-13: 978-0300159011.
lien vers l'article du Nouvel Obs :
Quand Sartre voyait des homards partout
HUIS CLOS DE SARTRE – une création sonore
La première de la pièce eut lieu en mai 1944. Sartre découvrit une interprétation si forte de son texte, qu’elle passa à ses yeux pour la meilleure possible, son aboutissement scénique le plus exact. En 1964, les acteurs de cette Première furent réunis de nouveau. On en fixa cette fois l’interprétation dans sa matière sonore, pour l’éternité, avant d’en confier à Sartre la présentation. C’est le document que les éditions Frémeaux ont choisi d’offrir au public. Un document historique, l’expression prend ici tout son sens. Historique, parce que de 44 à 64, Sartre ne voit pas de différence, applaudissant à l’un comme à l’autre avec le même enthousiasme. Historique également pour ce moment rare d’écoute de la parole de Sartre dans ce grain si métallique qu’on lui connaissait, ce phrasé si pédagogique et l’étonnement, in fine, de découvrir un propos dont la langue s’enracine dans un usage du monde qui n’est plus le nôtre. Sartre si familier à la France des années soixante, voire soixante-dix, mais homme d’un autre siècle, discourant dans un vocabulaire désuet sans renoncer à se faire comprendre, c’est-à-dire à décanter les modes du dire qui se croisent dans l’enjambement des époques, mais empruntant des formes langagières si désuètes qu’elles révèlent qu’il ne saisissait peut-être déjà plus les enjeux d’un monde échappé de son monde. Un document qui mériterait une approche philologique presque, pour témoigner de ce que ce temps n’est plus et comprendre où il nous importe encore.
Un document en outre peut-être plus pertinent dans cette forme sonore que ne l’était, vingt ans plus tôt, la mise en espace de ce texte. Le médium libérant, par la résorption de l’espace, un sens nouveau. Espace occulté mais non annihilé, les bruits du monde, incertains, pauvres, raréfiés, le bruissement des déplacements, minuscules pérégrinations d’un monde étriqué, une porte qui n’ouvre sur rien recelant les bruits de l’ailleurs au point de faire du monde un décor suspendu dans un vide sidérant.
L’action se situe dans la marge insolite des Enfers. Un espace artificiel méticuleusement agencé, occupant presque laborieusement toute l’exposition de la pièce. Espace existentiel tout entier assujetti à l’artifice d’une démonstration intellectuelle. On se rappelle l’équivoque du propos sartrien : "L’enfer, c’est les autres". Equivoque ayant longtemps ouvert au malentendu sur lequel Sartre revient en préambule, réaffirmant qu’il n’est possible de se connaître que sous le regard et le jugement d’autrui, possible inscrivant donc nécessairement cette limite que si nos rapports avec les autres sont empoisonnés (l’un de ses mots), si le rapport avec autrui devient tordu, alors nous nous apprêtons à vivre l’enfer. Lâche ou méchant, enfermé dans un rapport vicié à l’autre pour parfois s’y loger avec délectation et s’y encroûter lamentablement, chacun se fait mort-vivant entamé par l’étreinte dont il ne sait se défaire. Puis l’on retrouve le philosophe paradoxal de la liberté, tirant plus du côté du comportement que de l’histoire de l’individu, instruisant l’idée que seuls les actes décident de ce que l’on est, la liberté s’affirmant comme volonté, même folle, de changer un acte par un autre : l’introduction, en d’autres termes, psychanalytiques cette fois, d’un signifiant nouveau dans une chaîne sémantique verrouillée. Quel que soit ce signifiant.
Inaugurée par un "c’est comme ça" déprimant, Huis Clos s’affirme pourtant comme une situation fausse très peu commode à l’épreuve de la théorie. Une situation qui en outre semble ne pas permettre à Sartre de construire la règle qu’il s’était fixée. Qu’est-ce à dire ? Symboliquement, Sartre a échafaudé un espace sans miroir : il n’y a pas de recours possible à soi, pas de face à soi possible. La vieille notion moyenâgeuse si belle de for intérieur n’a pas cours ici –non la subjectivité : le for intérieur. Nous sommes dans le face à face, où il ne reste qu’à s’accommoder les uns des autres et poser des actes depuis lesquels se dépêtrer de ce face à face.
Qu’est-ce qui nous réunit ?, se demandent les protagonistes de ce huis clos. Ne pourrait-on chacun vivre en paix dans son coin ? Chacun s’avoue, mais sur un mode ironique. Sans regret, sans réconciliation possible. Trop de ruse dans le monde ? Trop de ruse dans la raison ? Mais l’Enfer de Sartre ressemble moins à un Enfer qu’à un Purgatoire. Chaque personnage finit par évaluer ses raisons de persévérer dans son être et s’aventure de la sorte, même à contrecœur, au seuil de l’Autre. Les femmes surtout. Les yeux grands ouverts sur ces images de soi et de l’autre apprivoisées par l’opportunité de l’amour. Au fond, la pièce tourne autour d’un point aveugle, inscrit en creux : la question de la réconciliation. Ce qui manque cruellement aux êtres jetés les uns contre les autres, c’est la compassion. Dans la pièce, la liberté s’écrit en filigrane sous les espèces de la compassion, avec des personnages qui cherchent la pitié, quand ils devraient découvrir le Pardon. —joël jégouzo--.
HUIS CLOS - JEAN-PAUL SARTRE, Précédé du commentaire de JP Sartre: L’enfer c’est les autres, Interprété par : Michel Vitold, Christiane Lénier, Gaby Sylvia, R.J. Chaudffard, direction : Moshé Naïm pour Emen, Label : FREMEAUX & ASSOCIES, 1 CD-rom, 2010, ancien exploitant : Gallimard Collection A voix haute (Prune Berge).
MEMOIRES D’UN ROUGE, de HOWARD FAST
Howard fast fut pendant douze ans, à l’un des pires moments de l’histoire idéologique des Etats-Unis, membre du Parti Communiste américain. Mais c’est au fond moins cette histoire qu’il nous raconte dans cet ouvrage, que le sens d’une vie attachée à dénoncer l’injustice à travers son engagement politique et romanesque, avant de rompre avec les formes sclérosées que le militantisme communiste avait prises, sans parvenir ensuite jamais à donner un autre poids à sa vie que celui de cet engagement passé. Il flotte ainsi comme un air de nostalgie dans ces mémoires, le recul pris n’ouvrant qu’à l’expression de ce grand vide qui nous effare, d’un passé avec lequel nous avons rompu en l’ensevelissant sous des tonnes de regrets, sans que rien n’ait pu contrebalancer, ni le libéral-socialisme que nous connaissons, au fond pas si éloigné que cela du modèle démocrate américain, ni notre désormais coutumier anti-communisme. Peut-être parce que ce communisme était trop viscéral, sans abstractions, touchant au plus intime de cette foi de charbonnier qui le saisit d’un coup, un jour de dèche à Brooklyn. Il faut dire qu’il y avait de quoi : l’Amérique d’avant la Seconde guerre mondiale était celle de la misère extrême, celle des masses jetées sans vergogne dans la plus effroyable pauvreté. Une société en décomposition, grande consommatrice de vies humaines et dont H. Fast développa une conscience aiguë. Il n’est que de relire son œuvre : Il fut, après Jack London, le premier auteur américain issu de la classe ouvrière. Toute sa trajectoire romanesque en témoigne, dès sa première réussite de romancier, dans sa nouvelle The Children qui dépeignait la misère des enfants des rues du New-York yiddish. Vint ensuite le succès avec Conceived in Liberty (1936), vendu à plus de 15 000 exemplaires, qui lui permit de partir pour un long périple vers l’Ouest, dont il revint avec l'incomparable The Last Frontier, qui devait le consacrer définitivement comme l’un des auteurs américains les plus intéressants, roman dédié à la redécouverte du peuple spolié — Amérindien. Freedom Road (1943) enfin, bouleversant sur ce Sud tant haï et tant aimé.
Entré au Parti en 1944, jeté en prison en 1950 pour avoir refusé de devenir un délateur, à une époque où l’on pouvait se faire agresser dans la plus totale impunité simplement parce que l’on était communiste, à une époque où les sbires sans scrupules du capitalisme tabassaient au grand jour, difficile, aujourd’hui, d’imaginer que ce qui fut la grande question du siècle ait passé si vite au rang d’aveuglement criminel. Vint alors l’heure du renoncement. L’Amérique fut sauvée in extremis par la Seconde guerre mondiale. La machine économique repartit, préservant ici des vies qu’elle dévorait ailleurs, loin des espaces américains. L’opulence vint à bout des idéologies de révolte, ainsi que le silence abaissé comme un couvercle de plomb sur ces révoltes. Déjà, l’idéologie de la croissance l’emportait et les américains avec elle, enfin presque tous, vers de nouveaux horizons politiques. C’est là certainement la force du témoignage qu’il nous délivre : que cette rupture, au fond, ait été portée par l’oubli des causes de l’enrichissement national. Mais c’est aussi là que s’enracine notre conscience politique, en deuil d’un nouvel engagement que nul ne sait plus oser. Et cette conscience, en devenant mémoire, s’affirme en définitive conscience historique, peu dupe d’un avenir dont Howard Fast devine les mensonges et l’hypocrisie.—joël jégouzo--.
MEMOIRES D’UN ROUGE, de HOWARD FAST, Rivages/Noir, traduit de l’américain par Emilie Chaix-Morgiève, janv. 2005, 352p., isbn : 2-7436-1352-1
LE RETOUR DU SOCIALISME COMME GENRE LITTERAIRE...
Romain Rolland à Moscou, Sartre à Cuba, Sollers en Chine…
De convictions militantes en emportements romantiques, les intellectuels français ramenèrent de l'autre côté du miroir toute une littérature dont ils ne soupçonnaient pas qu'elle finirait un jour par s'élever au rang de genre littéraire : le récit du retour socialiste.
Fortement codé, François Hourmant nous en dévoile les règles, les schémas. L'ensemble du dispositif par lequel ce genre de récit se constitue est ainsi passé au peigne fin : toutes les stratégies narratives sont mises à jour, toutes les représentations qui les accréditent. Succédanés des récits des grandes découvertes, auxquels ils empruntent leurs figures, leur mise en série produit alors un effet incroyable. Le "village potemkine" et ses ombres inquiétantes viennent se réfracter dans une économie narrative qui se révèle n'être qu'un simulacre de dévoilement, où l'on se joue la comédie de l'objectivité. Contribution intéressante à l'étude de la constitution d'un genre littéraire, elle n'oublie pas même de nous livrer une sociologie convaincante du monde intellectuel français d'alors. Mais si le mode de diffusion des mythologies politiques semble bien cerné, en revanche, la conclusion paraît faible. Faisant retour à Julien Benda (La trahison des clercs), François Hourmant croit pouvoir de nouveau assigner à l'intellectuel (français, ça existe encore ?) la charge de dévoiler la mauvaise conscience du monde. A quand l'actualisation du genre en question après les nouveaux retours socialistes ? --joël jégouzo--.
Au pays de l'avenir radieux, de François Hourmant, Aubier Montaigne, janvier 2000, Collection historique, 281 pages, 19 euros, ISBN : 978-2700723147.
LE MEILLEUR DES MONDES, L’IMAGERIE DU XXème SIECLE…
Un monde parfait… L’art de la propagande politique n’a cessé, au cours du terrifiant XXème siècle, de nous promettre son (presque) immédiat accomplissement, nazi, soviétique, fasciste ou maoïste. La collection rassemblée par John Fraser sur les utopies politiques et léguée à la Bodleian Library d’Oxford, dont quelques images nous sont ici présentées, constitue à coup sûr un patrimoine que l’on ferait bien d’étudier de plus près, tant il témoigne d’un moment de l’Histoire particulièrement singulier dans la course collective des hommes au bonheur.
Des cartes postales… Des cartes paraphées de l’intime, l’affectueux, l’amical, dédicaces abandonnées aux avions de transports et aux rails des chemins de fer d’une conviction de soi et de l’autre devenues, par quel tour grimaçant d’une histoire s’insinuant dans nos pas, support publicitaire des régimes totalitaires. Une esthétique de la candeur, certes, comme l’observe l’auteur, avec ses mises en scènes empreintes d’allégresses et d’héroïsme candide. Une propagande grossière jusqu’à l’absurde, Hitler en armure argentée, en selle sur son destrier noir, Lénine posant parmi les paysans, affable, maître spirituel sinon religieux, éclairant les masses de son intelligence surnaturelle. L’artifice partout à l’œuvre, cette déformation outrancière de la réalité réalisant peut-être mieux qu’un art plus raffiné, l’audace et la violence de la quête révolutionnaire, le retournement ahurissant des valeurs qu’elle impliquait égaré en revanches populistes. Suspendre l’incrédulité (Coleridge). Dans la rage de n’avoir pu être encore. L’espoir d’advenir enfin.
Mais sans doute ne faut-il pas exagérément chercher l’explication de ce désir d’un monde meilleur, ainsi que le fait l’auteur de l’opus, dans le psychisme humain qui nous pousserait à croire dans l’avènement d’un système politique où règnerait la Justice. Non plus que dans quelque psychisme de masses commodes à dénoncer. Toutes ces visions esthétiques, à cette distance d’où nous pouvons enfin les observer, révèlent autre chose encore, comme le fait que, curieusement, cette propagande politique est celle de la suspension du politique.
Elle est celle de Partis refusant de déployer la conception d’un Etat neutre moralement. Elle est celle d’Etats mettant partout au poste de commandement des morales sectaires. Morale ouvriériste, morale patriotique, c’est ce recouvrement du politique par la morale qui est ici en cause. La suspension du politique dans le cadre d’un Etat au sein duquel l’adhésion morale est requise sans concession. Elle est celle d’un Etat moral qui subordonne le droit de ses citoyens à sa conception de la vie bonne. Celle de Partis ayant développé une philosophie de l’homme, plutôt qu’une doctrine politique. Car si l’expérience politique du XXème siècle aura été celle d’armées ignorantes s’affrontant dans la nuit, cela vient moins du psychisme de l’homme que de ce détournement du politique subsumé sous des visions morales sectaires. Le bonheur n’est pas un objet politique. La Justice, si. Et le désir d’un monde plus juste n’est pas celui d’un monde parfait, on aurait tort de l’oublier.—joël jégouzo--.
Cartes postales du Meilleur des mondes : L'art de la propagande politique, de Andrew Roberts, traduction de Catherine Guillet, éd. Les Quatre Chemins, avril 2010, 111 pages, 14,50 euros, ISBN-13: 978-2847842005.
L’HORREUR BANALE D’UN SIECLE ETOURDI
Par un beau matin le narrateur découvre dans son jardin un charnier. L’événement est assez important pour qu’il se décide à tenir un journal, qu’il écrit sur un répertoire téléphonique, n’ayant rien de mieux sous la main. Aussitôt le ton est donné : cette contingence matérielle vouera l’écriture à la désinvolture. Drôle et macabre, sa langue se fera volontiers candide, aussi étourdie que son geste inaugural.
Ne sachant que faire de l’événement, le narrateur accomplit tous les jours la tournée du chantier qu’est devenu son charnier, avec la bonhomie d’un néophyte s’émerveillant du travail de fouille. Le chantier, à ce qu’en disent les ouvriers, est un beau chantier : il sait se développer, prendre de l’ampleur, faire sens, comme chantier s’entend : c’est-à-dire qu’il s’étend. Il contraint d’ailleurs à raser la maison voisine. Recueillant justement sa voisine, le narrateur vivra tout naturellement une aventure érotique avec elle. Puis il sera contacté par une école de "carniercologie", sise à New York. C’est que son charnier est un magnifique charnier, recelant un éclatant secret : il est le pôle négatif de notre mémoire collective. Une sorte de tubercule qui ne demande qu’à germer. Mieux : un rhizome, dans l’entrelacs duquel nos civilisations ont plongé leur être. L’étourderie d’un siècle, le défunt XXème siècle, qui n’a cessé de jouer les espiègles. Un chantier qui n’en finit donc pas, tant ce siècle savait aller jusqu’au bout de ses visions. Au point que l’on s’interroge tout de même, in fine: ne vaudrait-il pas mieux stopper les fouilles, les cadavres n’en finissant pas de remonter à la surface ? Placé sous le signe d’un humour décalé, ce premier roman très réussi émerveille par sa justesse et sa célérité.—joël jégouzo--.
Journal du froid, de Yves Nilly, Mercure de France, juin 2001, 126p., 11,43 euros, ISBN : 978-2-71522286-6.
LA COMEDIE DE LA LUTTE CONTRE LES PARADIS FISCAUX…
Les pouvoirs Publics donnent l’impression de vouloir lutter contre les paradis fiscaux, nous faisant oublier, rappelle Alain Deneault, que ce sont d’abord des juges qui furent mobilisés sur cette question dès 1996, à travers leur Appel de Genève. C’est que nos juges réalisaient qu’il leur fallait attendre des années pour obtenir une information juridique, sur des transactions exécutées en moins de 5 secondes…
Par la suite (en 2000), les paradis fiscaux devinrent un problème politique quand on s’avisa de mesurer leurs effets sur les économies du monde libéral. Les premières publications critiques virent alors le jour pour en dénoncer les dérives, dans le monde anglophone essentiellement. Puis furent établies les premières listes noires, dénonçant à la vindicte les places les plus stigmatisées. Mais très vite, Bush donna un coup d’arrêt aux investigations les plus sérieuses : dénoncer, on le pouvait, mais sanctionner, sûrement pas…
Dans la foulée et grâce à un lobbying subtil, méticuleusement démonté par Alain Deneault, les Bermudes et la Suisse se firent retirer de ces fameuses listes noires. Si bien qu’aujourd’hui la Suisse, par exemple, ne compte que 10 agents affectés à la surveillance des mouvements du tiers de la banque privée mondiale… Une farce.
Au cours de l’été 2009, la farce reprit : le G20 et l’OCDE exigèrent des états offshore, d’un ton commun et particulièrement virulent pour donner le change à une opinion publique agacée, l’accès à leurs comptes secrets. Mais du coup, l’on risquait de donner en pâture à la presse l’Europe des comptes à numéro… On se contenta alors de ramener la fameuse liste noire à une liste grise plus soft, dès la fin de l’été, et les Hedge founds (fonds d’investissements à risque), ceux-là même qui avaient ruinés nos banques, purent continuer à se faire enregistrer dans les paradis fiscaux assujettis à aucun contrôle d’aucun Etat constitué…
Enfin, le FMI de DSK édicta des règles dites de "bonnes pratiques", conditionnées à l’application volontaire des paradis fiscaux et autres acteurs offshore… On finit donc l’année sur une note optimiste : le FMI, l’OCDE et le G20 avaient fait leur boulot, ils avaient communiqué sur la question, laissant en sous-main des officines plus discrètes réduire le périmètre des comptes offshore aux occidentaux, autant qu’il était possible. Les listes noires, puis grises, furent soigneusement circonscrites, et dans les couloirs autorisés l’on se gaussait, ainsi que le rapporte Alain Deneault, parce que toutes ces grandes manœuvres n’avaient été en fait programmées que pour tenter de plumer la Suisse…--joël jégouzo--
Paradis fiscaux et souveraineté criminelle, Alain Deneault, La Fabrique éditions, avril 2010, 170 pages, 14 euros, ISBN-13: 978-2358720083.