Le Prince de Cochinchine, Jean-François Parot, lu par François d’Aubigny
1787. A deux années de la Révolution française, le royaume de France se porte bien mal… Pour l’en sortir, Louis XVI espère signer un traité avantageux avec le Roi de Cochinchine. C’est compter sans les oppositions qui se font jour, une Triade affrontée au Roi de Cochinchine et d’innombrables comploteurs qui souhaitent tirer leur part du gâteau France avant que son royaume ne soit englouti. L’Etat se brise, la famine règne. Nicolas le Floch se retrouve au centre de cette tourmente, en compagnie de son ami, l’évêque Pierre Pigneau de Behaine et de son fidèle chien Pluton. De troubles en contrecoups, de badinages en fausses pistes, de meurtres en déloyautés de tous genres, de contorsions diplomatiques en scandales royaux, le Floch ne cesse de frôler et la mort et la disgrâce. Palpitant, érudit, le roman est traversé bien évidemment par les bruits sourds de la Révolution qui montent et par les débats furieux autour de l’égalité des hommes qui l’ont animée. On y croise ainsi Restif de la Bretonne et Olympe de Gouges, un choix assuré auquel rendre louange, pour Olympe surtout, qu’un roman grand public célèbre enfin. A noter que Jean-François Parot fut lui-même consul à Hô Chi Minh Ville, et qu’il veilla lui-même au transfert des cendres de l’abbé Pigneau de Behaine en France. Dense, précis, documenté, le lecteur est cette fois encore immergé dans un siècle passionné, grâce sans doute à cette lecture qu’en donne François d’Aubigny, claire, précise, ménageant de belles passes d’armes quand le débat philosophique fait rage, en disposant d’une belle palette de tonalités pour incarner ses personnages. Mais une dernière enquête... A moins que l’auteur ait laissé dans ses tiroirs quelques manuscrits qui verront le jour demain…
Le Prince de Cochinchine, Jean-François Parot, lu par François d’Aubigny, Audiolib, 14 mars 2018, 1 CD MP3, durée d’écoute : 11h50, 22.90 euros, ean : 9782367626635.
Lumière noire, Lisa Gardner
472 jours. 472 jours ensevelie dans une lumière noire. Dans un cercueil, suffocant, terrorisée, à la merci de son prédateur. Et puis Flora parvient à s’échapper. Mais le retour à la vie normale est impossible : elle ne peut ignorer toutes les filles victimes de prédateurs. Le sien est mort, d’autres existent, qu’elle traque jusque dans les bouges les plus glauques. Pistant ces disparues, elle se fait de nouveau kidnapper. Mais elle n’est plus seule : le commandant D.D. Warren a compris qu’un nouveau prédateur sévissait dans les rues de Boston et il s’est lancé à sa poursuite. Thriller psychologique glaçant, l’auteur ne cesse de nous confronter aux déviances les plus horribles. Armant toutefois son héroïne qui, après ses 472 jours, n’est plus la même, ni victime, ni tétanisée, elle chasse maintenant, jusque dans l’antre où un barman la retient, forçant les moindres failles, scrutant avec force son propre état psychologique, s’obligeant à prendre un recul impossible. « Est-ce que je suis affamée ? Oui. Est-ce que je suis fatiguée ? Très. Est-ce que je suis assoiffée, apeurée, frigorifiée, morte de chaud ? Absolument. Je suis tout. Je ne suis rien. Je suis une imbécile qui a vécu dans une caisse en forme de cercueil et qui se retrouve piégée dans une maison murée. » Flora cette fois ne se laisse pas impressionner. Elle est une survivante, s’en convainc, en fait sa force. L’intrigue se ramifie bientôt, tourne en rond, cavale en de nombreuses fausses pistes qui sont autant de points de tension où se retrempe notre lecture. Il faut survivre à ces aléas, revenir sur ses pas, chasser le doute. La ronde est convaincante, haletante, Flora est devenue le bras armé de toutes les vengeances. Elle tuera désormais. Son personnage bascule, il y avait urgence, il y a désormais cette tâche qu’elle s’est fixée, opiniâtre. Mais l’urgence d’abord, que la lecture de Colette Sodoyez nous fait vivre, éprouver dans sa diction heurtée et douce, souvent murmurée, comme à l’économie, du souffle, des syllabes, dans une parole qui chercherait surtout à ne pas s’épuiser. Avant de changer de ton et de diction pour affermir cette vengeance où Flora s’accomplit.
Lumière noire, Lisa Gardner, livre audio lu par Colette Sodoyez, traduit par Cécile Deniard, Audiolib, éditeur d’origine : Albin Michel, avril 2018, 2 CD MP3, durée totale d’écoute : 14h03, ean : 9782367626666.
La femme de l’ombre, Arnaldur Indridason
Printemps 43. Les troupes alliées débarquent en Islande, dont l’importance stratégique n’est plus à démontrer. Et bien sûr, l’arrivée massive de soldats américains, canadiens, anglais est tout juste tolérée par les islandais. Non loin, Petsamo, en Finlande, d’où partent les convois de réfugiés à destination de l’Islande : le Danemark occupés par les nazis se sauve comme il peut. L’Allemagne, qui a reconnu la neutralité de l’Islande, veille maintenant à ses portes. Une jeune femme y attend son amant. Ils veulent fuir la guerre, rallier Reykjavik. Mais le jeune homme n’arrive pas. En Islande, on relève sur une plage un premier cadavre, puis un jeune homme est victime d’une agression extrêmement brutale, à quelques pas d’un bar fréquenté par la soldatesque. Une femme disparaît. Il n’en faut pas davantage pour jeter le pays dans le trouble. Flovent, islandais, et Thorson, un canadien, enquêtent. Militaires ? Voyous ? C’est que cette occupation militaire sous le joug allemand a ouvert nombre d’appétits sordides. Indridason se régale, à creuser le fossé qui sépare les autochtones des étrangers qui les occupent. Un choc de civilisations en quelque sorte, concentré en une même unité de lieu : le pâturage de Klambatrun, planté entre le quartier miséreux des Polarnir et les cantonnements militaires. Second volet de la trilogie des ombres, La femme de l’ombre se plaît à mener son intrigue dans le plus grand flou, un flou saturé d’anecdotes, de bruits, d’événements qui nous perdent parmi les renvois à la culture et l’histoire islandaise, transformant ce polar en un récit foisonnant dans l’écho d’une Guerre qui avoue pour le coup son visage : la sauvagerie des hommes entre eux. L’intrigue est complexe donc, dont on ignore si tous les fils tirés se rejoindront ou non. Sinon pour composer le portrait d’une Islande pathétique, en passe de larguer ses propres amarres. Philippe Résimont en offre une lecture imposante, dans une tessiture chaude et basse. Rassurante, elle se fait vite fervente, interpellant en brusques sauts de voix appuyés l’auditeur, jeté au beau milieu du tragique d’un pays en rupture.
La femme de l’ombre, Arnaldur Indridason, lu par Philippe Résimont, éditions Audiolib, traduit par Eric Boury, 17 janvier 2018, 1 CD MP3, durée totale d’écoute : 8h43, 23.40 euros, ean : 9782367625720.
La Guerre civile en France 1958-1962 et la Constitution de la Vème République, Grey Anderson
Que reste-t-il de Mai 1958 ? Macron… Petit marquis offensant plutôt que monarque, dernier commis des nantis du monde économique, dirigeant peu scrupuleux d’une république bananière qui ne parvient même plus à camoufler ses dérives, ni sa vocation fondamentalement préférentielle. Cela, dans la continuité d’une mécanique constitutionnelle antidémocratique. C’est, au travers de l'histoire mouvementée de la France de 58 à 62, cette mécanique de la Constitution de la Vème République que décrypte l’auteur, ou plus exactement, celle des tenants qui ont abouti à sa rédaction. L’ouvrage consacre donc une large part à l’analyse minutieuse de la Guerre d’Indochine puis de celle d’Algérie, qui inspira directement cette écriture. La nouveauté de cette analyse qu’il faut lire de bout en bout, c’est que l’auteur ne reprend plus cette vieille antienne selon laquelle par exemple cette Vème aurait vu le jour pour parer aux dérives de la République des partis. De même, ce ne sont pas tant les défaites qui auront marqué l’avènement d’une présidence «forte», que la résurgence des idées de l’extrême droite française, encouragée par la classe politique de l’époque. Debré lui-même, menant les travaux, ancien haut fonctionnaire de Vichy, laissa libre cours à sa défiance à l’égard de la souveraineté populaire : selon lui, l’Etat devait rester «supérieur» aux représentants du peuple français. Et même si l’article 16 fut longuement débattu au sein de la Commission, parce qu’il qui prévoyait de laisser le Président confisquer tous les pouvoirs et suspendre toutes les libertés en cas de crise – crises ou prétendues crises dont, depuis une quinzaine d’années, tous les Présidents en fonction n’ont cessé d’agiter l’épouvantail de la crise pour renforcer l’arsenal des Lois liberticides-, les Droites extrêmes marquèrent de leur sceau cette rédaction. C’est que la France vichyste non seulement n’avait pas été éradiquée, mais relevait la tête avec force au cours de la crise du 13 mai 58. Printemps 58, à l’heure des paras, la France glissait de nouveau vers le fascisme et attendait son Caudillo, sinon son Führer. La grande émotion qui fédérait ces Droites, étude des journaux à l’appui, l’auteur la fonde dans le souvenir largement partagé de la répression contre les manifestants du 6 février 34, place de la Concorde. A droite toute donc, La Vème République ne pouvait que substituer une Monarchie présidentielle au régime des partis, et instaurer bientôt ce lien de charisme du Président à son peuple, théorisé par un Carl Schmitt, théoricien du nazisme… La Constitution ne tarda ainsi pas à se définir contre la rue algéroise et contre la rue française, contre le Peuple français, sans jamais parvenir à étouffer cette rue, voire en en exaspérant l’attente pour mieux la réprimer. Les contestations violentes de l’année 58, l’auteur les comprend non comme des anomalies de la jeune République naissante, mais son symptôme : la Vème République est le régime de la production et de la gestion continues d’affrontements violents avec un Peuple qu’elle méprise et rejette toujours plus loin. Ce qui est troublant à ce propos, c’est de voir l’auteur montrer qu’en fait le régime gaulliste avait adopté la tactique de la guerre révolutionnaire, celle de la guérilla, sur le terrain militaire à Alger puis en Afrique, mais aussi sur le terrain politique : si moderniser l’économie est devenue sa ritournelle, c’est pour mieux agresser sans répit le Peuple, lui livrer sans fin une guérilla qui n’a d’autre objectif que d’asseoir la domination des nantis. Et quant au concept «d’ennemi intérieur» qu’il va déployer pour justifier sa répression -et dont l’idée vient elle aussi de Carl Schmitt-, on, le verra se déployer dans toute la société française pour désigner toute opposition à la Doxa républicaine… C’est Papon, toujours préfet, qui passera par exemple du quadrillage des nationalistes algériens au quadrillage des immigrés, puis des parisiens… Il faut défendre l’Etat contre le Peuple, contre toutes les toutes les subversions, d’où, très tôt, le recours à des juridictions d’exception et la dramatisation stratégique de tous les événements susceptibles de porter atteinte au «sentiment républicain». C’est cette même vieille droite fascisante triomphante qui viendra conclure les événements 68, le 30 mai 68, refermant l’épisode contestataire sur l’écrasante victoire du front électoral conservateur, la manifestation, rapports de police en main, rassemblant aux côtés de républicains naïfs tout ce que le France comptait d’extrême droite…
La Guerre civile en France 1958-1962, Du coup d’état gaulliste à la fin de l’OAS, Grey Anderson, La Fabrique éditions, traduit de l’américain par Eric Hazan, 3ème trimestre 2018, 368 pages, 15 euros, ean : 9782358721677.
Nord perdu, Nancy Huston
Du Nord, elle en venait. En était-elle ? En est-elle encore ? Peut-être, mais d’une manière infime qu’elle distille peu à peu au fil des pages, s’interrogeant sur ce Grand Nord dont elle raconte au vrai la perte après vingt-cinq années passées en France. Calgary, sa ville natale. Qu’en dire qui la retiendrait charnellement plutôt qu’au fil d’un récit reconstruit après coup ? Ça, c’était en 1998, au moment de la sortie de l’ouvrage. On s’éprend à se demander ce que, vingt-cinq nouvelles années plus tard, elle en dirait, de ses vingt ans de Nord. Décisives, lui semblaient-elles, ces années d’avant la vingtième. Au point que l’on s’interroge avec elle : est-ce une enfance française qui nous ferait français ? Plus français qu’elle ne le serait de n’y avoir vécu qu’une quarantaine d’années ? Nancy Huston s’examine et scrute notre rapport à des réalités aujourd’hui sensibles : qu’est-ce qu’être migrant ? Ce mot, si mal partagé entre nous, parle-t-il seulement de la richesse des identités accumulées par ceux qu’un exil a contraints ? Des identités «contradictoires», renchérit-elle avec pertinence. On n’est jamais tranquille, quand on lit Nancy Huston… Mais malgré ces richesses, seul prévaudrait ce court moment de l’enfance au point que, nous dit-elle, il n’y aurait d’exil que de ce moment de l’enfance disparue. Un temps plutôt qu’un lieu, déployé dans une langue qu’on ne parlerait plus… Comme une partie de soi-même déposée dieu sait où et qu’on ne pourrait plus emporter, à peine convoquer : ce livre peut-être, cette écriture, qui est pourtant bien plus que cela, bien plus que le roman biographique d’une vie épuisée. Congédiée, renvoyée à sa seule solitude désormais. Car le récit qu’on porte de son enfance ne peut être partagé. Tout juste n’est-il devenu qu’une sorte de témoin, mal assuré, d’un monde révolu. Le Nord perdu. Un théâtre, dont cependant elle n’introduit l’idée que pour qualifier au contraire tout ce qui sera venu après sa perte. Pour affirmer de l’étranger qu’il ne peut faire autrement que de s’installer dans le théâtre de sa nouvelle vie. Avec humilité : il n’en sera jamais vraiment, du lieu qu’il habitera. Mais avec passion, livré au fourmillement sémantique de son étrangeté. Poignant récit, ouvert par instant à la confidence : Nancy Huston aurait fui l’anglais et le piano pour survivre à la violence de ses émotions. Pour n’en être pas submergée. Qu’est-ce qui justifie nos vies en fin de compte ? C’est cette anamnèse qu’elle entreprend dans cet étrange Nord perdu. Sans jamais la clore bien sûr : il faut tourner encore et toujours autour de cette question sans jamais être tenté de la murer, si on veut vraiment qu’elle fasse sens. La peler comme on pèle un oignon nous dit-elle. En ne se contentant jamais d’une seule identité. «S’ouvrir au flux extravagant de la vie», conclut-elle provisoirement, célébrant ainsi qu’elle l’énonce dans et à travers son questionnement magnifique, la reconnaissance de l’autre en soi. Pages pleines de sens : l’expatrié, son identité ne va jamais de soi et c’est tant mieux : il puise là la raison d’être de son humanité.
Nord perdu, Nancy Huston, suivi de Douze France, éditions Babel, décembre 2014, 130 pages, 6.60 euros, ean : 9782742749256.
L’Aurore, Selahattin Demirtas
Ex-président du Parti du Peuple, Selahattin Demirtas est incarcéré depuis le 4 novembre 2016 dans une prison de haute sécurité, à Erdine, en Turquie. Il s’est mis depuis à écrire. Des textes évidemment censurés pour la plupart, des nouvelles dont l’éditeur a réussi à en recueillir six, pour les publier enfin dans cet opus. L’Aurore fait référence au journal où Zola publia son fameux J’accuse (1898). Selahattin y raconte la dureté de la prison turque, ces cours de quatre mètres sur huit dont on ne finit jamais de faire le tour, la solitude à tout prendre meilleure que la brutalité des liens qui peuvent s’y tisser. Et puis le monde tel qu’il va en Turquie. L’histoire de Seher, le récit ahurissant d’une jeune fille violée que sa famille préfère assassiner plutôt que d’avoir à en reconnaître la tragédie. Il raconte l’effroi d’une culture ramenée un siècle en arrière, à dessein. Nazo, pris malgré lui dans la nasse d’une manifestation chargée avec une extrême violence par la police. Nazo coupable, sur son lit d’hôpital, forcément coupable, d’avoir voulu traverser cette manif au mauvais moment. Selhahattin raconte les violences policières, les blindés lancés à l’assaut des manifestants, les tirs à balles réelles. L’impunité totale des flics. Il raconte son pays livré à la misère, aux inégalités féroces. Il raconte ces contrats de chantier qui précarisent tout le monde et transforment tout le monde en esclave. Pour finir par sa lettre, pleine d’humour et d’intelligence, à la Commission de censure du courrier de la prison, s’inquiétant du métier que ses employés y pratiquent. Une longue lettre dans laquelle il raconte son enfance, dans un pays qui n’existe plus, et ce rêve qu’il a fait : le premier de la classe lui rendait visite, en prison, avant de se suicider.
L’Aurore, Selahattin Demirtas, édition Emmanuelle Collas, nouvelles traduites du turc par Julien Lapeyre de Cabanes, 14 septembre 2018, 76 pages, ean : 9782490155064.
Bullshit Jobs, David Graeber
Le titre porte à confusion : il s’agit en fait moins des boulots «à la con» que des emplois inutiles. Une confusion à laquelle David Graeber s’affronte depuis 2013 et qui l’oblige, cette fois encore, à passer beaucoup de temps à expliquer ce que ces «bullshit jobs» ne sont pas… C’est que… de l’autre côté de la rue n’existent que des boulots à la con, ou d’esclaves, -et encore, quand ils existent : rappelons que la France ne génère que 600 000 emplois selon l’INSEE, alors qu’elle compte 6 millions de chômeurs !-, et que nous sommes nombreux à le savoir ou à les vivre. Que sont donc ces emplois inutiles ? L’ouvrage en construit la définition et la typologie. Qu’est qu’un bullshit Job ? Un travail inutile qui ne peut permettre au salarié de justifier son existence, écrit David Graeber, et dont la disparition ne se ferait même pas remarquer. Définition subjective ; mais tous ceux qui sont confrontés à de tels jobs le savent bien. Passons sur les exemples. Des boulots inutiles, on en trouve à la pelle dans les cabinets ministériels : ces consultants, ces pseudos experts qui n’ont d’autre fonction que de produire des écrans de fumée pour masquer la réalité de l’action gouvernementale. Et donc dans la communication. Paradoxalement, ils n’ont cessé de fleurir dans la société néolibérale, et bien davantage encore dans le privé que dans le public ! C’est que, comme l’explique l’auteur, «sur toute la planète, les économies sont devenues de gigantesques machine à produire du vent». Nous le savons bien tous, que par exemple le consumérisme forcené ne mène nulle part. Des machines à produire du vent… Enfin, oui et non : il y a une grande supercherie à croire que nous sommes entrés dans l’ère de la société post-industrielle : étudiant, chiffres à l’appui, les courbes de l’emploi industriel à la surface de la planète depuis 1945, David Graeber démontre aisément qu’en réalité, non seulement l’emploi industriel n’a pas disparu, mais qu’il a même progressé. Nous n’avons fait que délocaliser cet emploi, créant au passage une nouvelle classe d’esclaves bien loin de nos portes mais pas moins réellement soumis à des rapports d’esclavage. Alors certes, nos sociétés occidentales semblent être entrées dans une nouvelle ère économique, celle de l’économie de services. Mais là encore, à ses yeux, courbes à l’appui, l’économie de service n’est qu’une vaste fumisterie : elle ne représente même pas 20% des emplois aujourd’hui. En réalité, ce sont les emplois dits de l’information qui n’ont cessé de croître. Mais jusqu’à ce jour, aucune étude sérieuse n’en a fait ni le tour ni le bilan. Des emplois liés à la montée en puissance du capitalisme financier. Des emplois utiles ? En fait le détour par les graphiques proposés par Graeber nous ouvre les yeux : depuis les années 70, la courbe de la productivité a fait un bon tout simplement hallucinant. Tandis que celle des salaires s’est mise à stagner. Cette augmentation de la productivité est telle, qu’en réalité nous pourrions ne travailler que 15 heures par semaine, sans que cela ne change rien à l’état de l’économie des pays avancés. Mais alors, pourquoi nous contraindre à travailler toujours plus désormais, et toujours plus longtemps ? Les raisons, nous dit l’auteur, sont morales et politiques, plutôt qu’économiques. Depuis les années 70, les nantis ont bien compris qu’offrir du temps libre aux classes dominées pouvaient être dangereux. Le travail est un outil de domination, non d’émancipation, dans nos sociétés occidentales. Voilà pourquoi nos éditorialistes, à longueur d’ondes, en prêchent la nécessité. Ceux-là ne sont en fait que les prédicateurs hypocrites chargés de taire la violence psychologique inouïe du travail tel que conçu dans nos sociétés occidentales, pour mieux nous y assujettir. Mais d’autre part, et c’est là qu’on retrouve l’idée d’une création massive d’emplois inutiles, les masses d’argent tout à fait ahurissantes générées par les bénéfices de ces nantis, ont fini par leur ouvrir un appétit de domination nouvelle. On croit d’ordinaire et on veut bien nous obliger à le croire, que la société néolibérale est obnubilée par le souci de l’efficacité et de la rentabilité. Observez-la fonctionner : c’est tout l’inverse qui arrive. La gabegie est partout avec elle. La gabegie et la sottise : la financiarisation de la société en est la preuve. On évoque les algorithmes de trading à haute fréquence, «si complexes» nous assure-t-on, que seuls des polytechniciens peuvent comprendre de quoi il retourne et construire les bénéfices qui demain ruisselleront pour nous faire mieux vivre, quand dans la réalité, l’essentiel des bénéfices de la finance lui vient des Dettes artificielles que législature après législature, ces nantis s’emploient à générer artificiellement. «Le secteur de la finance est une vaste escroquerie», affirme David Graeber, avec raison. Ce capitalisme financier donc, n’a cessé de produire une bureaucratie parasite : administrateurs, consultants, experts... Une structure en réalité féodale, dépensière, dont le seul but est de maintenir à flot un système néo-féodal d’allocation de la richesse : le fameux ruissellement ne concerne qu’une poignée de la population enrôlée au service, ou plutôt à la cour de nos quelques nantis, un système au sein duquel l’argent est déversé pour des motifs politiques et non économiques. Ce qui explique entre autres les monstrueux salaires accordés à certains, quand même ils auraient ruiné l’entreprise qu’ils manageaient… En cascade, l’emploi n’a aucune autre vocation que celle de discipliner, d’enfermer ou d’inféoder. On le voit, la création d’emplois inutiles est une nécessité pour l’Ordre nouveau qui s’est mis peu à peu en place, une nécessité dans laquelle s’est enfermé cet Ordre Nouveau, au risque de tout détruire, l’humanité comme la planète.
Bullshit Jobs, David Graeber, éditions LLL, septembre 2018, traduit de l’anglais par Elise Roy, 410 pages, 25 euros, ean : 9791020906335.
Le Seigneur des anneaux, Le Retour du Roi, lu par Thierry Janssen
Le retour du Roi : la quête de Frodo s’achève. Le quatrième âge, celui des hommes, peut commencer. Mais avant, il reste à traverser le chagrin, la détresse de devoir réaliser que l’on est rien ou si peu, voire l’indomptable nécessité d’affronter le désespoir, auquel il faudra bien survivre. Et la peur, la peur qui traverse de part en part cette fin hallucinée. Gandalf s’avance, désespéré face au Seigneur des Anneaux. La catastrophe de la guerre tend le fil du récit à le rompre. Aragorn, Gimli, Legolas, Merry, Pippin, leur courage est inouï, l’écoute du lecteur brûlante, tandis qu’au Mordor Gollum rôde aux côtés de Frodo et Sam. Désormais l’épopée se heurte à l’intime, violemment, embarquant l’intimité même du lecteur dans ses affres. Devant cette course au danger, à la mort, l’on est saisi, à réaliser que seule la résistance des liens de solidarité et la fermeté de caractère de si peu d’entre eux parviendront à surmonter l’ultime épreuve. Il leur faut en effet se couler, voire s’abîmer, littéralement et pour nombre d’entre eux, dans le sacrifice de leur vie pour offrir au monde la chance de voir un nouveau jour se lever. Jetés au plus profond d’eux-mêmes comme au fond d’un gouffre, ils ne sont rien sinon cette pitié qu’il leur faut y lever, cet altruisme qui seul viendra à bout de l’Anneau. Le Retour du Roi, c’est le temps de la destruction finale. Soron emporte avec lui les êtres légendaires. Dans une lettre à son éditeur, Tolkien confiait qu’il n’avait écrit rien d’autre qu’une «étude de l’homme simple et ordinaire, qui évolue dans un contexte sublime». Pour conclure qu’il ne fallait pas oublier, jamais, «la réalité de la vie ordinaire menée par tous les hommes», une réalité que «toutes les quêtes du monde ne doivent pas faire oublier». C’est cette réalité qui triomphe, ballottée entre l’ordinaire et le sublime, portée par cette lecture de Thierry Janssen si incroyablement «vraie», au sens où pouvait l’exprimer un Cézanne : «Je vous dois la vérité en peinture, et je vous la dirai». Une lecture qui au final aura su incarner cette œuvre avec un talent inouï, en soulevant tous les ressorts dont celui de l'intime, pour atteindre ce moment où le texte respire comme un être vivant.
Le Seigneur des Anneaux, volume 3 : Le Retour du Roi, Tolkien, lu par Thierry Janssen, Audiolib, éditeur d’origine du texte français : Christian Bourgois, 2CD MP3, août 2018, durée d’écoute : 19h13, 26.90 euros, ean : 9782367625591.
Ma langue au chat, tortures et délices d’un anglophone à Paris, Denis Hirson
De langue, il est évidemment beaucoup question dans cet ouvrage. Dès sa préface du reste, Nancy Huston, l’amie de toujours, évoque d’emblée «ce petit flic surmoïque» de la langue française, qui ne cesse d’infliger ses persécutions aux natives de la si douce France. Denis Hirson en poursuit le fantôme, tournant autour de nos étranges allocutions, s’interrogeant, en poète amoureux des mots, sur leur histoire, leurs pratiques, les laissant souvent miroiter sous la lumière de son texte pour mieux nous les offrir à explorer nous-mêmes. Il s’étonne par exemple que la langue française soit aussi genrée. Rappelant le Père Bouhours, ce grammairien du XVIIème siècle, convaincu que le masculin était plus noble que le féminin et décidant en conséquence qu’il fallait que le plus noble l’emporte, d’où cette règle du peu de cas du nombre quand un masculin fait signe au cœur de mille féminins. C’est peut-être aussi pour les mêmes raisons qu’il nous fait remarquer que dans notre français, «mari» n’a pas d’équivalent féminin, ou que l’Homme soit le seul témoin de notre humanité… Avec un humour et une intelligence peu commune, Denis Hirson persiste, fouillant au creux de sa mémoire une interrogation qui ne l’a jamais quitté, une question de sa mère : « Dans quelle langue se trouve plongé l’esprit juste avant que n’émerge la pensée ? » Mais lui, dans le chassé-croisé qui le relie à Nancy Huston, l’une quittant le français pour faire route vers l’anglais, l’autre accomplissant l’exacte trajectoire inverse, ne sait répondre à cette question. C’est que le poète n’a pas mission à la clore mais à l’informer, la nourrir, l’éclairer en interrogeant avec subtilité le sens qu’elle recèle, ouvrant ses yeux, nos yeux, sur ce monde des mots que nous avons pourtant voulu rendre compréhensible. Et nous laisse les écarquiller. Ou nous étonner de ce que l’anglais soit aussi précis et le français si peu, ou plutôt que l’un s’attache tant à la matière quand l’autre s’en éloigne autant qu’il le peut, nous livrant ainsi des anglais qui marchent «dans» la pluie (singing in the rain, etc.), quand les français accomplissent cet extraordinaire tour de force de marcher «sous» cette pluie…
Ma Langue au chat, Tortures et délices d’un anglophone à Paris, Denis Hirson, préface de Nancy Huston, Points Seuil, collection Le goût des mots, octobre 2017, 202 pages, 6,90 euros, ean : 9782757865453.
L’Hiver du mécontentement, Thomas B. Reverdy
Londres, 1978. Camden Town. Des poubelles partout. Des rats. Candice est coursier, et comédienne apprentie. L’hiver approche. Elle répète Richard III, tandis que le chômage de masse et la misère s’installe dans ses quartiers, pour se répandre très vite dans toute l’Angleterre. 1978, l’Angleterre est au bord du gouffre. Dans l’Est de Londres, les ouvriers de Ford Motors réclament une augmentation de salaire honnête, capable de compenser l’inflation record qui jette tout le monde dans la misère. Mais le Premier Ministre Travailliste, Callaghan, s’accroche à sa règle des 5%, refusant toute augmentation les approchant, tandis que l’on compte 16% d’inflation. Les ouvriers de Motors se mettent alors en grève, applaudis par toute la population, sauf les médias, qui depuis quelques années déjà ont préparé le terrain à la guillotine de «la crise», l’arnaque du siècle, annoncée à longueur de colonnes dans la presse. L’Angleterre est sur le déclin, clame cette dernière… C’est qu’il faut préparer les consciences aux sacrifices que les nantis vont exiger. Et la presse s’y emploie avec le zèle des collabos : il faut accepter, confie-t-elle odieusement à ses lecteurs, la fin du consensus d’après-guerre. Finies les Trente Glorieuses –mais elle en cache les raisons : l’appétit de la Finance, qui veut désormais établir des bénéfices records. On allait donc tous devoir survivre… 1978, les Sex Pistols n’existent plus, la musique des Clash devient commerciale, le No Futur s’apprête à céder le pas à l’odieux TINA de Thatcher, qui dans l’ombre fourbit sa prise du pouvoir. Thatcher. La brutalité mise à nue, celle-là même que Candice répète, s’apprêtant à interpréter Richard III. Le mouvement Punk s’étend, Joy Division débarque, des millions d’anglais vivent un cauchemar quotidien dans leurs blocs victoriens insalubres. Les médias distillent la peur, des pauvres, des jeunes générations désespérées. Candice a 20 ans, elle vit avec ferveur et observe ce monde s’engouffrer dans la fumisterie néo-libérale. Thatcher. Un monstre est en train de naître. Pour l’heure, les grèves s’étendent, le pays est paralysé, les ouvriers se bercent d’illusions. C’est qu’ils n’osent toujours pas s’en prendre aux médias, ces chiens de garde qui ont décidé, au tournant des années 70, de ne plus servir que les nantis. Les camionneurs bloquent les routes, les ports, les stations d’essence. Mais les médias parlent de guerre et tentent jour après jour de monter la population contre les grévistes. Candice s’interroge. C’est quoi le Pouvoir ? C’est ce spectacle qu’offre Richard III, tirant parti des faiblesses des uns, des renoncements des autres et conspirant dans le dos de tous ? Le 3 janvier 1979, soudain toute l’Angleterre s’arrête. Malgré l’hostilité générale des médias. Il faut insister là-dessus : la seule fonction des médias, c’est de se constituer en chiens de garde du pouvoir. Margaret Thatcher prend donc des cours de diction pour satisfaire aux canons de la presse médiatique. Elle devient le chef du Parti Conservateur. Callaghan s’accroche pitoyablement à son Pouvoir. Il n’a rien à proposer, sinon de jeter consciencieusement les anglais dans les bras de Thatcher. Le cœur de Londres n’est plus qu’un taudis. Thatcher piétine ses adversaires, use d’une rhétorique mensongère, cache comme elle le peut son mépris du Peuple. Les médias la fabriquent, plus qu’ils ne la suivent : ils tiennent enfin leur Caudillo, ils ne la lâcheront plus. Les anglais vont bientôt être saignés à blanc. La presse s’y emploie. Le Punk est mort, la contestation, bientôt, sera écrasée dans le sang. «C’est la crise», reprennent-ils tous en cœur. Bobby Sands mourra. La City doit prendre le Pouvoir, la misère devenir la norme et les syndiqués, traités comme des terroristes. «Now is the winter of our discontent»… Nous avons oublié la brutalité ordurière des années Thatcher, Reagan, dont nous sommes les héritiers… Thomas Reverdy nous le rappelle, dans ce roman fort et tragique : celui des années 78/79, juste avant le temps de nos défaites.
L’Hiver du mécontentement, Thomas B. Reverdy, Flammarion, août 2018, 220 pages, 18 euros, ean : 9782081421127.