Oona : « Peindre, c’est combattre la peur de perdre ce qui nous fait nous sentir vivant »
Oona a 17 ans. « Me voici », dit-elle. Ouverte à l'ouvert du peindre, ayant, on ne sait trop ni comment ni quand, répondu à cet appel qui résonnait au plus profond d'elle comme seule possibilité d'être soi, ainsi que l'évoquait Levinas dans ses très belles médiations sur le Visage. Car ce n'est qu'à répondre à cet appel que l'on peut être enfin soi, loin des jouissances narcissiques de l'enfance. « Me voici », comme une épiphanie, non pas arrachée à elle-même mais répondant à l'exigence de cette altérité qui a surgi, l'a convoquée, interpellée. La voici donc, confrontée à une expérience qui la dépasse infiniment. Qu'elle narre pourtant déjà avec une assurance étonnante, mais qu'importe cette maîtrise : ce qu'il faut entendre, c'est sa réponse qui nous donne à comprendre que ce n'est pas de l'intérieur que jaillit l'exigence d'être soi, mais de ce qui me convoque, m'interpelle, m'oblige. Ici peindre se laisse découvrir comme appel. Auquel elle a répondu. Répondre. Autant à que de... L'autre moment fondamental du diptyque lévinassien.
jJ : Au moment de commencer cet entretien, et surtout après la visite d'atelier, j'aimerais poser la question de cet incontournable : l'obligation de montrer l'artiste dans son atelier pour recueillir une parole forte, sinon « vraie », au sujet de son travail. Il existe une littérature fournie autour du processus de la création artistique, orchestrant ses mises en scène, films, entretiens, etc., comme si l'on ne pouvait vraiment comprendre l'œuvre qu'à partir de la saisie du processus de sa création. C'est par là que j'aimerais commencer. Sans doute avez-vous vu le film de Clouzot, Le Mystère Picasso. La meilleure étude écrite à son sujet, vous l'avez peut-être lue, est celle de Michèle Coquet : « Le double drame de la création selon Le Mystère Picasso (1956) d'Henri-Georges Clouzot ». André Bazin disait de ce film, qu'il « n'expliquait pas Picasso (mais) le montrait »...
Oona : Je suis du même avis qu’André Bazin sur ce film : on nous montre les espaces de créations, on entend des témoignages de muses et de proches du peintre mais l’approche qu’a Clouzot de Picasso reste une vision externe de l’œuvre de l’artiste. Je pense que la compréhension de l’ œuvre d’un artiste ne peut être totale sans les paroles mêmes de son créateur. Il y a tellement d’idées, d’émotions, de doutes qui passent par la tête de l’artiste sans jamais être exprimés sur les toiles. Pourtant tous sont essentiels à la réalisation de l’œuvre, tout suit un fil conducteur qui de l’extérieur n’est pas visible. Quand on entend les proches de Picasso parler de lui, ils ne témoignent que de ce qu’ils ont vu du peintre, personne n’aura jamais la possibilité de parler de Picasso aussi précisément que Picasso lui-même. Le travail artistique est ici bien dépeint grâce aux multitudes de témoignages et d’explications de lieux, on s’approche d’une vérité, cependant, il manque l’acteur principal.
jJ : Dès le XIXème siècle, l’atelier était à la fois le lieu où l’artiste se donnait en représentation, son «musée personnel» et une sorte de sociabilité professionnelle. Dans les représentations collectives, l'artiste était devenu un être qu'un don distinguait du commun des mortels, son atelier ne pouvait que cristalliser l'imaginaire romantique du mystère du génie de l’artiste. C'est le cas du vôtre ?
Oona : Mon atelier c’est une partie de ma chambre, où j’ai simplement installé des bâches pour ne pas risquer de tâcher les murs d’une maison qui ne m’appartient pas. Je n’ai pas les moyens de louer un espace dédié à la création comme le font d’autres artistes, mais je n’en ressens pas le besoin non plus. La poésie que j’accorde à cet espace m’est propre et j’ai du mal à l’exprimer aux autres. Je ne sais pas si l’on peut la ressentir sans que j’en parle, mais c’est ce qui me plaît aussi. J’aime le fait que chaque regard y voit quelque chose de différent, car l’interprétation qu’on fera de mon travail n’est pas de mon ressort, je veux que chacun puisse y lire ce qu’il veut. J’aime faire visiter mon atelier, expliquer mes procédés, avoir des retours, c’est intéressant de montrer un espace si intime en le décrivant de façon à le rendre accessible à l’extérieur. Mais je ne donne que des pistes d’interprétations et des explications techniques, ainsi seuls les visiteurs concluront si oui ou non cet espace cristallise l’imaginaire romantique du mystère du génie de l’artiste.
jJ : Je voudrais reprendre à partir du film de Clouzot, qui poursuivait une idée fantasque, celle de restituer le plus objectivement possible la « réalité de l'acte de peindre ». L'acte de peindre y est présenté comme une aventure «périlleuse». Un «combat» dont l'issue peut être «fatale»... Pollock ne disait pas autre chose dans le film qui le présente, évoquant l'espace de la toile comme une arène qui engage tout le corps... Peindre, c'est combattre ?
Oona : D’après moi, oui, peindre c’est combattre. Les émotions, les gestes d’un artiste peuvent être très violents et témoins d’une lutte contre le monde, voire d’une lutte interne. Chercher un moyen de se placer hors de tout à travers l’art, de s’extirper de la réalité, c’est une lutte à laquelle l’artiste a toujours été confronté. Peindre c’est combattre la peur de perdre ce qui nous fait nous sentir vivant, la peur de la toile vide, puis nos propres peurs et nos creux. Je crois que la plupart de nos actions et passe-temps sont là pour remplir des vides, ainsi peindre permet à l’artiste de combler un manque. C’est un combat qui est nécessaire, parfois dans lequel on s’oublie trop pour laisser place à la violence, mais qui peut aussi être des plus pacifiques et poétiques. Tout cela se retrouve dans le processus même de création de l’artiste, les coups de pinceaux et les marques de couteaux sont les cicatrices de la lutte.
jJ : Ne parlons plus du processus de création. Parlez-nous de votre démarche artistique, aujourd'hui. De votre projet artistique actuel.
Oona : Je travaille actuellement sur une série de douze toiles qui représenteront une année entière d’émotions, mon but avec ce projet est de produire des toiles sincères et intimes où je m’essaye à tout et où je laisse encore plus s’exprimer ma créativité qu’avant. Ma pratique est encore jeune et pour moi chacun de mes tableaux est une partie de moi qui témoigne de l’état d’âme dans lequel j’étais à sa création, je veux continuer dans cette recherche du moi et de son authenticité. C’est notamment la raison pour laquelle mes travaux sont abstraits, mon rapport à l’art est très personnel, c’est un moyen d’extérioriser ce que je ressens, j’espère évidemment que cela pourra toucher les spectateurs mais le seul enjeu de mon art est d’atteindre la représentation la plus fidèle de mon âme. Mes travaux sont comme une biographie, je ne cherche pas du tout à représenter des scènes, des figures, je cherche à représenter ce que je ressens, je veux peindre mon âme, tous ses états, tous ses reliefs, ses défauts.
L’art figuratif ne m’intéresse pas car je cherche à représenter des concepts qui sont eux-mêmes abstraits.
jJ : Peut-être alors seulement pouvons-nous revenir à la question du processus ? Dans le film de Clouzot, finalement, Picasso ne crée pas. Du moins, n'invente rien. A 74 ans, il est parvenu au sommet de son art. C'est-à-dire qu'il dispose d'une maîtrise, d'une palette de gestes, de techniques bien établies. Michèle Coquet note du reste qu'il ne fait que reprendre des thèmes qui lui sont chers, de la corrida aux vanités. Picasso se cite d'une certaine manière, fait du Picasso, et feint de surprendre, de tâtonner, de raturer... Si bien que l'art y apparaît comme une pratique associant savoir-faire technique et connaissance de l'histoire de l'art. Ce qui m'intéresse dans votre cas, c'est qu'au fond, vous êtes en train de créer cette palette, vous êtes dans l'acquisition de ces techniques, d'un savoir-faire personnel. Comment décrire ce processus ? Comment les choses arrivent-elles ?
Oona : Quand j’ai commencé la peinture j’ai cherché à me créer une petite zone de confort, j’ai choisi l’acrylique, le rose, le bleu et le jaune de Naples, des matériaux que je connaissais déjà et que j’aimais, j’ai voulu me créer un cocon dans lequel je pourrais peindre tranquillement. Une fois cette zone créée et quelques semaines de pratiques plus tard, je me suis lancée sur des coups de tête à essayer de nouvelles techniques. Je fonctionne par impulsions, et vu que j’étais devenue à l’aise avec mes matériaux, j’ai osé prendre plus de libertés. Ma progression se fait grâce à ces coups de tête, un tournant dans ma pratique a été d’utiliser l’eau. Et c’est venu subitement, je fixais le ciel bleu par ma fenêtre puis j’ai machinalement été remplir un verre d’eau que je suis venue verser sur une toile, et de là j’ai laissé la peinture se diluer et s’évaporer. Ces idées sont toujours des tests, je ne suis sûre de rien et je n’attends rien non plus, je fais confiance à la peinture et à mes idées en sachant qu’il est toujours possible de retravailler ces expérimentations.
toile n°1 : Bittersweet, acrylique, 40x120cm, janvier 2022.
toile n°2 : L'Essence, encre de Chine sur mouchoirs, acrylique, 80x40cm, octobre 2021.
toile n° 3 : Home, acrylique, 40x120cm, décembre 2021.
toile n° 4 : Je Vois Des Fantômes, acrylique, 40x80cm, octobre 2021.
Vous pouvez suivre le travail de Oona sur son compte instagram : 888guns.
Les Demeurées, de Jeanne Benameur : l'abécédaire rédempteur...
Jeanne Benameur, écrit son éditeur, interroge. La société. Et questionne. La liberté humaine. A ceci près que de son propre aveu, « la conscience est pauvre », écrit-elle d'emblée. Et que cette pauvreté délimite un tout petit périmètre de révélations. Voilà de quoi nous guider dans sa lecture, tant « le regard bute sur le monde ». Bute... C'est-à-dire qu'il s'y cogne : le réel est idiot, prennent plaisir à dire les physiciens. Il ne parle pas. Ne dit rien. Ne nous dit rien. Et l'on bute chaque fois sur, contre ce monde. On bute... C'est dire aussi que le regard s'y épanche d'une certaine manière, à force de s'y cogner.
Elles sont deux, les demeurées, puisque le vocable est au pluriel. La mère, La Varienne, et la fille, Luce. Abruties. Enfin... Mais non, prenons au mot ce pluriel. Elles sont deux et la lumière leur manque. Les « Lumières », oserai-je, tant la métaphore est filée et s'adosse, dans l'usage qu'en fait Jeanne Benameur, à ce que les Lumières entendaient par n'être point demeuré. Relisez le Kant du Qu'est-ce que les Lumières ?, vous verrez bien à quoi s'adosse cette lumière-là et ce qu'elle éclaire.
Et c'est bien là ce qui trouble, que nos demeurées, dont l'une au final ne le sera pas tant que cela, pour les besoins de la cause littéraire sans doute, que nos demeurées quoi qu'il en soit, ne puissent s'éclairer qu'à partir de ce manque de lumière qui les efface, les fond dans leur nuit, les fait littéralement disparaître de notre champ de connaissances. Mais ce manque où s'enracine le récit ne serait-il pas qu'une fiction, la nôtre, celle des gens éclairés qui regardent avec compassion sinon mépris, ceux qui sont dépourvus de lumières ? Que manque-t-il, au juste, à ceux qui en sont dépourvus ? De « joindre », répond Jeanne Benameur, quand elle examine ses personnages. Joindre ? Préférons relier, qui s'enracine dans une tradition qui fait drôlement sens entre « nous » : celle du re-ligare balisant et la dévotion religieuse du joindre (les mains?), et la question du lien social.
De ses demeurées, Jeanne Benameur écrit qu'elles sont « disjointes du monde ». Mais de quel monde encore une fois ? A moins qu'il ne faille entendre, et je crois que je l'entendrai plus volontiers de cette oreille, derrière ce vocable, l'effroi dans lequel des milliards d'être humains sont jetés à ne pouvoir joindre les deux bouts. Et ici, il faut vraiment comprendre que ces bouts que l'on ne parvient pas à joindre ouvrent à la clôture mentale au-delà de la misère économique, partout et en tous temps. Mais Jeanne Benameur n'ira pas, dans son récit, jusqu'à ce bout là d'éclaircissement.
Dis-jointes donc. Or à ce jeu des Lumières, on entrevoit tout le cynisme de la gradation qui de joint en joint, déploie la palette du mépris envers ceux dont le capital symbolique ne sera jamais assez suffisant pour les admettre au rang des élites éclairées. A ce stade, nous sommes chacun susceptible d'être le demeuré d'un mieux éclairé. Quid alors de ce jeu de Lumières ?
« Une lourdeur opaque », rajoute Jeanne Benameur, occupe leur crâne. Pas la moindre étincelle ne peut percer les ténèbres qui s'y sont installées. L'idiot du village n'est plus ce simple à qui appartient le royaume des cieux, il n'est qu'un abruti, c'est du moins ce que l'on pense dans le village où vivent ces deux femmes et non Jeanne Benameur, ces deux femmes dont l'une, la plus jeune, n'est pas si demeurée que cela -je l'ai écrit déjà.
Les Lumières jusqu'à nous n'affirmaient pas autre chose, qui ont fini par faire de l'usage des mots et de la raison le critère d'appartenance à la race humaine. Jeanne Benameur questionne finalement, à l'inverse de ce que son éditeur affirme, la liberté humaine à l'aulne des valeurs des Lumières, c'est-à-dire dans un minuscule périmètre de ce que vivre humainement veut dire, bien que son roman soit écrit pour élargir ce périmètre. Répétons tout de même que si le réel est idiot, celui de la société humaine ne l'est pas moins : est-ce donc dans ce seul périmètre que doit reposer le sens de la vie ?
Jeanne Benameur va plus loin encore dans l'étrécissement de leur conscience de demeurées : « aucune image ne s'éploie jamais » dans leur crâne. Ne « s'éploie » ? On mesure, en effet, à quelle distance l'auteure les tient, avec son pronominal où sourd le bon usage de notre chère langue française. Jamais elles n'entendront ce bruit sourd des ailes de l'aigle de Green (journal 1928-34, p, 265) « qui s'éployaient soudain comme d'immenses éventails ». Si abruties donc, qu'aucune image n'y vient fleurir sa poésie. Vraiment ? Ne sait-on donc jamais, du côté des idiots, déplier des images mentales ? Ne s'y représente-t-on donc rien, absolument ? Leur monde est-il vraiment aussi « opaque » que l'affirme Jeanne Benameur ? Et seul le nôtre serait assez éployé pour faire monde, grâce aux mots ? Pourtant la main tient la louche dans la cuisine, au-dessus du feu. Pourtant la mère court à la fenêtre derrière laquelle se presse un monde hostile, pour faire barrage de sa présence. Pourtant, pourtant... Quelles connaissances et quelles représentations du monde leur a-t-il fallu construire pour que « leur » usage de ce monde fût possible ? « Rien ne les relie », affirme Jeanne Benameur. « L'abruti n'a rien ». Mais... Ne vaudrait-il pas mieux dénombrer ce que l'être éclairé « a » pour savoir où en arrêter le compte et se tourner chacun vers soi pour en interroger la validité ? A partir de quoi, de quand, de qui, arrêter ce décompte pour s'assurer de la pleine possession de soi sur le monde ?
Bien que prétendant s'atteler à de telles questions, le roman n'y résonnent guère.
La métaphore de la lumière, des Lumières ai-je dit, continue d'être filée de page en page. Pas d'étincelle dans les yeux de La Varienne (la mère) : le feu est du côté de la cuisinière. Luce, sa fille, néanmoins, en est pleine, elle, d'étincelles, elle qui ne cesse d'observer, de scruter, de soupeser. Soit le projet même des Lumières. Alors pourquoi l'associer au pluriel des demeurées ?
Aux yeux de Luce, « l'objet est un théâtre à lui seul »... Que d'images d'un coup ! Mais sans doute Luce n'a-t-elle surgi sous la plume de Jeanne Benameur que pour mettre de la lumière dans la vie de La Varienne. Et dans nos cœurs de lecteurs. Surtout dans nos cœurs en fait. J'y reviendrai. Avançons simplement que le point de vue est construit depuis ces valeurs des Lumières, incapables de comprendre la part d'ombre qui campe dans la clarté de leurs raisons.
La Varienne tremble. On se rappelle qu'elle ne sait pas rêver, et que nous lisons une fiction romanesque : c'est à nous de rêver à sa place...
La Varienne tremble devant le savoir, les devoirs de sa fille Luce, comme l'intrusion de ce monde qui les a repoussées et dont elle s'est éloignée. Apeurée. Luce, Lucia en latin, lumière, on l'a compris, est ce point de bascule d'où surgira et notre affection pour le récit, et la lumière pour notre monde. C'est là où l'auteure voulait nous mener. Rappelez-vous : Jeanne Benameur questionne, interroge.
Luce est notre ligne de fuite. A prendre au sens propre : la fiction ? Une consolation... Pas entièrement demeurée Luce, nécessairement : la cause littéraire... Jeanne Benameur a choisi un compromis, ne parvenant pas totalement à appréhender l'obscurité de l'idiotie à travers la lorgnette des Lumières.
A l'école, Luce fuit les paroles de l'institutrice. Une menace pour son monde, son petit monde familial. Un dilemme, qui la met en péril : comment aller au devant de cette lumière si elle ne peut y mener sa mère ? Elle ne peut être à l'école. Tout l'en exclue. Ce que Madame Solange, l'institutrice, finira par comprendre. Qu'est-ce qu'enseigner ? Qu'est-ce qu'instruire ? A cette question, Montaigne répondait qu'instruire, « c'est allumer des feux ». Pas des Lumières. Des feux. De tout bois. Mais ça, Madame Solange ne sait pas faire. A l'école, on n'allume pas des feux, on les éteint plutôt. La froide clarté de la raison s'en charge.
Luce reste ainsi obstinément ignorante. Ce que Madame Solange ne peut accepter. Car elle, c'est une hussarde de la République, et elle ira jusqu'au sacrifice pour sauver Luce. Mais de quoi ?
Luce sait écrire, mais ne veut pas. On voit ici se déployer une autre métaphore du récit, celle du savoir. Un savoir « obligatoire ». Mais quel savoir ? Celui dont on voit bien que la fille se défie, c'est le savoir qui prend place sur « l'obscur du tableau » noir de la salle de classe. Jeanne Benameur n'ira guère plus loin dans son élucidation.
Un jour Luce tombe malade. Sa mère si demeurée soit-elle saura, par son chant, un simple chant de mère, la ramener à la vie. On apprend du reste que La Varienne soigne dans le village, qu'elle a la connaissance des remèdes naturels. Passons. Luce ne va donc plus à l'école. Madame Solange en est très affectée. C'est toute sa vocation qui s'en trouve malmenée. Le tourment de Solange... C'est cela qu'il faudrait creuser dans un second volume, que Jeanne Benameur n'approfondit pas : elle nous livre une fable. C'est son horizon. Et aussi un peu, celui des préjugés qu'elle nous invite à combattre, nous encourageant à regarder d'un autre œil ceux que l'on appelle les idiots du village. Mais sous quel angle ? Ça, elle ne l'interroge guère.
Solange « écrit à son vieux Maître d'école. Qu'est-ce que le savoir, lui demande-t-elle. « Une joie », répond-il. Soudain le tableau « scintille ». La lumière se fait jour dans la tête de Solange. Bon sang mais c'est bien sûr, il fallait faire autrement. Mais Solange ne savait pas comment. Alors elle s'enfonce dans une sorte d'hébétude. Elle vit seule, les demeurées lui paraissent enfermées. C'est cette équation qu'elle ne parvient pas à résoudre : elle, seule, elles, enfermées... Sinon que d'un coup, elle comprend que ce que l'on ne pouvait disjoindre entre ces deux femmes, cette plénitude, personne ne saurait l'expliquer. Un éblouissement. Car ces deux femmes vivent « une connaissance que personne ne peut approcher », comblée par cette plénitude dans leur maison. Or, elle, l'institutrice, n'a rien en partage, sinon un savoir qui ne lui a rien appris.
Luce, elle, va découvrir par hasard la broderie. L'auteure change de régime métaphorique : c'est le silence qui va se substituer aux Lumières. Et dans ce silence, les mots vont arriver. L'abécédaire tout d'abord, que Luce brode avec soin. Elle finira par broder un mouchoir de batiste, qu'elle offrira à Solange, qui erre dans les rues du village, coupée de toute réalité. Cette dernière en mourra. Et c'est sa mort qui fera entrer définitivement les mots dans la vie de Luce, qui n'arrêtera plus d'apprendre.
Il y a là un double renversement. D'abord Luce retourne à l'école, ensuite, Jeanne Benameur, en faisant mourir Solange, occupe sa place : l'écrivain prend le pas sur le professeur, et fonde dans le sacrifice du professeur la possibilité de la poésie, qui n'est résolument pas du côté du savoir. Mais cette poésie, c'est celle d'une fable. Celle que « contient » ce livre. Nous qui vivons de mots, que pouvions-nous espérer ?
Nous ne sommes pas du côté de ceux qui ne savent rien, ni du côté de ceux qui ne savent éprouver la poésie des mots. Et contrairement à ce qu'écrit Jeanne Benameur, et qui nous réconforte comme une réconciliation prématurée, j'affirmerais volontiers que les mots ne vivent pas dans le monde : ils vivent dans notre monde. Dans d'autres mondes, ils sont des obstacles.
En faisant mourir le savoir, Jeanne Benameur ouvre à la poésie. Mais je ne sais pas si les demeurées y ont gagné au change. De la mère il ne sera plus question, renvoyée à son abrutissement, quantifiable pourtant. Et nous ne comprendrons pas mieux les simples d'esprit, sinon que dans cette fable, leur rédemption est celle de l'abécédaire. Une réconciliation de hâte qui ouvre à l'acceptation, comment dit-on ? De leurs différences ? Quant aux raisons de cette différence... De quel côté chercher ?
Là où ça ne dit rien...
Les Demeurées, de Jeanne Benameur, Folio Gallimard, réédition août 2021, 82 pages, ean : 9782070421961.
Le Droit du sol, Etienne Davodeau
Non pas ce droit que l'on oppose au droit du sang, mais celui de la terre. « Journal d'un vertige », nous prévient l'auteur, autour du legs aux générations futures. Journal de voyage, dans le temps et dans l'espace, en France, par les chemins de grande randonnée. Au départ, l'envie de relier et donner du sens à ce lien, la grotte de Pech Merle aux souterrains de Bure. D'un côté sapiens légua une émotion artistique qui enjamba les millénaires, de l'autre, l'anthropocène s'apprête à léguer pour des millions d'années l'effroi nucléaire. Deux traces, deux actes. Je ne vous demanderai pas lequel est le plus noble, le plus intelligent, le plus émouvant. Pech Merle et Bure. La métaphore est puissante, le roman graphique, saisissant. A pieds de l'une à l'autre, du Lot à la Meuse. Des grottes de Pech Merle, Etienne Davodeau a rapporté des réflexions percutantes. En particulier cette idée que le dessin s'inscrit toujours dans un présent. Un présent qui nous rassemble, par-delà les vingt ou trente mille ans qui nous séparent de son événement. Il note encore, et quelle vision dans cette observation, qu'à quelques milliers d'années, d'autres mains anonymes ont poursuivi la composition de l'ensemble, répondant aux sapiens qui les avaient précédés, interpellant ceux qui allaient suivre. Journal de voyage ai-je écrit. Une pérégrination que nous suivons pas à pas, émaillée d'autres réflexions puissantes sur le temps de la marche : « la marche des piétons est plus vaste », observe par exemple l'auteur, qui donne au siècle son vrai poids là où les hommes pressés se satisfont de l'illusion d'un monde prétendument clos. Aveyron, Cantal, etc., un vrai bonheur que de faire avec lui la rencontre de ces quelques passants qui sont venus l'instruire, l'un sur ce qu'est un sol agricole -et nous en profitons avec plaisir-, l'autre, ancien responsable au Commissariat à l'Energie Atomique, autrefois chantre du tout nucléaire, aujourd'hui extrêmement critique à propos d'une énergie dont il sait que nous ne la maîtrisons toujours pas. Bure pour preuve, où l'on enfouit des déchets plus dangereux encore que le combustible des centrales nucléaires, des déchets que nous devrons « surveiller » des millions d'années, sans jamais avoir l'assurance d'en maîtriser le cycle. Et de nous rappeler que stockés à cinq cent mètres sous terre, ceux-ci dégagent de l'hydrogène, qu'il faut sans cesse ventiler au risque de les voir exploser... La moindre panne serait fatale... Tout comme il nous rappelle qu'en matière de démantèlement de centrales, nous ne faisons qu'improviser : pour mémoire, la centrale nucléaire de Brennelis a été arrêtée en 1985 et nous n'avons toujours pas réussi à la démanteler... Bref, un roman graphique aussi poétique que technique, dont il ne faut surtout pas se priver !
Le Droit du sol, Journal d'un vertige, Etienne Davodeau, éditions FUTUROPOLIS, octobre 2021, 214 pages, 25 euros, ean : 9782754829212,
Ciel de nuit blessé par balles, Ocean Vuong
Le Vietnam, ce Vietnam que des générations ont eu en commun, partout à la surface de la planète. Meurtri, martyr, mais debout, inlassablement, irrésistiblement debout. Ocean Vuong en livre ici sa quête, dans un recueil de poèmes poignants : « Même mon nom / s'est agenouillé au fond de moi... ». Vietnam, avril 73. La radio américaine diffuse « White Christmas » pour lancer son opération d'évacuation des civils par hélicos. Nous avons tous ces images en tête. Ahurissantes, bouleversantes, de ces hommes, de ces femmes, accrochés en grappes aux patins des engins. Vietnam, 29 avril 1973, la chute de Sài Gòn (Saïgon en français). Et cette chanson qui traversait la ville « comme une veuve » : courez ! La panique d'une défaite connue depuis des dizaines d'années. Ocean Vuong raconte Sài Gòn en flammes, la débâcle pitoyable, sauvage, criminelle. Les vietnamiens abandonnés à leur sort, les boat people ensuite, « quand les abords du monde n'étaient nulle part en vue ». Ocean, ce prénom que son père lui a donné, en témoigne et ouvre à une poésie qui aurait pu n'être que tragique. Mais non, Ocean Vuong nous livre d'immenses poèmes vertigineux, dont certains sont écrits en vietnamiens, non traduits : comme un vide creusé dans nos consciences, ce vide de l'abandon, quand tout un peuple errait d'une vague l'autre. Newport au bout du périple. Féroce, Ocean Vuong ne raconte pas que cette débâcle sauvage, il raconte le Vietnam en flammes sous les bombes au napalm, l'odieuse Amérique aux commandes d'une guerre qu'elle savait perdue et dont elle vengeait par avance la défaite en assassinant le plus d'êtres humains possibles. 1968, le Vietnam en flammes sur nos écrans. « Le ciel remplacé par le feu », une image qui traîne encore dans nos consciences, dans sa mémoire et dont il ne peut se défaire. Brooklyn pourtant. Ocean Vuong a choisi Brooklyn, et de vivre, et d'écrire en américain une poésie non plus consolatrice, mais exigeante, arc-boutée, insurgée. Sans concession pour Brooklin, notre rêve américain... « Fuck America » écrivait l'immense Hilsenrath de retour des camps de concentration allemands, accueilli comme tant d'autres par les fourches caudines de l'Empire, sous lesquelles il refusa de passer. Fuck, poursuit Ocean Vuong, certain désormais, que l'Homme est bien ce qui ressemble le plus à la forme de l'abandon, le corps scellé d'ecchymoses, mais brassant un furieux imaginaire de rêves maniaques pour qu'un jour, peut-être, il finisse par s'aimer.
Ciel de nuit blessé par balles, Ocean Vuong, traduit de l'américain par Marc Charron, préface de Kim Thûy, éditions Mémoire d'encrier, février 2021, 114 pages, 12 euros, ean : 9782897125073.
Les villages de Dieu, Emmelie Prophète
Des phrases courtes. Très. Voire pas même, réduites à leur plus simple expression, sujet, verbe, un complément peut-être. Courtes. Posées plutôt que scandées. Comme un bastringue inhabituel de mots perdus à fleur de pages. Un homme. Laid. Court sur pattes. Mutique. Cela commence comme ça. Un homme affreux qui jouit vite et mal, mais paye bien. Il n'habite pas la cité. Il est venu se soulager. Refermant tout espoir de porosité entre son monde et celui de la cité, hormis ces frottements qui n'appartiennent qu'à lui et qui ne sont pas même libidineux, ni sexuels, mais ancrés dans le spectre de ce qui est devenu chez lui une monomanie indéfectible. Infrangible. Fidèle si vous voulez : un entêtement qui lui permet de persévérer dans son être -son non-être plutôt, mais c'est une autre histoire, encore que... Les chapitres eux-mêmes sont courts et comme sans liens les uns avec les autres. Ceux d'un récit désarticulé, mais d'une histoire tout de même, racontable -l'auteur s'y emploie. Grand Ma est morte depuis neuf mois. Le temps d'une gestation en somme. Dans la cité où vit Célia, sé-vit le gang de Freddy. Trente morts lors de la dernière échauffourée... La cité, c'est celle de la Puissance divine. Les voies de Dieu... A Port-au-Prince. On s'y affronte nuit et jour dans des guerres de bandes inépuisables. Morts, veillées, on passe son temps à tenter de rassembler l'argent des enterrements. Là, Freddy a tout payé. Les funérailles peuvent dérouler leur liturgie, sous la protection des Glocks 40 et des fusils d'assaut AR15, dans cette église de tôles et de bâches qui leur tient lieu de culte. Tonton Frédo, le fils de Grand Ma, est présent, lui qui avait naguère participé aux Jeux Olympiques d'Atlanta, son heure de gloire, avec la délégation haïtienne. Enfin, présent... Sans doute est-il trop abîmé par l'alcool pour l'être vraiment. Célia aussi y est. Vingt ans. La petite fille de Grand Ma, ultime rejeton d'une lignée de drogués. Pas désirée, juste arrivée, toujours au mauvais moment. Alors Célia raconte. C'est comme son journal qu'on aurait entre les mains. Discontinu. Forcément. L'école tout de même, jusqu'aux cours élémentaires, où elle apprit ce français que personne ne parle ici, dans cette cité de la Puissance divine hérissée de cabanons en tôles. Mais n'allez pas croire que la cité est loin de tout : facebook l'a pénétrée. Les cités s'adossent les unes aux autres, connectées. Et toutes plus meurtrières les unes que les autres, la preuve : Joël a buté Freddy. Joël, le bras droit de Freddy ! Les lieux sont féroces, quand il n'y a lieu que le lieu. A côté de la cité de la Puissance divine campe celle de Bethléem... Plus loin, Source Bénie, une vrai décharge. Il faudrait que Dieu aille voir tout cela de plus près : ces cloaques où l'on meurt toujours à la hâte. Célia demain ? Car Joël l'a convoquée parce que sur facebook, elle ne disait pas assez de bien de lui, ne likait pas ses posts. Joël veut qu'elle ne fasse que parler de lui sur facebook. Ecrit comme un récit de vie, une autofiction, en phrases courtes de mots furtifs qui décochent, parfois, un trait. C'est quoi la puissance romanesque ? Faudrait-il le secours de la sociologie pour en décider ? Evoquer ses ancrages non romanesques ? Je parlais d'une histoire racontable. Seule porosité entre le monde décrit et la communauté des lecteurs dont je suis. Seuls frottements possibles. Mais où est-ce que ça frotte ? Dans quel repli de la conscience fourvoyer sa lecture ? J'ai refermé le livre sur sa dernière page, et puis ? J'ai songé à cet homme des premières pages, venu se soulager. Nous : mais de quoi ? J'ai pensé à l'auteure, qui pour construire un pareil édifice, ne pouvait pas ne pas savoir qu'aucune information jamais ne serait transmise entre ceux de la cité et nous, qui ne pouvait pas ne pas connaître la supercherie de la littérature à vouloir nous faire croire que l'on a partagé un court chemin de conscience, qui ne pouvait pas ne pas vouloir nous faire partager ces quelques émotions abandonnées au fil des pages. A côté de l'idéologie que nous partageons tous, de la « neutralité instrumentale des mots » (lisez à ce sujet l'essai de Josiane Boutet : Le Pouvoir des mots), qui nous donne à penser que l'existence même de ces mots que nous avons en partage attesterait de notre qualité d'êtres libres, demeure le mystère -puisque nous sommes ici plongés dans la Puissance divine (mais pas sa Gloire)-, de lire ce qui ne peut en rien se partager. Où donc faire roman de ce récit quand nous ne sommes ni égaux ni conscients ? Qu'est-ce que la narration retient à cette distance ? La possibilité de persévérer dans notre être ? Lire, un cordial ? Un soulagement ? Comme le monsieur du début ru récit ?...
Les villages de Dieu, Emmelie Prophète, éditions Mémoire d'encrier, avril 2021, 214 pages, 19 euros, ean : 9782897127282.
Romain Gary, Catherine Valenti, Claude Plumail
Avril 1940, base militaire de bordeaux Mérignac, débarque la « maman » de Romain Gary. « Maman » écrit ici à dessein, tant on sait quel rôle protecteur elle joua auprès de lui. Le roman graphique suit au fond le fil d'intrigue du film dédié à l'auteur. La mère y est dessinée comme ce même personnage truculent, encombrant à bien des égards, magnifiquement incarnée par Charlotte Gainsbourg dans le film. Une mère obsédée par la réussite de son fils. Romain vient d'être reçu. Au dernier rang. Peu d'espoir d'intégrer une escadrille de combat. Mais sa mère ne doute pas. C'est au demeurant la dernière fois qu'elle le verra. Romain s'ennuie et par pour l'Afrique du nord. Rien d'héroïque : il gâche sa première mission, échouant lamentablement. Cette période « africaine », peu connue, est parfaitement restituée. Enfin, exit l'Afrique et le Proche-Orient. Romain peut prendre la direction de l'Angleterre. Il écrit beaucoup, puisqu'il ne combat pas. Arrive l'année 44. La fin est proche. Romain obtient enfin une mission digne de ce nom : bombarder la rampe de lancement des V1 au Sud de Saint-Omer. L'ultime occasion de combattre enfin et de montrer sa valeur. Et il va l'attester avec force : au cours de la mission, leur pilote est blessé. Aveugle, l'équipage pense abandonner la mission et son pilote, voué au sacrifice. Romain le refuse, guide à l'aveugle le pilote, bombarde les rampes et ramène l'avion en le guidant à l'aveugle. Pour cet acte de courage, il sera décoré de la Croix de la Libération, puis fait Compagnon de la Libération. On connaît la suite, sans doute plus poignante que tout ce qui a pu être raconté de l'histoire de l'attachement de la mère au fils : il n'apprendra que bien tard que sa mère est décédée, alors qu'il continuait de recevoir d'elle des courriers pré-postés. Et puis l' œuvre immense naîtra enfin. A lire et relire !
Romain Gary, Catherine Valenti et Claude Plumail, éditions Grand Angle, août 2020, 14,50 euros, ean : 9782818976982.
Jungle Beef -Quand les narcos attaquent la forêt vierge, Olivier Behra, Cyrille Meyer
La biosphère de Rio Platano, vestige de la forêt tropicale d'Amérique centrale. Les peuples Pech et Mosquito y vivent depuis plus de mille ans. Olivier Behra raconte dans une sorte de journal graphique son enquête auprès de ces peuples mis à mort part une économie qu'on voudrait croire souterraine et marginale : celle des narcos. C'est en tout cas ainsi que nous est présentée l'affaire : les narcos ont réalisé que l'exportation en masse de viande de bœuf constituait le meilleur blanchiment possible. Du coup, ils ont fait main basse sur cette région. «On détruit la forêt pour vendre des hamburgers», commente l'auteur. On voit bien où tout cela mène : c'est que, aux yeux d'Olivier Behra nous serions tous « responsables » de cette situation. Le discours est connu et en effet, d'une certaine manière, si l'on pointe comme ici cette surconsommation de viande de bœuf qui entraîne tous les peuples du monde dans une frénésie alimentaire insoutenable, on ne peut a priori que souscrire à cette « morale » de la responsabilité commune. Car c'en est une, de moralisation. Et encore, de celles qui ressortissent au syndrome religieux, rappelez-vous la messe chrétienne : « nous sommes tous pêcheurs », affirme le prêtre qui officie, dès l'entrée de la liturgie. Certes. Mais pour mieux dissimuler que ce « nous sommes tous pêcheur », à force de diluer les responsabilités, n'aboutit jamais qu'à un piteux mea culpa... Souterraine donc, l'économie des narcos ? Marginale ? C'est le point de fuite duoman graphique, qui aurait dû sans doute mieux creuser la question, car cette économie de guerre contre les peuples est tout sauf marginale. Cela dit, ce sera le seul bémol à ma lecture. Les rencontres rapportées, les réflexions sur la vie que mènent ces minorités du Honduras, toute leur histoire consignée pour mémoire, en font tout de même un document essentiel à la compréhension de ce qui ne se trame plus mais s'exprime au grand jour, dans cette course effrénée à la destruction de l'environnement.
Jungle Beef -Quand les narcos attaquent la forêt vierge, Olivier Behra, Cyrille Meyer, éditions Les Escales / Steinkis, coll. Témoins du monde, oct. 2021, 142 pages, 20 euros, ean : 9782365695268.
Frank « Big Black » Smith, Jared Reinmuth, Améziane
Frank Smith (1993-2004), un géant de la lutte contre le racisme et les inégalités. Ce roman graphique raconte sa vie, sous la forme d'un hommage poignant, sinon bouleversant. Au cœur de cette vie, la révolte des frères d'Attica, ce centre pénitentiaire scandaleux où, au terme d'une mutinerie justifiée de quatre jours, des centaines de noirs américains furent mutilés, torturés, ou tout simplement abattus dans la cour D, transformée par les forces spéciales et des policiers ouvertement racistes, en zone d'extermination.
Attica, centre pénitentiaire de sécurité maximale dans l'état de New York. On est en 1971. Les conditions de détention sont proprement inhumaines. Le 21 août de cette année-là, Georges Jackson, black Panther détenu à Soledad, est assassiné. Son livre, Les Frères de Soledad, publié en 1970 et dont il faut vous conseiller la lecture tant il est accablant pour cette Amérique raciste, a été un énorme succès mondial. Les Frères d'Attica réagissent à ce meurtre en organisant une journée de jeûne et de silence total au sein du centre pénitentiaire. Tous portent un brassard noir en signe du deuil de Georges Jackson. A cette journée de solidarité, l'administration répond par une succession de provocations et de brutalités qui se concluent par le violent tabassage arbitraire de l'un d'entre eux : Dewer. Tout est raconté au jour le jour dans le roman graphique. La répression ne fait que croître, les violences arbitraires s'enchaînent, soutenues par le gouverneur Rockefeller. Une répression si injuste et si violente, qu'elle provoque la révolte des détenus. Le 9 septembre, sous une pluie de coups des matons, les détenus parviennent à défoncer une grille de couloir. La mutinerie commence. Deux pleines pages en noir, somptueuses, pour saluer ce moment où, malgré la peur, les détenus ont dit non. Ils prennent quelques gardiens en otage. Aucun mal ne leur sera fait. La mutinerie va durer quatre jours. Quatre jours de débats, de réflexions, de rédaction de leurs revendications, mais aussi quatre journées au cours desquelles l'intelligence collective va réinventer ce que faire justice devrait vouloir dire. Mais le gouverneur Rockefeller ne l'entend pas de cette oreille. Ouvertement raciste, il veut l'écrasement de la révolte des Frères de Soledad. Des renforts de police sont envoyés, ainsi qu'un commando des forces spéciales. Big Black Smith a joué un rôle déterminant tout au long de ces quatre journées, débattant sans relâche et plaçant les otages sous sa protection. Il va de groupe en groupe et tente de discuter avec les autorités. En vain : seul un capitaine des forces spéciales, des années plus tard, s'excusera auprès de lui et lui témoignera de son admiration. Les médias pendant ce temps s'en donnent à cœur joie pour manipuler l'opinion publique, en faisant état de violences qui n'existent pas à l'intérieur de la prison. Le 11 septembre, Bobby Seale, leader des Black Panthers, se propose en médiateur. Rockefeller refuse. Le 13 septembre au matin, le gouverneur donne l'ordre aux snipers de se positionner. On coupe les caméras dans et autour de la prison, on éloigne les médias. Les forces spéciales entrent en action et repoussent les détenus vers la cour D, où les snipers les attendent. Le massacre peut commencer : l'armée tire. pour tuer. 2 000 balles en une heure. Les pages du roman graphique rendent compte du caractère conscient, ordonné, méthodique de cette volonté de massacre. Un massacre programmé par le gouverneur Rockefeller. Les prisonniers sont abattus, mutilés. Aux tirs vont succéder des heures de terreur : les flics entrent et se livrent à une vraie battue dans la Cour D où 1281 détenus sont pris au piège, blessés pour la plupart. Déjà, leur envie de torture se fait jour. Les survivants sont suppliciés sur place. Ordre est donné de capturer Franck Smith, qui va subir la torture une semaine durant. Quant aux otages, ils sont eux aussi abattus par l'armée : le médecin légiste, malgré la pression, ne parviendra pas à cacher qu'ils sont morts sous les balles des militaires, relevant des dizaines d'impacts sur chaque corps assassiné. Les médias mentiront et feront croire qu'ils ont été exécutés par les prisonniers. Le procès de ce massacre durera des années : ce n'est qu'en 2 000 que les mutins obtiendront gain de cause et encore, un verdict à l'amiable sera rendu, dédommageant tout juste les victimes. Rockefeller, lui, se verra félicité par Nixon et deviendra le 41ème vice-président des Etats-Unis...
Frank « Big Black » Smith, Big Black stand at Attica, de Jared Reinmuth et Améziane, traduit de l'américain par Laurent Laget, éditions Ponini Comics, janvier 2022, ean : 9791039101325.
Prométhium, Séverin De La Croix, Guillaume Pitron, Jérôme Lavoine
Roman graphique librement adapté du livre La Guerre des métaux rares. Qu'on se le dise : la transition écologique, autant celle de Jadot que celle espérée par les fonds de pension, reproduira à l'identique et les inégalités sociales, et l'attitude coloniale, et le désastre écologique. C'est qu'elle se nourrit déjà de ces métaux rares que l'on extrait férocement dans les mêmes conditions que celles des mines de charbon du XIXème siècle. Enfants esclaves compris. Bienvenue dans l'économie du futur, « propre » de nos voitures électriques grandes consommatrices de métaux rares, et autres produits connectés. Traitée avec pertinence en noir et blanc dans ce fantastique roman graphique à peine futuriste, quand tout fonctionnera digitalement, quand les énergies dites « vertes » auront supplanté les énergies fossiles, tout restera comme avant : sale, nauséeux et tordu : futur noway is back.
Roman graphique, les auteurs nous offrent un formidable cauchemar de lignes noires et grises qui ne cessent de se brouiller à la surface des pages, au propre comme au figuré. Notre héros est un chercheur de Prométhium. Vous ne connaissez pas, mais il irrigue votre smartphone et la batterie de votre véhicule si propret en surface. Issu de l'urunium 238, il n'en existe que 600 grammes à la surface de la planète. Et bien évidemment, son « extraction » est infinie polluante. Mais chut, ça, les voitures propres ne sauraient l'avouer. Il en existe si peu qu'on retourne la terre pour en trouver, qu'on saccage des territoires entiers, qu'on pille, qu'on viole, qu'on tue pour s'en emparer. C'est déjà le cas aujourd'hui, en Afrique, au Tibet. Chinois, américains, européens, toutes les multinationales sont sur le pont, engageant pour leurs basses besognes des chiens de guerre sans scrupules que les actualités télévisées savent oublier. La Green touch est à son comble, qui voit le gouvernement français, comme à l'accoutumée, repeindre de vert quelques arbres qu'il s'en va planter sur les terrains dévastés pour faire écolo. Ce monde est à vomir, ne vous en privez pas ! En 2043, date à laquelle se situe l'intrigue, nous en serons exactement au même point. Enfin, catastrophes écologiques en sus. Exit le capitalisme fossile, accueillons à bras ouverts les ravages du capitalisme vert. Jusqu'à plus soif ! Peut-être un jour comprendrons-nous que c'est le capitalisme qui dans son principe, est l'ennemi de l'humanité.
Prométhium, Séverine De La Croix, Guillaume Pitron, Jérôme Lavoine, éditions Massot / LLL, avril 2021, 17 euros, ean : 9782380353037.
Le Proustographe, Nicolas Ragonneau
2022... Il y a cent ans mourait Proust, emporté par une bronchite qu'il n'avait pas soignée. « Le petit nigaud » venait d'achever et sa vie et son œuvre, qu'il nous laissait en héritage. Immense, à jamais ouverte aux commentaires -une encyclopédie ne suffirait pas, aujourd'hui, à rassembler toute la littérature que La Recherche a générée. D'encyclopédique, Nicolas Ragonneau a retenu l'idée, pour nous en livrer une de poche, visuelle à bien des égards. Photos, illustrations, l'œuvre et son personnel, ses objets, ses lieux, c'est un musée qu'il offre à notre parcours, mutin et savant tout à la fois. On saura donc tout sur Proust. Enfin, presque. Ses voyages, ses lettres, le nombre de livres vendus, l'étendue géographique des traductions. Ses lettres... Effarés que nous sommes de découvrir que sur les cent mille collectées, seules trente mille ont été analysées... On y trouve même un relevé précis des livres que contenait la bibliothèque de Marcel Proust, auteur très exactement de 3 284 pages manuscrites -hors courrier. On y apprend mille choses, comme par exemple qu'à 36 ans, Proust disposait d'environ l'équivalent de 6 millions d'euros, qu'il naquit un 10 juillet à 23h30, que 17 années ont séparé la publication de son premier ouvrage, du second. S'y dessine aussi sa généalogie, son cursus scolaire, ses adresses, y compris le plan du 102 Bd Haussmann, agrémenté de photos de sa chambre et de son mobilier. Tout ou presque donc, inutile de pousser plus loin votre recherche. Et il me plaît personnellement d'y découvrir que Proust admira un jour de visu les fresques de Giotto lors d'un voyage en Italie. L'étude de ses lectures n'est pas même oubliée : Racine, Baudelaire, Balzac, Flaubert, Dostoïevski, ni sa passion pour la botanique. De même que l'analyse grammaticale de l'œuvre, de la place des verbes dans La Recherche, de celle des temps (1% seulement de La Recherche est écrit au futur...), des substantifs les plus employés, idem des adjectifs ou de l'occurrence des dix verbes les plus fréquents et pour finir, je vous laisse avec cette superbe observation concernant la longueur des phrases dans Proust, qui s'allongent avec le temps. Plus il approchait de la fin, moins il était tenté de finir...
Nicolas Ragonneau, Le Proustographe, Denoël, août 2021, 192 pages, 24 euros, ean : 9782207163320.