L’Opticien de Lampedusa
Incipit. La mer recouverte d’une jonchée de cadavres. Ailleurs, des corps se débattent. L’eau en tourmente. Des mains s’agrippent aux vagues, au vent, au vide. Ils appellent, ils crient, ils s’étouffent. Résistent avant de se rendre dans une ultime convulsion, les bras écartés. L’image est saisissante : celle d’une noyade collective. Mains, pieds, bras, jambes à battre les vagues qui se dérobent. Des centaines. Lui, se rappelle. Cette main agrippée au rebord du bateau. Ils étaient si nombreux. Trop nombreux. Lui ? Il est opticien. Il ne sait pas ce qu’il faut faire. Quels seraient les bons gestes ? Il va de main en main, il en arrache, cinq, dix, vingt, tandis que peu à peu son propre bateau s’enfonce dans l’eau. Ils sont trop nombreux. A Lampedusa raconte-t-il, on entend tous les jours des chiens errants hurler à la mort. Non loin de chez lui, il y a une crique paradisiaque et une poignée de bars. Des ados insouciants sur leurs scooters et partout des groupes d’africains jetés sur les sentiers. Le centre est débordé. Sans arrêt des barques accostent. Lampedusa compte plus de réfugiés que d’autochtones. Lui, il était venu à Lampedusa pour vivre en famille, tranquillement. Opticien. Sa boutique, ses deux enfants, sa femme Teresa. Octobre. Il aime caboter avec les siens, ou bien nager sereinement. La journée était belle, l’eau, immobile. Et puis… Au large, ils ont entendu des cris. Une rumeur. Non, des cris. Ils ne voyaient rien tout d’abord. Et peu à peu, en se rapprochant, les cris sont devenus des hurlements de terreur. Insoutenables. Il y avait des gens partout dans l’eau. Et ce cœur tragique de hurlements primitifs. Comment raconter ? Il revient sur l’incipit, sur ce choc initial : devant eux, des centaines de gens en train de se noyer. Que raconter ? Alors le récit recommence : ils sont huit sur son bateau, à plonger inlassablement, à agripper des mains, à hisser des corps exténués. Des femmes, des enfants. Combien d’autres ? Peut-être cinq-cents… Appel radio. En sauver le plus possible, se disent-ils. Le Galata se fraie un douloureux sillage parmi les noyés, les survivants, les corps perdus dans la mer. Il y a beaucoup d’enfants. Appel radio. C’est l’histoire de ce naufrage et de ces huit êtres lancés dans un sauvetage désespéré que raconte Emma-Jarre Kirby. Appel radio. Ces huit-là connaissent pourtant les lois : interdiction formelle de porter assistance aux naufragés. Un bateau de pêche, tout près, capte l’appel et s’éloigne aussitôt pour ne pas être mêlé à ça. Le Galata commence à sombrer. Impossible de renoncer à sauver des vies humaines. Ils sont cinquante-cinq à présent, sur un bateau fait pour transporter dix personnes… Appel radio. Le garde-côte arrive, leur intime l’ordre d’arrêter de chercher des survivants. Il leur interdit en outre de transférer leurs survivants pour en sauver d’autres. L’opticien est fou de rage. De dégoût. Ils doivent revenir au port ou couler désormais. Il ne peut s’y résoudre. Partout des mains se tendent vers le Galata, qui menace cette fois de couler. Au loin, d’autres bateaux laissent cette foule immense se noyer. Retour au port. Au débarcadère, la police les attend. Voilà. C’est fini. Les autres sont morts. Par centaines. Les journalistes vont s’emparer de cette tragédie. Et pour la première fois de sa vie, l’opticien va s’intéresser à ce qui se passe dans le centre d’hébergement. Des milliers d’immigrés y vivent. Faisant face à ces milliers d’autres, morts aux abords de la côte. Dans le cimetière de Lampedusa, un carré est réservé aux corps qui sont venus s’échouer sur la plage. 13 000 demandeurs d’asile sont entrés en Italie cette année-là. Une goutte dans le verre d’eau européen. Partout la police les a traqués, les a parqués. L’opticien en retrouvera quelques-uns de ceux qu’il a sauvés, qui risquent à présent la prison pour être entrés illégalement en Italie. Dont les Erythréens, pourtant sous protection officielle de l’ONU. A Lampedusa, il existe également un cimetière de bateaux de migrants. L’histoire revient, il remonte le récit, le clôt de nouveau sur cette scène de naufrage qu’il ne peut chasser de son esprit.
L’Opticien de Lampedusa, Emma-Jarre Kirby, éd. Equateurs, traduit de l’anglais par Mathias Mézard, juin 2016, 168 pages, 15 euros, ean : 9782849904589
Manuel d’exil, VELIBOR ČOLIĆ
Il fut soldat, une photo d’Emilie Dickinson en poche, une prière d’Augustin en tête. Rennes aujourd’hui. Dubrovnik est bien loin. Réfugié désormais. Mais un réfugié instruit. Dormant d’Ephèse… Sarajevo est loin. Tenue à distance, dans cette distance barbare que la littérature ouvre sous nos pas, croyant les affirmer. Rennes donc, et son foyer de réfugiés. Pour marquer sa différence, il cultive très tôt sa culture. Qui déferle ici en citations volumineuses. Une avalanche. On peut aimer, certes. Question de survie peut-être. Emouvant ? Poignant ? Il s’y refuse, jardinant l’ironie. La farce de la faim. La farce de la pauvreté. On veut bien. Le reste est littérature : son récit d’une fillette tuée un jour par un snipper. Sarajevo n’est pas si loin finalement. Touchant ? Il s’en défend bien sûr. Son projet avoué, dès qu’il arrive en France, c’est d’être écrivain. Une manière de survie. On veut bien. Etre Goncourt. On se dit que c’est bien du Gallimard, ça. En attendant, il faut bien labourer hors du champ littéraire ce qui seul l’enrichit : figurer par exemple des êtres réduits à leurs morceaux de corps. L’esthétique du désastre subsumée sous des climats railleurs… Nul doute qu’il n’ait un jour le Goncourt : Gallimard sait faire ça. Vainement, pour le propos qu’on ne saurait trop rappeler ici : des êtres réduits à leurs morceaux de corps, jetés à la figure de cette Europe, endormie dans son scandaleux silence. Il y a cette vision tout de même, de ce scandaleux silence. Trop soignée ici pour faire du bruit. Peut-être à cause de ces vingt-cinq années prises à l’élaborer ? Son onzième titre. Sur ces migrants qui constituent le test suprême, comme il l’expliquait dans un entretien au journal La Croix, pour cette Europe déshumanisée qui ne sait plus voir des hommes dans ses réfugiés.
Précaire ! Nouvelles édifiantes de Mustapha Belhocine
L’insécurité sociale… Un vain mot dans la bouche des médias, sans couleur, sans odeur, sans aspérité. Une expression indolore. Qui saura nous dire ce que c’est que de vivre au jour le jour dans l’angoisse du lendemain ? «Le prolétaire est placé dans la situation la plus inhumaine qu’un être puisse imaginer», affirmait Engels. Mustapha Belhocine raconte alors. Cette vie de précaire et celle de ses semblables, de l’armée de réserve du capital. De galère en galère, tout en poursuivant son master de sociologie à l’EHESS. Boulots de merde comme on dit de nos jours, scandés par l’hypocrisie des formations qui viennent de temps en temps suspendre la fiction Pôle emploi. Un jour bagagiste, l’autre Mickey, jamais manutentionnaire : hors d’atteinte, car trop diplômé… On a le tournis à lire ce témoignage : les boulots en horaires décalés, l’intérim sans issue, la chaîne toujours aussi grise, les cadences, toujours infernales. Pour un peu ça rappellerait L’établi, de Robert Linhart, ce chef-d’œuvre tout court de la littérature française. Mais non, le ton est différent, le style est différent, il n’y a plus de beauté là, plus ce sublime littéraire, le style est empêché. Ce qui a changé depuis les années soixante ? La pression du nombre de chômeurs. La misère, qui fait accepter n’importe quel boulot. La mort du syndicalisme, l’arrogance des recruteurs, les hiérarchies bidons où personne n’a le droit de prendre d’initiative, l’hypocrisie de tout le système de l’emploi français, la culpabilité, la solitude des précaires, l’immense misère dans laquelle sont plongés des millions de salariés et la paupérisation généralisée de la société française. Les précaires y sont devenus nos intouchables. Impurs. Honteux. Leur avilissement vécu jour après jour comme l’inexorable horizon d’une société immonde.
Précaire ! Nouvelles édifiantes de Mustapha Belhocine, éditions Agone, coll. Cent mille signes, 1er trimestre 2016, 9,5 euros, 142 pages, ean : 9782748902464.
Nos mythologies économiques, Eloi Laurent
L’économie est devenue la parole publique par excellence. Le tenant et l’aboutissant de toutes nos réflexions sociales, politiques, idéologiques, la pensée indépassable des sociétés néolibérales. Mais l’économie n’est qu’une croyance qu’Eloi Laurent s’emploie à démonter avec intelligence. Une mythologie. Une rhétorique d’obligations et de contraintes que les médias relaient largement pour mieux nous en persuader, recousant jour après jour ce vieux tissu élimé dont la crédibilité esquive la légitimité. Depuis les années 1980, oui, depuis l’avènement des socialistes au pouvoir, lorsque ceux-ci décidèrent de libéraliser les marchés financiers, le discours économiste s’est cristallisé dans la culture néolibérale pour devenir une sorte de fondamentalisme du marché. Mais sur quoi repose décisivement l’économie de marché ? Sur la liberté des marchés ? Erreur : les marchés n’existent que parce qu’ils sont régulés. La Silicon Valley est un pur produit du capitalisme public, qui aura bénéficié d’investissements publics massifs pour surgir. Qui assure en outre les risques pris par ces marchés ? La crise financière de 2008 nous le rappelle jour après jour : nous, à travers la puissance publique. Tout comme le cadeau socialiste de 40 milliards fait aux entreprises, sans aucune contrepartie, nous rappelle que les exonérations d’impôts ne sont rien d’autre que des subventions publiques. Quant aux beaux jours Uber (alles ?) qu’on nous laisse miroiter, ils ne sont que l’extension de la sphère marchande à la sphère privée, la cannibalisation de la première par la seconde, la paupérisation des deux in fine. Ne revenons pas sur le mythe du ruissellement. Qui produit la richesse ? Les patrons ? Ils ont bénéficié de toutes les infrastructures publiques pour produire cette richesse… L’écosystème de la création de valeur est en réalité financé par la collectivité. Le patron ne fait que privatiser le patrimoine commun, sans contribuer à son entretien (cf. les autoroutes de Vinci) ou son renouvellement. Comment gérer l’état dans ces conditions ? Comme une entreprise ? Vraiment ? L’inégalité est inefficace, qui substitue l’économie de la rente à celle de l’innovation. Si bien que réduire la dépense publique est une aberration quand il n’y a plus de rentrées d’argent, car l’austérité publique, conjuguée à l’austérité privée conduit droit au désastre. En fait, sous la houlette d’hommes politiques irresponsables, l’état français est entré dans une stratégie de pays pauvre, où la régression sociale produit la richesse des 1%.
Nos mythologies économiques, Eloi Laurent, éd. LLL, février 2016, 106 pages, 12 euros, ean : 9791020903235.
Hollande dégage : et un, et deux, etc. …
La grossièreté de l’expression est à la hauteur de l’ignominie de la politique qu’il aura conduite et de l’aversion que le personnage aura inspirée à la nation française. Hollande dégage, file, profil bas, vers la fin de son mandat, pitoyable et mesquin, grappillant pour quelques mois encore les privilèges de la fonction. Hollande dégage, rappelant le plus crapuleux de l’histoire des socialistes français, fossoyeurs du Front citoyen Populaire, livrant la Nation à Pétain puis sous Mitterrand, façonnant déjà le visage de cette élite raciste qui allait jeter la vie politique française dans les bras de ses pires charognards. Hollande dégage, à qui le tour, socialistes, jamais à court de trahisons, jamais découragés par votre médiocrité, lancés déjà à l’assaut des restes d’un festin sordide. Hollande dégage, les mains poisseuses du sang de la mort de Rémi Fraisse, du sang de Traoré, du sang des manifestants éborgnés. Reste Valls, le fossoyeur des libertés françaises, le grand artisan de la Loi esclavagiste sur le travail, le grand ordonnateur de la chasse aux rroms condamnés à tourner en rond dans l’hexagone où ils ont juridiquement leur place ! Reste Valls et quelques autres marionnettes pour nous refaire le coup du front républicain qui les sauvera provisoirement de la colère qui n’a cessé de croître dans le champ clos qu’est devenue la nation française !
L’Installation de la peur, Rui Zink
«La femme», essaie de penser. On sonne à sa porte. Elle est nue. Qui sonne ? Eux ? Elle ne songe tout d’abord qu’à aller chercher son petit dans la chambre. Le cacher. On sonne toujours. Elle s’habille, ouvre. Deux hommes. Affables. Costume cravate : «Nous sommes venus installer la peur»… Pour le bien du pays. Directive n° 359/13. Autrefois, expliquent-ils, cela prenait des années. Plus maintenant : les citoyens ont accepté d’avoir peur. La fable se déploie, en didascalies et dialogues. Quelle serait, pour cette femme, la peur idéale ? Ils cherchent. Ensemble. Elle et eux. Sans complicité, ce qui est déjà comme une résistance qu’ils n’apprécient guère. Ils lui rappellent tout d’abord ces contes que les mères lisent à leurs enfants. Les contes savent si bien installer la peur dans la vie des enfants ! Qui ne peuvent résister. Que pourrait-il faire ? Rien. L’enfant ne comprend rien à la cruauté du monde des adultes. Même quand les histoires finissent bien, la peur est installée. C’est quelque chose comme ça qu’il faut chercher, pour réinstaller la peur dans le ventre des adultes. Un récit capable de bien finir mais de très mal débuter. C’est à cela que servent les fictions. Tout un processus. Qui ne fonctionne vraiment que si l’on y collabore sans le savoir. Une peur adulte donc, pour elle. Peut-être celle d’une ville déserte, peuplée d’étrangers et de gens qui n’auraient plus aucun contact entre eux et dont les relations ne se nourriraient que de soupçon. Une ville raciste. Peuplée d’étrangers. En vrai ou fantasmés. Ils seraient «partout». On pourrait les épier derrière ses rideaux, entendre leurs crimes à la radio, leurs méfaits à la télé… Ou bien simplement xénophobe. Une ville xénophobe. Ce serait plus classe. Les installateurs poursuivent avec talent. De vrais artistes de variétés. La peur la meilleure ? Ah, mais oui bien sûr : la peur économique. Les lois du marché. La bourse inquiète. Les marchés... Tout puissants les marchés ! A faire et défaire les vies. Ils sont la grande rumeur assassine. N’existent que comme menace. Des marchés que l’on ne peut apaiser que par des sacrifices humains, quand on y songe. Les gens comprennent trop bien cela. Y souscrivent. Avec eux, oui, la peur tient toujours ses promesses. Ou bien la peur sanitaire. Celle de virus capables de traverser les océans. Pandémie. De celle qui rejoindrait le racisme : c’est toujours la faute de l’Autre. Nos enfants exposés, à cause de l’Autre. Peut-être plus efficace que l’horreur économique. Ou les deux conjugués. Bien sûr ! La crise et la nécessaire gestion du vivant ! Le désastre est partout. Ne resteraient que les forces armées et la police pour faire tenir tout ça. Et le terrorisme, pour maintenir la peur et faire de nous tous les otages d’un monde meilleur…
Par ailleurs : à l'origine, l'auteur ne voulait pas mettre un mot de luid ans ce roman, distillant les phrases des autres parmi les siennes. C'est peut-être cela, en effet, l'installation de la peur...
L’Installation de la peur, Rui Zink, traduit du portugais par Maïra Muchnik, éditions Agullo, sept. 2016, 180 pages, 17,50 euros, ean : 9791095718062.