identite(s)
Histoire dessinée des juifs d'Algérie, de l'Antiquité à nos jours, Benjamin Stora
Une histoire personnelle, familiale, aux profondeurs historiques impressionnantes. Elle commence en 1879, neuf ans après le décret Crémieux qui accordait la nationalité française aux juifs d'Algérie et les séparait définitivement de leurs frères algériens, dont ils avaient partagé l'histoire commune pendant quatorze siècles... Et cette histoire s'ouvre sur l'expulsion de Salim, musulman, des terres qu'il cultivait depuis des siècles, lui et ses ancêtres. Ses amis juifs le déplorent, s'en émeuvent, mais rien n'y fait, Salim doit partir à Batna, cette ville créée en 1848 par Napoléon III. Le jour de son départ, Salim fêtait la Brit Milah du fils de son meilleur ami.
Le ton est donné. Benjamin Stora rappelle qu'en 1865, peu avant le décret Crémieux, israélites et musulmans avaient refusé leur naturalisation, car en échange, l'état exigeait le renoncement à leurs religions.
Le décret Crémieux mit ainsi fin à la culture judéo-musulmane, fière de siècles d'existence, et dont presque tout est perdu aujourd'hui : de l'héritage arabo-hébraïque, il ne sera d'ailleurs plus question dans cette publication dont le format BD ne permet malheureusement pas l'exploration. A peine devons-nous nous contenter d'apprendre, médusés, qu'il s'agit sous la plume de l'historien, de rien d'autre que de l'histoire d'une civilisation qu'il fait remonter à 900 avant J.-C., lorsque une tribu hébraïque quitta la Palestine pour s'établir en Algérie, où elle fut rejointe par des tribus berbères converties au judaïsme !
Le récit rebondit en France, à Sarcelles, en 2019 : le jeune David est à la recherche de ses origines algériennes. Il croise des érudits, de sa famille ou proches des siens, qui ne manquent pas de lui rappeler alors cette histoire forte de 14 siècles de présences juives au Sahara. Et au passage bien sûr, le lecteur en apprend beaucoup sur cette histoire et les figures qui l'ont ponctuée, comme celle, inattendue, de La Kahina, reine berbère mythique et grande figure anachronique du féminisme. Nous traversons ainsi toute l'Histoire du continent nord-africain, de Maïmonide aux ottomans, jusqu'à la fin de leur régence sur l'Algérie avec le début de la conquête française de ces territoires (1830), pour des raisons à la fois économiques (mettre la main sur le blé berbère), et géopolitique : contrecarrer la présence britannique au Proche-Orient.
Et bien évidemment, l'histoire moderne, puis contemporaine y sont parfaitement documentées, ce qui est une prouesse dans un tel format, jusqu'à la fin dramatique de l'Algérie et le départ tragique de 130 000 juifs pour la France.
Benjamin Stora et Nicolas Le Scanff, Histoire dessinée des juifs d'Algérie de l'Antiquité à nos jours, éditions de la Découverte, octobre 2023, 142 pages, 22 euros, ean : 9782348060502.
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De Mirdidingkingathi Juwarnda à Sally Gabori : l'«unique apparition d'un lointain, si proche soit-il» (Walter Benjamin)
Lorsque j'ai pris en photo cette toile, l'IA de mon smartphone a identifié l'image comme étant celle d'un paysage de montagne, avec glace et neige. D'une certaine manière, l'œil de mon Leica a vu juste. Certes, l'IA s'est trompée, il ne s'agissait ni de glace, ni de neige, ni d'un paysage de montagne mais, oui, d'un paysage tout de même. Re-certes, ce paysage, l'objectif (si peu objectif...) l'a vu de face, alors que Mirdidingkingathi Juwarnda le représentait vu du ciel...
Cela dit, quant à moi, malgré toutes les explications données par les médiateurs de la Fondation Cartier, je l'ai bel et bien vu de face moi aussi et j'y ai bien cru voir en effet un paysage de montagne, abstrait, avec des repentirs exceptionnels qui lui donnaient une profondeur et une sensualité incroyables...
De récentes études menées par des chercheurs de l'université polytechnique de Moscou ont montré que, bien que l'IA ait curieusement plus de facilité à «reconnaître» les humains qu'analyser les images de paysages, elle parvenait tout de même à les identifier. Non sans mal, car le fait qu'elle soit analytique cette IA, et sans couplage avec les caractéristiques de la physiologie humaine, l'éloigne beaucoup des particularités, sinon des différences, de la vision humaine. Les conclusions de cette étude ont été publiées dans les Actes du 7ème congrès international sur les technologies de l'information et de la communication.
Dans ce rapport établi sous la direction de Vladimir Vinnikov, les chercheurs parlent d'une perception «machine» des images. Pour mener à bien leur étude, ils ont, entre autres, confronté les images de la perception humaine à des images d'illusions visuelles sur le service en ligne IBM Watson Visual Recognition. L'invraisemblable de l'affaire, c'est que l'IA parvient à reconnaître les images de la réalité, mais très peu de figures imaginaires. Or l'œil humain, toujours d'après les expériences réalisées, est par exemple capable d'identifier une remorque de voiture, de nuit, à la simple vue des feux de position qui brillent à l'arrière : l'homme perçoit les formes géométriques imaginaires en complétant les vides de l'image.
(Ai-je dit que je ne suis pas parvenu, à la contemplation des toiles de Mirdidingkingathi Juwarnda, à les «compléter» pour «voir» vraiment de quoi il s'agissait ?)
L'être humain peut donc voir des illusions. Mais à la condition de comprendre la logique des points référentiels qui les relient : pour achever d'y voir quelque chose, son cerveau complète les formes. Or, cet accomplissement est semble-t-il lié à une fonction singulière de notre anatomie : l'extrême mobilité des yeux, caractéristique majeure de la vision humaine. Dans les systèmes optoélectroniques, tout est agencé autrement. Le système de lentilles n'est pas mobile par exemple. L'IA ne parvient ainsi pas à compléter les lignes imaginaires qui relient entre eux les fragments d'une illusion géométrique. Ce qui manque à la machine, c'est une description vectorielle des images, qui lui permettrait de compléter les vides : une description en mouvement.
Cela dit, l'IA a «vu» les toiles de Mirdidingkingathi Juwarnda. Les a reconnues. La perception machine des images construit ses algorithmes sur leur reproductibilité. C'est d'une certaine manière cette reproductibilité du tableau de Mirdidingkingathi Juwarnda dont je parle, qui a permis à l'IA de la reconnaître comme «paysage de montagne». Et non œuvre d'art. Sauf que le registre des formes qui ont permis ce regard de la machine relève d'une culture incapable d'identifier le fonctionnement des formes dans la culture aborigène Kaiadilt et c'est pourquoi l'IA n'a pu interpréter ces formes et ces couleurs qu'à partir de ses datas bien sûr, non d'informations en provenance de la culture aborigène. La reproductibilité de l'œuvre a ainsi mal été saisie et mal interprétée.
La reproductibilité... On ne peut pas ne pas songer à l'essai de Walter Benjamin ici... Benjamin n'avait certes pas songé à cet usage de la «reproduction mécanisée» : celle de l'IA des appareils photographiques des smartphones...
Avec l'IA, on a bien cette dimension sérielle qu'il évoquait à propos de la photographie, pour reprendre son vocabulaire, aujourd'hui applicable à toutes les images, quels que soient leurs objets, leurs provenances, et capables déjà d'identifier des Pollock ou d'une manière générale, de différencier les caractéristiques picturales de l'expressionnisme abstrait de celles des impressionnistes français, par exemple. Mais pas cette toile de Mirdidingkingathi Juwarnda. Pour les images de ses autres toiles, l'IA reconnaît cependant des «peintures». Elle les classe dans cette catégorie, comme l'a fait la Fondation Cartier.
Est-ce à dire que les unes seraient de l'art, et pas celle-ci ? Elle ne trouverait pas son intelligibilité dans le statut de l'image picturale ? Intéressant, car la Fondation Cartier, elle, en choisissant d'exposer Mirdidingkingathi Juwarnda, a doté ces œuvres d'un tel statut et particulièrement celle dont je parle, qui figure en bonne place dans la présentation de l'exposition, peut-être parce que c'est sa peinture (abstraite ?) la plus «achevée» formellement, c'est-à-dire la plus proche de nos standards d'appréciation esthétique.
Mais revenons à Benjamin. Ce dernier, dans son essai, tentait de théoriser le statut de l'image. On sait qu'il proposait du même coup de redéfinir l'art en relativisant son «moment pictural». L'idée force de Benjamin était que la photographie modifiait la perception humaine. En d'autres termes, ce qu'il signifiait, c'est que le rapport à l'image ne peut être qu'une pratique historiquement datée. En outre, Benjamin, en historicisant la perception des œuvres d'art, tentait de se défaire des catégories habituelles de l'esthétique, exigence qui aurait dû conduire à reformuler une théorie de la perception. Mais n'est-ce pas ce à quoi nous engage magnifiquement Mirdidingkingathi Juwarnda ?
Bon, le propos de Walter Benjamin était plus ample et plus ambitieux. Il envisageait par exemple la nécessité de dissocier l'art de sa valeur artistique. Mirdidingkingathi Juwarnda ne nous y invite-t-elle pas ? Aux yeux de Benjamin, la photographie inaugurait une autre fonction, sociale et politique. Avec les œuvres de Mirdidingkingathi Juwarnda, nous y sommes en plein : ses tableaux sont essentiellement des cartes, celle d'un territoire dont sa communauté revendique la propriété territoriale -et culturelle.
Le plus fort de ce travail, à mon sens, c'est qu'il bouleverse notre perception sensible sans passer par une technique du genre de celles que Benjamin décrivait : la technique de Mirdidingkingathi Juwarnda est celle du peintre. La plus basique semble-t-il, aisément descriptible sinon routinière pour nous. On sait documenter son geste, le définir, le cerner, rien de «révolutionnaire» dans cette approche. Au-delà du geste, pour représenter sa terre, elle a choisi une grammaire de formes qu'à la limite, l'IA pourrait mémoriser. A la condition de bousculer l'écliptique du regard, pour voir de face ce qui présente une vue depuis le ciel. Soit un point de vue «pratique», pour reprendre la terminologie de Benjamin : sa force n'est pas dans son apparence, mais dans ce que cette œuvre instaure : les conditions d'un rapport pratique au monde, très singulier. Ici une baie, là une maison. Et sa fonction est bien politique, au sens le plus fondamental du mot. Or il faut relativiser la valeur artistique du tableau pour l'appréhender, mise en garde que la Fondation Cartier n'a cessé de mettre en avant, dès l'abord du questionnement du regardeur : que croyez-vous voir ? Une toile abstraite ou figurative ?
L'art n'est pas fait pour être d'emblée, «vu»... Benjamin l'affirmait en contextualisant cette affirmation : voyez les dessins des enfants. Sans explication, vous n'y verrez pas grand chose la plupart du temps. Plus mystérieusement, il affirmait que ces images n'avaient d'importance qu'en «elles-mêmes»... Par le simple fait d'exister... Qui les faisait l'expression d'une technique, c'est-à-dire d'un certain rapport de l'homme à lui-même et au monde. Dit autrement : elles trouvent leur place dans un moment et un lieu de l'Histoire... C'est un prodige qui a fait venir les peintures de Mirdidingkingathi Juwarnda jusqu'à nous, dans cette distance que les mises en garde de la Fondation Cartier ne peuvent totalement recouvrir. Car la distance entre le regardeur parisien de ces œuvres et leur regardeur aborigène, n'est bien sûr pas du tout la même.
Jusqu'ici, j'ai évoqué le travail de Mirdidingkingathi Juwarnda. Parlons de celui de Sally Gabori, le nom que le colon australien lui a donné. De force. Son nom de peintre d'une certaine manière : les médiateurs de la Fondation Cartier nous ont affirmé que dans son ethnie, il n'existait pas de tradition picturale. En découvrant la peinture, en l'apprenant comme issue d'une autre culture, Mirdidingkingathi Juwarnda est devenue Sally Gabori, peintre. Un pont jeté entre nous et le peuple Kaiadilt.
La force de l'œuvre (l'ouvrage?) de Sally Gabori, outre qu'elle pourrait nous aider à transformer notre perception (C'est quoi un paysage? C'est quoi voir le paysage depuis le ciel ?), c'est aussi qu'elle a travaillé au niveau de la construction de l'apparence : elle nous donne à voir une autre réalité dans cette visibilité qu'elle a construite, qui ne va pas de soi dans notre culture.
De Mirdidingkingathi Juwarnda à Sally Gabori, il y a donc ce pont de la peinture, qui ne permet certes pas de rejoindre le hic et nunc du tableau peint qu'évoquait Walter Benjamin et où l'œuvre d'art fonde son aura, cette aura qui manque, écrivait-il, «à la plus parfaite reproduction», à savoir : «l'unicité de son existence au lieu où elle se trouve». Mais un pont tout de même, qui permet d'entrevoir l'«unique apparition d'un lointain, si proche soit-il».
Le caractère de reproductibilité de l'œuvre de Sally Gabori, n'en doutons pas, se trouve aussi dans l'institution de cette dernière comme exposition de la Fondation Cartier, centre d'art contemporain prédisposant le regard à l'entrevoir depuis ce filtre muséal. Au risque de voir se multiplier les porosités entre sa valeur d'exposition et sa valeur culturelle... Un risque calculé pourtant, bien que sans cesse aiguisé sur le fil de regards qui menacent toujours d'entraîner la disparition de cette aura (Benjamin), de ce hic et nunc (Benjamin toujours), dont nous «savons» à présent beaucoup grâce à la médiation de la Fondation Cartier, mais dont nous n'éprouvons pas grand-chose au travers d'une expérience presque impossible : ce qui se cache, ce qui se cherche, nous n'en saurons que ce que nous parviendrons à saisir, dans un énoncé négatif. Reste l'unique apparition de ce lointain qui nous semblait d'abord si proche et dont on peut espérer qu'il ne nous laissera pas en paix, lovés dans le confort de nos consciences rassurées...
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Mirdidingkingathi Juwarnda - Sally Gabori, Fondation Cartier pour l'art contemporain, du 3 juillet au 6 novembre.
Images : détails de l'œuvre : Dibirdibi Country, 2012, Queensland Art Gallery, peinture polymère synthétique sur toile de lin 121x484 cm (4 panneaux, 121x121 cm chacun).
Fondation Cartier pour l'art contemporain - Fondation Cartier pour l'art contemporain
Sally Gabori — Fondation Cartier pour l'art contemporain (sallygabori-fondationcartier.com)
Rupture, Claire Marin
Rompre. Une déposition (à prendre alors au sens mystique de la déposition du corps du Christ mort par exemple), plutôt qu'un dépouillement, dans l'incertitude du courage d'être, tant la rupture n'est jamais franche. Un processus -encore que. Certes un retournement, une déchirure. Mais rompre laisse des traces, que Claire Marin explore minutieusement. La rupture encore une fois, non la séparation : rompre, écrit-elle, suppose tout de même de percevoir déjà la silhouette de ce que l'on devient. Mais peut-on rompre vraiment ? Et si ce n'est pas possible, pourquoi le mot s'est-il imposé à nous ? Que nous cache-t-il encore, de ce qui se joue réellement dans la rupture ? Chapitre après chapitre, Claire Marin interroge les champs possibles, de la rupture amoureuse à l'infidélité à soi-même, en passant par le plaisir de la dispersion et de ses ruptures identitaires jouissives, aux ruptures familiales. La naissance, l'être accidenté, la mort, la sexualité, le passé, le présent, toutes les formes de rupture énonce-t-elle, comme tout ce que l'être met en œuvre, consciemment ou inconsciemment, pour se relever ailleurs. Ce qui se révèle, donc, dans les accidents de la vie ou la folie d'être soi, ou encore dans le courage de n'envisager son «Moi» que sous les traits d'une succession de scènes oniriques, tant ce Moi dans lequel on tente toujours de nous enfermer est une fiction coûteuse. Devenir «soi», quand on y songe... Peut-être faudrait-il en effet reconsidérer le problème de la rupture à partir de cette focale amère : Soi. Quand surgit la conscience de n'être pas à sa place, quand l'on devine que notre «identité véritable» ne pourra pas éclore, là. Il faut rompre. Partir, Fuir, là-bas fuir, comme disait Mallarmé, «parmi l'écume inconnue et les cieux »... Fuir l'enfant blessé que l'on a été. Par exemple. Et supporter longtemps, pour ne rien rater, l'angoisse d'être une coquille vide. Prendre le temps, pour ne pas succomber de nouveau à la tentation de s'enfermer dans une grimace -(Gombrowicz). Des pistes. Claire Marin défriche des pistes. Celle du couple qui se déchire par exemple : une histoire de corps, à tenter de s'extraire de sa matière commune. Elle évoque bien sûr beaucoup la dimension corporelle de la rupture. Chair et voix. Le grain de la voix comme source charnelle de toute parole. Mais curieusement, elle ne dit rien de ce dont la rupture nous signifie au niveau du langage, quand l'autre est parti par exemple : ce qui disparaît, c'est cette langue que nous parlions. Qui devient une langue morte. Importune absence dans un récit qui a choisi le langage pour véhicule. Ce qu'il faudrait explorer encore, donc, au-delà de l'aventure fascinante qu'elle nous propose, de nous interroger sur cette mutation des corps au moment de la rupture. Comment se défait-il, le nœud magique du corps ? Peut-être est-ce dans le langage brusquement moribond qu'il faudrait chercher... On aimerait, en tout cas, beaucoup, rompre avec Claire Marin, tant elle sait en parler !
Claire marin, Rupture, édition L'observatoire, collection La Relève, septembre 2019, 160 pages, 16 euros, ean : 9791032903360.
LINGUA FRANCA, L’USAGE METISSE DU FRANÇAIS
Pendant des siècles, les échanges entre riverains de la Méditerranée se firent dans une langue étonnante : la lingua franca. Méprisée, ignorée par les universitaires. Les travaux de Jocelyne Dakhlia (EHESS) viennent aujourd’hui en révéler l’importance. Cette langue a surgi dans un contexte complexe, au sein de cet espace méditerranéen fragmenté en mille familles linguistiques, romanes, sémitiques, slaves, etc., articulant des clivages religieux sévères. Elle apparut semble-t-il dès le XIIème siècle, au Proche-orient, pour connaître son apogée à l’époque moderne. A quoi devait-elle son succès ? A la simplicité de son apprentissage, certes, indique Jocelyne Dakhlia, mais tout en soulignant ce qui, au fond, était sa caractéristique majeure et pour nous la plus intéressante : l’absence de dimension identitaire dans sa structure même, laissant le grain des voix filer comme il le voulait entre les rives de ces mondes allochtones.
Aucune des cultures concernées ne se l’appropria. Essentiellement parlée, sa forme resta labile, ouverte aux apports, sans cesse renouvelés. Une langue qui ne connut pas non plus le phénomène de la créolisation. Mais pour le monde cultivé d’alors, un jargon. Dépréciée mais efficace, avec son socle roman, franco-provinçal plus exactement, italien sur les versants du Levant, espagnol au Maghreb, s’enrichissant de mots arabes, turques, etc. Il n’est pas jusqu’à Molière qui ne s’en soit fait l’écho dans ses pièces, comme dans Le Bourgeois gentilhomme.
Une langue dont l’usage, étudie Jocelyne Dakhlia, ne se limitait en outre pas aux seuls échanges entre maîtres et esclaves, comme on a pu le croire longtemps, mais partagées entre esclaves razziés de tous les coins du monde, l’apprenant pour communiquer entre eux, elle permit d efaire surgir un espace où témoigner de leur condition. Langue des marchands et des populations urbaines, elle poussa même ses mérites jusque dans les négociations diplomatiques.
C’est la colonisation française qui mit fin autoritairement à cette expérience linguistique. Au départ, on fournit aux soldats de l’Expédition d’Alger (1830) des lexiques en lingua franca. Mais très vite son usage fut interdit, pour être remplacé par celui du français. Ironie du sort, de nos jours, une lingua franca s’invente de nouveau en Algérie, dans les relations marchandes entre algériens et… chinois. Ailleurs, en Afrique par exemple, un français s’invente, truculent, comme dans le cas des romans de Janis Otsiémi, spectaculaires, véritable indigénisation de la langue française, la déployant dans de nouvelles ressources langagières, trépignant de trouvailles, inventives à l’extrême et ne gaspillant jamais son français en formulations marmoréennes. Une chance pour nous qui parlons trop souvent notre mauvais français d’apparat : l’espoir d’un monde plus complexe !
J. Dakhlia, Lingua franca. Histoire d’une langue métisse en Méditerranée, Actes Sud, 2008, 591 pages, EAN13: 9782742780778.
Article du Monde du 17 février 2010, sur l’usage d’une langue cassée entre chinois et algériens.
NRP, septembre 2010, n°619, issn : 1636-3574, 7,50 euros
Janis Otsiémi, La Bouche qui mange ne parle pas, éditions Jigal, septembre 2010, 15 euros, ISBN 978-2-914704-73-1
L'idée de frontière...
Voilà que de nouveau on en appelle aux civilisations bornées...
L'occasion d'en explorer un peu les fondements...
A l’origine, le poids de la frontière grecque n’était pas politique.
Seule la polis inscrite dans les limites du cœur de la Cité l’était.
Mais c’est de ce schéma spatial de la Cité grecque réduite à son cœur qu’est issue notre rhétorique de sacralisation des frontières.
Or pour les grecs, la frontière était d’abord une "fange pionnière", profonde et perméable, moins un lieu politique qu’un espace ouvert à d’autres possibilités de l’être. Ce n’est que tardivement qu’on l’a assimilé à une ligne que l’on ne devait plus franchir : les eschatiaï grec étaient plutôt, par excellence, l’espace des échanges pluri-ethniques et culturels, terres d’attribution incertaines, bouts du monde, confins ouverts parcourus d’altérité.
Pas vraiment sauvages, ces eschatiaï relevaient d’une géographie qui, sans appartenir en propre à la cité, lui revenait pourtant. Domaine des bergers et des apiculteurs, des charbonniers et des bûcherons, ces civilisateurs isolés et silencieux, une sorte de jachère abandonnée aux friches de la connaissance. On y construisait néanmoins des sanctuaires communs !
Mystérieuses, ces terres mal délimitées géographiquement et conceptuellement, formaient ainsi le lieu idéal des frottements civilisationnels, un espace riche de rencontres et de heurts. La tombe d’Œdipe s’y trouve, et bien d’autres de ce genre, ouvrant à la nécessité de comprendre ce qui fonde le sens de l’humain. Artémis y demeure, et les éphèbes par exemple y tenaient garnison, eux qui, après avoir perçu leur bouclier rond et leur lance, devaient se jeter dans l’aventure de la construction de soi –à remarquer : ces éphèbes n’y assuraient pas à proprement parler la défense du territoire. Peripoloï, ils parcouraient, en reconnaissance, ces confins placés hors de toute connaissance assurée.
Sans entrer dans le détail de l’organisation stratégique et géopolitique du territoire grec, peut-être n’est-il pas indifférent d’avoir à l’esprit sa hiérarchisation, ce territoire se composant d’abord de celui, strictement démarqué, de la cité (l’asty), entourée de champs labourés (la chôra) volontiers abandonnés aux envahisseurs, et de confins (les eschatiaï). Le tout formait un espace politique parfaitement hétérogène – en d’autres termes : la cité, discriminée de son territoire, était seule revêtue d’une importance stratégique. Mais si, de fait, cette discrimination témoignait de ce que la dimension politique de la vie humaine paraissait la seule à devoir être défendue avec acharnement, il est cependant important d’avoir à l’esprit que cette dimension politique n’épuisait en rien les autres contenus humains, l’affectif en particulier, que justement ce monde double, trouble, troublant des eschatiaï recelait.
C’est le nationalisme des Etats modernes du XIXème siècle qui est parvenu à enfermer les cultures dans des frontières politiques, par une action d’évidemment culturel conjuguée à une action de spécifications nationaliste des cultures, à commencer par leurs littératures. Et que leur importait que partout aient surgi de sérieuses contradictions entre cette construction nationaliste et le droit des ethnies…
Le néologisme de frontière, lui, fut forgé en 1773. Il ne parvint à s’imposer que très tard encore une fois, car jusqu’au XIXème, deux vocables coexistèrent pour désigner ce que l’on souhaitait entendre par là : celui de frontière et celui de "ligne". L’un et l’autre ne parvenant pas à dissimuler, ainsi que Lucien Febvre le fit observer, leur vieux sens militaire. Comment oublier en effet que la frontière, dans le vocabulaire militaire, n’a jamais désigné autre chose qu’un ordre de bataille ?
Quant à ce qu’il désigne aujourd’hui, peut-être n’est-il pas inutile de rappeler que longtemps, la maîtrise de l’espace n’est pas passée par l’établissement de lignes continues de fortification : on avait les Marches pour cela. Et jusqu’à Louis XIV, on disposait de portes d’entrées en terres étrangères. Tactique militaire là encore, ces "portes", ces "avenues", étaient censées nous permettre de couper les "rocades" des armées ennemies. Ce n’est qu’au terme des sévères échecs de la stratégie militaire française que l’on abandonna ces concepts offensifs de frontière, pour celui de la ligne frontalière défensive, dont on confia à Vauban la fortification.
Déjà la France songeait à s’enfermer dans ses quatre pitoyables murs. Un vieux réflexe national, en somme…
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/crai_0065-0536_1996_num_140_2_15625
Frontières et Contacts de civilisation. Colloque universitaire franco-suisse, sous le patronage du Comité français des Sciences historiques et de la Société générale suisse d'Histoire (Besançon-Neuchâtel, octobre 1977). Avant-propos de Louis-Edouard Roulet. Introduction de Michel Devèze, Collection Le Passé Présent (Etudes et Documents d'Histoire). Neuchâtel, Editions de La Baconnière, 1979. In-8, broché, couverture illustrée à rabats, 240 pp. Illustrations hors texte.
Voir aussi la Périégèse ou les Arkadika de Pausanias.
31 DECEMBRE 406, La France de l'immigration vandale...
Près de 500 000 immigrés, imaginez !
En une nuit ! 500 000… 500 000 qui profitèrent des grandes gelées de l’hiver 406 pour traverser le Rhin à pied et débarquer en Gaule. La plus grande vague d’immigration que connut l’Empire romain, fort de 25 millions d'âmes –une paille à l’échelle de la seule population française actuelle ! Des Vandales pour la plupart, certains marchant jusqu'à l'Espagne pour s’établir ensuite en Tunisie, tandis que les autres faisaient souche chez nous (cela veut-il dire quelque chose ?) et inventaient ce qui n’existait pas encore : demain la France.
Des Vandales et des Francs, du norois Frekkr : hardi. Germains en fait, nos ancêtres, aussi sûrement que les gaulois. Ah ces gaulois… Ancêtres mythiques, relevant d’une construction historiographique rudimentaire qui supposait qu’avec eux, la France avait déjà implicitement conscience d’exister comme Nation… Une reconstruction a posteriori de l’Histoire française comme (grande) marche de la nation vers son accomplissement «français». Il vaut la peine d’en décrypter les présupposés, tournant toujours autour de deux grands axes : celui de la constitution de la Nation autour des rois d’Ile-de-France puis de l’Etat centralisateur (autorisant la construction d’un thème national articulé par la notion de Peuple), celui de l’évolution de ce Peuple vers une République de citoyens façonnés par l’Instruction Publique (autorisant la construction d’un thème démocratique articulé par l’idée de Nation républicaine).
Le tout savamment localisé par le tracé d’une géographie impeccable, nous calfeutrant à l’intérieur de frontières prétendument «naturelles». Mais en France moins que partout ailleurs il n'existe de frontières naturelles : les Alpes ouvrent de grands boulevards avec leurs vallées transversales, le Rhin, bien qu’impétueux, offre de multiples occasions de traversée et quant aux Pyrénées, elles sont elles-mêmes déchirées par de grandes coulées qui autorisent bien des passages (parlez-en aux Basques).
Quelles frontières naturelles, dès lors, d’autant que, paradoxalement, le seul fleuve à «faire frontière» en France fut le Rhône… Alors pensez : les Gaulois… Mais certes, quel bel outil de réconciliation nationale… Quel levier de fabrication et d’estampillage made in France, de cette France articulée secrètement par l’idée de l’Etat-Roi gommant toutes les coutumes et tous les droits… De sorte qu’écrire l’Histoire de France n’a jamais été, et ô combien nous le vérifions aujourd'hui, qu’écrire l’histoire de la Volonté de l’Etat-Roi français.
Image : anonyme. Dans cette troublante iconographie, remarquons que l’imaginaire de l’invasion barbare ouvre à l’idée de son retrait, une fois l’invasion repoussée (tôt ou tard). Sauf qu’en ce qui concerne cette invasion, nombre d’entre eux s’établirent dans le pays "envahi" pour y faire souche et enrichir le fait local de leur propre culture…
LES CAMPS DES FRANÇAIS D’INDOCHINE EN FRANCE (1956-2009)
Français de nationalité, ils n’avaient pas la chance d’appartenir au «corps français traditionnel», selon les bons mots de Gérard Longuet, patron des sénateurs UMP.
C’est pourquoi on les a parqués, enfermés, humiliés en les reléguant, les bannissant, les exilant sinon les «expatriant» sur place, dès 1956 à leur arrivée en France, dans des baraquements qui n’avaient rien à envier à ceux des guerres les plus sales du siècle, comme celui de Sainte-Livrade-sur-Lot : le CAFI (Centre d’Accueil des Français d’Indochine).
1200 français d’Indochine au Cafi, 700 enfants, 10 douches collectives.
Pas de sanitaires dans les baraquements, des toits en carton, aucune intimité possible, jamais. Pensez : une ancienne poudrerie militaire, des entrepôts divisés à la hâte où entasser, comme des bêtes, ces français dérangeants -des familles…
Il faut les imaginer en 1956, ils en témoignent dans ce livre, mais du bout des lèvres aujourd’hui encore. La peur d’importuner, de n’avoir pas le droit de révéler, de n’être pas, de ne toujours pas faire partie de ce fameux «corps français traditionnel» aux arrogances insupportables.
Leur voyage tout d’abord, 25 jours sur des paquebots de fortune, loués parfois aux italiens, des tas de ferraille où vomir tout son saoul en attendant la terre ferme. Pour l’occasion la boue dès leur arrivée, et les norias des bus déversant leur cargaison humaine sans ménagement. Une seule valise autorisée par famille. Le temps gris, un ciel sinistre et la fange entre les baraquements. Il faut les imaginer muets de stupeur : c’était ça, cette gadoue ignoble, ce que la France leur offrait. Des baraquements. Sinistre vocabulaire d’un siècle dégradant.
A Sainte-livrade… Et ailleurs. D’autres camps agençant un accueil identique. Celui de Brias, du Cannet-des-Maures, de Noyant-sur-l’Allier, et quelques autres, détruits depuis, biffés, gommés pour que rien jamais ne fasse retour sur cette page honteuse de notre Histoire commune : celle d’un monde bafoué. Celui de milliers de français aux yeux desquels tout ce qui était admirable s’appelait la France. Une France qui s’incarnait en villas blanches. Ah le blanc ! Cette couleur si lumineuse de la colonisation française…
Mais pour ces nha-quê, ce fut 52 années de grisailles et d’humiliation. Car, entendez bien : en 2009, sans doute parce que les médias, enfin, ont commencé de faire leur travail, s’interrogeant sur l’existence de ces camps, les premiers bulldozers ont fait leur apparition. Promis, on va vous le refaire le camp, vous loger décemment. Mieux vaut tard que jamais…
Détruire en fait, toute trace de la vilenie de l’administration française pour laquelle les rapatriés d’Indochine n’étaient que des sous-hommes. Qui se tairaient, pariait-elle. Animés qu’elle les imaginait, par cette fameuse valeur que l’on prêtait et que l’on prête toujours aux natifs du Viêt-Nam : dâm-dàng, cette capacité à tenir, à faire face, à ne jamais faillir, ce courage, cette endurance dans l’abnégation, une sorte de résignation bienvenue. On les savait durs à la tâche, ils se tairaient. De toute façon, on ne leur laisserait pas le choix. Et longtemps ils se sont tus en effet. Isolés, accablés, ignorés. Un silence les recouvrait, qui permit aux patrons du coin d’user et d’abuser, avec la complicité de l’administration du camp, d’une main-d’œuvre bon marché. A l’aube les camions arrivaient. Pas des bus : des camions. Qui venaient chercher leur marchandise : des femmes, des enfants que l’on enfermait dix, douze, quatorze heures avant de les relâcher le soir, terrassés de crainte et de fatigue.
Le livre est saisissant. Le Cafi était un ghetto. Il l’est resté près de cinquante ans. Des français d’origine indochinoise y vivent encore. Y finissent leurs jours. Un ghetto dont des administrateurs vétilleux veillaient à orchestrer la précarité. Il exista même un arrêté républicain pour gérer cette précarité : l’arrêté Morlot (1959). Lequel stipulait que l’acquisition d’un poste de radio devait être interprété comme un signe extérieur de richesse passible d’expulsion. Il fallait donc soit s’enrichir d’un coup pour espérer quitter le camp, soit durer dans la survie.
Il y avait même une école au Cafi : l’administration gérait consciencieusement les parcours des enfants dont elle avait la charge, offrant des bourses qui, suite aux tracasseries qu’elle s’ingéniait à monter, n’était jamais accordées qu’avec un retard de trois ans en moyenne, mettant ainsi souvent fin à tout espoir d’études.
Il faut lire cet ouvrage pour prendre la mesure de l’infamie républicaine. Moins une étude scientifique qu’un témoignage. Car nous sommes encore dans ce temps du témoignage, d’un témoignage qui n’a pas pu, jusqu’à aujourd’hui, se faire entendre ! Viendra plus tard le tournant de l’étude. S’il en est temps du reste : la première génération a presque entièrement disparue. Reste les générations suivantes. Et notre histoire. Reste notre histoire en effet, car reste la richesse de cette histoire dont il faudra bien un jour prendre la mesure.
Qui étaient ces français d’Indochine ? Des très riches et des très pauvres, et toutes les classes intermédiaires. Une population qui avait inscrit en elle la mémoire à la fois du colon et du colonisé, du dominant et du dominé, du possédant et du dépossédé. Et parmi les plus modestes, une population incroyablement métissée : tout l’Empire français avait déversé là ses racines : tirailleurs marocains, sénégalais, légionnaires roumains, émigrés russes, allemands, de tous les coins du monde le monde était venu donner naissance, en Indochine, à une nouvelle identité issue des plus incroyables métissages qu’il était possible d’imaginer ! Singulière mémoire du Monde ! N’était que les enfants de ce monde n’ont bien souvent hérité que du silence de leurs parents, lesquelles ont dû se taire dans un pays qui ne voulait pas les entendre. Mais du camp des oubliés montent, là aussi, des paroles où réinscrire notre histoire commune. L’Histoire, disait Marc Bloch, c’est la dimension du sens que nous sommes. Que nous acceptons d’être, que nous voulons être. Une conscience, une volonté que nous aurions tort d’amputer de telles dimensions de sens.
Petits Viet-Nams, de Dominique Rolland, éditions Elytis, 27 novembre 2009, 208 pages, 16 euros, ISBN-13: 978-2356390325.
Lien : http://www.rapatries-vietnam.org/
un documentaire : Le Camp Des Oubliés - Les Réfugiés Vietnamiens En France, de Marie-Christine Courtès, éditeur : Vodeo.Tv, 24/04/2006, 11 euros.
METIS : échapper aux effrois de l'aliénation identitaire
Au XIXème siècle, le métissage s’énonçait comme la contamination des races dites pures, lieu des dégénérescences physiques et mentales. Le métis était un monstre, enfant du péché contre le droit du sang. Il marquait aussi, nous fait remarquer Martine Delvaux, une rupture dans l'économie de la reproduction puisque, dans la vie animale disait-on, infécond... Exclu parce qu’incapable de produire du même, intriguant les figures des discours sur la pureté de la race hantés par la question des origines, il était doublement condamnable en ce qu’il révélait aussi très brutalement la fin possible du monde, sa ptétendue stérilité existentielle n’introduisant à rien d’autre.
La phobie de la mixité fut telle que longtemps, l’on ne songea qu’à la solution de la stérilisation pour empêcher ces "monstres" de se reproduire, et l’invention d’un espace tiers où les ranger, un peu en marge de notre humanité, mais lui appartenant encore néanmoins.
Pour autant, nombre d’auteurs du XIXème siècle finirent par trouver à ce tiers espace, celui de l’exclusion, certaines vertus : il se révélait un espace d’invention.
C'est ce tiers espace qui intéressa particulièrement Martine Delvaux dans son étude, dont l’approche est volontiers psychologisante. Ce tiers espace, elle l’énonce de fait comme étant aussi un topos de la folie. La folie ne fut-elle pas elle aussi rangée par les soins d’une Doxa prompte à s’amputer des deux bras et des jambes, comme un lieu à part, digne d’études médicales, mais non sans intérêt ? Et l’auteure de remarquer que de ce point de vue, la folie a par ailleurs été aussi envisagée comme l’expression d’une aliénation qui traversait la question de la crispation identitaire, quand elle se faisait lieu de scission du sujet. Or, la folie ne fut-elle pas aussi lue comme l’espace même d’une expression où échapper aux effrois de l’aliénation identitaire ? Le tout par le jeu de traductions et d'altération des identités culturelles ? De quoi méditer à nouveaux frais cette question du métissage…
Dans son étude, Martine delvaux s’est attachée à en comprendre les formulations à travers la lecture de trois personnages de roman : Ourika, une jeune Sénégalaise adoptée par l'aristocratie française du début du dix-neuvième siècle, création de Claire de Duras (1823), Juletane, Antillaise débarquée au Sénégal, imaginée par Myriam Warner-Vieyra (1982), et la narratrice de l’Amant, de Marguerite duras (1984), française née en Indochine.
La folie d'Ourika est clairement liée à son métissage culturel, celui d’une jeune esclave noire élevée au sein d'une société blanche et aristocratique. Objet elle-même, à l’intérieur de ce musée imaginaire construit par ses maîtres, Ourika, en se racontant, finit par conquérir un espace qui va lui appartenir en propre. Dans le second exemple, la narration devient encore le lieu de conquête de soi. Si la vie réelle est le lieu de la folie, l’écriture, thérapeutique, est celui de la liberté. Dans le dernier exemple enfin, le corps de la narratrice, tel qu’il s’écrit dans le fil du récit, s’avère être le lieu de multiples identifications. Avec le Viet-nam d’une part, au travers du vêtement affectionné, mais aussi avec la France, à travers le port d’un simple accessoire, un chapeau, qui va finir par composer "l'ambiguïté déterminante de l'image" de la narratrice qui soudain se voit autre sous cette coiffe étrangère en milieu vietnamien, se voit comme du dehors, introduite par ce dehors dans la circulation de désirs nouveaux. L'Amant se fait ainsi le récit de l'apprivoisement du métissage, affirmant depuis ce lieu improbable du métissage, l’avènement de la jouissance contre la folie, ainsi que l’écrit superbement Martine Delvaux.
http://motspluriels.arts.uwa.edu.au/MP798md.html
Mots Pluriels no 7. 1998 : Le Métis ou le tiers espace de la folie dans Ourika, Juletane et L'Amant , Martine Delvaux. Photo : évidemment Basquia...
Amin Maalouf, l'identité féconde d'Hassan ibn Muhammad al-Wazzan
Lors de sa Conférence Marc Bloc (EHESS), prononcée le 13 juin 1995, Nathalie Zemon-Davis s’était emparée avec une rare pertinence de la question du métissage culturel à travers deux figures importantes du monde méditerranéen : Hassan ibn Muhammad al-Wazzan et David Nassy.
Il s’agissait aussi surtout pour elle d’explorer les médiations, la fortune, les usages que le monde contemporain avait fait de ces deux grandes figures, à travers l’écrivain Amin Maalouf pour le cas de Hassan al-Wazzan, l’exemple que j’ai retenu ici.
Avant cela, cette belle et forte conférence, pleine d’espoir et d’enthousiasme à l’époque, convoquait l’écrivain Elias Canetti, évoquant avec nostalgie, au début de ses mémoires, «le mélange qui colorait sa ville natale de Ruschuk», sur les rives du Danube dans les premières années du XXème siècle – bulgares, turcs, sépharades espagnols, grecs, albanais, arméniens, tziganes, roumains, russes et d’autres encore, enrichissant de leur présence un monde qui bientôt allait se fermer. De ce métissage, Canetti comprenait qu’il ouvrait, voire forçait la connaissance à franchir les frontières provocant un chevauchement des valeurs et le patchwork des identités, si salutaire quand on y songe.
Toute identité féconde a pour lieu la complexité. Nathalie Zemon-Davis devait aussi rappeler Homi Bhabha révélant dans ses études combien l’hybridité hantait la culture des élites, l’effrayait, tant à ses yeux elle risquait de donner naissance à une culture faite de «brouillages». Brouillons alors, en rêvant à Hassan et à sa re-médiation sous la plume d’Amin Maalouf.
En 1524, à Bologne, un voyageur lettré venu d’Afrique du Nord achève son dictionnaire arabe-hébreu-latin. Il est né à Grenade, à l’époque de la Reconquête. Au cœur d’un siècle où tout mélange paraissait transgressif, était présenté comme «contre-nature», monstrueux. Natif de Grenade, Hassan s’embarqua pour Fez, dont il devint le diplomate. Puis il inaugura une vie de voyages, vers Tombouctou, Gao, au lac Tchad, l’Egypte, la Mer rouge jusqu’à L’Arabie, son pèlerinage à La Mecque, Istanbul, Tripoli, Tunis. Il enregistra tout, nota tout, témoignant de cette grande curiosité culturelle qu’il partageait avec les autres musulmans lettrés de son époque.
En 1518, de retour d’Egypte, il fut capturé par des corsaires, vendu et incarcéré au Château Saint-Ange. Catéchisé, il finit par recevoir le baptême chrétien à la Basilique Saint-Pierre et devint Johannes Leo Giovani Leone (du nom du pape qui le convertit). On le retrouve ensuite à Bologne, où il travaille à son dictionnaire pour le compte de Maître Jacob ben Simon le Juif. Revenu à Rome, il traduit en italien le grand récit de ses voyages, traduction qu’il achèvera en 1526, date de parution de l’ouvrage. Dans cette première édition, observe Nathalie Zemon-Davis, l’éditeur ré-enracine Hassan/Léon dans le monde chrétien, laissant entendre combien il était attaché à sa foi chrétienne, alors que le manuscrit de ce dernier exprime clairement le désir d’Hassan de pouvoir un jour rentrer en Afrique. Où il mourut du reste, sous le nom d’Hassan al-Wazzan.
La Description de l’Afrique d’Hassan, est le récit d’un métissage culturel, entre Chrétienté et Islam essentiellement, entre Europe et Afrique. Un récit qui invite au fond, nous dit Nathalie Zemon-Davis, à entrer dans une «stratégie» identitaire : peu importait pour Hassan les marques administratives dont on voulait l’affubler : il savait y sacrifier sans renoncer pour autant à la complexité de son identité réelle. De fait, sa relation tranche sur les publications de l’époque. Hassan/Léon y traite des trois religions monothéistes par exemple, avec un souci d’objectivité que l’on ne rencontrait alors pas. Une impartialité mémorable, si l’on songe que son traducteur français crut bon d’en gauchir l’honnêteté, en rajoutant par exemple de l’Islam qu’elle recelait «la damnable secte mahométane»… Hassan, lui, tient balance égale entre l’Europe et l’Afrique. On le voit discourir avec la même ferveur des poètes italiens ou numides par exemple. Et dans cette Description de l’Afrique, bien qu’il se montre en prise sur plusieurs mondes, rien ne paraît d’aucune manière l’écarteler.
Or dans son roman de 1986, Léon l’Africain, avec Amin Maalouf la prise sur ses mondes ne paraît plus ouvrir à une identité aussi imperturbable. Amin Maalouf dresse cette fois le portrait d’un être écartelé, traversé par des conflits intérieurs. Certes, cela tient à la propre trajectoire de Maalouf, choisissant le français pour raconter le passé et le présent des peuples arabes, mais un français traversé par des conflits intérieurs. Si bien que le roman qu’il consacre à Hassan/Léon le force à ouvrir de nouvelles stratégies identitaires. Maalouf ne peut vivre aussi sereinement qu’Hassan ses multiples identités. Il trouvera la solution dans une nécessaire transcendance.
Dans ce roman, si Maalouf suit au plus près les faits, nous rappelle Nathalie Zemon-Davis, il se croit cependant obliger d’inventer des événements pour donner du sens à la force du personnage dont il veut transposer dans notre siècle l’intelligence. Maalouf le lie de façon passionnelle aux cultures qu’il traverse, des amantes, des épouses, des enfants. Le roman noue alors une tension qui longtemps demeure irrésolue et finit par trouver son dépassement dans cette identité nomade que Maalouf lui invente. C’est Hassan léguant à son fils imaginaire sa double identité : «A Rome, tu étais fils de l’Africain ; en Afrique, tu seras le fils du Roumi». Et ce conseil, si précieux pour nous désormais, aux yeux de Nathalie Zemon-Davis : «N’hésite pas à t’éloigner, au-delà de toutes les frontières, de toutes les patries, de toutes les croyances».
La voie qu’ouvre ainsi Maalouf, nous convainc Nathalie Zemon-Davis, est celle d’une transcendance : celle de la psychologie de l’homme nomade, celle de l’habitant du désert d’Islam, où l’on peut entendre l’écho du pèlerin chrétien ou de l’exilé juif. Une transcendance dont Nathalie Zemon-Davis affirmait, en 1995, qu’elle lui semblait «pouvoir répondre aux passions et aux revendications de notre fin de siècle.»
Métissage culturel et méditation historique, Nathalie Zemon-Davis (EHESS), Conférence Marc Bloch du 13 juin 1995. texte intégral :
http://cmb.ehess.fr/document114.html
Léon l'Africain, de Amin Maalouf, LGF, poche, janvier 1987, 346 pages, 6 euros, ISBN-13: 978-2253041931.
Léon L'Africain : Un voyageur entre deux mondes, de Natalie Zemon Davis, traduction Dominique Peters, éd. Payot, avril 2007, Collection : Biographie Payot, 472 pages, 25 euros, ISBN-13: 978-2228901758.
Une édition française est consultable sur le site de la BN Gallica numérique :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1047539.r=l%C3%A9on+africain.langFR
The History and description of Africa, and of the notable things therein contained, written by Al-Hassan Ibn-Mohammed Al-Wezaz Al-Fasi, a Moor, baptised as Giovanni Leone, but better known as Leo Africanus, done into English in the year 1600, by John Pory, and now edited, with an introduction and notes, by Robert Brown (Reliure inconnue), de Hasan ibn Mohammad al-Wazzân al-Fâsî, dit Jean Léon l'Africain (Auteur), Hasan ibn Mohammad al-Wazzân al-Fâsi, dit Léon, introduction Robert Brown et John Pory, édition anglaise : The Hakluyt Society, 1896.
JEAN-LEON L'AFRICAIN, Description de l'Afrique. Nouvelle édition traduite de l'italien par A. Epaulard, Adrien Maisonneuve - Paris – 1980, 2 volumes in-4° . Vol.1 XVI-319 p., cartes. Vol. 2 pag. 320-629, cartes, index, ISBN: 9782720004551.
Sur la sociabilité des élites
L’une des œuvres majeures de la construction des mentalités des élites européennes. L’avant dernière édition datait des années quatre-vingt et manquait de minutie.
Paru en 1528, Il libro del Cortegiano, fut en effet un phénomène social et historique majeur de l’histoire de l’Europe, unifiant les mœurs et les mentalités de ses élites comme aucun autre livre ne l’avait réussi jusque là.
Un ouvrage dont l’importance allait être qui plus est, après le succès italien, déterminant pour la France, où il connut une fortune immense, les éditions s’y succédant à un rythme effréné.
Toute l’élite française le dévora pour s’y refonder. C’est que, plus qu’un livre, l’Europe des cours s'y reconnaissait et quant à la France, si l’on veut comprendre quelque chose à la sociabilité de ses élites aujourd’hui encore, il faut le relire de bout en bout : pas un détail qui n’éclaire la manière dont cette sociabilité s’est codifiée.
De l’art de la conversation à l’idéal de l’honnête homme, en passant par le courtisan flattant l’ombre du prince - fût-il républicain-, tout y est de ce qui fonde les usages tout à la fois de nos grandes écoles et de la scène médiatico-politique -avec ce bémol qu'aujourd'hui les nouvelles élites politico-financières lui ont tourné le dos.
Mieux : dans toute la rhétorique du comportement social des décideurs, voire cette dialectique du paraître des hommes d’éclat (médias, journalistes, etc.), ou bien encore, partout où l’enjeu est un pouvoir, qu’il soit politique, économique ou culturel (y compris jusque dans le fonctionnement du mandarinat universitaire), l’influence de Baldassar se fait encore sentir.
Car tout de ce qui est écrit là, de l’éducation du courtisan aux qualités intellectuelles ou morales qu’il doit afficher, à commencer par cette culture du talent si profondément inscrite dans la vision aristocratique du monde grec (si peu républicaine donc et si peu démocratique), tout nous dit le monde dans lequel nous évoluons toujours -malgré la nuance évoqué plus haut, ouvrant il est vrai un véritable conflit psychique dans les mentalités de ces élites.
Mensonge, dissimulation, simulation, l’art de réduire un comportement à son procédé, un discours à sa rhétorique, il n’est pas jusqu’au plus "beau" des jeux du courtisan qui ne sente l’actuel : celui de se représenter.
Dans cette rhétorique de la Cour où l’espace privilégié n’est pas celui de l’Assemblée mais celui des réseaux d’influence, rien ne détonne et surtout pas ce sens de la supériorité du courtisan, homme dont la grâce (une distinction de goût) fonde la supériorité définitive sur le reste du genre humain.
Le concept clef qu’articule Baldassar est celui de la sprezzatura, que des générations de linguistes ont peiné à définir et que Pons traduit ici par désinvolture. On traduirait volontiers autrement, comme d’une diligence désinvolte, zèle auprès du Prince structuré par un solide mépris (sentiment aristocratique par excellence) à l’égard de tout ce qui ne relève pas de son périmètre, avec le dédain pour corollaire et la dissimulation pour engagement. Une attitude au sein de laquelle le style prime sur le contenu, et où il s’agit de composer sa vie dans l’extériorité de manières ni trop voyantes ni trop effacées, au seuil desquelles, affirme Castiglione, la civilisation pouvait enfin advenir…
Le Livre du Courtisan, de Baldassar Castiglione, éditions Ivrea, traduit de l’italien d’après la version de Gabriel Chappuis (1580) et présenté par Alain Pons, Paris, mai 2009, 408p., isbn : 978-2-85184-174-2, 30 euros.