L’impossible insertion des jeunes issus de quartiers sensibles
Une récente étude de l’Observatoire national des zones urbaines sensibles attire l’attention des Pouvoirs Publics sur la situation des jeunes adultes de ces quartiers, qui connaissent depuis dix ans des difficultés d’insertion croissantes, avec l’apparition d’un nouveau levier de discrimination : l’effet quartier, qui joue désormais à plein et vient s’ajouter aux problèmes des origines sociales, ethniques et aux faibles niveaux de formation de ces jeunes en quête d’emploi.
Cette étude montre que la détérioration de l’économie française a d’abord sur-pénalisé les habitants de ces quartiers, écartés sans ménagement du pacte républicain d’une démocratie qui n’en peut plus de trahir ses principes. Parmi ces jeunes, se sont évidemment les enfants d’ouvriers qui se voient majoritairement condamnés. Des enfants dont l’environnement familial a été exilé lui-même du marché du travail : en 2007, 60% d’entre eux ne pouvait prétendre disposer que d’un parent en situation d’emploi, l’autre n’ayant plus l’espoir d’en retrouver un… Cerise sur le gâteau : les jeunes issus de l’immigration non européenne sont les plus durement touchés. Leur cursus scolaire esr, de beaucoup, plus abrégé que celui des autres : 30% d’entre eux par exemple entrent en sixième avec au moins un an de retard et après la troisième, plus de la moitié d’entre eux se voit orienter vers des filières professionnelles, sans espoir d’y réussir puisque les portes leurs sont fermées en apprentissage ! Et pour les rares d’entre eux qui accèdent aux études supérieures, ils sont deux fois plus nombreux que les autres à quitter cet enseignement sans autre diplôme en poche que le BAC… Les cursus de formation professionnelle pour jeunes adultes sont également raccourcis, et quant aux conditions d’accès à un emploi, elles se sont pour eux affaissées dramatiquement. Plus exposés que les autres aux variables économiques, le fonctionnement du marché français de l’emploi les pénalisent sans état d’âme. De plus en plus nombreux à pointer au chômage, leurs risques d’accumuler plus d’une année de chômage a crû vertigineusement depuis 10 ans. L’étude observe en outre là aussi, sur le marché de l’emploi, la diffusion rapide de l’effet quartier, particulièrement délétère en ce qui les concerne : les employeurs écartent systématiquement les candidatures en provenance des quartiers dès qu’ils sont identifiés comme sensibles… La ségrégation sociale (le mot est employé dans le rapport) génère ainsi des effets territoriaux dramatiques, qui remettent plus que jamais à l’ordre du jour la nécessité d’une réflexion politique sur la géographie des politiques de la ville en France !
Observatoire national des zones urbaines sensibles, rapport de l’ONZUS 2012.
Bref du Céreq, n°309, avril 2013 issn : 2116-6110.
Photo : Association quartier sans cible : http://quartiersanscible.wordpress.com/page/38/
COETZEE : L’ETE DE LA VIE
Troisième volet de l’autobiographie fictive de Coetzee, confiée ici à un jeune universitaire chargé de collecter des témoignages sur l’auteur qui atteint la trentaine et fait retour au pays natal, retrouvant son père vieillissant dans sa maison délabrée du Cap.
Nous sommes dans les années 70. Les menaces se sont accumulées aux frontières, tandis que la situation intérieure s’est délitée un peu plus. Des extrémistes tentent d’entretenir la flamme de la civilisation occidentale à coups de discours sécuritaires fanatiques. Certes, l’Etat sécuritaire prend ici sa tournure la plus obsédante. Mais déjà en pure perte : il n’existe pas d’Etat qui puisse se faire durablement sécuritaire. Il n’y a que des discours fielleux dont le seul vrai objet, dissèque avec son talent habituel Coetzee, est d’attiser les haines. Les harangues des blancs s’exhibent ainsi comme un bluff meurtrier tarissant les forces vives de la nation. Et ceux qui voudraient mener la police comme un chasseur sa meute, finissent dans un show minable leurs gesticulations abjectes –on en sait quelque chose en France.
Les chapitres alternent, des femmes témoignent de ce dont elles perçoivent de cet homme tour à tour amant de fortune, bricoleur à la manque, professeur à temps partiel qui aurait aimé se faire bouddhiste pour tuer en lui le désir et la souffrance, le tout encadré de fragments de textes, de notes personnelles de l’écrivain, de considérations sur la littérature et le monde. Une accumulation qui finit par décrire un univers blanc fermé sur lui-même, tournant en rond dans une circulation malsaine de ses désirs. Les seventies, barricadées dans leur logique de l’illicite-licite, ployant tout de même sous la poussée, sinon l’échappée belle des femmes, débandant littéralement l’autobiographie de Coetzee pour la confondre dans le nœud des biographies qui l’ont fécondée. Jusqu’à ouvrir une brèche dans ce récit, chausse-trappe peut-être, de celui qui découvre tout à coup le sentiment de sa propre fin. Et c’est un peu ça, ce livre, écrit comme dans l’intuition d’une tragédie dépourvue de tragique. Parce qu’une lassitude habitait déjà cette révélation, celle, tout à la fois commune et personnelle, des enfants d’Afrikaners qui ne croyaient plus en leur histoire et savaient qu’il ne leur restait que l’indécence à piller le monde noir.
J.M. Coetzee, l’été de la vie, éditions du seuil, août 2010, traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par catherine Lauga du Plessis, 320 pages, 22 euros, isbn : 978-2-02-1000290.
Ari Sitas, Biennale Internationale des Poètes
Vendredi dernier, Ari Sitas, poète sud-africain, participait à l’ouverture de la douzième Biennale Internationale de Poètes, à Vitry-sur-seine, en compagnie de nombreux autres, dont Vonani Bila et Denis Hirson, pour ne citer que ces trois-là.
Sur scène, Ari Sitas donnait ses textes, qu’une comédienne traduisait ensuite.
Il évoquait cette terre étendue de décombres malgré les chartes et les accords, les slogans et l’obscénité des soap opéras déversés en nombre sur l’Afrique du Sud depuis qu’elle a réintégré le concert des nations libres. La violence bien sûr, chaque jour en front page des quotidiens nationaux et l’herbe luxuriante sous les grands chênes sud-africains. Il évoquait les corps, les chairs, les esclaves mutilés, les dépouilles abandonnées sur le bord des routes à pourrir au pied des collines, l’eau des ruisseaux rouge de leur sang. Il évoquait l’impérialisme de l’idéologie néo-libérale, qui dissèque les peaux, martèle le peu de nos corps fatigués, ce monde, le nôtre, étrillé dans la profusion de ses espaces. Il parlait des morts, des cadavres, de ce devenir cadavre de son peuple et je l’entendais dire cela simplement, seulement concentré sur la musique des mots, les siens, uniquement occupé à donner corps au son que cela faisait, à cette ligne musicale. J’entendais cette mélodie, en anglais. Elle me rappela cette même force du poème de Celan, Todesfuge, dans lequel Celan évoque Auschwitz sans jamais prononcer ce mot, mais sans cesser de le donner à entendre dans cette valse si belle et si lancinante qui vous possède inexorablement.
Et puis les poèmes furent traduits, joués en français par une comédienne qui s’attacha plus à la signification des phrases, des mots, qu’à leur sonorité. Qui s’appliqua à faire sens de leur signification. Mais où loge le sens en poésie ? Pas dans la signification, mais dans le son que le verbe fait quand il est proféré. Dans ce sensible qu’Ari Sitas portait si sobrement.
Ari Sitas est né en 1952 à Chypre. Poète, dramaturge, sociologue. Intellectuel actif dans la lutte anti-apartheid, il travaille aujourd’hui sur l’éthique de la réconciliation. Depuis 2009, professeur au département de sociologie de l’Université de Cape Town. Ses poèmes sont traduits dans Poèmes d’Afrique du Sud, Actes Sud / Unesco, 2001.
Howard Zinn, L’Impossible neutralité
Howard Zinn est mort le 27 janvier 2010. Les médias français, Le Monde et Libération en tête, ne savaient que dire de cet historien qui fut pourtant l’un des intellectuels majeurs du renouveau de l’approche universitaire historienne aux Etats-Unis. Ils le traitèrent allègrement de marginal (!), voire, sans rire, d’"autodidacte" de l’histoire… C’est dire l’état d’aveuglement des médias français…
Inlassable défenseur des droits des minorités et de la désobéissance civile, Howard Zinn aura pourtant marqué à jamais les études universitaires américaines de son empreinte. Lisez son Autre Histoire Populaire des Etats-Unis, vous le comprendrez bien assez vite !
Dans cette autobiographie, c’est moins sous l’angle théorique qu’il évoque l’impossible neutralité des sciences sociales, que par l’observation de son propre vécu. Howard Zinn rappelle en particulier comment le jeune homme qu’il fut, qui participa en toute loyauté aux bombardements américains sur l’Europe au cours d’une guerre qu’il avait tout d’abord pensé "juste", finit par se radicaliser sur le sens de la conduite humaine, en tant de guerre comme en tant de paix. Son engagement universitaire en fut la vivante preuve, lui qui décida de devenir le seul blanc d’une université noire que tous les jeunes diplômés blancs préféraient ignorer.
Mais ce qui me retiendra dans cet ouvrage, c’est sa formidable énergie et cette volonté farouche qu’il déploie de ne céder jamais au pessimisme politique. Par les temps qui courent, il vaut la peine de l’écouter !
Il faut, nous dit-il, donner vie à ses idéaux. "La seule existence des opprimés en lutte, est porteuse d’espoir". Un message dont nous avons bien besoin dans cette Europe agressée quotidiennement par une idéologie néo-libérale assassine –il n’y a pas d’autres mots.
Parce que ces opprimés en lutte "sont la preuve qu’il existe des possibilités de changement dans ce monde". Certes, l’atmosphère générale est à la déconvenue, à la désespérance, mais Zinn a bien raison d’affirmer que nous n’avons pas le choix, que "seul le changement de perspective historique peut permettre d’éclairer nos ténèbres". Tout comme il a raison de nous rappeler combien le XXème siècle nous aura surpris : indifférent aux frémissements d’indignation qui l’ont traversé, il aura laissé mûrir les grandes tragédies que nous avons connues, mais aussi des contestations inouïes qui auront bousculer l’ordre des choses. Howard Zinn est bien placé pour le savoir, lui qui fut finalement l’acteur de deux grandes victoires des luttes américaines, pour les droits civiques et la guerre du Vietnam.
Il a raison encore quand il nous conseille de nous montrer attentifs aux "actes isolés qui commencent à s’accumuler", aux "élans individuels" qui se regroupent peu à, peu en actions organisées : "un beau jour, (…) un mouvement de grande ampleur envahit la scène". Nous ne savons pas quand, nous ne savons pas où, mais comme le dit Zinn, c’est déjà arrivé tant et tant de fois dans l’Histoire ! Pour l’heure, nous sommes hébétés, incapables de comprendre vraiment ce qui pousse sous la surface du présent, cet élément humain en particulier, "l’indignation refoulée, l’exaspération, le besoin de partager". Mais "à certains moments de l’histoire il se trouve des gens suffisamment intrépides pour parier que d’autres les suivront". "Si bous parvenons à comprendre cela, nous pourrions bien faire le premier pas. C’est déjà ce qui est arrivé dans l’histoire récente, un nombre incalculable de fois".
Immergés dans l’étau d’une crise montée de toute pièce, écrasés par la chape de plomb des espérances déçues, bafoués par un pouvoir politico-médiatique prédateur, la tentation de la résignation est certes grande. Peut-être l’histoire d’Howard Zinn peut-elle nous aider à mieux savoir nous positionner. Zinn songe à ses parents, ouvriers émigrés, terrorisés, le nez dans le guidon et qui n’ont jamais pu penser à autre chose qu’à tenter de s’extraire de leur pauvreté. Lui, affirme-t-il, a eu de la chance, simplement de la chance : il ne croit pas au mérite dans une société qui en brandit le leurre comme un hochet méprisant en dépit d’une réalité accablante. De cette chance il a fait un devoir, celui de ne céder jamais au cynisme facile de ces intellectuels qui pontifient sur le monde depuis leur coquet intérieur.
Il reste à vivre tout simplement : nos idéaux sont entiers et nous avons compris, comme lui en 1976, quand Carter vint au pouvoir, que tous les présidents ont toujours mené la même politique, au profit des plus riches. Nous avons compris, comme il l’a compris, que "l’avenir ne dépend pas de l’identité du prochain président : il dépend de l’aptitude des citoyens écœurés à se mobiliser pour hurler leur désir de changement encore plus fort que lors des soulèvements de 36, de leur aptitude à faire dérailler ce pays pour qu’il emprunte enfin de vraies nouvelles voies".
L'impossible neutralité : Autobiographie d'un historien et militant, de HowARD Zinn, préface de Thierry Discepolo, traduction de Frédéric Cotton, éd. Agone, 14 mars 2013, Collection : Eléments, 351 pages, 12 euros, ISBN-13: 978-2748901900.
Les Miscellanées du Rugby, d’Olivier Villepreux
Il est des livres qui vous frappent par leur intelligence. Comme celui-ci. Par son adéquation en particulier, entre la forme et le fond. Voilà une manière d’écrire l’histoire du rugby qui colle parfaitement à sa nature ! C’est intelligent au possible et étonnant. Des miscellanées ! Tout à fait dans l’esprit de ce sérieux mêlé d’humour qui caractérise selon Walter Spanghero -qui signe la préface-, le rugby. Pas moins savant que n’importe quelle étude sur le sujet, ces miscellanées se relancent un peu comme la balle au détour d’un rebond capricieux, ouvrant mille surprises et autres anecdotes savoureuses, tout autant qu’à l’intelligence de comprendre autrement le rugby, interrogé ici dans sa réalité sensible plutôt que dans sa théorie. Olivier Villepreux brise même la hiérarchie de l’approche théorique, donnant pour le coup à comprendre le vrai sens étymologique du mot théorie, qui est "chercher". On le voit bien chercher, proposer, offrir contre la linéarité du discours historien par exemple, le tracé aventureux du sensible dans cette parole ouverte par le rugby. Ce que parler rugby veut dire me semble tout entier présent, là. Dans cette errance apparente, oscillant sans cesse entre le banal et le sublime, les lieux mêmes du rugby, comme de la poésie au sens où l’entendaient les romantiques allemands. C’est qu’Olivier Villepreux a parfaitement compris que le sens n’était pas un objet planté dans un décor commode, mais un dialogue.
Alors on y apprend évidemment tout ce qu’il est possible d’apprendre sur le sujet, toute son histoire bien sûr, depuis les origines jusqu’à nos jours, tout comme toutes ou presque, les histoires qui ont fait du rugby une légende. Et non pas plus profondément mais avec la même passion, Olivier Villepreux y déploie une vision du jeu en des phrases fulgurantes qui dessinent les contours de ce rugby qui nous fascine tant –lisez ses pages sur l’essai de 80 mètres conclu par Gareth Edwards lors de la rencontre All Blacks- Barbarians, le 27 janvier 1973, référence pour tous les amateurs de rugby ! Et celles de l’essai initié par Blanco, que les anglais commentent toujours inlassablement. Une histoire sensible donc, les seuls qui vaillent, tressant les chœurs de Twickenhamm au paradoxe identitaire du rugby, qui attendit un siècle pour bonifier l’essai comme sa marque farouche. Une manière, au fond, de rester fidèle à la passion rugby, dans cette forme si libre et tellement responsable.
Les miscellanées du rugby, d’olivier Villepreux, préface de Walter Spanghero, Editions Fetjaine, coll. Essais, 10 février 2011, 342 pages, 13,50 euros, ISBN-13: 978-2354252281.
La Dernière ballade, Denis Soula
Johnny Cash est mort. On passe à la radio On the Evening Train. Derrière son poste soudain un homme se rappelle. Sa femme, son gosse, sa guitare remisée, la dérive qui a suivi leur disparition. Jusqu’à sa mort falsifiée.
On the Evening Train. Le regard d’un fils à son père, au loin le train emportant le cercueil de sa mère.
Il se rappelle Johnny Cash. Le morceau l’arrache à sa torpeur, exilée au fin fond de l’Europe. Il se rappelle qu’un jour il a eu soixante ans. C’était quand au juste ? La musique depuis si longtemps sortie de sa vie. Johnny Cash mort à présent. Mais le morceau l’interpelle. On the Evening Train. Rejouer. Rejouer On the Evening Train aussi bien. Rejouer passe par là.
Il publie une petite annonce. Une jeune femme répond, vient vivre sous son toit. Non pas avec lui, mais pour l’accompagner dans sa quête d’un retour, sa quête du son juste, du rythme. Rejouer. Peut-on faire le chemin à rebours ? Ils essaient, cherchent, mais lui se rend bien compte que ce qu’il manque désormais à la musique qu’il veut jouer, c’est lui-même. Les jours passent, les saisons, qui égrènent le récit. Etre libre ou heureux…, il cherche un son du passé comme une arche perdue, finit par prendre un billet d’avion et débarque aux States avec la fille. Saisi d’un coup par tous les souvenirs qui lui montent à la gorge, navrants la plupart du temps, certains autres heureux cependant, comme ce moment de musique avec un pote au fond d’un parc public : juste le plaisir d’être présent au son, au rythme, à la musique, loin du grand paquetage médiatique. Elle, le découvre, l’observe, se raconte. La narration tourne, va-et-vient de l’un à l’autre, erre et nous trimballe, tour à tour lui, la jeune femme, deux voix accordées délivrant au passage des pages très intimes sur ce que pourrait être ce vouloir-vivre-la-musique vrillé au fond de leur être.
L’été aux States donc, les saisons tournent, ils cheminent sur la route de Saint Louis, ses rues à l’abandon dans cette Amérique placardée en grand sur les panneaux publicitaires des bords d’autoroute. Lui est mal à l’aise : revient-on jamais ? Il se rappelle ce qu’il a été, le succès, l’argent facile, les femmes qu’il a enfermées dans la nuit de sa chair. Le Tenessee à fleur de route. Tupelo. Les bruits de la rivière et Memphis dont il approche à reculons. Voilà. C’était là. Union Avenue puis les studios. Le type qui a cru en lui, la bague de Rebecca et la gourmette de son fils Ethan, dans sa poche. La narration vagabonde, s’épelle en lui, en elle, l’automne arrive, un cycle prend fin. Il se rappelle alors Nixon, la grande clôture des années rebelles, et nous dépose devant Dylan avant de s’en aller cette fois en vrai. "Je crois qu’il y a des choses qui nous sont données qu’une fois". Il part pour n’importe où, sort du récit tandis que la jeune fille qui l’a accompagné se passe, monte, se charrie là où il s’est absenté. Superbe ballade que ce récit tout entier dédié à la musique devant les nécessités de laquelle s’efface toute forfanterie. Jazz, soul, blues, rock et folk, où toucher au plus vrai.
La Dernière ballade, Denis Soula, Editions Autrement, Collection : Littératures, 8 mai 2009, 79 pages, 12 euros, ISBN-13: 978-2746713000.
Très chers escrocs, de Michel Embareck
Michel Embareck aime les escrocs. Enfin, encore faut-il s’entendre sur la notion, qui exclut le syndrome Cahuzac par exemple et dont Bernard Malakoff, cet ancien plombier devenu Président d‘une grosse société d’investissement, à Wall Street, serait la figure emblématique, quelque chose du moins comme le Saint Patron bien mérité du monde de la finance contemporaine…
L’escroc, à tout prendre, paraîtrait donc sympathique. Et Michel Embareck de nous rappeler parmi ces arnaques de haut vol qu’il nous conte, cette femme dépourvue de tout diplôme qui a fini par délivrer quelques quatre cent expertises psychologiques à la Cour d‘Appel de Bordeaux, avant d’être confondue…
Il aime les escrocs pour leur douce folie, leur bagout, leur aplomb, pour ce culot de "vendeurs illégaux de rêves" qui ont placé l’imagination au poste de commandement et au service d’une cause toujours nécessairement perdue. C’est que l’échappée serait moins belle s’il n’y avait sa révélation presque joviale devant les tribunaux, l’escroc siégeant à son procès comme dans son jardin, pariant encore, une dernière pour la route, qu’il entortillera cette fois le juge.
Il y aurait ainsi quelque chose de désintéressé dans l’escroc, qui préfère la construction énergumène de l’escroquerie à son résultat, l’art au métier. Un professionnel à la longue, car il faut du métier pour réussir, sinon un véritable expert, parfait connaisseur des rouages du monde qu’il veut déshabiller.
Mythomane, en grand le plus souvent, imposteur de talent, forcément, s’emparant de la crédulité de ses interlocuteurs pour dévoiler accessoirement la cupidité humaine. Toujours réactif donc, à l’écoute, prenant le pouls du monde, cherchant les interstices pour s’y loger sans scrupule. Une figure du temps présent en somme, empoignant l’offre sans ménagement, construisant la demande, leurrant chaque jour un peu mieux ses semblables, casant le monde là où il a voulu être pour en libérer la formidable vacuité, et débrider enfin son goût de l’anecdote.
Et l’auteur de jubiler lui-même au récit des boniments que l’escroc épand inlassablement. Bluffs, esbroufes, épates… Quoi de plus savoureux pour la langue ? C’est l’art du conteur qui vient ici se poster au chevet de cette figure de baladin. Scénarisant les affaires judiciaires qu’il a suivies, Embareck donne voix à ses personnages avec une gourmandise d’écriture étourdissante. Quelle voix ! Gaillarde, alerte, minutieuse, incarnant à merveille le type même de l’escroc, ses tactiques, ses discours, son vocabulaire. Quel festival ! On y croit bien sûr, pas un propos qui ne soit vrai.
Mais n’allez pas vous imaginer que le registre soit exclusivement loufoque. Embareck nous conte aussi ces milliers de tonnes de blé en provenance de Tchernobyl, refourgué pour du bio… Là c’est moins drôle. Qui donne du blé à moudre sur notre crédulité collective, le discernement politique et ce qu’il est devenu, cette dimension du sens que nous n’osons pas être.
Faux certificats d’authentification bio, ça marche et l’auteur d’asséner que dans cette affaire, "aucune expertise ne fut demandée afin de déceler l’hypothétique présence de substances radioactives"… Vieille de plus de dix ans, le dossier n’a toujours pas été jugé !
Abuseurs de biens sociaux, truqueurs de marchés publics, à l’un des bouts de cette pelote, Michel Embareck n’oublie pas qu’il y a quelque chose comme le Quercy sinistré par un modèle économique assassin. C’est toute une vision sociale dans laquelle il nous embarque mine de rien. Celle des petits boulots, des emplois précaires, du chômage qui frappe durement des millions de gens, oubliés de la République et "qui ont fait de la résignation et du renoncement une philosophie adaptée à la précarité du quotidien". Edifiantes sautes d’écriture, alternant la dérision et la gravité, diversifiant les registres pour ne pas oublier que ces hommes qui fourguent à grande échelle des DC10 ou des médicaments périmés à l’Afrique sont les symptômes d’un monde déjà beaucoup moins drôle.
Très chers escrocs : Fausse banque, faux blé bio, faux flics, faux trésor..., de Michel Embareck, L'Ecailler, 11 avril 2013, Collection : L'Ecailler Documents, 171 pages, 17 euros, ISBN-13: 978-2364760257.
Denis Lalanne, Le temps des Boni
Les frères Boniface. Superbe page du rugby français !
Les années 50, 60, les années twist, rock, Kopa, Anquetil…
"C’est l’histoire de deux cow-boys", annonce Denis Lalanne. Fin 45, le père prisonnier d’un stalag. Ça commence comme ça : deux enfants débordant d’impatience, n’en peuvent plus de se sentir pareillement désarmés devant la nuit allemande. Ça commence comme ça : la course éperdue d’un gavroche rasant les murs. D’un enfant qui court la nuit sous l’Occupation, rapporter à sa mère de quoi nourrir les siens. Dédé. Il a 11 ans. Il s’émerveille des muscles qui lui viennent. Bientôt sur les rails d’un chemin de fer de campagne, Dédé est rejoint par son frère. Deux gamins frondeurs défient le train qui fonce sur eux. C’est à celui qui décampera le dernier. Alors le train freine, s’arrache dans une gerbe d’étincèle pour venir se coucher à leurs pieds. Quelle biographie signe Denis Lalanne ! Dédé, 11 ans. Guy, 9 ans. Deux gamins défient le monde, fort de leur recette imparable : être deux. Et c’est tout l’esprit du rugby qui nous est révélé dans cette simple observation. Deux gamins solidaires, mordant la vie à pleine dents. Deux galopins qui vont bientôt aimer le rugby comme des malades et nous offrir des saisons de folies. Les deux Boni vont faire "voler, danser le ballon, chanter le jeu". Bientôt leur nom sera comme le rêve d’un rugby qui ne peut s’éteindre, le rugby "de bohême" affirme Denis Lalanne, "humble, sain, fraternel". Le rugby des chaumières, des villages, l’école des braves, le rugby des bandes de gamins, des copains qui se font une balle ovale de n’importe quoi, d’une "guenille" pour se livrer à leur plaisir "bambocheur". Un rugby de grandes gueules où le jeu commande et l’arbitre suit le mouvement. Ce rugby dont le jeu est "au-dessus des joueurs", né d’un bras d’honneur aux institutions quand William Webb Ellis décida de se saisir un jour de la balle à deux mains, au mépris des règles de la Public School, pour faire naître le rugby de sa mutinerie de coquin d’irlandais. Porté aux quatre coins du monde, il nous offrira, en France "ses emballements de gamins des barricades". C’était cela les frères Boni, nous conte Denis Lalanne dans une écriture traversée par l’inspiration et la beauté d’un geste qui n’en finit pas de surprendre, comme ce 16 mars 1991 nous dit Lalanne, dans ce splendide essai initié à Twickenham par Serge Blanco, un essai de 100 mètres rappelle-t-il, que les anglais applaudissent toujours aujourd’hui. Mémorable rugby qui troue de part en part le petit écran médusé et qui ne cesse de revendiquer la passion pour seul horizon, celle, anarchique, des frères Boni, excessive, roublarde parfois, complice toujours, dans cet instant essentiel qu’est le rugby, où l’on ne peut être génial sans les autres. Quelle histoire du rugby finit par nous livrer Denis Lalanne, la sienne bien sûr, mais que beaucoup feront leur au travers de ce texte magnifique vantant l’échappée belle des Boni à l’assaut, toujours, explosant à la prise d’une balle que leur passion dévore.
Le temps des Boni, Denis Lalanne, La Table Ronde, coll. Vermillon, 25 octobre 2000, 384 pages, 19 euros, ISBN-13: 978-2710323778.
Silence, de Vonani Bila (Afrique du Sud)
"C’est le silence étouffant
du mec mécontent des bidonvilles qui me troue l’âme
lui qui vote pour le chômage à perpétuité
année après année.
(…)
C’est le silence suffocant
à regarder notre pays dévorés par les dragons capitalistes
qui m’amollit les os
tandis que nous demeurons loyaux nettoyeurs de toilettes,
marins, cantonniers, éboueurs et ouvriers agricoles.
Intellectuel de salon du haut de ta tour
arrête, s’il te plaît, de façonner nos rêves.
Intellectuel de salon du haut de ta tour
arrête, s’il te plaît, de débiliter notre combat…"
(extraits)
Vonani Bila est né en 1972. Poète, musicien, il dirige la revue de poésie Timbila. Auteur de huit récits publiés en anglais et en langue tsonga et de nombreux recueils de poésie. En 2003 est sorti son premier album (musique et poésie) : Dahl Street. Traduit dans plusieurs langues, on ne le trouve en français que dans l’anthologie Afrique du sud, une traversée littéraire, publiée par l’Institut Français (2011). Invité de la Biennale Internationale des Poètes, il signera ses recueils et donnera un concert à la Librairie l’établi le dimanche 26 mai à 11h (Alfortville, 94140).
Coetzee, Journal d'une année noire (vieillir)...
Avec Disgrâce, on devinait un Coetzee à l’étroit dans sa narration. Et pas uniquement parce que le sujet l’embarquait sur les lisières d’une langue exténuée. L’exténuation était profonde, rejoignant les thèmes affrontés, celui du vieillissement en particulier. Or voici que dans ce Journal, le même thème revient, plus insistant, plus obsédant, empoignant le statut de l’auteur jusqu’à voir dans la forme physique la condition même de l’exercice narratif.
Qui sait ce que l’art peut devoir au solde d’une force physique déclinante ? Coetzee ne cesse d’en sonder la profondeur, jusque dans le régime auctorial qui fonde cette réflexion, à douter de sa propre autorité quand déjà le texte - ces trois portées offertes à notre lecture unique -, se brouille et nous dévoile l’ampleur de l’incertitude qui l'assigne.
Le personnage dont il est question ici, vieillit. Se sent vieillir plus qu’il ne vieillit vraiment - au bout d’un moment, on ne vieillit plus : on est vieux.
Son éditeur lui a passé commande, mais il besogne son travail, poursuivi avec trop de métier. Il peut écrire pourtant sur les sujets de son choix, des réflexions graves ou précieuses mais malade, sa méditation n’ose affronter ce qui monte en lui. Jusqu’au jour où il croise une jeune voisine aux formes généreuses. Elle ne fait rien, il lui propose de devenir sa secrétaire. Elle accepte. Il lui dicte ses pensées, qu’elle enregistre et retranscrit. Des opinions. Tranchées. Trop sans doute, comme ce texte injuste sur Machiavel. Des opinions sur ce qui ne va pas dans le monde, mais rien de décisif sur lui, qui ne va plus au monde.
Sur la page éditée, Coetzee reporte : ces opinions, son journal et le récit de ces journées par Anya, la secrétaire. Les strates s’accumulent tout d’abord, avant de se répondre et de s’interpénétrer bientôt. C’est que le vieil homme ne fait pas que penser le monde depuis son expérience passée : il recommence à le vivre, observant jour après jour cette Anya qui l’émoustille. Elle voit bien ce qu’il regarde d'elle, dont elle aime lui offrir le spectacle. Jusqu’à ce long texte sur la pédophilie qu’elle doit retranscrire, ambigu au possible et qui la fait réagir. Il fantasme sur elle et si elle l’accepte volontiers, pour autant, elle ne supporte pas la complaisance de sa rhétorique. Mais c’est aussi qu’elle le voit comme un vieux, penché sur elle. Moins libidineux toutefois que sans défense, lige d’un corps éreinté.
Alors d’un coup la narration embraye. Sur cette question de déshonneur que le vieil homme soulève. Anya se met à raconter, à faire le récit de sa propre expérience du déshonneur, qu’il rapporte dans son journal et l’on se surprend, lecteur, à se laisser aller à cette lecture, laissant en plan les autres strates du texte pour suivre le fil d’un récit enfin « juste ». Ça y est, Coetzee a trouvé le ressort.
Le second journal s’ouvre sur ce protocole compassionnel qui peu à peu se met en place. Entre lui et elle, entre le texte et son lecteur. Pure rhétorique ? Peut-être pas.
Il s’ouvre dans la vêture de la tombe qui se profile, cet Autre monde froid, gris et sans éclat des grecs, que Coetzee a peur de faire sien. Le journal devient plus intime. Sous le texte « Du vieillir », il raconte comment notre vieil homme a effleuré un jour de ses lèvres la peau douce d’Anya, avant qu’ils ne tombent l’un dans les bras de l’autre pour une étreinte chaste. Ultime consolation ? Non. Car il y a cette force de Coetzee à affronter l’obscénité de la mort du désir. Tout l’art du roman en somme, s’engouffrant brusquement dans ce qui lui résiste.
Ajoutons à cela de superbes méditations sur ces parties du corps (les dents) dont nous faisons peu cas, comme si elles ne semblaient pas nous appartenir mais nous avaient simplement été confiées, alors qu’elles seules survivront à notre fin. Comme si ce qui était le plus périssable en nous, au fond, était vraiment nous.
Ou bien encore cette réflexion sur l’usage contemporain de l’anglais : nous allons vers une grammaire d’où est absente la notion de sujet grammatical. Dans l’attente, peut-être, de son orgueilleuse extinction...
Journal d’une année noire, de J.M. Coetzee, éd. du seuil, oct 2008, traduit de l’anglais (australien) par Catherine Lauga du Plessis, 296p, 21,80 euros, code ISBN : 978-2-02-096625-2