ET MAINTENANT LA PEUR : LA NATIONALISATION DU FN…
La langue de Nicolas est vulgaire.
Sa vulgarité est une vulgarité de principe.
Le Pouvoir aidant, elle est devenue la langue d’un groupe social, une dégaine affichant avec familiarité les signes de sa puissance.
La langue d’une poignée d’hommes qui ont fait main basse sur tous les domaines de la vie privée et publique, pour y trousser leur immoralisme fat.
La langue de Nicolas est pauvre et monotone. A dessein, pour ouvrir grand les vannes du populisme et du racisme, qui ne peuvent instruire qu’une faconde besogneuse, celle, précisément, de cousin Brice.
Aucune espèce de censure ne l’entrave. Cousin Brice n’est par exemple pas un polygaffeur maladroit comme on a pu le dire ici ou là, c’est un vrai zélateur. Confiant dans les pouvoirs de l’aparté que l’on jette en pâture à la vindicte médiatique.
Sa langue n’a aucune tenue, aucune rigueur, intellectuelle ou morale. C’est une langue de cantonade, fagotée de clichés orduriers.
Brice, en outre, n’a jamais rien de définitif à dire. Ni de bien défini. Il se reprend toujours. Car l’essentiel est là : de pouvoir se reprendre, de n’en finir jamais d’asséner ses inepties -sa seule ambition est de rabaisser au plus bas la morale de la Nation. C’est la raison pour laquelle ses propos sont à l’emporte-pièce. Une langue de remontrance, de sommation, de menace. Proférée sans répit. La langue du charlatan qui vous retient par la manche devant son étal. Excluant vigoureusement de son champ tout dialogue. Une langue verrouillée, cadenassant en soliloques inconvenants les bruits du dedans. Car dehors ne doit pas exister. Ce à quoi vise cette logorrhée, c’est de supprimer tout dehors. Qu’il n’y ait plus au-dedans de l’espace national qu’une Nation unanime. La société française l’ennuie donc. Sa langue rêve d’une communauté nationale reployée… on ne sait trop sur quoi, au juste.
Cette langue est de surcroît une imposture politique calculée. Articulée par un fanatisme sécuritaire qu’elle pensait subtil et qui l’enferme soudain : d’aucuns commentateurs prédisaient que Nicolas nous avait débarrassé du FN. Il n’en est rien : il est aujourd’hui condamné à se front-nationaliser lui-même, voire à nationaliser le FN sous peine de disparaître. Mais comment pourrait-il disparaître ? Il le pourrait, qu’il ne le voudrait pas. Voilà qui fait froid dans le dos : on n’en finira donc pas, de cette langue cousue d’abîmes ? Car derrière cette langue, il n’y a rien. Non : elle abrite beaucoup de rancune. Son périmètre est celui du mépris, de la haine et de l’hystérie. La France sera un monceau de ruines qu’elle rutilera encore d’esbroufes et de promesses cataleptiques. Avant de finir par montrer ses crocs (de boucher, qui valent bien le "Il faut que je leur passe l’envie de rire", de Hitler).
Mais les temps de la gueule de bois ont commencé. La falsification du langage ne peut durer qu’un temps. La langue de l’esbroufe est tôt ou tard rattrapée par son propre bruit. Celui du déictique "(Moi), Je" (jamais si peu de pensée n’aura identifié autant d’égocentrisme).
Que restera-t-il de la langue du Kärcher ? L’anachronisme monstrueux du racisme qu’elle libéra. Une orientation hallucinée. Nicolas avait pour lui la ténacité d’une cause mauvaise. Voilà que Brice nous révèle le syllabus de ce parler : le vocabulaire de la haine –du monde arabe, faut-il le préciser… Une haine qui la fait ressembler aux langues des revanchards. Langue des servilités à venir, dans l’impudente grossièreté des approximations que profère cousin Brice. Demain le dernier acte : le pire est à venir, n’en doutons pas. Car ils ne peuvent renoncer. Ils ne le peuvent pas, parce qu’ils ne savent tout simplement plus comment faire : ils ont remis en selle la bête immonde. Alors même si, et toute proportion gardée, tout comme Hitler restait pour Klemperer le grand mystère du IIIème Reich, Nicolas devient celui d’une Ve déclinante, il ne servira à rien de se demander comment un type pareil a pu accéder à la magistrature suprême. Il faudra l’en déloger. Et ce ne sera pas facile.—joël jégouzo--.
Lti, la langue du IIIème Reich, de Victor Klemperer, Pocket, coll. Agora, nov. 2003, 375 pages, 9,50 euros, ISBN-13: 978-2266135467
QUEL EST L’OBJET REEL DE L’INTERET MORAL, DANS UN ETAT LIBERAL ?
Deux normes fondamentales devraient toujours guider l’action des hommes politiques en charge du destin de la Nation : celle du respect égal des personnes, et celle d’un dialogue rationnel entre les hommes.
L’Etat libéral ne peut, assure-t-on du côté de ses penseurs les plus subtils, fonder sa légitimité que du principe de neutralité encadré par ces deux normes salutaires, le débat public et l’égal respect des personnes, contraignant du reste à toujours relancer le débat public.
Deux normes qui avaient le pouvoir d’empêcher que l’on traitât autrui comme un moyen.
Mais voilà que dans cette République qui n’ose plus dire son nom, l’on traite les hommes comme des moyens. Car forcer les individus à se conformer à des principes avant même que l’Assemblée Nationale n’ait légiféré, c’est les traiter comme des moyens.
Voici en outre un gouvernement qui ne communique presque exclusivement que sur des thèmes de coercition ou de menace (dernièrement, les mères isolées qui ne sauraient pas tenir leurs enfants). Or, quand on tente de faire respecter un principe politique par la menace, a fortiori par la force, on traite les individus comme de simples objets de coercition.
L’Etat que nous connaissons est ainsi devenu une vaste entreprise de déshumanisation de la société française, qui ne poursuit qu’un seul but : celui de l’obéissance de tous à ses lubies aveugles.
Comment ne pas réaliser qu’il y a décidément quelque chose de pourri au royaume de France ?
La norme d’égal respect des personnes aurait dû s’afficher dans sa parfaite neutralité : elle ne peut orienter les conduites individuelles.
Que l’idéal de Vie Bonne d'un Ministre s’oppose à la norme d’égal respect, voilà le vrai danger.
Que son idéal veuille s’imposer comme norme morale collective, voilà le vrai danger.
Et que cet idéal prenne le pas sur la norme d’égal respect, voilà le seul vrai danger que court une République qui ne peut plus dire son nom !
Comment, en outre, ne pas comprendre que l’idéal libéral, tel que pensé du moins par Charles Larmore, oblige, par voie de conséquence, à renoncer au "culte de l’unité, pour accepter une certaine différenciation entre notre rôle de citoyen et les autres rôles qui nous engagent, avec d’autres, dans la poursuite des idéaux substantiels de la vie bonne" ?
Mais la clique au pouvoir est aveugle. Et sourde. Se respecter l’un l’autre en tant que personnes dans le processus d’association politique n’entre pas dans sa compréhension politique.
Comment, dans ces conditions, nous entendre avec ceux qui, au gouvernement même, rejettent cette norme de l’égal respect ou qui placent leur idéal de vie au dessus de cette norme ?
Quelle est l’essence profonde de la logique de menace et de force que l’Etat français met aujourd’hui en place ?
Une clique. Qui semble ne plus chercher que les occasions de défaire le Vivre ensemble dont elle a hérité.
Voilà des gens qui voudraient vivre "entre eux" et non avec tout autre au sein de cette Nation qui, naguère, était celle des Droits de l’Homme et du citoyen.
Voilà des gens qui voudraient réactualiser la frontière entre un pseudo pays légal et le pays réel, et conduire une politique de division fière de ses citoyens de seconde zone, comme au bon vieux temps des colonies.
Voici des gens animés par une doctrine morale nébuleuse, qui prétendent juger de la nature de la validité morale globale.
Voici un Etat de moins en moins crédible, car il n’est plus une solution aux difficultés que traverse la société française, mais un élément de son problème.
Voici un Etat qui pense que l’on ne peut plus vivre ensemble que sous la pesée de la menace ou la contrainte de la force et qui, du coup, engage l’aventure française dans l’abîme des affrontements sectaires.
L’un soutient déjà un absolutisme discret, l’autre dit J’ai décidé et rappelle, par son décisionnisme fanfaron, le prêche d’un Carl Schmitt, ce théoricien néo fasciste des politiques autoritaires, revenu à la mode il y a quelques années.
Pour se parer de toute dérive tyrannique, il faut subordonner l’idéal démocratique à des normes. Car la souveraineté de Droit n’appartient à personne (Guizot). Ni au Peuple, ni à l’élu du Peuple : elle repose dans le caractère duel de la démocratie, quand celle-ci sait organiser le débat public (et non sa farce), et libérer l’Opinion.
Au lieu de quoi nous avons un système politique qui ne respecte plus ses propres principes. Un système qui ne sait plus que l’objet réel de l’intérêt moral, c’est au fond l’Autre en tant qu’il n’est pas un corps étranger qu’il faut à tout prix déglutir dans notre système clos, mais un autre sujet relevant de ses propres perspectives, qu’il faut entendre et respecter comme tel.—joël jégouzo--.
DES GUERRES DE RELIGION ET DE FEU, LE LIBERALISME POLITIQUE…
L'avocat du français Liès Hebbadj : "On fouille les poubelles pour faire du buzz". On va chercher dans l’intimité d’une vie exposée désormais au grand jour, des raisons d’adopter dans l’urgence une loi stigmatisante et d’introduire par ce biais immonde la suspicion sur la partie musulmane de la population française. On fouille les poubelles de l’Histoire, élevant la délation au rang de vertu publique, en attendant sans doute que revienne le temps des ratonnades…
Nous connaissons désormais en France la forme la moins enviable du libéralisme. Celle dans laquelle l’accord sur les valeurs communes ne souhaite venir que de la coercition. Mais nous ne sommes plus dans un Etat libéral. Les libéraux eux-mêmes devraient s’en inquiéter. La clique au pouvoir a fini d’en trahir la pensée. Car le libéralisme politique voulait, lui, incarner une conception morale fondée, d’abord, sur la norme de l’égal respect des personnes. Une norme qui est entrée dans la pensée du monde occidental il y a des siècles, comme réponse adéquate aux guerres de religion qui ravageaient –tiens donc- la France tout particulièrement. Et voici que l’on vient de rompre avec cette norme, ouvertement, à l’instant même où un Ministre de la République s’est emparé d’un dossier faisandé par ses services depuis des mois.
Car aujourd’hui, non seulement l’Etat n’apporte plus de réponses adéquates aux difficultés que rencontrent les français, mais il est le fauteur de troubles qui divise et attise les haines et dresse des murs d’incompréhension.
Dans l’ordre libéral, l’Etat ne devait intervenir qu’en fonction d’une morale élémentaire, susceptible de produire la plus grande quantité possible de valeurs communes. Ici, à l’inverse, on ne cherche qu’à détruire le plus grand nombre possible de valeurs communes.
La neutralité aurait dû être le meilleur opérateur de cette morale. Une neutralité qu’un penseur français du libéralisme, exilé aux Etats-Unis –on ne se demande plus pourquoi-, le Professeur Charles Larmore, décrit comme un idéal procédural impliquant une impartialité quant aux fins, les principes politiques ne devant favoriser aucune des conceptions controversées de la Vie Bonne qui engage intimement les convictions et les actions de chacun au plus vrai de son être. L’action étatique non partisane par excellence, et à cette seule condition, apte à garantir l’ordre social. Une neutralité salutaire, car à bien y réfléchir, comment des hommes, même raisonnables, seraient-ils parvenus à s’accorder sur les spécificités de cette Vie Bonne ? Le libéralisme politique c’était ainsi, dans le camp même du pouvoir actuellement en place et de son strict point de vue, une doctrine exclusivement politique et non une philosophie de l’homme –a fortiori frelatée, ainsi que certains Ministres nous la donnent à peser…--joël jégouzo--.
Modernité et Morale, de Charles Larmore, PUF, coll. Philosophie morale, nov. 1993, 258 pages, isbn : 978-2-13-046045-3.
CE QUI IMPORTE, C’EST DE SAVOIR CE QU’EST LA JUSTICE
L’exécution. Paris. 3 heures du matin. Robert Badinter raconte que ce jour-là, il se rasa longuement. S’habilla avec respect. Paris. Rue de la Santé. La rue vide. Une petite porte sur le côté. La cour. La guillotine était là. Dressée. Immédiate. Avec ses hauts montants très minces. Très hauts, se souvient-il. Deux grands bras maigres desséchés. Un dais noir tendu dans la cour pour la masquer à la vue des prisonniers. Autour de lui, tout le personnel de l’exécution. Des hommes. Les avocats. Le Procureur qui avait requis la peine de mort, le Directeur de la prison et une silhouette sombre en chapeau : le bourreau, s’excusant : «Faut y aller. Il est temps».
Bontems, torse nu, attendait dans sa cellule. Courage. A phrases décousues, son avocat lui parle. Voix basse, de confidence. Il l’étreint avec une infinie tendresse. Le berce de ses paroles aimantes, comme pour interdire à l’horreur d’entrer là, comme pour fermer Bontems à la peur.
Bontems fait un brin de toilette. «Eh bien, allons-y». La Rotonde ensuite. Une dernière lettre à sa famille. Autour de Bontems, Badinter note la hâte d’en finir. L’immense silence jeté soudain sur ces hommes. Et le bourreau, chapeau sur la tête. Ses aides qui bientôt empoignent Bontems, l’emportent, le ligotent, le happent. Le claquement sec de la lame sur le butoir. La débandade soudain, les officiels s’enfuyant tandis qu’on asperge déjà la cour à grand jet d’eau.
Le récit est poignant, d’une force inouïe. Il faut entendre l’exécution lu par Charles Berling. Une diction au-delà du souffle. D’un tenant. Mesurée, roborative. Berling ne lisant plus mais témoignant de ce qu’est la Justice, le besoin de justice. Un long récit imposé par la fièvre. Robert Badinter devait ensuite passer sa vie à militer contre la peine de mort. Pour que le crime ne change pas de camp. Un récit confident, entaillé au plus intime de l’être. Sincère. Sidérant : comment avons-nous pu. Si longtemps. Le récit d’une tragédie. Un récit comme un homme n’en écrit jamais qu’un seul dans sa vie.—joël jégouzo--.
L’exécution, de Robert Badinter. Lu par Charles Berling. Présentation lue par l’auteur. 2 CD audio, durée 2 heures, Audiolib, 2009, isbn : 978-2-35641-202-7
« NOUS ALLONS A L’ESPRIT »…
La Russie aux lendemains de la mort de Staline, immergée dans son immensité continentale.
Une toile d’araignée flamboie d’un éclat irisé entre les fleurs. ce monde minuscule, façonné des gestes simples qui viennent se perdre dans l’étendue du paysage russe, sa seule conscience. Le paysan, l’ouvrier moscovite, ne cessent d’éprouver dans leur chair la viduité d’un monde où le temps s’étale comme un espace. Et les gestes qui remplissent leur vie s’effilochent dans le règne de l’ici. Au point que toute notation historique a disparu : la Russie des années cinquante n’est qu’une clause de notre style à nous. Tout est exactement comme toujours, tout respire le repos, ou plutôt l’absence de mouvement dans cette immensité que l’Histoire n’atteint pas. Tout est toujours comme par le passé, mais ce passé n’est pas. S’il existe une littérature du terroir, assurément, celle-ci en est un bel exemple, avec son monde enchanté de récits s’élargissant en vagues concentriques comme les ronds dans l’eau. Une pie se détache de la cime d’un arbre. Une matinée tranquille. Volodia se noie en pêchant. Dans la fraîcheur un peu amère de la prairie, quelque chose d’étrange ébranle soudain la nouvelle, bouleverse son fil et déferle sous les mots, charriant leur poids d’images. Un événement sourd, afflue. Tout a basculé déjà, enfanté par le pur talent de l’imagination souveraine : le récit se déploie enfin dans sa propre immensité. Il se fait pèlerin. La vie ne prend fin nulle part, ni l’écriture, qui inscrit dans son rythme sa propre élévation infinie.—joël jégouzo--.
La petite gare et autres nouvelles, Iouri Kazakov, traduit du russe par Robert Philippon, L’imaginaire Gallimard, février 2000, 270p., 8,56 euros – titre original : Na Poloustanki, 1ère édition française, éditions Gallimard, 1962.
En titre : Rimbaud, Une saison, etc. …
ARTHUR RIMBAUD, LA MONUMENTALE BIOGRAPHIE DE JEAN-JACQUES LEFRERE
Ce n’est certes pas la première biographie sur Rimbaud - et l’auteur espère bien que ce ne sera pas la dernière. Pourtant, par la minutie de l’investigation, la richesse des documents allégués, son souci extrême de vérification, le travail de Jean-Jacques Lefrère paraît condamner les biographes à venir à de bien maigres chicanes.
Toutes les pistes n’ont peut-être pas été explorées, mais elles donnent l’impression d’avoir toutes été balisées. A un point tel, qu’on aurait pu redouter que l’auteur ne se perde dans mille détails indigestes. Or il n’en est rien. Cette somme invraisemblable, si pointilleuse dans son expertise, se dévore comme un récit d’aventure. On ne peut qu’être frappé d’ailleurs par le sens du récit ainsi déployé. Le livre se lit dans un seul mouvement, vous tient en haleine page après page, tandis qu’émerge lentement la présence d’un Rimbaud miraculeusement familier. Mais d’une familiarité inattendue. C’est que, par le recoupement systématique des sources, l’auteur s’est employé à tordre le cou à nos vieux préjugés sur le poète. Et là n’est pas le moindre de ses apports. C’est par exemple le schème des trois années de génie et puis plus rien, qui vole en éclat pour laisser apparaître la cohérence sensible de tous les moments de la vie de Rimbaud. Ou encore cette césure par trop commode pour l’interprétation littéraire, entre les poèmes en vers et les poèmes en prose. Du coup, ce certain accord entre la vie et la forme poétique rimbaldiennes se clarifient, sans qu’il soit besoin de renoncer à leur inquiétante autorité. --joël jégouzo—.
Arthur Rimbaud, de Jean-Jacques Lefrère, éd. Fayard, mai 2001, 1242 pages, 44,50 euros, ISB 13: 978-2213606910.
Trois auteurs en quête de Rimbaud : entretien avec Jean-Hugue Berrou, Jean-Jacques Lefrère, et Pierre Leroy.
Pierre Leroy fit l’acquisition de la huitième photo inédite de Rimbaud. Sur ses traces à Aden, le photographe Jean-Hugues Berrou démontra que la maison, prise depuis longtemps pour celle de Rimbaud, n’était pas la bonne… Et après ? Reste Rimbaud, et la manière dont il travaille encore notre imaginaire.
jJ : Comment devient-on le biographe de Rimbaud ?
Jean-Jacques Lefrère : Pour essayer de savoir ce qui se cache derrière le personnage. Cette curiosité se doublait chez moi d’un sentiment d’insatisfaction : l’histoire du rimbaldisme a montré qu’il n’existait pas un Rimbaud, chaque biographe présentant le sien. Or j’avais le sentiment que tout ce qui existait était partiel, pour ne pas dire partial. J’ai donc essayé d’avoir une démarche un peu différente, en faisant comme si tout ce que l’on savait pouvait être mis en doute. Ce qui m’a rendu un peu amer tout d’abord, parce que je me suis rendu compte que beaucoup d’éléments que je tenais pour authentiques ne l’étaient pas. Mon parti pris a alors été de me dire que je n’écarterais aucune information, mais qu’il me fallait les vérifier toutes. Et quand je n’avais pas de certitude, de le dire clairement.
jJ : Et son collectionneur ?
Pierre Leroy : Mes premiers centres d’intérêts ont été les Surréalistes et j’ai évidemment gagné leurs grands ascendants. Et puis, à partir du moment où l’on commence à collectionner - et là je crois que le collectionneur rejoint le biographe -, il y a une intense curiosité qui se lève. La sensibilité est complètement à l’affût, on pressent, on se met sur des pistes. Il y a tout un travail sensitif qui se fait jour…
jJ : Dans votre travail photographique, ce qu’on attendait, c’était une vérification, avec un avant et un après. Mais le livre est autre chose.
Jean-Hugues Berrou : Je ne voulais pas de ce rapport à la vérification, qui est souvent le rapport de la photographie à l’événement. Certes, ce jeu de l’avant-après n’y est pas totalement proscrit. Mais il ne fallait pas inscrire toutes les pistes dans ce principe d’ordre. Vérifier que le monde existe encore, que le volcan est toujours là... Je voulais d’autres dimensions : j’étais parti moi-même sur des fausses pistes dans mon premier voyage, je voulais représenter ces flottements de la recherche. Certes, il fallait vérifier que l’hôtel «Rambow» n’était pas la maison Rimbaud. Un petit travail d’enquête sur les photos de l’époque m’a permis de le découvrir. Mais je voulais jouer aussi avec les formes imaginaires qui structurent notre mémoire de Rimbaud. Ou reconstruire les conditions de notre regard sur lui. Dans le titre, il est fait mention d’un homme et d’un lieu. Mais le premier visage de l’album apparaît tardivement, dans une progression qui annonce la photo du groupe.
jJ : Dans votre biographie, on perçoit une rupture avec le schème des trois années de génie…
J.-J. L. : Après la fulgurance de ce génie, on était tenté de se dire qu’il ne pouvait s’arrêter que d’une manière aussi brusque. Il est probable qu’en réalité cela a été beaucoup plus progressif. Ce renoncement à la poésie a sûrement été une épreuve pour ce jeune homme qui avait sacrifié beaucoup de lui-même pour devenir poète. Au moment où il abandonne l’aventure poétique, il songe à passer son baccalauréat. Peut-être pour redevenir l’intellectuel auquel il avait renoncé…
P. L. : En Afrique, Il a des ambitions… Et je me demande… On a beaucoup parlé des rapports de Rimbaud avec sa mère, mais est-ce que ce faisant il n’a pas voulu marcher sur les traces de son père qui avait eu la charge de l’organisation civile d’un département ?
J.-J. L. : Oui, à ce moment il demande à sa mère de lui envoyer le Coran traduit par son père, et les papiers arabes de ce dernier. Ce n’est pas innocent en effet.
P. L. : Plus tard il regrettera de n’avoir pas eu un fils, dont il aurait aimé faire un ingénieur.
jJ : Vous ne voyez pas de grand écart entre la figure du poète et celle de l’ingénieur ?
P. L. :Il y a la même poésie du départ...
J.-J. L. : Il est incontestable qu’il a toujours eu une volonté scientifique d’apprendre.
J.-H. B. : Il fait venir un appareil photographique... C’était l’époque des premières explorations : il effectua quasiment un travail d’explorateur…
P. L. : Qui a d’ailleurs donné lieu à une contribution de sa part à plusieurs sociétés de géographie.
J.-H. B. : Et puis, dès qu’il a maîtrisé un peu la photo, cela ne l’a plus intéressé.
J.-J. L. : C’est la caractéristique de sa vie, qui a été une suite de tentative poussée plus ou moins loin. C’est peut-être aussi le cas, pourquoi pas, de la poésie ? Qu’aurait-il écrit s’il avait continué ? La poésie est au fond une tentative partiellement réussie, partiellement ratée, puisque stoppée à un moment donné. Il n’a pas continué et cette suite de tentative qu’il pousse plus ou moins loin est fascinante, parce qu’on est en train de définir un personnage qui rate sans arrêt, ou qui ne va pas jusqu’à l’achèvement.
RIMBAUD : L’AUTRE DE L’IMAGE…
De Rimbaud, nous connaissions une peinture et quelques clichés d’adolescence, dont celui au regard mangé de blanc, translucide. Une nouvelle photographie de Rimbaud adulte est désormais offerte au public. Toute la presse l'a relayée. Une image inventée semble-t-il, pour ne pas dire un faux, à partir d'images qui traînaient parmi d’autres pour donner à découvrir la fin du XIXe comme un exotisme bourgeois. Sur cette image, Rimbaud s’afficherait sur le perron de l'Hôtel de l'Univers, qu’il fréquentait assidûment. L’image a été authentifiée par Jean-Jacques Lefrère, spécialiste de Rimbaud, auteur d’une puissante sinon définitive biographie du poète, parue il y a quelques années déjà. Jusque là, huit clichés nous donnaient plus ou moins à voir Rimbaud dans son parcours africain. Dont, avant ce focus, la huitième photographie du poète, qui avait pareillement ornée en son temps une presse pas tout à fait people encore, mais qui déjà ne savait au juste quoi en faire… Sinon vérifier qu’elle était l’un de ces objets auquel l’on ne se heurte que difficilement.
Dans le sillage de la huitième, un livre était paru. On s’attendait avec cette édition à la remise en forme d’un lieu de mémoire qui fut enfin le bon. Jean-Hugues Berrou venait de découvrir que feu le centre culturel Rimbaud, devenu le «Rambow Hotel», n’était pas la maison qu’IL avait habité à Aden. On s’attendait au jeu des sept erreurs, l’avant – l’après… Rimbaud / Aden, justement : comme s’il était possible de mesurer l’espace à son génie, ou l’inverse. Au lieu de quoi le lecteur fut jeté dans un vrai travail de deuil : que rencontre au juste l’image contemporaine de Rimbaud ? Le jeu des souvenirs se redistribuait ainsi selon des règles inédites. Jean-Hugues Berrou avait certes procédé, non sans malice, au jeu des 7 sept erreurs. Mais d’infimes déplacements dans le cadrage avaient rendu l’exercice dérisoire. Cependant, entre les images que le temps avait séparées, se dessinait un entrelacs de signes qui composaient une sorte de grammaire des formes de l’imaginaire rimbaldien.
Si l’on tient le Bateau ivre pour le poème de cette aventure du sujet séparé de lui-même, en route vers l’inconnu. Si l’on tient pour vrai que Rimbaud haïssait l’ici du monde, c’est cela, que l’ouvrage consacré à la huitième image de Rimbaud nous restituait. En dénudant les images de l’ici d’Aden, il vidait celles du passé de leur sens, parce que son propos était Rimbaud. Mais ce faisant, cet aujourd’hui d’Aden plaçait le poète hors d’atteinte. Or, l’inanité des moyens d’échapper à la réalité était l’inscription même de l’aventure rimbaldienne dans ce monde, dont seule la poésie, au fond, sait nous délivrer.—joël jégouzo--.
Rimbaud à Aden de Jean-Hugues Berrou, Jean-Jacques Lefrère et Pierre Leroy, collection Pierre Leroy, éditions Fayard, avril 2001, 168p., ISBN : 2213608539.
LE RACISME SECRET DE LA PEINE DE MORT EN france…
Les éditions Frémeaux ont récemment publié, sous la forme d‘un coffret de 4 CD-roms, une sélection pertinente des 25 heures de débats qui animèrent l’Assemblée Nationale les 17 et 18 septembre 1981. Un document exceptionnel, qui mériterait une large audience –dans nos lycées par exemple, surtout à l’heure où l’on songe à supprimer l’éducation civique des programmes scolaires- et une relecture critique, trente ans plus tard.
Un débat précieux, instruit, digne, mettant un terme à deux siècles de controverse. Deux siècles d’une controverse qui aurait pu cependant durer longtemps encore, tant les mentalités n’y étaient pas prêtes. Car en 1981, la question de la peine de mort restait ouverte dans la société française. En janvier de la même année, un sondage d’opinion ne révélait-il pas que 63% des français étaient opposés à son abolition ? Deux siècles de controverses que les médias voyaient en outre tarir sans plaisir, tant la rareté des exécutions de la dernière décennie avait nourri leurs tirages. Des médias toujours enclins à jouer des peurs de l’opinion publique, et lui servir un discours sécuritaire propre à l’enfermer dans ses émotions les plus viles. Mais pour une fois, la représentation politique sut s’élever au-dessus des querelles partisanes ou des chicanes politiciennes (magnifique allocution de Philippe Seguin), pour élever sa parole à cette dimension du sens qui fait la dignité de l’humain. Car dans cette valse hésitation qui menaçait et travaillait sourdement l’équilibre de la société française, entre responsabilité et libertés individuelles, entre violence et sécurité, nos députés surent choisir une issue verticale.
Il vaut la peine de réécouter ces débats, les allocutions des uns et des autres, de la majorité de l’époque comme de son opposition, pour comprendre à quelle hauteur la représentation nationale sut s’élever. Historique ce débat, le mot n’est pas de trop, au cours duquel les représentants du Peuple français surent engager leur responsabilité devant l’Espèce humaine –et c’est à dessein, quand on évoque la justice d’élimination qui était celle de nos deux siècles précédents, selon l’effroyable mais puissante formule de Robert Badinter, que l’expression est employée ici, en référence au très beau livre de Robert Antelme.
Il faut réécouter Robert Badinter s’élevant contre, formule encore une fois ô combien forte et terrifiante, cette justice d’élimination dans laquelle pataugeait encore le système judiciaire français. Dans quelle logique de l’Histoire une Nation s’inscrit-elle quand elle prône pareille justice d’élimination ? Il y eut tout d’un coup comme une vraie prise de conscience dans l’hémicycle, en particulier du sens moral que tout engagement politique doit prendre.
Aussi odieux que soit l’acte, martelait Badinter, il n’est pas d’être humain dont il faille désespérer totalement. Et il semblait bien n’être plus permis, dans cette France de l’aube mitterrandienne, de désespérer des hommes.
Une aube. Pas un monde nouveau cependant, car l’on n’a guère poussé, depuis, et même sous la législature socialiste, cette réflexion morale quant à la réalité du système judiciaire français – ces mêmes députés ne devront-ils pas, presque trente ans plus tard justement, plancher de nouveau sur les failles de notre système judiciaire avec l’Affaire d’Outreau et se porter de nouveau à ces hauteurs qu’on aimerait ne pas leur voir quitter ? Car si assumer une justice d’espérance, en 1981, s’entendait d’un renoncement à la peine de mort, nul n’est venu nous dessiner depuis les contours de cette justice d’espérance dans les prisons françaises.
Un débat à poursuivre donc, sinon à reprendre, à l’époque où les discours sécuritaires enferment les français dans des conjurations d’angoisse et de peur, en une époque où les passions négatives sont bien près de triompher de notre humanité.
Un discours à reprendre exactement dans les mêmes termes que ces interrogations inquiètes qui se firent jour lors du débat sur la peine de mort, et dont Robert Badinter se fit l’écho, quand il rappela que l’une des raisons pour laquelle la peine de mort avait fini par introduire un profond malaise au sein de la hiérarchie judiciaire, l’une des raisons pour lesquelles elle était devenue insupportable aux yeux des magistrats de cette hiérarchie, leur fut révélée quand ils réalisèrent la parenté de la situation française avec l’orientation que tout cela prenait aux Etats-Unis, quand, en 1972, la Cour Suprême avait elle-même songé à abolir la peine de mort, d’avoir soudain découvert que 60% des condamnés à mort étaient noirs, alors que la population noire ne représentait que 12% de la population totale du pays…
Et Badinter d’enfoncer le clou, à nous donner rétrospectivement la nausée, en énonçant que dans cette France des années 65 à 81, près de la moitié des exécutés avaient été des français d’origine maghrébine… Le tout énoncé avec beaucoup de confusion, le Ministre s’embrouillant sur le statut de ces exécutés, incapable de nous dire précisément s’ils étaient vraiment étrangers ou français d’origine étrangère, pour les réunir finalement sous le vocable pudique de «maghrébins», comme pour mieux témoigner du racisme secret qui campait alors déjà solidement en france. Honteuse application, découvrions-nous : sur les 12 000 crimes de sang commis dans la même période, les tribunaux français avaient choisi de ne livrer au bourreau et à la vindicte que des coupables préférentiellement maghrébins… L’un des racismes les plus manifestes et cependant le mieux dissimulé, sinon protégé, dans cette france sécuritaire qui bientôt fourbirait ses débats obscènes…--joël jégouzo--.
LA PEINE DE MORT - ASSEMBLEE NATIONALE, Label : FREMEAUX & ASSOCIES, Direction artistique : Lola Caul-Futy Frémeaux, coffret 4 CD, réf. Editeur : FA5278.
LE FOU DE L’AUTRE…
Recueil de nouvelles au fond désirantes, ébouriffées et piquantes, éprouvant, littéralement, la difficulté d’aimer, de l’être, d’y souscrire pour se porter au devant de soi ou d’autrui, introduites par l’énoncé divinateur de Fernando Camon : «Il est difficile d’être une femme, toutes s’en plaignent. Il est impossible d’être un homme, aucun n’y parvient.»
Nouvelles écrites au féminin, récidivant d’une aventure l’autre, de mal en pis si l’on osait, pour autant que le pis a, ici, cédé la place à la calamité de vivre entre mari alcoolique, compagnon infidèle et dragueur éreintant. Des histoires pleines de futurs ex-maris et d’une vision du monde assez juste pour tout dire, dans sa placide épouvante. Un monde où l’on se ment beaucoup, où l’on foire beaucoup, un monde dont l’érotique confine au grotesque, le cocasse disputant au bouffon son attirail fumeux. Un monde dont la gîte est celle d’un clochard échoué le nez dans le ruisseau, à tenter de déboucher une bouteille qui lui résiste.
Dans l’autre, ma folie me guette et ma vie pourrait bien se défaire, n’était le réconfort d’un poème de Nerval, qui assuma pour nous la folie dont aucun être humain ne parvient à se délivrer, sinon dans la poésie, dont la parole si intrigante borde nos frontières effarantes.
Des nouvelles qui peu à peu montent en puissance, dès qu’on a passé le cap de Julio ou de la touche bis. Et montent sous la pression de la pulsion descriptive. Tempêtes de Normandie. Les falaises d’Arromanches battues d’un ressac organique. Corps à corps avec les éléments, c’est dans cette dilection de la matière pour l’humain que la narratrice se découvre le mieux, réalisant sans trop savoir qu’en faire, que le monde est resté plus grand qu’elle. Superbement, deux espaces contigus se font face soudain : l’univers et nos mondes minuscules. Le Pneuma battant la roche Tarpéienne, d’avoir si grand ouvert nos portes à de si piètres amours.
C’est dans l’art de la description que ces nouvelles révèlent leur nature profonde. Face au monde, ainsi que l’impose sa récollection comme paysages, l’alentour décliné en façades. Comme si, dans ce rapport de frontalité au monde, la narratrice avouait mieux que dans sa relation aux hommes, cette solitude égologique dans laquelle la vie nous a jeté. Là-bas le monde, l’Autre. Territoire indu, donné dans une frontalité excessive.—joël jégouzo--.
Le fou de l'autre, de Sophie Képès, les éditions Noir sur Blanc, avril 2010, 232 pages, 12 euros, isbn : 978-2-88250-231-5