Pas dormir, Marie Darrieusseq
Non pas « ne pas » : pas dormir. Qu'il faut peut-être entendre en effet dans son adresse enfantine. To Die, to sleep... viendrait trop tôt, trop vite clore une vie d'insomniaque. Pas dormir. Ne pouvoir jamais s'absenter ni se reposer. Mais en qui, que la formulation enfantine donnerait à entendre ?
Ne pouvoir jamais s'absenter. Demeurer Prisonnier de sa conscience. « Pas dormir : errer sans ombre », écrit encore Marie Darrieusseq. Si les mots ont un sens, « errer », « sans ombre » qui plus est... Je ne connais que le diable, qui erre sans ombre... Peut-être Peter Schlemihl, qui vendit son ombre à l'homme en gris... Encore qu'errer paraisse trompeur. « Trompeur » placé ici à dessein, dans l'horizon du champ lexical «démoniaque» ouvert par son texte : errer sans ombre y serait le sommet de la tromperie sans doute. Rôder eût été préférable, se traîner, sans but : son récit n'est pas une méditation et s'il emprunte des chemins, celui des sciences naturelles ou de de la littérature, il n'explique rien, ne cherche aucun sens à cette histoire, ne pointe aucune perspective. Marie Darrieusseq déambule sans but, ce qui n'est pas même un chemin, ni être en chemin. Etrange paradoxe quand on songe aux voyages qui émaillent sa vie et son livre. Qu'explore Marie Darrieusseq ? Ne dirait-on pas plutôt qu'elle reporte une mesure, la sienne, du pas dormir, des uns aux autres : Duras, Kafka, Woolf, Gide, Plath... Elle égrène, comme l'insomniaque compte les moutons. Enumère. Une cohorte où prendre place plutôt que sens, sous l'ombre tutélaire du grand Kafka, saint patron des insomniaques. Marie Darrieusseq construit des listes. Proust, Pessoa. N'interroge pas Freud, qui dormait du sommeil du juste. Qu'est-ce à dire ? De quoi est faite la psychologie de l'insomniaque ? La psychanalyse qu'elle repousse d'un coin de manche. Est-ce un trouble psychique ? Que nenni. Est-ce un problème de conscience ? Alors... Mourir... dormir, -dormir- écrit Shakespeare, rêver peut-être... Mais de quels rêves, poursuit-il, qui pourrait nous venir dans ce sommeil de la mort, quand nous sommes débarrasser de l'étreinte de la vie ? Par sommeil de la mort, j'entends : l'insomnie.
Dormir, ne pas dormir... Seuls dorment les abrutis, ont toujours pensé les intellectuels. Longtemps les écrivains se sont vengés des « sonneurs » en refusant l'assoupissement généralisé. Enfin, à ce qu'ils disaient... Car bien qu'elle s'y refuse, et note, à peine en quelques mots que l'insomnie traverse toutes les couches sociales, Marie Darrieusseq partage ce préjugé : la classe sociale intelligente ne dort pas. Elle veille. Mais ce serait lui faire un mauvais procès (Kafka ?) que de l'enfermer dans ce fantasme d'élection. Dormir, écrire, existe-t-elle réellement cette littérature d'insomniaque ? Marie Darrieusseq recense. Tout. Jusqu'aux, bien évidemment, rituels d'endormissement. Et tout ce qu'elle a essayé. Mais jamais encore une fois n'introduit à la psychanalyse. Qu'elle contourne tapageusement pour nous offrir de belles pages d'un possible essai sur la chambre dont on sait ce qu'elle n'est plus déjà : un lieu où l'on ne naît plus, ni ne meurt. A peine le lieu d'une sexualité qui l'a quittée depuis bien longtemps, à peine encore peut-être ce fameux lieu à soi des adolescent, ou des enfants. Un nulle part pour les adultes.
Nulle part : c'est peut-être là qu'elle pourrait en venir, au bout de sa réflexion sur ce temps qui fige la nuit des insomniaques dans un univers privé d'espace. Qu'est-ce que le temps privé d'espace, sinon celui que nous promet la soporifique rédemption, cette éternité au goût de grande tasse trop vite au soleil allée, et ce, malgré l'extravagante résurrection de la chair.
Peut-être l'insomniaque, enfermé qu'il est dans un temps à l'arrêt, ne fait-il qu'expérimenter l'immobilité du dormant plus qu'il ne le croit, mais comme jeté soudain dans cette lucidité d'Hamlet réalisant que la conscience fait de nous des lâches et, prisonnier lui-même de sa conscience, se sait prisonnier d'une lâcheté dont il ne pourra pas se défaire... Car dans cette veille qu'il récapitule, lui saute aux yeux la calamité de si peu exister encore ou plutôt, la conscience que l'on n'est jamais vraiment, même insomniaque. Aucune trêve ne peut nous être accordée. Etre en n'étant pas, telle est notre défroque dont rien ne nous dépouille, ni le sommeil, ni l'insomnie.
Pas dormir, Marie Darrieusseq, P.O.L., août 2021, 308 pages, 19.90 euros, ean : 9782818053645.
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Des métiers carrément à l'ouest, Francis Mizio
Non pas ces gagne-pain du pavé, du rémouleur au chanteur de rue, qui déchagrinaient nos villes d'antan. Ni ces métiers qui disciplinèrent la cité, comme celui de chiffonniers, non plus que ceux de la survie de 14-18, de ceux que les pauvres surent inventer pour ne pas mourir trop tôt de faim, de froid, de solitude, ni même ces fantasques «encaisseurs de gnons» ou «dépendeurs d'andouille» que chante magistralement Juliette Nourredine. Et moins encore ces «petits» métiers d'aujourd'hui qui saupoudrent les loisirs des riches d'un zeste de dédain, comme celui de plongeur-récupérateur de balles de golf (si, ça existe), ou mannequin vivant de vitrines de luxe (!). Pas même la très sérieuse fonction de demoiselle d'honneur professionnelle (seriously ?). Rien de tout cela dans l'opus de Francis Mizio : du rêve à foison, de l'imaginaire à revendre, chroniques de pure fiction, tout à la fois extravagantes et le plus fabuleusement documentées avec cet art consommé de l'érudition badine qui marque toute son œuvre. De l'ajouteur de grain de sel, de Guérande bien évidemment, auteur d'une ode de quinze mille vers dédiés au sel, au réjouisseur de veau du pays d'Auge, hélas disparu au tournant de l'année 1929, fatale à plus d'une industrie, en passant par l'éradiqueur de mouettes (on en dénombrait 300 en 1895), sans évoquer son invraisemblable sucreur de fraises qui aurait bien fait de s'asseoir sur les genoux de la noueuse de coins de mouchoir avant que ceux-ci ne disparaissent, n'hésitez pas à prendre la tangente que Mizio vous tend, désertez vos trop scrupuleuses vies, optez pour le changement de genre littéraire, tant «changement d'herbage réjouit le veau», pour qu'à l'Ouest enfin, le nouveau fasse enfin signe !
Des métiers carrément à l'ouest, Francis Mizio, Nantes, 2020, 94 pages, 10 euros, ean 9782956107607.
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Le mieux est de contacter l'auteur : Francis Mizio's Pink Flamingo – Site parano bas carbone : Écriture – Vies vraie et numérique – Jobs – Méthode de pilates littéraires – Flamants roses
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