Les Arméniens 100 ans après, Séda Mavian
100 ans plus tard, les Arméniens sont une nation éparpillée aux quatre coins du monde. Car si l’on compte 10 millions d’Arméniens dans le monde, 6 à 7 millions d’entre eux vivent en diaspora. Très peu donc, dans cette Arménie si jeune, qui n’a recouvré son indépendance qu’en 1991 et qui aujourd’hui se dépeuple. Beaucoup encore dans le Haut Karabagh, à vivre toujours dans l’angoisse de la reprise des pogroms des années 1988-90, et l’attente angoissée d’une intervention militaire de l’Azerbaïdjan.
100 ans après le Grand Crime (Mètz Yèghèm), les arméniens sont toujours hantés par le spectre de la disparition. Il s’agit toujours pour eux de survivre, comme si le monde s’employait à réactualiser le spectre de 1915, pour en faire la réalité obsessionnelle du peuple arménien. Survivre à l’assimilation croissante qui frappe de plein fouet la diaspora arménienne, survivre à la disparition possible des arméniens d’Arménie toujours sous la menace de l’Azerbaïdjan, survivre à la disparition du patrimoine culturel arménien. Et s’inventer une nouvelle identité que le peuple arménien ne peut plus fonder comme autrefois sur la religion, sur la langue ou les coutumes. Car aujourd’hui, les marqueurs identitaires ne fonctionnent plus pour ce peuple dispersé dont le sentiment commun d’appartenance n’est plus relayé que par la mémoire de 1915. Mais peut-on vivre longtemps dans le seul sentiment d’être un descendant des victimes de 1915 ?
Comment refonder cette identité, s’interroge l’auteure, au-delà de la tragédie commune ? Par la Connaissance, affirme-t-elle, libérée des entraves que constitue toujours le trop long combat des arméniens pour la reconnaissance internationale de leur génocide. Un combat qu’il faut poursuivre, amplifier, jusqu’à contraindre la Turquie à reconnaître ce génocide, et tout comme la France dans le cas des juifs français déportés et spoliés, la contraindre à poser la question des réparations. Sans quoi 1915 risque fort de refermer tout projet de destin sur la seule conscience de n’être que vivant.
Livre étrange, non linéaire que nous offre Séda Mavian, comprenant des portraits, des entretiens, une courte histoire géopolitique de l’Arménie, un aperçu de la culture et des problématiques identitaires des arméniens d’aujourd’hui. Plus une geste, une gestation, qu’un document qui viendrait surplomber une histoire close. Curieux livre, entre l’essai et le document, à l’image de cet éparpillement dans lequel la voix arménienne doit trouver à s’inscrire pour tenter de saisir quelque chose qui ferait sens.
Les Arméniens 100 ans après, Séda Mavian, éditions Ateliers Henry Dougier, coll. Lignes De Vie D'un Peuple, avril 2015, 145 pages, 12 euros, 979-1093594422.
L’Hypocrisie républicaine du baccalauréat…
Voilà, les dés sont presque jetés. Reste une épreuve et à attendre les résultats et pour certains candidats, à préparer la session la session de rattrapage. Baccalauréat en poche, nos chères têtes blondes pourront s’inscrire dans l’université de leur choix. C’est du moins ce qu’on aimerait nous faire croire : que le baccalauréat est un ticket d’entrée, un diplôme national, évaluant objectivement les élèves à leur mérite. Les mêmes conditions d’accès au supérieur pour tous… Dès la journée d’ouverture (c’est en effet un spectacle en France), la grand messe s’organisa autour de la fumeuse épreuve de philosophie, chaque canard y allant de son commentaire de comptoir de bar quand dans la réalité, l’épreuve ressemble plus à un devoir de scholastique qu’un effort de pensée...
Demain, cette même presse à l’enthousiasme infécond se hâtera de classer les établissements en fonction de leurs résultats au bac, le taux de mention venant ajouter en bêtise pour peaufiner la hiérarchie et ranger les lycées au mérite, lequel mérite récompensera in fine les lycées les plus «vertueux» pédagogiquement : ceux qui auront su accompagner une classe d’âge au bac sans être tentés de se débarrasser au passage de la seconde des élèves les moins «porteurs» en terme de réussite scolaire…
Mais la réalité est tout autre : en mai, les élèves savaient déjà s’ils étaient ou non reçus dans l’établissement supérieur de leur choix. La sélection s’était opérée déjà, bien avant l’obtention du fameux ticket, sur quatre trimestre exclusivement : les trois de classe de Première et le seul premier trimestre de Terminale. A l’exception des meilleures prépas de France, qui tiennent compte des résultats de seconde. Point final. Il suffit ensuite de présenter son diplôme pour concrétiser la décision.
Mieux : reçus sur dossier, les résultats de ces élèves n’est pas le seul critère «objectif» de sélection. Les établissements, qui ne sont pas dupes, savent qu’il existe des «différentiels» entre les lycées. Un 15 dans celui-ci ne vaut pas un 15 dans tel autre. Comment dès lors opérer dans un tel maquis de niveaux ? C’est très simple : les établissements fonctionnent désormais par réseau, ou reconnaissance du travail des équipes pédagogiques en place. De sorte qu’un élève sorti avec une mention très bien au bac, d’un lycée «non reconnu», n’a aucune chance d’entrer dans telle prépa réputée, faute d’être passé par le bon circuit. Bien sûr, il y a des exceptions. Peu nombreuses et seulement utiles pour justifier la prétendue égalité des chances. Dans cette gestion souterraine des cursus, les prépas dites «parisiennes» se taillent la part du lion, qui ne travaillent presque exclusivement qu’à partir de ces données finalement confidentielles. Au final, ce sont les établissements publics des beaux quartiers comme l’on dit pudiquement, et les établissements privés qui fournissent les meilleurs cursus : la gentrification des villes a achevé de peaufiner le paysage scolaire français, en confisquant les «meilleures» écoles de la république pour les privatiser. Le capital symbolique s’accorde au capital tout court, pour sanctionner une éducation française plus inégalitaire que jamais. Depuis une bonne vingtaine d’année, les sociologues répètent à l’envi que l’éducation en France est aujourd’hui plus inégalitaire qu’elle ne l’était il y a trente ans. Mais nul ne veut entendre ce discours déprimant et le bac continuera d’émerveiller une population convertie contre son gré par la classe dominante au sacrifice social.
Les autodafeurs, T. 3 : Nous sommes tous des Propagateurs !
Le combat, final ? Les Autodafeurs venaient de lancer leur attaque. Nombre de bibliothèques semblaient être parties en fumée. Sur l’île de Redonda, les membres de la Confrérie tramaient une réplique trop vague pour l’emporter. Mais deux nouvelles têtes font leur apparition, qui vont bouleverser le fil de l’histoire : Inès et Rama, le jeune prodige des maths aux douze orteils. Un détail qui n’a pu échapper à Césarine, d’autant qu’elle trouve en lui son alter ego, partageant une même passion pour la logique. Quant à Inès, nous plongerons avec elle dans l’histoire lointaine aux portes de l’Amérique de Christophe Colomb retrouver le Livre que personne ne peut lire…
Les Autodafeurs ont donc lancé leurs attaques partout dans le monde. Plus grave encore : la quasi-totalité des gouvernements et des institutions internationales campent sur les positions liberticides des Autodafeurs. Partout l’on suspend les libertés individuelles, au nom de la lutte contre la menace terroriste… Internet est sous tutelle, la disparition des livres fait peu à peu place à des bibliothèques numériques que les états peuvent surveiller à leur aise… L’avenir est bien noir, sinon brun de nouveau… Et de ce sombre avenir nous parviennent des échos tragiques : en quelques décennies, un nouvel ordre mondial s’est mis en place. Totalitaire. Mais une figure de résistance émerge de cet avenir, celle de Noé tentant depuis son naufrage ultérieur de sauver l’humanité, dont toute la tragédie déboule dans le récit grâce à cette arche qu’il leur tend. Elle raconte les guerres, les quelques décennies qui ont suffi à jeter à bas notre civilisation pour l’enfermer dans la plus effroyable des barbaries. Elle décrit un Protocole, celui de Chronos, dévorant l’humanité hagarde. Du dieu Chronos, le roman épouse la logique cannibale, jouant sans cesse du brouillage du temps : on est avant, on est après, les temporalités se chevauchent, l’espace-temps ne cesse de se plier pour nous arracher à la torpeur d’une lecture trop linéaire. Et dans cette confusion qu’il engendre, l’île de redonda où s’est réfugiée la Confrérie devient une sorte d’axe du monde qu’il serait vain de fuir. C’est là que tout se joue, là qu’il faut compter ses forces, tandis que Césarine commet erreur sur erreur. Il se passe quelque chose. Piégés sur l’île, nos héros doivent affronter leurs fantômes et leurs peurs tandis que le monde assiste à sa mise à mort, que seule une puissance supérieure pourra sauver. Une puissance que Césarine va découvrir, ou bien qu’elle recouvre, qui sait, révélant au passage, enfin, les raisons de son aversion du nombre 22. Une puissance que par-delà les siècles tous ont en partage et nous avec, lecteurs, qui sommes devenus leurs fidèles alliés dans ce combat du livre contre l’économie barbare des logiques totalitaires, nous qui sommes devenus, de fait, les Propagateurs que la Confrérie espérait, cet élan intérieur et personnel de chaque un pour le salut de tous.
Les autodafeurs, T. 3 : Nous sommes tous des Propagateurs, Marine Carteron, éditions du Rouergue, collection DoAdo, mai 2015, 368 pages, 14,90 euros, isbn 13 : 9782812608933.
Les Autodafeurs, Tome 2 : Ma sœur est une artiste de guerre…
Nous avions laissé la Confrérie en mauvaise posture. Auguste et Césarine venaient de perdre leurs grands-parents dans le combat qu’ils avaient gâché, une grande partie des archives qui leur avaient été confiées avait été détruite et leur maman se retrouvait plongée dans le coma. De leur côté, les Autodafeurs, après avoir mis la main sur la liste des membres de la Confrérie, se préparaient à les éliminer les uns après les autres –et commençaient d’y réussir. Dans la coulisse, ils peaufinaient un effroyable plan de bataille, le projet de lancer sur le monde la «onzième plaie d’Égypte», à savoir la destruction de tous les imprimés circulant à la surface de la terre. Un Fahrenheit en grand, une Nuit de Cristal telle que l’humanité en génère périodiquement dans son aventureux destin. Mais c’était compter sans Césarine, qui se révèle dans ce tome pour l’absolu plaisir du lecteur, et se prépare à livrer la vilaine guerre à laquelle on l’oblige de céder. La lecture assidue de Sun Tzu et la pratique quotidienne des arts martiaux l’ont considérablement aguerrie. Pour l’heure, elle en expérimente la pertinence dans sa préparation du sauvetage de sa mère, plongée en fait dans un coma artificiel.
Le second tome est à l’image du premier quant à l’économie narrative, presque classique dans sa structure, nourrissant une grande unité de lieux où l’action n’y peut éclore que violemment. Une contrainte formelle qui force les personnages à envahir la scène romanesque, plutôt qu’elle n’astreint l’auteur à démultiplier les rebondissements, à l’image de ce qui se pratique dans les mauvais polars. L’histoire vogue ainsi au près d’une gamine qui lentement émerge de son autisme, et d’un adolescent lancée dans la quête fiévreuse de son identité, tenant enfin dans ses mains le livre de bord de son père racontant, année après année, ce qu’il en coûte de vivre dans un monde ahuri, et ses émerveillements gamins. C’est le tome des révélations, celle de Césarine au lecteur et d’Auguste à lui-même, dans le contexte trouble des éclaircissements familiaux. C’est l’opus des basculements, d’une revanche facile sur les Autodafeurs et du comptage des forces en présence. C’est le tome des tensions et des attentes du choc de la bataille finale. Le volume des ruptures : ils quittent le domaine familial réduit en cendres, affrontent l’inconnu, un autre monde, ailleurs. C’est un chapitre presque qui s‘ouvre plutôt qu’un nouvel épisode, entre deux moments d’un temps que l’on ne peut arrêter, celui de la prise de conscience que l’être humain vit entre deux morts : celle de l’enfant qu’il a été et celle à venir, qui semble ne plus vouloir tarder à présent… le volume de la sortie de l’enfance !
Les Autodafeurs, Tome 2 : Ma sœur est une artiste de guerre, Marine Carteron, éditions du Rouergue, coll. DoAdo, 380 pages, 14,90 euros, ISBN-13: 978-2812607172.
Les autodafeurs, Tome 1 : Mon frère est un Gardien, Marine Carteron
Voilà bien longtemps que les Autodafeurs attendent de prendre le pouvoir. Aujourd’hui, la société numérique semble le leur permettre enfin. Mais c’est compter sans les Gardiens du livre, qui n’ont cessé depuis des siècles de protéger ce bien incurable qu’est le livre imprimé. Pour l’heure, les Autodafeurs marquent des points : ils viennent d’exécuter le dernier Gardien connu, le père d’Auguste et de Césarine, dont ses propres enfants ignoraient la mission. Ancien conservateur de la BNF, leur mère ancienne archéologue, ni Gus ni Césarine ne pouvaient se douter de la profondeur de leur engagement : l’une vit égarée dans un monde mathématique, l’autre dans ses histoires d’ado, lecteur MP3 sur les oreilles et i-phone en poche. Mais les voilà contraints, par cette mort inouïe, de retourner vivre à la Commanderie, l’immense propriété de famille, perdue dans un coin obscur de province. Césarine, «ordinateur en socquettes» qui aime les nombres à l’exception des 22 premiers, ne vas cesser de nous épater par ses raisonnements imparables, poussant les logiques molles des adultes dans leurs derniers retranchements. Toute la famille déménageant, ce qu’elle découvre, c’est un papi et une mamie dont le passé d’anciens militants gauchistes refait surface. Qui sont-ils en réalité ? Pour quoi vivent-ils ? Tandis qu’Auguste s’ennuie dans son nouveau collège de bouseux, jusqu’à l’heure du cours de français, où le prof, littéralement, le subjugue. «Qu’est-ce qu’un livre ?», interroge-t-il. Que lit-on d’un livre ? Qu’est-ce que lire au fond, passer le temps ou bien quoi d’autre ? Et comment lire dans ce cas ? Mais surtout, que devient-on quand on lit ? Le roman s’ouvre d’un coup à un questionnement des plus essentiels. «Qui donc –mieux que le livre- est à la fois médecin et nomade, byzantin et hindou, persan et grec, mortel et immortel ?». On le voit, la littérature jeunesse n’a pas froid aux yeux, qui propose aux ados cette puissante méditation sur la vie. Et le plus fort, c’est qu’elle le fait sans se départir de son genre, ne cessant d’ancrer ses personnages dans notre époque, futile et sombre, eux-mêmes portés par des gestes tantôt puérils, tantôt graves, ne perdant pas un seul instant de vue leur poids d’existence, d’une existence faite d’étonnement et de ces engagements auprès du monde et d’autrui dont sont capables les adolescents.
Césarine, au fil des pages, conquièrent une place à part. Autiste, nous la découvrons à travers son journal, pétillant d’intelligence. Elle observe tout, note tout, débusque les contradictions, les secrets, les failles. Et par son observation autiste du monde, elle finit par découvrir qu’il manque des mètres à la Commanderie... Un passage secret, en lien avec cette mission ancestrale dont leur famille s’est chargée et dont Auguste découvrira qu’il en est devenu, à la mort de son père, la pièce maîtresse. Il s’agit de défendre les livres. De mettre à l’abri toute la mémoire livresque des hommes, leur socle d’humanité. Il s’agit de les protéger des Autodafeurs, des gens que le livre exaspère, tant il a inscrit dans son horizon la possibilité de la liberté humaine. Depuis l’aube des temps, les Gardiens ont réussi à sauvegarder ce patrimoine commun. Ils ont conservé précieusement les originaux de tous les livres existants à la surface de la planète. Des originaux que les Autodafeurs voudraient détruire, pour les remplacer par leurs clones numériques, expurgés bien sûr –c’est désormais si facile-, de tout leur contenu révolutionnaire. Leur projet démesuré est de numériser tous les livres écrits par les hommes, sous le contrôle d’une seule société, qui se chargera ensuite de mettre à la disposition des états sa version des ouvrages publiés… ça sent son Google books, amazon, voire ces Lois de contrôle du web que certains gouvernements nous ont concoctées… Car les Autodafeurs travaillent dur à nous faire croire que nous pourrions nous passer de ces originaux auxquels nous n’aurons bientôt plus accès.
La guerre ne fait donc que s’engager, qui voit de nouvelles forces s’engager aux côtés des gardiens du livre : nous, lecteurs, qui sommes au fond les Propagateurs que les gardiens appellent de toutes leurs forces…
Les autodafeurs, Tome 1 : Mon frère est un Gardien, Marine Carteron, Editions du Rouergue, collection DoAdo, 7 mai 2014, 14 euros, ISBN-13: 978-2812606670.
Being, de Kevin Brooks
Qui peut se faire une idée de ce qu’il est, viscéralement ?
Robert Smith a 16 ans. On l’a admis à l’hôpital pour une banale endoscopie. Mais ce que découvrent les médecins lors de l’examen est rien moins que surprenant : des fils électriques, des puces, un bouclier anti-radiation… Le staff hospitalier ouvre le ventre de Robert pour en avoir le cœur net. Et de cœur pour le coup, ils ne trouvent pas trace. Pourtant l’enfant vit. Il trouve même la force de se redresser sur la table d’opération, ventre ouvert, pour obliger les médecins à le recoudre. Qui est-il ? Un robot ? Un cyborg animal ? Robert n’a aucune idée de ce qu’il est, ni d’où il vient. Placé à l’assistance publique dès son plus jeune âge, entouré soudain d’un personnel intrigant, il devine qu’il n’a qu’une issue : prendre la fuite. Une fuite magnifiquement écrite, avec son phrasé caracolant de mots vacillant sur eux-mêmes, au plus près de cette impression d’étrangeté qui quittera plus le lecteur. La fuite de soi-même aussi bien, quand Robert réalise qu’il est sans doute une machine, fonctionnant exactement comme un être humain. Même conscience, mêmes souffrances morales, mêmes sentiments… On songe à La Métamorphose, de Kafka, Robert se relevant de son lit d’hôpital sans que rien ne paraisse anormal. Voilà, il a une carapace à l’intérieur du ventre et des circuits électriques. Il faut désormais composer avec.
Planqué provisoirement dans une chambre d’hôtel, il s’ouvre lui-même la cage thoracique pour vérifier. Un truc métallique palpite dedans. Robert prend peur soudain, peur de ce qu’il a en lui, peur de ce qu’il est, de ce qu’il n’est plus. Le lendemain, sa photo fait la Une des journaux. On l’accuse mensongèrement d’assassinat. Très vite il découvre que des agents du gouvernement le traquent. Fuir, fuir encore, soi-même et le monde, tuer pour protéger sa fuite, pour se donner le temps, peut-être, de comprendre ce que l’on est. Le roman se mue en thriller, en roman d’espionnage dans lequel la dimension de science fiction reste contenue, comme dans Kafka, dans les limites de la vraisemblance narrative.
Robert cavale bientôt avec Eddi, jeune faussaire de génie, qui l’aide à se faire une nouvelle identité. Mais les tueurs engagés à leur poursuite les retrouvent. Cavale. Fuite en Espagne. Malaga, Tejada enfin, un minuscule village reculé aux frontières, presque, du siècle passé. Ils s’installent dans leur nouvelle vie, amoureux. Une vie faite de petits riens, des joies sereines des villageois le dimanche. Robert n’a rien révélé de fondamental sur lui. L’illusion de pouvoir vivre heureux, là, avec Eddi, reste entière, jusqu’au jour où les hommes du gouvernement les retrouvent. Ils veulent Robert vivant. Pas sa compagne. Eddi abattue, Robert parvient à prendre une dernière fois la fuite. Mais c’est, à ses yeux, pour rejoindre Eddi dans son néant. Ne reste que leur état de choses désormais, celui du cadavre d’Eddi et celui de sa propre existence, enveloppe humaine vide de tout sens. Le voici qui s’enfonce donc dans ce vide — de vraies ténèbres —, au terme d’une superbe fable sur l’identité, écrite dans un style parfait.
Being, de Kevin Brooks, éd. du Rouergue, janv. 2008, 350p, traduit de l’anglais par Ariane Bataille, isbn : 978-2-8415-6900-7
Détroit : pas d’accord pour crever, Dan Georgakas, Marvin Surkin
Dans les années 50, la ville de détroit était la cinquième plus grande ville des Etats-Unis. La ville de l’automobile : Chrysler était alors la septième plus grande entreprise américaine, General Motors caracolait en tête. Le bassin de Détroit était le plus important bassin industriel de l’Amérique. Et puis les patrons des grandes firmes automobiles comprirent qu’ils pouvaient gagner beaucoup d’argent en faisant sauter le verrou de la législation sur l’emploi pour libérer la productivité. Travail du dimanche, heures supplémentaires, augmentation de la durée du temps de travail hebdomadaire, le travailler plus pour gagner plus remporta les suffrages. Ils comprirent ensuite qu’ils pouvaient gagner encore plus d’argent en rognant sur la qualité des matériaux utilisés et en externalisant tout ou partie de leur production. Ils comprirent encore qu’ils pouvaient gagner toujours plus d’argent en organisant la pénurie du travail et la concurrence entre les ouvriers. Ils sous-payèrent les noirs américains, détruisirent toutes les avancées sociales, liquidèrent le service public dans le bassin de Détroit, l’enseignement, la santé, toutes ces charges qui grevaient décidément leurs profits, avec la bénédiction des médias : il fallait être concurrentiel au niveau mondial désormais, et donc accepter des sacrifices. Ils comprirent enfin qu’ils pouvaient gagner mille fois plus d’argent en redistribuant les dividendes à leurs actionnaires plutôt qu’en investissant dans l’outil de production. Ils comprirent finalement qu’ils pouvaient gagner des sommes monstrueuses en délocalisant tout le processus de la construction automobile et en sacrifiant tout le bassin au profit de la rentabilité financière des entreprises. Chrysler fit faillite, General Motors suivit. Le bassin de Détroit fut saccagé. Les élites plongèrent la ville dans un chaos social sans précédent. On demanda pourtant encore aux ouvriers d’accepter des réductions de salaire pour sauver leur emploi… Ils perdirent et l’emploi et leurs logements, juste avant de sombrer, par centaines de milliers, dans la misère. Par centaines de milliers, les ouvriers de Détroit furent jetés au chômage. En juillet 1967 commença alors la Grande rébellion des ouvriers de Détroit. On envoya l’armée s’en occuper. Pas la police : la Garde Nationale du Michigan. 47 manifestants furent tués, des milliers d’autres gravement blessés, des centaines de milliers d’autres blessés. 5 000 ouvriers furent arrêtés. 5 000 autres furent privés de leurs logements. 1500 bâtiments furent détruits, 2700 magasins.
Alors les élites conçurent un nouveau plan diabolique pour ramasser l’argent que l’on pouvait encore ramasser à Détroit. Un New Detroit Committee fut formé. Pour sauver la ville, prétendaient les élites, il fallait la rendre attractive. On rasa le centre pour le gentrifier. Un Renaissance Center sortit à grand renfort de milliards prélevés sur l’infortune des habitants de Détroit. Le programme était simple : il fallait construire des logements de luxe pour attirer les classes fortunés, des complexes de culture et de loisirs high-tech, un centre d’affaire, un immense complexe sportif. La ville fut définitivement ruinée. Un exode sans précédent la frappa. Les élites l’abandonnèrent purement et simplement, sans jamais avoir eu à rendre compte de cette gabegie. Aujourd’hui encore, Détroit est une ruine.
C’est cette histoire édifiante que nous relate l’essai. Une lutte exemplaire et surtout, pour nous aujourd’hui qui tardons à le réaliser, une formidable prise de conscience de la classe ouvrière noire, qui dut faire face à la faillite du Pouvoir et de l’économie capitaliste. Il nous raconte l’émergence de la Ligue des travailleurs révolutionnaires, qui pied à pied lutta contre le New Detroit Committee pour dénoncer ses errements dans une argumentation fine et brillante. La Ligue s’efforça surtout de contrer l’idéologie néo-libérale qui pointait le nez et allait dévaster bientôt le monde entier. La ligue détailla dans des documents exceptionnels cette liquidation du socle industriel américain. Ses fondateurs avaient les premiers compris que les financiers allaient prendre le pouvoir et abandonner les américains après avoir fait fortune sur leur dos. Ils avaient compris que l’ère du sous-emploi venait d’être inaugurée à Détroit et qu’elle allait être le modèle de développement du capitalisme à venir. Ere de détérioration systématique des conditions de travail. Ils avaient compris les premiers que les syndicats réformistes pencheraient du côté du pouvoir, tout comme les médias. Et c’est peut-être le plus frappant de cette prise de conscience : l’ennemi, c’étaient les médias, ce soit disant quatrième pouvoir, qui ne défendait plus que la cause de la grande finance, déjà. Les trente années qui ont suivi n’ont fait que confirmer les analyses de la Ligue : la liquidation des peuples est en marche. Le problème ne vient pas d’un dysfonctionnement du système capitaliste : c’est le système capitaliste lui-même qui engendre un tel chaos. Et en son sein, le rôle des médias est central.
Détroit : pas d'accord pour crever : Une révolution urbaine, de Dan Georgakas et Marvin Surkin, traduit de l’anglais par Laure Mistral, éditions Agone, collection Mémoires sociales, 22 avril 2015, 358 pages, 24 euros, ISBN-13: 978-2748902266.
Il y a un cadavre dans le placard de la Vème République
Celui des Peuples français acculés à la misère et des populations étrangères que la France, pendant des millénaires, a accueillies et sans lesquelles elle n’aurait pas été la Nation qu’elle est.
Et tandis que certain ministre promène ses deux enfants en Falcon, 1,5 millions d’autres enfants vivent dans la pauvreté. Entre 2008 et 2012, 440 000 enfants supplémentaires ont plongé avec leurs familles sous le seuil de pauvreté en France (Insee).
600 000 enfants grandissent dans des environnements destructeurs, sinon à la rue : c’est le cas pour 31 000 d’entre eux ! Un chiffre en augmentation de 44% entre 2001 et 2012 sur tout le territoire, et de 84 % pour la seule agglomération parisienne… Selon le rapport d’enquête ENFAMS (enfants et familles sans logement personnel en Ile-de-France) de l’Observatoire du Samu Social de Paris, les familles constituent aujourd’hui entre 35 % et 40 % des SDF.
Par parenthèse, les bidonvilles ont fait leur retour dans cette France néolibérale : on en compte aujourd’hui 400, de véritables villes selon l’état des lieux réalisé fin 2013 par la Délégation Interministérielle à l’Hébergement et l’Accès au Logement (DIHAL), Et c’est sans compter les «campements» que le gouvernement s’évertue à démanteler sans proposer de solution aux êtres humains qui les habitaient, l’état se contentant de les chasser jour après jour sans considération pour les enfants que leurs parents, dans ces situations extrêmes, avaient réussi à scolariser. Les enfants les plus discriminés en matière d’accès à l’éducation en France sont ainsi ceux qui vivent en bidonvilles : à peine la moitié d’entre eux peuvent aller à l’école ou au collège et plus rarement encore au lycée. Le collectif ROMEUROPE estime que «5 000 à 7 000 enfants roms migrants en France arrivent ou arriveront à l’âge de 16 ans en France sans avoir jamais ou presque été scolarisés.»
En octobre 2012, le Défenseur des droits avait alerté le Premier ministre quant au phénomène de déscolarisation des enfants des bidonvilles provoqué par les opérations d’évacuation. Ces démantèlements à répétition des camps, outre leur impact traumatisant sur les enfants, qui dans la plupart des cas appréhendent d’être de nouveau scolarisés, devinant que c’est cette scolarisation qui conduit les Pouvoirs Publics à ordonner l’opération, ont évidemment des conséquences extrêmement néfastes sur la scolarisation des enfants. Le dernier rapport Innocenti paru à l’automne 2014 place la France en queue de classement des pays de l’OCDE sur ces questions.
Selon l’Insee, la cause la plus évidente de la pauvreté des enfants est bien évidemment la situation professionnelle des parents : un chômage à vie et qui conduit rapidement à ne vivre qu’avec des minima sociaux inférieurs au seuil de pauvreté. Des centaines de milliers d’enfants vivent ainsi dans l’insécurité économique et sociale et demeurent à l’écart des normes de confort dont bénéficient les autres enfants, ceux qui peuvent se balader en Falcon pour assister à un match de football...
Les répercussions de cette insécurité sont nombreuses, en particulier sur la santé : ces enfants souffrent davantage d’obésité par exemple que le reste des enfants, mais surtout, la pauvreté appelle la pauvreté : ces enfants sont condamnés à ne jamais pouvoir travailler au calme, et donc à ne jamais pouvoir «réussir».
Les évaluations internationales, notamment PISA, soulignent que la corrélation entre le milieu socio-économique et la performance est bien plus marquée en
France que dans la plupart des autres pays de l’OCDE. Le système d’éducation français est plus inégalitaire aujourd’hui qu’il ne l’était il y a trente ans… Les inégalités sociales se sont surtout aggravées : de 43 points entre 2003 et 2006 par exemple à 57 points entre 2006 et 2012… En France, lorsque l’on vient d’un milieu défavorisé, on a clairement aujourd’hui moins de chance d’en sortir qu’il y a 30 ans… Et comme le rappelle Stephane Bonnery, Démocratisation et inégalités ne s'excluent pas : elles vont de pair. Depuis 150 ans, rappelle-t-il, chaque fois que l'école s’est ouverte à une plus large population, elle a mis en place des mécanismes de sélection plus insidieux, les déplaçant chaque fois pour les rendre moins voyants. En France, on n’a pas l’équation Démocratisation ou inégalités, mais les deux se conjuguent pour annihiler tout espoir de changement.
Fin mars 2015, le nombre de chômeurs s'élevait en France à 5 997 800 toutes catégories confondues. Rappelons que la moitié des chômeurs touche moins de 500 euros par mois. Qu’un tiers des chômeurs ne touche aucune indemnité. Et que 1,691 millions de personnes vivent au RSA, tandis que le nombre de SDF, s’élève à plus très loin de 200 000, dont 1/3 sont des salariés pauvres… (« Plus très loin signifiant que l’Insee a cessé d’en tenir els comptes…).
Le montant du RSA, pour un parent isolé avec un enfant s’élève à 770,82 euros. A 924,99 euros s‘il a deux enfants. Essayez de vivre avec un tel montant… Pour une personne sans enfant, il s’élève à 492 euros mensuel.
La France compte 8,8 millions de pauvres selon les données 2011 de l’Insee. Soit 14,3 % de la population…
Quelle nouvelle narration politique rendra justice du sort réservé au grand nombre ?
Filer droit, de Michael Coleman
Luke est voleur. Une sorte de boulot à mi-temps. Il vole donc aujourd’hui une paire de baskets, dans un 4x4 luxueux qu’il vient de crocheter. Mais voilà que deux malfrats lui tombent dessus : le 4x4 les intéresse, qu’ils pariaient incrochetable. Deux caïds de la cité, Mig et Lee Young, qu’il connaît de réputation. Las, le propriétaire du 4x4 surgit dans le parking, avec sa fille. Course poursuite, Mig et Lee s’enfuient au volant du monstre, tournent en rond dans ce dédale, finissent par tenter d’écraser la fille de leur poursuivant. Luke la sauve. Erreur : le père le rattrape. Luke passe en jugement. Multirécidiviste, il risque gros, d’autant qu’on le soupçonne de connaître l’identité des voleurs du 4x4, les vrais poissons pour la police. Par chance, le propriétaire du véhicule intervient. Il recommande un travail d’intérêt général : Jodi, sa fille, est mal-voyante. Elle prépare un marathon, Luke devra lui servir de guide de course. Dès son premier essai, il vit des sentiments bouleversants : la sécurité de Jodi est entre ses mains ! Qu’il se décale de quelques centimètres, elle tombe et se blesse. Quant à Jodi, elle est aux anges : il lui fallait cette rencontre pour se libérer de la tutelle de ses parents ! L’un et l’autre vont ainsi apprendre à «grandir» ensemble, dans l’épreuve sportive qui les confronte, mais aussi dans celle que vont leur imposer les caïds de la cité, lesquels entendent bien mettre à profit les talents de crocheteur de Luke. Mais Luke change au contact de la jeune aveugle. Le voilà qui file de plus en plus droit, dans une course intérieure désormais, vers cette rectitude morale que vous impose l’obligation de prendre soin d’autrui, quand cet autrui ne peut que s’en remettre à vous. Transfiguré, Luke saura répondre à l’exigence qui s’est levée en lui.
Il y a dans ce Filer droit, au-delà des bonnes intentions, une qualité d’écriture qui l’emporte et n’enferme pas le texte dans le détour obligé, lorsqu’il s’agit de littérature jeunesse, du roman d’édification. A conseiller sans délai donc, à nos chères têtes blondes qu’une morale essoufflée rebuterait, à juste titre.
Filer droit, de Michael Coleman, coll. Do Ado noir, éd. du Rouergue, sept 2006, 314p, isbn : 978-2-84156-7690
Barjo, de Michael Coleman
Après son superbe Filer droit, son premier roman pour adolescent traduit en France (2006) et qui s’était vu décerner le prix des Inrockuptibles 2008, Michael Coleman récidiva avec un roman adolescent d’une rare intelligence d’écriture, sorte de huis clos prodigieux et tragique.
Daniel et Tozer tombent au fond d’un gouffre. Les voilà piéger sous terre. Pas vraiment amis, mais pareillement têtes de turc de leur classe. Tozer est l’idiot de service, Daniel, l’Einstein crédule. C’est à la suite d’une course d’orientation, tout au long de laquelle personne ne les a ménagés, qu’ils se sont retrouvés en si mauvaise posture. Souffre-douleur du nouveau prof d’éducation physique, Axelmann, Daniel et Tozer ont d’abord appris à se détester. Enfin, Tozer surtout, aux yeux duquel Daniel incarne tout ce qu’il n’est pas. Trop intelligent, sans cesse à poser les bonnes questions, à trouver les bonnes réponses. Tout est question d’angles et de mesure chez lui, de logique dont il fait un usage tout à la fois abusif et rayonnant. Mais là, sous la terre, apeurés l’un et l’autre, ils apprennent à se redécouvrir. Et progressivement à comprendre l’humiliation dont ils n’ont cessé d’être l’objet. Flash-backs. Le camp de vacances, les railleries, l’injustice qui les a liés l’un à l’autre malgré, ou voire, contre eux. Mais Tozer se rappelle à présent comment, pour la première fois, Daniel a su lui rendre confiance en lui, en expliquant comment s’orienter avec une boussole et une carte. C’était la première fois que Tozer n’était pas moqué comme un demeuré.
A côté d’eux, dans la grotte, gît un corps à demi-mort. On ne sait tout d’abord de qui il s’agit. Bientôt l’eau vient sourdre et menace de les emporter. Il faut trouver une issue. Et prendre une décision : sauver l’autre ou le laisser périr. L’autre… Celui-là même qui encourageait heure après heure toutes les brimades à leur encontre. Le tortionnaire qui n’a cessé de les poursuivre de sa vindicte, d’attiser la moquerie des élèves à leur égard. Axelmann, leur prof de gym. Mais en perdition cette fois, moribond, affolé, et dont la vie ne tient qu’à un fil. Fil que romprait bien Tozer… Mais fil que les deux adolescents ne vont pourtant pas rompre. Ils le sauveront au péril de leur propre vie. Héros ? Non : humains, pas moins et rien moins qu’humains.
Le roman est traversé par un très fort sentiment d'iniquité. Et cette fois encore, comme dans Filer droit, c’est à travers ce même imaginaire de la cécité que l’exercice narratif prend corps. Comme un symbole de notre temps, où il s’agit de faire confiance à qui vous guide quand vous ne pouvez plus voir. S’en remettre à l’autre. Totalement. Dans l’impossibilité de jouir pleinement de ses facultés ou plutôt, d’être soi sans l’autre. Magnifique éthique, sans moralisme doucereux, qu’administre cette fois encore Michael Coleman !
Barjo, de Michael Coleman, éd. du Rouergue, coll. DoAdo noir, oct. 2008, traduit de l’anglais par Ariane Bataille, 272 pages, isbn : 978-2-84156-964-9, 12,50 euros