"Je t’apporte l’enfant d’une nuit d’Idumée", Mallarmé...
«Je t’apporte l’enfant d’une nuit d’Idumée !», s’exclame Mallarmé dans ce poème qu’il vient d’écrire : Le don du poème. Mallarmé a veillé toute la nuit, toute la nuit il a tenté d’écrire son poème en songeant à une œuvre plus grande qu’il ne parvient pas à finir. Sa femme vient de se lever et s’occupe de leur enfant, une fille. L’entend-on pleurer dans le poème, que ses cris ne sont que barbares, hostiles, tourments infligés à la création poétique. Car cette enfant lui confisque la seule naissance attendue, celle du grand œuvre poétique. Mallarmé travaille à Hérodiade. Toute la nuit. Mais au petit jour, il n’a pas avancé d’une ligne. Il vient tout de même d’écrire ce curieux poème, jeté à la figure de sa femme qui lui a certes fait le don d’une fille, mais qui est incapable de lui donner un meilleur enfant, celui qu’il attend et qui n’est pas de chair et qui n’est pas de bosses, de cris ou de succion. Elle s’est recouchée, l’enfant dort. Mallarmé sait que bientôt, tout ce monde se réveillera de nouveau, fera du bruit, balbutiera, l’interrompra et que lui-même devra se lever, se laver, s’habiller et se rendre à l’école, où il enseigne. A Tournon. Avec sa vue plastronnée sur le Rhône — «fuir, là-bas fuir, je sens que les oiseaux sont ivres d’être parmi l’écume inconnue et les cieux… », etc.
Dans les reflets de la vitre, Mallarmé saisit le chatoiement de sa lampe à pétrole. La mèche se consume indûment, dégage une fumée maussade. Le pétrole est de médiocre qualité. Il sent mauvais. Tout l’appartement empeste. Pourtant, à Tournon, dans cette ville bâtie en bordure du fleuve toujours impétueux, dans l’humble salon au parquet impeccablement ciré et dont les lattes sont disjointes par endroits, Mallarmé transpose sa vision, ouvre son logis à l’inconnu des intervalles orientaux, file ses nuits en afféteries lexicales, ciselant ses joyaux jusqu’à ce que l’aurore se jette sur la lampe, en brise le verre «brûlé d’aromates et d’or», et qu’il ne reste au milieu des «palmes» de sa chimère endormie, que les cris d’impatience de la jeune Mallarmé cherchant le téton de sa mère. Cet insomniaque toute la nuit à son texte, au moment où le jour aborde, ne peut alors retarder l’angoisse qui l’étreint, tout comme le dégoût à la vue du bébé, les lèvres lourdes du lait qui goutte au sein. C’est qu’il déteste cette enfant. Elle est comme le décor avachi du quotidien qui l'emmure : l’école, son épouse malade, l’inanité de l’écriture, sa viduité quand elle croit s’emparer du monde et ne fait que camper à sa porte. Bordel, n’a-t-il pas à recréer le monde pour le faire mieux corner dans l’acte poétique ? Alors cette enfant, c’est l’exténuation dans laquelle le jour l’embobine. Qu’on lui donne trois jours et Mallarmé aura réinventé la poésie ! Trois jours, pas un de plus, il aura dit le monde inédit où il accoste, déployant son drapeau en une dernière frénésie. Après lui, le siècle sera mort et la littérature défaite. La poésie aura rendu son souffle, les versificateurs ne feront plus qu’arpenter son champ désolé. Alors cette enfant, Dieu !
Et pourtant, aujourd’hui, je ne peux entendre que Valéry sur le même sujet, qui épela dans la joie l’acte tendre de sa paternité, «d’être et de n’être pas», «vivant de l’attendre quand son cœur n’est pas même encore dans ses pas».
LE TABOURET DE L'IMPERATRICE
Les quartiers interdits de la Cité Pourpre, à l’intérieur des palais impériaux de Pékin, sont construits sur le même plan que Khanbalic, la grande cité des empereurs mongols fondée en 1267 par Kubilai-Khan (1215-1294, petit-fils de Gengis Khan, il régna à l’époque de Marco Polo -voir image). Ce plan offre la forme d’un rectangle divisé en lots rectangulaires, les Fang, orientés selon les quatre points cardinaux.
Le Palais impérial proprement dit, le Kong Tch’eng, ou Cité Pourpre, est une sorte d’enclos presque carré, mesurant un peu plus d’un kilomètre du Nord au Sud, et sept cent quatre vingt six mètres d’Est en Ouest. Il est entouré d’un large fossé et d’un mur de plus de sept mètres de hauteur, de couleur rosâtre, qui ne donne pourtant pas son nom à la Cité, lequel vient d’une allusion à l’étoile polaire : le Palais impérial est le centre de gravitation du monde, comme l’étoile polaire (Tsen-weising) est le centre du monde céleste.
A l’intérieur de ses nombreux quartiers, celui du T’ai Ho tien (pavillon de l’Harmonie Suprême), le premier des trois grands pavillons construits sur la grande terrasse de marbre à trois gradins. Le plan de cette terrasse est celui d’une double croix dont il manquerait la tête. On y accède par un triple escalier qui se répète à chacun de ses étages. Ici encore, sur l’axe médian, les marches sont remplacées par des rampes inclinées, sur lesquelles les dragons impériaux planent au milieu des nuages et des vagues. Sur les deux escaliers latéraux, les degrés sont ornés de sculptures de bêtes diverses et entre les escaliers se trouvent dix-huit bassins en argent massif. Sur la terrasse proprement dite, deux énormes grues et deux tortues de bronze montent la garde. Plus loin, sur les côtés du pavillon, quatre immenses bassins servent de lampes à huile - des mèches flottantes voguent sur cette mer grasse. Le T’ai Ho Tien est le lieu des cérémonies du Jour de l’an chinois, du solstice d’Hiver et de l’anniversaire de l’Empereur. Sur une haute estrade à laquelle accèdent trois escaliers se trouve le trône, entouré de vases, de brûle-parfums, de paravents de coromandel, de dressoirs.
Le Pao Ho Tien (pavillon de l’Harmonie Protectrice) est situé le plus au nord de tous les édifices de la Chaussée du Dragon. Il est construit exactement sur le même plan que le T’ai Ho Tien, avec une salle à cinq nefs dont la plus large est rehaussée d’un plafond à caissons. Son toit est divisé en deux parties ; sur son petit côté, il forme des demi pignons et non des pentes entières, forme qui est censée être la moins recherchée. C’est, avec ses proportions plus modestes, le seul élément d’architecture qui le différencie du T’ai Ho Tien. Le pavillon de l’Harmonie Protectrice est le lieu où l’Empereur reçoit les Lettrés qui ont conquis les grades les plus élevés. La salle est remplie de vieux livres ; des murs percés de galeries secrètes la rattachent aux galeries latérales de la cour extérieure et marquent la limite de la zone accessible au public : ses portes en demeurent immuablement fermées.
Dans les appartements impériaux, les quartiers de l’empereur sont beaucoup plus petits que les appartements de l’impératrice douairière. Ils se composent de trente-deux salles, dont beaucoup ne sont jamais utilisées. Toutes sont cependant meublées avec la même richesse. Derrière ce bâtiment se trouve le palais de la jeune impératrice, plus modeste encore. Plusieurs autres bâtiments servent de salles d’attente aux visiteurs. Il y a également plusieurs bâtiments qui paraissent ne servir à rien et dont l’affectation est inconnue ; les portes en sont scellées et personne ne sait ce qu’ils contiennent. L’impératrice elle-même n’y est jamais entrée et la porte de l’enclos qui enferme ces bâtiments est toujours solidement gardée. Ils ne ressemblent à aucun autre édifice du palais et paraissent vétustes. De place en place, on y devine des ornements en céramique jaune et verte. Les murs sont d’un rouge délavé, l’entrée est taillée dans d’énormes blocs de marbre noir. Il y a un tabouret d’ébène en laque rouge incrusté d’émaux posé en permanence sous le porche de la porte principale.
ISLANDE : ON PEUT CHANGER LE MONDE !
Octobre 2008, une poignée de militants d’un genre nouveau, gauche radicale et ménagères excédées par le comportement des banques et de leurs dirigeants politiques, descend dans la rue, s’empare des réseaux sociaux et lance une pétition nationale exigeant la démission des politiques au pouvoir. Manifs à la louche –de cuisine. La ménagère de plus de cinquante ans, raillée par les médias occidentaux, n’en démordra pas, faisant le siège du Parlement jour après jour. Par deux fois, le peuple islandais va tout d’abord refuser de payer les dettes des banques privées et dans la foulée, réalisant combien il est vain de demander aux politiques d’accéder à ses vœux, va changer le monde, refuser que l’on touche aux acquis sociaux et contraindre ses élus à la démission. Mieux : les islandais vont concevoir -vous avez bien lu : «les» islandais- une sortie de crise démocratique qui tournera résolument le dos aux recettes néolibérales !
Sur le terrain civique, l'exemple est foudroyant. La mobilisation citoyenne de ce pays que l’on avait transformé en laboratoire néolibéral, va opérer un tournant politique sans précédent, faisant de la démocratie participative l’expression souveraine de sa nouvelle Constitution !
Chronique d’une révolution européenne à nul doute aussi importante dans l’histoire de la démocratie que le fut la Révolution française, l’ouvrage publié par les éditions de la Contre-Allée rend compte de cette expérience unique dans les annales du monde occidental : celle de l’élaboration collective, via les réseaux sociaux, d’une «proposition pour une nouvelle Constitution pour la République d’Islande».
C’est tout le cheminement des consciences qui nous est offert, tout autant que celui, politique et social, de l’élaboration de cette Constitution -qui n’est certes pas encore adoptée officiellement, tant les résistances sont grandes, autant à Droite que dans la Gauche de pouvoir.
Une expérience où l’initiative citoyenne fut un modèle de législation par démocratie directe, introduisant une rupture décisive dans l’histoire du développement du principe démocratique.
Du grand forum national, de son organisation concrète à l’élection d’un Comité Constitutionnel, évidemment conspué par le personnel politico-médiatique, à la mise en place de leur Constituante, un tel processus, une telle maturité politique laissent rêveur… Car tout au long du changement introduit dans la vie politique nationale, c’est assurément un changement des mentalités qui s’est opéré, conduisant à une réflexion collective sur l’identité islandaise qui aura abouti à la production d’un tableau des valeurs fondamentales de la république islandaise (700 pages), base de la délibération qui a permis aux délégués élus du Comité Constitutionnel de rédiger cette nouvelle Constitution !
Ce mécanisme, qui était aussi un processus électoral, s’est mis en place dès l’année 2010. Pétitions en ligne, convocation d’un referendum légal, élection d’une Assemblée Constituante (illégale), scrutin au suffrage universel direct, avec au final une représentativité supérieure à celle des parlementaires en titre ! Vingt-cinq élus en sortiront, quinze hommes et dix femmes. Vingt-cinq délégués qui se mettront aussitôt au travail dans la plus grande transparence, publiant tous les jours leurs discussions, mettant en ligne sur le compte facebook de cette Constituante leurs délibérations, ouvertes jour après jour aux commentaires et suggestions des internautes pour nourrir ce dialogue exceptionnel !
Du document produit, qui est intégralement publié dans l’ouvrage, on retiendra l’affirmation de la propriété collective des ressources naturelles de la nation islandaise, l’introduction de l’initiative populaire dans l’élaboration des lois, les modalités du contrôle de l’exécutif et du pouvoir législatif enfin remis au corps électoral -ce qui est loin d’être le cas chez nous, par exemple ! Et bien évidemment, la création de commissions indépendantes pour le contrôle du monde de la finance et des banques. Un exemple à méditer !
La Révolution des Casseroles. Chronique d'une nouvelle constitution pour l'Islande, Jérôme Skalski, éditions La Contre Allée, coll. Un singulier pluriel, octobre 2012, 120 pages, 13,50 euros, ISBN-13: 978-2917817117.
L’EGO, INTERMITTENT DE SON PROPRE SPECTACLE…
L’Homme surgi des méditations cartésiennes est solitaire, inachevé.
Cet inachèvement devient sa matière même, qui le contraint au recours à la nécessité : dès la Deuxième Méditation, le cogito est fondé en Dieu, sans autrui, sans durée.
Dans cette solitude égologique, il ne peut compter que sur une seule certitude : il sait qu’il pense.
Mais il ne sait pas où…
Car tout le reste est demeuré dans les Ténèbres : autrui, la durée, Dieu lui-même.
L’ego de la deuxième Méditation est d'une certaine manière autiste.
Ce n’est qu’à la Sixième Méditation que Dieu le réassure dans un environnement, à commencer par le sien, immédiat : sa corporéité.
Tout se joue alors, comme l’expliquait magnifiquement Rogozinski, dans la césure qui sépare les Méditations deux et trois : dans la Deuxième, l’ego est sujet, dans la Troisième, Dieu le précède.
Il y a ainsi une faiblesse ontologique du sujet cartésien, qui n’arrive pas à se fonder comme sujet, parce qu’il n’arrive pas à s’assumer dans la durée. Le cogito est intermittent de son propre spectacle. « J’existe, mais combien de temps ? Autant que je le pense » (2ème Méditation). Car dès que je cesse de me penser, je ne suis plus certain d’exister… Dans la brèche de la durée surgit le menace d’un Dieu trompeur. Peut-être le Temps est-il finalement plus puissant que le Malin…
Le cogito doit s’affirmer comme rassemblement, mais il ne parvient à se focaliser qu’en un point qui ne cesse de se dérober. De sorte que l’ego devient la proie d’un Autre.
A moins qu’un seul instant suffise à l’assurer dans son évidence, comme les modernes ont voulu le croire : cogito ergo sum. A moins qu’il ne s’agisse d’une vaste fumisterie, car pour penser, il fallait déjà être (ergo), si bien qu’il connaissait la conclusion de tout cela avant même de s’en poser la question.
Nietzsche, avec malice, se demandera de quel droit l’on peut énoncer que c’est moi qui pense, dans cet intitulé cartésien. Sinon d’un droit purement formel : celui d'une opportunité langagière. Si bien qu’il finira par se demander si des fois Descartes ne serait pas resté prisonnier des mots, et nous avec : tant que nous croirons à la grammaire, l’ego devra se réclamer du secours divin. Mais si, ainsi que le reformulait Lacan, j’étais où je ne pensais pas et je pensais où je n’étais pas ?
Image : John Taylor Arms (American, 1887-1953), Le Penseur, Notre Dame, 1923.
AU PETIT ANTHROPOS, pour que le monde puisse encore se jouer...
Le petit anthropos est comme ça : il danse, bouge. Il remue et place toute son attention dans le montage de ce qu’il met en scène : des gesticulations d’abord imprécises, inadéquates, et puis des gestes qui finissent par dessiner un mouvement.
On le voit ainsi s’affairer dans le monde avec beaucoup de fébrilité et beaucoup d’obstination.
Dès le début.
Bien sûr, ses tentatives se révèlent tout d’abord erratiques. Il tourne autour d’un geste, le pose en équilibre devant lui, l'observe. Où trouve-t-il l'intelligence de bâtir avec autant de méthode l’architecture de sa réalité ?
La curiosité de l’enfant devant les gestes que le monde lui offre est à peine croyable.
Plongé dans le bruit de la vie, il n’en finit pas de recomposer en lui ce qui s’est joué à lui d’une façon souvent anodine.
Tout joue devant lui, là-bas, sans que l’on sache si ça joue pour lui ou non, sans que l’on sache si ça joue pour que tout puisse se rejouer ensuite en lui, ou bien s’il ne fait que jouer lui-même dans l’ignorance de ce qui s’est joué, pour que le monde puisse encore, là-bas, se jouer.
Alors il bouge. Et chacun de ses gestes est doublé d’un bruit, peut-être un son, demain un mot qui saura le remplacer.
Car les mots proférés vont bientôt creuser son destin et dans leur triomphe, le geste corporel deviendra pour ainsi dire inutile. Pourtant, ce geste manquant ne cessera d’affleurer, de remonter à la surface pour devenir à son insu la vraie profondeur : la berceuse et son balancement, l’enfant au bout d’un bras, enroulé dans son rythme corporel.
Images : Gandhi jouant avec l'un de ses petits enfants sur la plage de Bombay copyright ybnag.
à Marcle Jousse, pour son anthropologie du geste...
Walter Benjamin : N’oublie pas le meilleur (de l’art du récit ?)…
Des récits, des histoires, des contes, rédigés en même temps que Sens unique (1928), et Enfance Berlinoise (1932-1938). Des aphorismes, de très courts textes en fait la plupart du temps, quelques lignes, quelques pages. Walter Benjamin entendait apporter sa contribution à un débat initié par Adorno. Hors du concept, hors de toute cohérence théorique, s’exposant, se risquant, risquant dans ces formes fugitives une réconciliation qu’Adorno affirmait "prématurée", illusoire : celle que l’art propose.
Benjamin fourbissait une réponse le plus possible éloignée de toute prétention au système, déployant ses exercices littéraires dans l’ordre de l’insignifiant mais renouant pourtant avec les romantiques allemands, dans la substitution de la mythologie de la ville à celle de la forêt et campant l’immanence sans espoir de la bourgeoisie moderne comme le vrai lieu de son intériorité. Avec presque une note de dérision dans l’emploi de la forme du conte, auquel il portait un vif intérêt. Explorant les impasses, déjà, de ce qui allait devenir notre horizon commun avec ces littératures enfermées sur elles-mêmes, dans les plis d’une grammaire sûre et stérile, n’offrant pour tout virage formel que les ficelles où elles paressent, les lisières où elles pontifient. Et mine de rien, il offre ça et là des réflexions superbes sur l’art de lire les romans, ce petit tour d’adresse dans un monde pauvre en histoires, tout entier porté désormais vers l’apologie de l’information, ce genre de communication plus ou moins philosophisante où le village littéraire se complaît, déballant des bibliothèques que ne recouvre que l’ennui feutré du classement.
Contre l’ironie maladive de ce que le genre est devenu, Walter Benjamin salue le fatras que les livres hasardent, où renouveler non l’art d’écrire, mais celui d’exister.
N’oublie pas le meilleur, Walter Benjamin, traduit de l’allemand et annoté par Marc de Launay, éd. de l’Herne, novembre 2012, coll. Romans, 120 pages, 15 euros ISBN-13: 978-2851972484
Monique Hervo, Chroniques du Bidonville de Nanterre 1959-1962.
"A l’une des extrémités du terrain vague, côté gare de triage, de nombreuses cabanes sont la proie des flammes. Quarante ouvriers algériens n’ont plus d’abris. Pas relogés. Où vont-ils dormir ce soir ?"
Vous avez bien lu : on est en France, en 1959, et on parle de gare de triage d’êtres humains.
Monique Hervo a une vingtaine d’années. Elle vient d’être diplômée de l’école des Beaux-Arts de Paris, en même temps que César. Son carnet de commande est déjà plein, mais elle, qui se rappelle ses longues journées passées à attendre en vain le retour de sa famille des camps nazis sur le quai de la gare de l’Est, tourne le dos à la vie d’artiste et de confort qui lui tend les bras pour lui préférer une vie d’engagement social. Monique entre au Service Civil International, une sorte d’ONG avant l’heure, qui s’est donné pour mission de soulager la souffrance des immigrés algériens parqués dans les bidonvilles français.
De 1959 à 1962, elle tiendra le journal de celui dénommé La Folie. A Nanterre. Rue de la garenne. A trente minutes à l’époque de Paris. Où des dizaines de milliers d’algériens survivent et meurent dans des conditions d’effroi quotidien.
Jusque là, les ouvriers algériens mouraient sous les ponts de Paris. Ou bien se terraient dans les champignonnières des environs de la capitale. Des grottes humides et froides. Ils venaient des camps ouverts à la hâte par l’Administration française en Algérie pour accueillir les populations dont l’armée avait rasé les villages. Ou bien des camps français dits "centre d’assignation à résidences" où, derrière des barbelés, des miradors, on avait entassé les algériens récalcitrants ou suspectés d’appartenir au FLN. Dans les années 1950, il en existait de nombreux en France, où des hommes mouraient des sévices et des privations qui leur étaient infligés sous des prétextes jamais vraiment vérifiés, comme à Saint-Maurice l’Ardoise, dans le Larzac ou à Vedenay. Sur simple décision administrative, on vous y déportait en attendant un très hypothétique jugement.
Ceux du bidonville de Nanterre étaient pour la plupart des travailleurs salariés, ouvriers des papeteries de la Seine, des usines Simca ou des Entrepôts de tabacs…
Tout un système de servage s’était alors mis en place dans cette France des Trente Glorieuses pour asservir les populations immigrées de l’Empire colonial, celui d’un Etat d’exception qui développait ouvertement sa politique d’exactions.
La presse nationale, quant à elle, servait aux bons français éprouvés par la guerre le mirage des Trente Glorieuses et parlait des "tanières" des nord-africains que la police, fort heureusement, "quadrillait", "ratissait", "nettoyait"… On ne parlait pas des "rafles" qu’elle y perpétrait, elle qui savait si bien, depuis 42, les organiser, Papon aux commandes.
C’est que "les sidis étaient lâchés", affirmait cette presse insane qui parlait d’une "invasion barbare", de sauvages aux appétits sexuels monstrueux. Mais ne disait rien des campagnes de racolage promues par les barons de l’industrie française et leurs sbires politiques, en Algérie même, pour faire miroiter le mode de vie français à des familles algériennes terrorisées dans les camps qu’ont leur avait installés déjà là-bas, et à qui on ne donnait guère le choix qu’entre le pire et l’épouvantable.
La Folie, c’était donc dangereux. Monique Hervo est alors une toute jeune fille. Elle s’y rend seule et va y vivre trois ans sans jamais subir la moindre agression. Les coups, c’est la police française qui les lui assénera, aux yeux de laquelle elle ne peut être qu’une putain de si bien savoir se débrouiller parmi les "ratons"…
"La Guerre d’Algérie, je l’ai rencontrée dans toute son horreur, ici en France. A Nanterre."
Son témoignage est hallucinant. Et donne envie de vomir. De déchirer pour le coup sa carte d’identité française. Malnutrition, maladies endémiques. La tuberculose sévit dans le camp, sans que l’Administration française ne s’en soucie.
1959. Monique Hervo note dans son journal le quotidien de ces familles abandonnées à une survie aussi affreuse dans cette agglomération de papiers goudronnés. Elle décrit les talus et la pierraille, le large fossé qui encercle le bidonville, un gigantesque cloaque d’eau pourrie, réalisation de l’Administration française.
"12 août 1959. Je traverse le Bois de Boulogne à mobylette. A couvert du feuillage, cinq agents matraquent deux arabes."
Au détour d’une ruelle, Monique tombe sur Fatima, qui joue aux osselets devant la porte de sa baraque. Fatima rêve d’aller un jour à l’école. Le soir, les cars de CRS se rangent le long de la rue de la Garenne. Des projecteurs sont braqués sur le bidonville, allumés en pleine nuit. Une centaine d’hommes font la queue pour puiser de l’eau à l’unique borne fontaine du camp. Les haut-parleurs de la police hurlent leurs ordres. En 59, le pouvoir civil passe la main au pouvoir militaire pour le contrôle et la surveillance du bidonville de La Folie. L’armée entre dans le camp. Monique raconte, les efforts désespérés des gens qui vivent là, ces parents qui ont installé un tableau noir dans un secteur du bidonville pour tenter d’éduquer les enfants. Le courage. La solidarité. L’hospitalité. les petits commerces solidaires, les gens n'ont rien mais le partagent encore. Autour des bidonvilles, là où les enfants viennent jouer, Monique Hervo découvre des pièges à loup posés par les habitants de Nanterre. A trois kilomètres des Champs Elysées. Quelles proies voulaient-ils mutiler ?
Le lendemain, elle est dans un bar de Nanterre, côté "blancs". Un incendie ravage un secteur du bidonville : "qu’ils grillent dans leurs cabanes!", s’amusent les consommateurs.
"Devant eux, chaque jour, ils voient passer les gamins qui vont chercher de l’eau à la borne fontaine, rue de Chevreul. Les gros rires de satisfaction sont terrifiants. Vous laissent impuissants devant tant de haine."
Les hommes, les femmes, les enfants accourent de tous les coins du bidonville pour tenter d’éteindre l’incendie. Sous les regards goguenards de la police et des habitants blancs de Colombes.
La nuit, les bergers allemands de la police sont lâchés dans le bidonville. Les flics, armés jusqu’aux dents, cassent des cabanes, tirent les enfants de leur sommeil. Tirent sans sommation sur des algériens. Les chiens, les projecteurs, les bruits de bottes, les sifflets, les cris, les coups de feu… L’opération de "ratissage" du 11 janvier 1961 ne donnera rien. La police cherchait des armes, elle ne débusquera que des gamins endormis, bousculés sans ménagement tandis que les bulldozers rasent tout un secteur de La Folie. Nul n’ayant le droit de sauver ses affaires, un grand trou est creusé où tout est enfoui…
Le 18 décembre a été décrété Journée Internationale des Migrants. Une date choisie par l’ONU pour promouvoir la convention adoptée par l’assemblée générale des Nations unies le 18 décembre 1990, restée inapplicable faute de ratifications suffisantes - la France ne l’a toujours pas ratifiée...
Cette Convention pour la protection des droits de tous les travailleurs migrants et de leur famille concerne tous les migrants qui ont, qui exercent ou qui vont exercer un travail "pendant tout le processus de migration". Tous. Avec ou sans papiers. Leur affirmant des droits fondamentaux en considération de "la situation de vulnérabilité dans laquelle se trouvent fréquemment les travailleurs migrants et les membres de leurs familles". Ce devrait être la journée de la honte, pour un pays tel que le nôtre…
Nanterre en guerre d'Algérie, Chroniques du bidonville 1959-1962, Monique Hervo, préface de François Maspero, éditions Actes Sud, octobre 2012, 256 pages, 23 euros, ISBN-13: 978-2330012854.
Images : photo du camp de Saint-Maurice l’Ardoise et du bidonville de Nanterre.
Boris Cyrulnik : Sauve-toi la vie t’appelle !
La clef du passé, c’est le présent. Ce présent que construit Boris Cyrulnik, ce présent qu’il instruit littéralement dans ce récit de vie. Un présent structuré par notre relation au monde, à autrui, un présent qui a renoncé non pas aux égarements ni aux erreurs de jugement, mais aux dangereuses abstractions utopiques auxquelles nous aimons tant nous soumettre quand nous coupant les choses du passé de la réalité pour en faire des blessures autour desquelles tourner sans cesse. Un présent au cœur duquel insérer, vivre la cohérence narrative d’un récit qui tirera sa force de l’harmonie que nous aurons su bâtir entre les récits de soi et les récits d’alentour.
Au final, on a donc ce récit de vie dont Boris Cyrulnik dessine les origines au jour de sa déportation, non celui de sa naissance. Il avait six ans. Et le souvenir d’une mise en scène théâtrale. La nuit en lever de rideau, les bruits de bottes au loin martelant le pavé, l’entrée emphatique des soldats allemands, les cris, le revolver sur son crâne, les lunettes noires de l’officier nazi, en pleine nuit… « J’ai aussitôt conclu que les adultes n’étaient pas sérieux et que la vie était passionnante ». C’était lors de la rafle des juifs bordelais, le 10 janvier 1944.
Qu’est-ce qui amorce dans la mémoire le retour d’un scénario morbide ? Cyrulnik se livre à cette interrogation rassurante pour mieux contourner dans un premier temps l’émotion de son récit. L’enfant qu’il fut, lui, s’en protégea en construisant cette mémoire rocambolesque, reléguant loin de lui la disparition de ses parents dans la terreur des camps nazis.
Il faut échapper au sens que l’Histoire assène. La mémoire, en fragments épars dérive dans les nimbes de l’enfance. Cyrulnik passe beaucoup de temps à scruter ses trous de mémoire et l’amoncellement des faux souvenirs, les siens, si importants dans la construction de soi et d’une résilience effective.
Il y a beaucoup à lire dans cet ouvrage, où l’auteur a mêlé à ses propres souvenirs exhumés au fil des pages sa science, consolatrice, dans un récit qui ne cesse de se relancer analytiquement quand l’émotion menace de le recouvrir. Et dans cette distance, il finit par domestiquer les images qui auraient pu l’arrêter, l’empêcher d’être ce qu’il est devenu, le forclore dans un traumatisme insurmontable.
C’est au fond le plus important de cet ouvrage pour nous, que cette modalité d’écriture que nous voyons s’effectuer au fil des pages, balançant entre les lésions de l’enfance et le relèvement que la science apporte et qui contribue, elle aussi, à fabriquer cette chimère de soi qui permet d’échapper au trauma de la mémoire.
Sans doute faut-il arranger ses souvenirs, s’en inventer d’autres, mentir, se tromper peut-être aussi soi-même parfois, dans l’ironie de ne croire qu’à moitié ce que l’on invente, pour donner naissance à un récit où retrouver son souffle et supporter sans angoisse des souvenirs par trop envahissants. Et grâce à cet arrangement, se libérer du passé.
Arrangements inévitables tant il y a de trous entre nos souvenirs, de véritables brèches que l’on doit combler, mais qui pointent l’horizon d’une évasion possible. Des brèches qui sont l’enjeu même du langage, contre la sidération des images. Et l’enjeu de cette résilience dont Cyrulnik n’a cessé de faire son souci. Car prisonnier du passé, nous ne savons tourner qu’autour de la même image. La mémoire traumatique ne cesse d’être mise en alerte par le retour envoûtant de cette image, ou deux, trois au plus, dont la fascination nous éloigne chaque jour un peu plus du monde pour nous donner à croire que nous nous rapprochons de nous. Mais rien n’est plus faux. On s’isole alors, on se met en situation d’étranger, on se perd.
Il faut pouvoir s’absenter, reconstruire sa mémoire pour n’être plus l’objet d’une histoire douloureuse, mais le sujet du récit que l’on invente. Et qu’importe s’il est enjolivé : le monde caché de la mémoire implicite se reconstitue peu à peu. Peu à peu : car il faut de la patience en effet, et les faux souvenirs importent autant que les vrais dans cette reconstruction patiente de soi.
Il faut donc s’évader, échapper au poids des images traumatiques. La clinique du traumatisme décrit une mémoire singulière : intrusive. Une mémoire qui modifie le fonctionnement même du cerveau, explique Cyrulnik. Centrée sur une image claire entourée de perceptions floues, elle impose l’horreur de la sidération visuelle. Elle barre, biffe, empêche que le langage, dans son aptitude à verbaliser, ne puisse aider à prendre la distance salvatrice qui nous soustraira aux images terrifiantes qui ne cessent de tétaniser l’être. «Tous les traumatisés ont une claire mémoire d’images et une mauvaise mémoire des mots », nous dit-il encore. Mais «les enfants dans la guerre ne sont pas les enfants de la guerre » : nous pouvons, nous devons, que l’on nous y aide ou non, chercher ailleurs des solutions. Ce peut être la fonction des ordalies intimes lorsque manque l’analyste qui viendra sceller la possibilité d’un récit de soi cohérent. Au moment où la douleur se re-présente, nous n’avons parfois que très peu de moyens à notre disposition. Boris Cyrulnik voit très bien comment ce courage morbide lui fit reprendre ses études par exemple, lui qui a choisi cette voie difficile à celle qui l’aurait soumis à la compassion mutilante que l’entourage propose trop souvent. Il faut pouvoir se faire témoin plutôt que martyr, bien que l’étymologie des deux mots soit identique : l’un est marqué, l’autre se dé-marque dans la distance qu’impose le témoignage. Car ce n’est qu’après coup qu’il est vraiment possible, dans la représentation du trauma vécu, d’affronter sa douleur. Dans cette créativité du témoin, comme lieu de résilience entre l’assemblage des images par trop précises et un halo de mots qu’il faut peu à peu arracher au trauma. C’est tout l’enjeu de ce travail d’écriture, dont la structure rhapsodique montre assez comment il se relance, tournant autour des mêmes images traumatisantes pour se défaire du poids de leur sidération par l’attention de l’explication savante -à cinquante années de distance, Cyrulnik mettant fin au silence de son passé. On voit tout l’enjeu et la force du document. Qui aura attendu si longtemps, tant il est difficile de parler, puisque pour parler, il faut avoir d’abord créé les conditions de l’écoute. C’est à cette difficulté de dire que s’est affronté Cyrulnik : qui s’est sans doute rendu capable lui-même d’entendre son récit, parce que les récits d’alentour lui offraient leur hospitalité. Cela dit, la vraie leçon est peut-être celle du titre en effet : il n’a pas attendu son rétablissement méthodique, composé, pour se hâter de répondre à l’appel de la vie.
Sauve-toi la vie t’appelle, Boris Cyrulnik, ODILE JACOB, coll. Document, septembre 2012, 291 pages, 22,90 euros, isbn 13 : 978-2738128621.
LES POETES ET LA GUERRE D’ALGERIE
Une anthologie. Poètes français en guerre contre la sale Guerre, d’Aragon à Seghers, amis de Maurice Audin lui rendant hommage, poètes algériens enfin, de Djammel Amrani à Malek Haddad, écrivant en français ou en arabe.
Une parole combattante, douloureuse bien sûr, courageuse. Une parole où l’on voit peu à peu émerger non la justification de se tenir auprès des hommes souffrants, ni celle de renouer avec la vieille tradition de révolte qui encombre par trop la poésie éprise, toujours nécessairement, de liberté, mais une poésie achoppant, se heurtant au problème de la vie même, en ce lieu unique où le Verbe s’écrit.
Bien sûr, cette poésie de genre encore, celui de la résistance, page écolière de notre histoire littéraire, celui d’une poésie qui voulait changer le monde, entretenant une ferveur nécessaire, celle des poètes inscrits dans l’action politique, des années militantes étanchées de l’espoir d’un monde autre égrené à longueur de vers, émouvante, forte sans doute mais égarée aujourd’hui en réconfort factice où puiser sans y croire la force d’être au monde… C’est que… Traiter poétiquement un événement n’est plus chose facile désormais.
Il y a donc cette poésie militante dont on ne sait que faire, sinon la donner à apprendre aux petites classes des écoles, où affirmer péremptoirement que le sacrifice n’est pas vain, même si la mort n’est pas chose si simple. Il y a cette poésie dont on veut croire qu’elle nous fera survivre là où toute liberté ne survit plus, celle des Fusillés de Châteaubriant ou plus sûrement encore celle des Romancero espagnol, de poudre plutôt que d’encre, ou cette infra-littérature travaillant au corps l’organisation formelle du poème pour arracher à la littérature son impuissance à rendre compte de l’organisation du réel et qui seule parvient à répondre, pied à pied, à l’assertion de Barthes selon laquelle on ne peut travailler un cri sans que le message ne porte davantage sur le travail que sur le cri…
Les espagnols de 36 donc et leur romance, et puis ici dans cette récollection, la poésie algérienne chargée d’autre chose à son corps défendant, qui doit, en même temps qu’elle s’énonce, inventer la langue dans laquelle s’énoncer. Kateb Yacine tout à son propre défrichement. Ou cette poésie populaire arabe explorant son histoire, ou bien encore ce travail d’écriture conçu comme l’épreuve d’une vie, celle de Jean Sénac dédiant «à l’enfant captif des chevaux de frise» sa difficulté à sommer le monde de cet ailleurs qu’on lui refuse, nous alertant sans cesse, nous qui ne faisons que rêver un autre monde que la terrible nuit spacieuse offusque. Un monde dont Sénac a bien vu qu’il ne pouvait égaler la ronce nourrie de sang qui nous enferme et nous leurre. Cette poésie justement, qui connaît le poids du chant, le prix du poème, la tiédeur d’une clairière, un mot de paix. Sans cesser de garder à l’esprit que le poème est rôdeur, qu’il intrigue la langue, la vie pétrie de son ombre, et qu’il faut se faire voyant pour apporter à autrui le blé «matinal arraché à l’obscure demeure des hommes».
Les poètes et la Guerre d’Algérie, Biennale Internationale des Poètes en Val de Marne, coll. Ecrire l’événement, sep. 2012, 171 pages, 12 euros, isbn 13 : 9782954262000.
Sous l’Ancien régime, en France, on était partout des étrangers…
Cette petite histoire des colonies françaises est non seulement à se tordre de rire, mais d’une pertinence folle, qui s’ouvre sur notre problématique francité, une création au forceps, avant que de reposer la question de l’immigration à l’intérieur de ce champ identitaire décidément ambigu.
Car en effet, sous l’Ancien Régime, en France, on était bien partout des étrangers… Chacun parlait son patois et les français, pas tous, savaient vaguement qu’il y avait un Roi qui les gouvernait et qui tenait plus ou moins son pouvoir de Dieu et qu’ils pouvaient être tirés au sort pour aller faire ses guerres, et c’était à peu près tout… Ils devinaient qu’ils étaient français parce qu’ils vivaient à l’intérieur de frontières, mais sans trop savoir ce que c’était au juste que ce droit du sol. On habitait là où on habitait, et c’était bien suffisant. A la cour, ça jactait dans vingt-trois langues… Et puis dans la foulée il y a eu un truc très fort : la Révolution. Ça a mieux soudé le sentiment national que toutes ces lois idiotes que les grands de ce monde rédigeaient pour nous contraindre. Plus tard à la capitale, on racontait que les flamandes, à ce qu’on disait, faisaient d’excellentes bonniches. Mais le filon belge s’épuisant, les bourgeois durent se tourner vers les Italiens, qui étaient beaux comme des dieux et fumaient des cigarettes sans filtres, puis des tas d’autres encore… Les choses sérieuses avec les étrangers ont commencé avec la Grande Guerre. D’abord on s’est tous mis à parler français –dommage que la bande dessinée ne se soit pas documentée sur ce moment crucial de l’unité linguistique de la France, qui ne s’est vraiment mise à parler français qu’avec la guerre de14-18… Bref, on a enrôlé des centaines de milliers de nos indigènes des colonies pour les envoyer faire les martyrs au front. Mais en 1918, on savait plus trop quoi faire de ceux qui n’étaient pas morts. Alors on les réexpédia chez eux à grands coups de pied aux fesses, en attendant la prochaine guerre. Dans les années 20, la France était le premier pays importateur d’immigrés au monde, en comparaison à son nombre d’habitants. C’est qu’on en avait drôlement besoin ! Il en venait de tous les coins du monde, et même des américains. Mais eux, c’étaient ceux qui s’intégraient le plus mal et qui causaient les plus grands soucis : ils voulaient pas payer d’impôts, ni les retenues sur leurs salaires. On leur a fait plein de procès, et puis ils ont fichu le camp avec l’argent des français et on n’en a plus parlé. Heureusement qu’on avait gardé nos colonies : nos indigènes étaient plus dociles. Enfin… presque : après 45, ils ont joué un rôle de tout premier plan dans les grèves et autres révoltes ouvrières qui ont saisi la France au sortir de la guerre. Heureusement qu’on avait encore un peu d’armée pour les mater. Ensuite ça s’est envenimé. On avait tourné la page avec les allemands, mais on voulait pas la tourner avec les algériens. On est donc resté en guerre.
Cela dit, très dramatiquement, l’ouvrage rappelle que les immigrés, en France, avant d’être des étrangers, sont des pauvres. Il n’y a pas de problème d’immigration en France : il y a un problème de pauvreté.
Petite Histoire des Colonies Françaises, T. 5 : Les immigrés, Otto T. et Grégory Jarry, éd. FLBLB, Coll. Documentaire, nov. 2012, 128 pages, 13 euros, ISBN-13: 978-2357610422.