LIRE, EDITER : L’ETRANGETE DE DOSTOÏEVSKI...
Je n’ai parlé que très superficiellement de l’œuvre de Dostoïevski.
Son étrangeté tenait d’abord à la forte prise en compte dans tout monologue de l’interlocuteur absent. Une véritable crispation sur le mot d’autrui, un mot dont les traces se déposent dans le discours de l’un, altérant la structure de ce discours. Parfois, c’est même le mot d’autrui, dans sa morphologie même, tout autant que dans sa sémantique, qui vient trouer de part en part la langue de Dostoïevski, provoquant des cassures dans la syntaxe, des répétitions, des longueurs, en bref, une arythmie du discours : comme si deux répliques parfaitement différenciées se chevauchaient brutalement au sein du même discours. L’affrontement, le face à face dialogique y est ainsi intériorisé, qui appartient désormais aux éléments structuraux du récit : deux jugements de valeur se télescopant dans la même voix.
Le langage est polémique, dialogique dans son essence même, et cette polémique est son inscription même dans cet être-ensemble du langage, être-ensemble que l’on ne peut à tout jamais entendre que comme séparation.
Ce n’est jamais réconfortant, un monologue de Dostoïevski. Peut-être au fond parce que l’altérité circule à l’origine même de la possibilité du langage et qu’il sait, mieux qu’aucun autre, faire circuler cette altérité à l’intérieur de sa propre langue. L’Autre, en définitive, sollicite comme rien ne peut mieux le faire, son écriture.
L’Autre, de même, sollicite-t-il autant la philosophie que la littérature, si l’on y songe vraiment.
Certes, parce que l’on ne peut abandonner l’espace de la compréhension raisonnée, le logos offre son hospitalité au questionnement philosophique. Il s’agit même d’une charge dont il ne peut s’absenter. Et c’est peut-être en ce sens que l’on peut parler de rencontre où puiser l’énergie d’un questionnement sans fin, qui peut faire que je dise un tant soit peu "l’Autre" dans la langue du Même.
Dans l’écriture littéraire, l’abri du Même est plus précaire, sauf à tomber dans le sens du plus commun où jamais rien ne s’aventure. Et plus dangereux, pour peu que l’on veuille le concevoir sérieusement. A tout le moins, plus trompeur : l’écrivant ne sait quelle mesure prendre. Soumis à la pression du Même, il ne peut trouver son compte, sinon comme règne des effrois : dire l’Autre contre sa "propre" langue, pour s’arracher néanmoins et enfin à la solitude, celle dont l’Autre a déployé les ténèbres. --joël jégouzo--.
(c’est quoi l’écriture littéraire ? -2/2)
LIRE, EDITER DOSTOÏEVSKI. C’EST QUOI, L’ECRITURE LITTERAIRE ? (1/2)
Dostoïevski, prétendaient les éditeurs français, avait la mauvaise habitude de ne jamais finir ses chapitres, ses paragraphes, ses phrases. Pire : au mépris de la grammaire russe, il infligeait à sa langue les plus invraisemblables dommages. Tout cela manquait de clarté, l’on ne pouvait, décidément, proposer à la lecture du public français une œuvre aussi inachevée. Et de raboter ici un grain trop rugueux et d’égaliser là... Sans rien comprendre en définitive à son œuvre, des éditeurs français ordonnèrent longtemps à leurs traducteurs de «finir» les phrases, les paragraphes, les chapitres, d’arranger ce style par trop «confus», bref, de rendre l’écriture de Dostoïevski conforme à l’exigence de clarté de l’esprit français, un esprit effrayé par cette écriture qui était un fleuve en crue charriant les mots sans ménagement, comme le gravier de vies perdues. En fin de compte, ce que l’on obtenait, c’était une œuvre fade qui résonnait joliment en français, mais qui avait perdu sa force, sa beauté, son étrangeté. Qu’était-ce donc, qui se déversait ainsi dans l’écriture de Dostoïevski et que l’esprit français ne pouvait recevoir ? Qu’y avait-il donc de si singulier dans cette écriture pour l’universalité du logos cartésien ?
Le langage de la philosophie est celui du logos grec, un mode de réflexion spécifique, disons hâtivement celui de la mesure. Connaître, dans ce langage, c’est rapporter à une mesure, rendre l’Autre mesurable, voire le réduire à la mesure du Même que l’on reporte autant de fois qu’il est nécessaire pour achever de l’arpenter. Dans ce logos qui parle à la première personne et ne s’adresse point à l’Autre, l’on vit indéfiniment l’assurance d’un réconfortant monologue. Tout de même : pour la philosophie, le problème est aussi, déjà, de savoir comment faire entendre l’appel de l’Autre dans cette langue qui n’est pas faite pour l’accueillir. L’on retrouve ici l’écho de ce que j’évoquais à propos de Dostoïevski, dont le dire bousculait tant l’élégance réconfortante d’un Dit français qui ne supporte pas la bousculade...
Le dire borde le Même et l’Autre. Une ligne de crête disons, où s’accomplit leur rapport sous la forme d’une tension que rien ne peut jamais résorber. Mais sans doute est-ce le propre du langage, son ironie, d’être porteur tout à la fois de la continuité et du vide, de la clarté et de l’obscurité. Ainsi le langage chiffre-t-il plutôt qu’il ne déchiffre, la parole ne consistant, derrière son chiffre, qu’à porter sans cesse secours au signe émis. Le mot, certes, atteste bien d’un partage des choses entre moi et les autres, ou le monde si l’on veut, mais il s’agit d’un partage incertain : non pas mesure pour mesure, le mot n’est jamais transparent, mais l’aventure d’une équité, d’une signification qu’il faut gagner, en tissant un lien dont le fil est fragile et ne relie qu’à force d’obstination au souci qu’on lui porte.
Le dialogue avec l’altérité ne ressemble finalement pas à cet acte de connaissance par lequel «un sujet utilise concepts et théories pour maîtriser l’opacité des choses», comme l’écrivait Emmanuel Lévinas. Or l’écriture littéraire est ce dialogue, sourd, énigmatique, difficile. De sorte que pour maintenir vive cette tension entre l’écriture littéraire et sa compréhension raisonnée, il faut bien que ces deux sources soient toujours différenciées, en amont comme en aval du sens. L’énigme de la rencontre de l’autre, que rien ne garantit à l’avance, a ainsi quelque chose à voir avec l’énigme de la rencontre de la sensation et du sens. Rencontre et non réconciliation, puisque rien ne doit a priori garantir sa réussite : la rencontre est devant, non derrière. On le voit bien avec Dostoïevski. Il ne s’agissait pas simplement de le traduire du russe vers le français : il fallait d’abord malmener la langue française pour que cette écriture pût s’y inscrire. Ce à quoi se refusèrent tout d’abord les éditeurs français --joël jégouzo--.
Lire, publier Montaigne, intermittent de l'écriture…
"Laisse, lecteur, courir ce coup d’essai"…
Les Essais… D’aucuns ont voulu les réunir, les souder, les assembler plus que de raison pour n’en faire qu’un seul ouvrage, génialement conçu dès la première ligne par un auteur certes hors du commun, mais nécessairement français jusque dans la composition de son œuvre.
Les Essais… Un ouvrage subtilement agencé, au génie purement français ? Vraiment ?
Mais alors, pourquoi n’avoir pas entendu Montaigne quand il affirmait que l’ordre de la rédaction, strictement chronologique et non thématique, s’organisait dans l’improvisation du jour qui se levait ?
La discussion fait toujours rage aujourd’hui. La Pléiade, Folio, d’autres encore, ont choisi de voir en lui l’auteur français par excellence, rationnel, rigoureux, travaillant selon un plan intellectuel préconçu. Alors que pour d’autres, tel Alain Legros, chercheur au CESR (Centre d’Etude Supérieure de la Renaissance), la composition de l’ouvrage aurait suivi l’ordre parfaitement fortuit des prétextes (littéralement des pré-textes) qui ont donné naissance à ses fantaisies intellectuelles… Ainsi que Montaigne l’avoue volontiers.
Quel enjeu y a-t-il derrière tout cela ?
Montaigne s’abandonnait volontiers au vagabondage intelligent, laissant courir la plume en un texte incroyablement fluide, encadré en revanche d’un paratexte rigide (les titres des chapitres sont arrêtés une fois pour toute).
Dans les années 1570, accumulant les liasses, il entrevit de donner plusieurs corps à son texte, mais ne cessa d’appeler son Livre I "Mon livre", à l’exclusion des deux suivants, indiquant assez que les autres relevaient d’une autre manière, de pensée aussi bien.
Mais on a voulu serrer les trois livres en un seul, en prétextant du fameux rajout manuscrit sur l’exemplaire de Bordeaux : "Mon livre est toujours UN".
Et pour ce faire, on pagina ce qui ne l’était pas, on accola ce qui ne l’était pas, on redistribua, on reclassa ce que Montaigne avait laissé en liasse…
Dans le maquis des éditions françaises, la première édition, bordelaise, ne fut pas tenue pour suffisante. Elle ne satisfaisait pas le goût français (dit-on) de la méthode… On réorganisa donc l’œuvre pour faire entrer Montaigne dans le canon d’un certain penser français. Pliant, assujettissant son texte à la claire raison cartésienne, là où Montaigne ne procédait que par inspiration saugrenue, par contiguïtés, approchant des chapitres allogènes, travaillant en discontinuités. On rabota. Au mépris des faits textuels, de ses propres dires, des faits typographiques eux-mêmes, qu’une analyse génétique sur le conditionnement des manuscrits originaux atteste pourtant bel et bien.
On fit de lui un philosophe, là où Montaigne se laissait envahir par des sentiments enfouis au cœur de sa pensée même. On terrassa son écriture, qu’il n’avait jamais envisagé que rétive, fragile, presque déficiente, issue tout à la fois possible et improbable à l’esprit harcelé.
C’est tout juste si on ne l’attabla pas une plume à la main, lui qui pensait tout haut, se laissait aller à cette aventure incomparable mais dont l’issue restait, nécessairement, incertaine. Lui qui se régalait de ces conversations par souvenirs qu’il ne cessait de charrier à la traîne des jours, des arrêts sur adage qu’il pratiquait pour relancer sa faconde, d’un propos entendu, d’une peinture admirée, d’une image au gré de son humeur, construisant à la longue non pas un livre bien fait mais un livre oisif, qui enregistrait "les productions naïves de (son) esprit" pour en vérifier inlassablement la variabilité et la validité.
Montaigne rêvait, divaguait, s'agitant seulement de lester ici et là son esprit sans jamais le dompter, et dictait le tout à un valet, "comme au premier que je rencontre", valet qui, lui, "parlait au papier".
Montaigne vagabondait, pistant dans ce vagabondage un art qui relevait du grotesque et non de l’art poétique. Par contiguïtés, répétons-le encore, insolites ou rebattues, fécondes ou stériles, il rassemblait, selon ses propres termes, un "fagotage" conçu en rhapsodie et non rationnellement, qui finit par former un livre dont la vocation était radicalement anti-littéraire, anti-philosophique. Une couture de pièces en patchwork, marqueterie mal jointe au gré de son oisiveté, dans cette écriture singulière qu’il ne concevait pas autrement que comme une distraction hasardée dans les terres "sauvages" qui formaient le domaine de Montaigne, et où le français n’était qu’une langue étrangère.
Intermittent de l’écriture, le seigneur de Montaigne n’était pas un écrivain, n’était pas un penseur, n’était pas un philosophe. Ce qu’il rassemblait ne ressemblait à rien de connu dans son époque. Son écriture n’obéissait à aucun ordre préconçu, et toute d’expérimentation, elle fagotait des Essais qu’aucune clôture ne viendrait clore, certainement pas leur lecture, tant la figure du lecteur auquel Montaigne s’adresse est elle aussi, à son tour, unique, et engagée à sa suite à reprendre l’aventure pour la pousser aussi loin qu’il lui plairait, le livre jamais refermé, conçu comme lieu de rencontre et non œuvre figée.
Dans ce choix de lecture arrêté par les éditions Frémeaux, j’ai tiqué tout d’abord : on ramenait Montaigne à un viatique, cosmétique à l’usage de jours insanes, cautérisation de journées cotonneuses inscrites au fardeau de l’humanité. Mais il y avait cette lecture de Piccoli, qui prenait soudain le ton de la conversation, une lecture gourmande, heurtée parfois, Piccoli comme cherchant une suite, hésitant, trouvant le mot, repartant, s’adressant sans cesse à quelque interlocuteur invisible. Le verbe porté par une voix, un poumon l’autre, le souffle confié à quelque distance de soi à cet autre, toujours, qui fonde l’usage de la pensée, Piccoli tout près du micro donnant à entendre le grain de sa voix, la bouche, les lèvres, les claquements de la langue son souffle porté d’un poumon l’autre et là, dans la dispersion nouvelle engendrée par un choix de chapitres somme toute arbitraire, d’un coup m’est revenue en pleine figure la liberté depuis laquelle, toujours, Montaigne s’adresse à nous. Incomparable ! --joël jégouzo--.
LES ESSAIS – MONTAIGNE, 2 volumes, lus par Michel Piccoli, éditions Frémeaux.
PUBLIER, ECRIRE, LIRE : DECOLONISER L’ESPRIT !
Ecrivain kenyan anglophone, Ngugi Wa Thiong’o aurait pu s’installer tranquillement dans la gloire littéraire que lui promettaient les pays anglo-saxons. Mais en 1986, il fit le choix d’abandonner l’anglais pour ne plus écrire que dans la langue de son peuple et tenter d’y jeter les premières pierres d’une littérature en Kikuyu. Décoloniser l’esprit signe cet adieu à l’anglais.
Un adieu militant, pugnace, étayé par une argumentation solide soutenue par la riche bibliothèque des littératures africaines, enfin explorées dans leurs langues propres, tout comme les philosophies du continent, qui surent très tôt placer la question de la langue au cœur des violences faites à l’Afrique.
Dénonçant la partition ancestrale issue de la conférence de Berlin (1885) taillant l’Afrique en trois provinces subjuguées, Afrique anglophone, Afrique francophone et Afrique lusophone, Ngugi Wa Thiong’o critique tout d’abord avec talent l’habitude prise par les universitaires du monde occidental de ne jamais lire de littérature africaine que celle écrite dans leur langue, pour délimiter abusivement la problématique de cette littérature à l’intérieur du périmètre usé des langues européennes.
Un livre de combat donc, contre la logique de toute-puissance des langues européennes, ouvrant au lecteur la découverte d’un verbe africain plus attentif au vocabulaire qu’il n’aurait voulu le croire. C’est que Ngugi Wa Thiong’o a dû affronter tous les problèmes que posait le fait d’écrire dans la langue Kikuyu privée jusque là de son épaisseur formelle. Comment articuler la question du romanesque dans le Kikuyu par exemple, quand on se revendique de l’héritage formel d’un Joyce ou d’un Conrad ? Ce qui revenait aussi à poser la question de son lectorat au sein d’une population sevrée de livres, question qui ne pouvait faire l’économie d’une réflexion plus technique sur la matière même du texte, temps verbaux, tons, inflexions, procédés, voix narratives, etc., pour un écrivain qui ne voulait surtout pas écrire pour des universitaires, mais pour les masses populaires de son pays, souvent illettrées, du fait de la colonisation.
Opprimé linguistiquement par la langue anglaise, bien évidemment, c’est cette langue qui va constituer le repoussoir d’un plaidoyer unique, dont on aimerait qu’en France il donne à certains de nos écrivains l’envie d’accomplir un pareil effort… Ngugi Wa Thiong’o explore ainsi la manière dont l’anglais est devenu la langue officielle du Kenya, dans les années 50, pour montrer comment cet anglais s’est constitué abusivement en mesure de l’intelligence africaine, pour devenir une langue artificielle qui ne pouvait traduire les rapports des enfants à leur réalité, se muant pour eux en langue de schizophrénie, où apprendre n’était plus une expérience sensible du monde mais une aliénation, accentuée en outre par l’apprentissage de l’histoire, de la géographie, de la littérature, la musique ou l’art, qui ne diffusaient qu’une seule conception du monde, où l’Europe était le centre de tout, contraignant ainsi jour après jour les enfants à se considérer dans un rapport extérieur, à eux-mêmes comme au monde enseigné !
Décryptant ensuite avec une rare pertinence les phases de construction de la littérature coloniale puis post-coloniale, ce que nous révèle Ngugi Wa Thiong’o, c’est qu’au fond, là encore, les classes pauvres surent, seules, maintenir vive la langue africaine, qu’elles ne cessèrent d’enrichir au contact des langues autres. Toute l’épaisseur historique des littératures africaines nous est alors révélée dans cet ouvrage tardivement traduit en France, qui en appelle in fine au ravissement de la langue, de toutes les langues, à leur surrection dans la découverte que le seul vrai langage humain est celui de la lutte. –joël jégouzo--.
DECOLONISER L’ESPRIT, de Ngugi Wa Thiong’o, traduit de l’anglais (Kenya) par par Sylvain Prudhomme, La Fabrique éditions, mars 2011, 168 pages, 15 euros, ISBN978-2-35872-019-9.
THEME AFRICAIN, ENTRETIEN AVEC LE PEINTRE YVES CAIROLI (6/6)
jJ : Assez curieusement, dans votre travail, l’image s’offre comme un tissu conjonctif qui légitime tous les franchissements entre des réalités disjointes. L’image reflète-t-elle pour vous l’être en énigme ? Les vôtres demeurent soutenues par une pensée du sens plus que du signe iconique, encore que ce signe chez vous soit très fort, signant, justement, ce pathétique humain avec des moyens picturaux originaux… Décidément, je m’y renvoie sans cesse et j’ai tort, certainement ! L’image chez vous est comme une figure du sens obtenue par ces moyens graphiques. Un travail qui, explorant le signe, ne cesse de le déférer au sens. Vous auriez pu au fond n’explorer que les possibilités picturales que votre visuel offrait, non ? Au lieu de cette relation de vie, qui implique quoi, au fond, du regardeur ?
Yves Cairoli : Il est évident que travaillant sur les masques, l’image reflète l’être en énigme à percer où tout du moins à essayer de comprendre.Bien que mon style soir reconnaissable, Je ne peux dissocier recherche graphique et expression de ma vision sur notre nature humaine. Les deux sont étroitement liées. C’est la technique qui souligne le sens. Je ne peux pas me limiter à la seule technique. Celle-ci est au service du sens que je privilégie. Que dire et comment le dire sont indissociables. La technique est au service du sens. Je pourrais me servir uniquement des possibilités picturales qu’offre mon visuel mais cela serait une solution de facilité. Montrer sa virtuosité ? Je l’ai déjà fait pour me faire plaisir, pour le fun, mais au fond, à quoi sert cette virtuosité si elle n’est au service d’aucune pensée, d’aucune réflexion ? Je ne cherche donc pas qu’à peindre, qu’à être vu et connu, mais à exprimer, par la peinture, ma vision du monde et à dire inconsciemment qui je suis.
jJ : Où montrez-vous ces toiles ? J’ai vu ici et là que vous aviez choisi par exemple de ne pas les exposer, mais de les insérer dans notre environnement quotidien. Pourquoi ?
Yves Cairoli : Non, j'ai déjà exposé la plupart de ces tableaux dans pas mal d'expos collectives et j'ai monté une expo "Black and White" en 2009. Là, je devais exposer en Belgique dans une Galerie mais il y a, semble-t-il quelques problèmes. Les galeries ouvrent et ferment maintenant comme de simples commerces. Quant à les insérer dans notre environnement quotidien, c'est par le biais de photos-montages, qui sont intéressants à plus d'un titre : voir qu'en grand format affiche ça tient la route d'abord et puis aussi de rapprocher ces "masques" de leur modèle comme un miroir. C’est aussi un jeu, de projeter l’œuvre dans le quotidien.
image : Chef d'état corrompu jouant avec devises étrangères. acrylique sur toile/100x100/2009
Yves Cairoli, né en 1960. Autodidacte. Ne connais pas la date exacte à laquelle il a commencé à dessiner. Avant de savoir lire et d’écrire probablement ! A été progressivement illustrateur dans une revue de citizen-band , ouvrier sidérurgiste, puis certifié de Lettres Modernes. A commencé la peinture à l’âge de 22 ans. A participé à de nombreuses expositions collectives et personnelles en France et en Belgique… Principales expositions : Galerie Schèmes à Lille, Galerie Art Place à Lille, Galerie d’Halluin à Cassel, Galerie Begard à Douai,Galerie Natascha, à Knokke le Zoute, etc. …
THEME AFRICAIN, ENTRETIEN AVEC LE PEINTRE YVES CAIROLI (5/6)
jJ: je ne sais plus qui a écrit un jour que le plus haut degré de la science des hommes était celui de la science des images. Que la science de l’image, même, était la science de l’homme par excellence : non pas seulement une théorie, mais la théorie enrichie par la praxis, un savoir au sens de mathèsis, ainsi que l’entendaient les grecs anciens, dont la Tragédie par exemple était porteuse, un savoir éthique qui plus est, qui concernait le cœur même de la vie humaine. Car seule la praxis apporte une vraie connaissance des choses. Face à vos images (pardonnez-moi d’appeler cela des images, mais sur internet, il ne reste que des images), je m’en suis souvent posé la question à propos de leur justesse, de ce à quoi elle touche -je parlais abusivement de miséricorde (encore que), d’autres, plus justement, les qualifiaient de "poignantes", montrant assez, par l’emploi de ce terme, cette mathèsis que j’évoque. Regarder l’esprit à travers les yeux de la chair… Pardonnez la formulation : je reviens de Toscane, tout ébloui encore du système de ces images qui hantent mon esprit… A quoi s’expose donc le peintre dans cette quête de l’image ?
Yves Cairoli : Il est vrai que nous sommes de plus en plus imprégné par le visuel. Imprégnation exacerbée par les nouvelles technologies qui nous conduisent vers une dictature de l’image contre le texte. Mais l’image explique tout aussi bien que le texte. Elle est tout aussi crédible que lui ou tout aussi in-crédible. Tout comme le texte, elle peut être détournée, faussée…Néanmoins elle "surexiste" . A nous d’être attentifs à ce qu’elle dit, ou à ce qu’elle veut nous faire croire.
Quant à la connaissance, elle passe par sa propre expérience en partie. L’expérience n’est pas seulement livresque fort heureusement.
Vous vous posez la question de la justesse de la représentation de mes tableaux que vous appelez images. Question à laquelle il est difficile de répondre : ce qui me parait juste l’est-il pour les autres ? En quoi ces images peuvent-elles nous parler ? De nous ? De notre monde ? Il s’agit de savoir si ma sensibilité, mes intérêts, sont proches des vôtres … L’artiste ne doit pas s’occuper de cette question ; il crée et livre ce qu’il a créé aux autres. Il y a rencontre ou pas, avec le spectateur. Ce dernier est touché, ému, …ou indifférent. L’artiste ne pense pas aux spectateurs quand il crée. Il pense surtout à exprimer ce qui le tarabuste et comment il va s’y prendre pour le concrétiser sur la toile ou le papier.
Le terme "miséricorde" est, il vrai, abusif, mais il est vrai que je montre les travers et les souffrances humaines ( pas uniquement, car certaines toiles sont humoristiques). Suis-je dans l’affect ? Certainement : je ne théorise pas ni ne raisonne ma démarche. Ce n’est pas à moi de le faire mais à celui ou celle qui s’intéresse à mon travail.
Enfin le peintre s’expose toujours dans son travail, il se met à nu même si les toiles sont aussi des paravents qu’il faut décoder. Le but est de montrer au public son travail et de recevoir louanges ou critiques, peu importe. Tout sauf l’indifférence qui est la mort de l’artiste. L’œuvre existe grâce à l’artiste mais l’inverse est tout aussi vrai.
Yves Cairoli, né en 1960. Autodidacte. Ne connais pas la date exacte à laquelle il a commencé à dessiner. Avant de savoir lire et d’écrire probablement ! A été progressivement illustrateur dans une revue de citizen-band , ouvrier sidérurgiste, puis certifié de Lettres Modernes. A commencé la peinture à l’âge de 22 ans. A participé à de nombreuses expositions collectives et personnelles en France et en Belgique… Principales expositions : Galerie Schèmes à Lille, Galerie Art Place à Lille, Galerie d’Halluin à Cassel, Galerie Begard à Douai,Galerie Natascha, à Knokke le Zoute, etc. …
http://www.artmajeur.com/yvescairoli
image : fétiche ( fétiche) acrylique sur toile/ 130x97/2011
THEME AFRICAIN, ENTRETIEN AVEC LE PEINTRE YVES CAIROLI (4/6)
jJ : Sur ce graphisme, oui, cet entremêlement de modernité et d’art brut, je trouve cela très réussi en effet, très juste. Vous parlez de "bestiaire", à propos de notre humanité. Quel drôle de mot, non ? Dénonce-t-on au demeurant un tourment ? Je vois bien la distanciation à laquelle vous procédez, ironique sans être narquoise, malicieuse, qui nous enchante par son humanité même si j’ose dire. C’est-à-dire, et je vais utiliser volontairement un vocabulaire agaçant pour le dire, plus miséricordieuse que désabusée (d’où la question sur le bestiaire humain). Mais vous avez inventé une drôle de distance pour l’exprimer !
Yves Cairoli : Je ne trouve pas que le terme "Bestiaire" soit un drôle de mot. Ne sommes-nous pas de drôle de bêtes? Des animaux bien compliqués et bien difficiles à cerner et à analyser. Ce que je dénonce ou essaie d'illustrer, ce sont les travers des hommes: avidité, violence, soif de pouvoir, barbarie...Et les conséquences de ces travers que sont la souffrance, le deuil etc. ... Je me suis peut-être mal exprimé: je ne dénonce nullement le tourment mais essaie de le souligner. Je ne me pose pas en moraliste mais en témoin. Je ne juge pas, je n'absous pas non plus, je fais un constat.
Il est vrai que la distanciation est ironique , quelque fois humoristique, mais je ne crois pas qu'elle soit miséricordieuse ( même s'il doit me rester quelques restes d'éducation judéo-chrétienne !!!! rires). Peut être que cette distanciation en apprend-elle autant sur moi que sur le sujet traité ? Ironique et humaniste me conviennent très bien.
jJ : Je voudrais revenir tout de même sur cette question. Muriel Océane Misako Gobet disait de ces représentations qu’elles étaient "touchantes", ce à quoi Fabienne Abbet-Vidal enchérissait avec un "poignant" que je trouve tout à fait juste. Poignant, cet assemblage de formes humaines bricolées, ficelles, tiges, bois et cartons dirait-on parfois, bouts de choses quelconques, des trucs enchevêtrés pour faire tenir tout ça : l’Humain. Non pas triomphant dès lors, mais tout de même, dans l’ingéniosité d’un bricolage hasardeux finissant par trouver une voie, une manière d’exister malgré tout, contre tout, de surgir. Poignant. Qu’en pensez-vous vous-même ?
Yves Cairoli : Concernant les adjectifs "poignant" et "touchantes", je ne sais que répondre à cette réaction devant les toiles. Elle me fait plaisir car j’ai l’impression que je réussis à faire passer une émotion à travers les thèmes représentés. Il s’établit quelquefois entre le personnage représenté et le spectateur des liens mystérieux, comme une espèce de complicité, d’empathie. Le peintre n’est que le médium de cette rencontre inespérée.
Il est vrai que ces masques ou créatures reflètent assez bien, je trouve, ce qu’est l’être humain en général : une créature constituée de bric et de broc qui s’est construite au fil du temps, une créature rafistolée au gré des blessures, des cicatrices, des lectures, des rencontres, des événements vécus, des traumatismes, et qui, malgré tout cela, avance. C’est d’ailleurs ce qui fait la richesse de l’humain, sa formation / déformation composite. Ce qui nous rend différent les uns des autres, c’est bien ce bricolage aléatoire, hasardeux comme vous l’écrivez, qui fait ce que nous sommes. Peut-être est-ce un point de vue personnel, mais l’homme est tout sauf triomphant. La belle façade qu’il arbore cache bien souvent des échafaudages brinquebalants qui maintiennent le tout. Ce qui m’intéresse chez l’homme, ce sont les stratégies qu’il met en place pour essayer d’exister aux yeux des autres et la façon dont il se construit au fil du temps qui passe.
Yves Cairoli, né en 1960. Autodidacte. Ne connais pas la date exacte à laquelle il a commencé à dessiner. Avant de savoir lire et d’écrire probablement ! A été progressivement illustrateur dans une revue de citizen-band , ouvrier sidérurgiste, puis certifié de Lettres Modernes. A commencé la peinture à l’âge de 22 ans. A participé à de nombreuses expositions collectives et personnelles en France et en Belgique… Principales expositions : Galerie Schèmes à Lille, Galerie Art Place à Lille, Galerie d’Halluin à Cassel, Galerie Begard à Douai,Galerie Natascha, à Knokke le Zoute, etc. …
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image : âme perdue : acrylique sur toile /60x60/2008
UN NUAGE PASSE, UN NUAGE EST PASSE
(Le monde est devenu une arène où ceux qui peuvent souffrir sont immolés)
Il a fait beau mercredi. Très. Je suis allé me promener avec les enfants le long du canal Saint-Martin. Il y avait beaucoup de monde sur les berges. Beaucoup d’enfants. Le soleil étincelait sous un ciel légèrement voilé. Jour délicieux où le corps entier n’est plus qu’un sens. Nous allions et venions dans cette étrange liberté le long de la rive goudronnée, les feuilles des arbres à peine agitées sous l’aile frémissante d’un courant d’air léger.
Une voix essayait son chant. Des notes savantes qu’elle préférait à la modulation d’une ritournelle quelconque. Il ne se passait rien, sinon qu’une énorme masse d’air nous venait de l’extrême Ouest, et que le ciel enfoncé dans son faste l’ignorait. Une vague s’écoulait, qui pourrait un jour renverser les hommes un à un. Jamais les berges ne furent plus réelles à mes yeux. Là-bas, la mort piétinait sur place, enfermant les épaules des enfants dans un sort immobile.
Il a fait beau mercredi. Il semblait que le printemps fût enfin là. J’ai songé à un autre printemps de thym et de lauriers. L’abondante nature, la montée des sèves, celle de 1986. La mort s’était ensuite mise à trotter dans les campagnes. Ma tante l’ignorait. Elle ramassait son thym, un nuage venait de jeter son ombre, descendant de Russie tandis qu’elle cueillait son thym et le buvait en décoction. L’infime clématite et la haie emmêlée, la terre s’élance me disait-elle, dès le papillon près du sol à l’ombre éveillée. Elle est morte quelques années plus tard d’un cancer de la thyroïde.
Recouverte de douleurs, l’angoisse envahira l’Histoire.
Rien de cela mercredi. Le ciel nous offrait juste la possibilité du gouffre dans nos veines. Là-bas les eaux louches qui vacillent au souffle blanc de lumière. Ici tout allait bien. L’esprit d’enfance, la plénitude du jour, un nuage absent ne fait pas tout le ciel.
Le soir pourtant, dans l’air, quelque chose était passé, venu du bout du monde, le monde partout à nos portes. Une sphère de feu, Paris au pied de l’espace, plus rien entre le ciel partout le même et nous, que ces infimes particules dévorées d’étincelles closes.
Le soir dans l’air quelque chose avait passé, sans danger pour nous autres. Sinon que les mouvements de l’air ont pris figure humaine. Sinon que l’eau des rivières peut bouillir et l’homme s’absenter du monde, à la poursuite d’une bête démesurée. Le ciel nous offre déjà ses rudes nourritures, son linge flottant au vent de nos ténèbres.
Il a fait beau mercredi. Je me suis pris à imaginer un tel jour, le moins défendu, un ciel piqué d’été inaugurant le dernier cachot de la terre –(nos pas si lents à l’espérance). Même si tout était parfait hier, ici, à Paris. Les arbres, les mains, les yeux, les rires des enfants. Mais cette ombre au-dessus de nos têtes, le proche voisinage de la mort, une autre fois… A quoi devons-nous donc de voir cette vaste étendue subitement racornie ? C’était l’espace et le ciel était mort. J’ai senti comme un vide au-dessous de moi. La race souffrante des hommes avait essayé la servitude, le mensonge, le carnage, aujourd’hui la catastrophe si peu naturelle… Je me suis vu debout le matin du jour inévitable.
Il flotte comme une représentation vaine de ces choses et des hommes. Le martyre, cette tradition des temps barbares. –joël jégouzo--.
THEME AFRICAIN, ENTRETIEN AVEC LE PEINTRE YVES CAIROLI (3/6)
jJ : Vous avez abandonné ce travail parce que, dites-vous, il était devenu répétitif. Cela tenait-il au thème lui-même ? Qu’est-ce qu’explorer picturalement une identité ou une tradition visuelle autre ?
Yves Cairoli : J'ai abandonné ce thème parce que mon travail devenait répétitif et procédurier. Quand vous ne prenez plus de plaisir à peindre sur un thème, c'est généralement parce que vous êtes au bout d'un cycle. Il est vrai qu'au bout de sept ans de travail sur ce thème, je commençais à être apprécié dans le Nord à travers plusieurs expos. Mais ne vivant pas de la peinture, je pouvais me permettre d'évoluer plus facilement. Je ne suis pas conditionné par le goûts des spectateurs, je vais là où mes idées me mènent. La peinture ne paie pas mes factures. Si elle le faisait, je ferai certainement comme certains : je perdurais dans ce qui plait et pas forcément dans ce qui me plait.
Mais dans mon cas, il peut se passer une période plus ou moins longue pour trouver un autre sujet. Mais le suivant était en germe en moi depuis les deux dernières années du thème Africain : je voulais travailler les masques et me centrer sur une représentation humaine. Quoi de plus naturel que de reformuler la représentation graphique des masques pour montrer les travers humains ? Enfin, pour moi, cela me paraissait évident.
jJ : Parlons de votre nouveau travail. Vous dites assez curieusement avoir voulu travailler sur des masques, africains qui plus est, pour vous centrer sur la représentation humaine. Une représentation en outre graphique, et non abstraite ou figurative. Pourquoi ce choix tout d’abord, ce double choix si j’ose dire, d’un graphisme qui trouve sa source dans le masque africain ?
Yves Cairoli : Après être passé par l’ étude de ces patchworks très colorés et offrant des possibilités de jouer avec les formes, les pictogrammes, les écritures imaginaires…, j’ai voulu me recentrer sur l’homme sans quitter le thème africain. La meilleure passerelle était pour moi le masque. Elément quasiment reconnu de tous, dans toutes les civilisations .De la Grèce antique… à nos jours, avec le détournement que sont les masques de carnaval. En dehors de sa fonction de rite, de représentation dans le domaine culturel, religieux et même politique, le masque a quasiment une double fonction : cacher les travers de l’âme humaine ou les dénoncer.
Lorsque j’écris une représentation graphique de ces masques, je reproduis ici l’avis de plusieurs confrères peintres qui me disaient que je n’étais plus dans la peinture mais dans le pur graphisme. Certainement , à cause de mon goût prononcé pour le trait, le dessin.
Quant à l’abstrait et le figuratif, les toiles sont lisibles et représentent dans une espèce de "néo figuratif" des personnes à la fois reconnaissables et universelles. Une espèce de travestissement de l’homme.
Je trouvais aussi un côté mystérieux, obscur, étranger, ridicule, pathétique, expressif… dans ces masques africains et autres. Ils traduisaient pour moi tout ce dont j’avais besoin pour transcrire les travers de l’âme humaine.
Si je reviens au graphisme de mes toiles, j’ai voulu mêlé à la fois modernité, par l’aspect quasiment robotique et industriel du dessin, et une certaine forme d’art brut.
Pour cela j’ai donc choisi dans un premier temps le noir et blanc et par la suite des couleurs "Terre" qui me permettaient d’accentuer les détails.
Dans un premier temps, le parti-pris était de figer mes personnages dans une attitude classique de portrait hiératique (de face, de profil droit et gauche), comme des portraits de famille. J’ai par la suite dessiné les personnages en plan ceinture, américain, puis en plan général.
Les masques anthropomorphes me permettent de souligner le "bestiaire" que représente notre humanité. Ils ont pour fonction de dénoncer la plupart des tourments, des tares, des errances, des souffrances de l’homme quel que soient sa religion, son origine, ses idées politiques…
image : femme muette acrylique sur toile/ 40x40/2008.
Yves Cairoli, né en 1960. Autodidacte. Ne connais pas la date exacte à laquelle il a commencé à dessiner. Avant de savoir lire et d’écrire probablement ! A été progressivement illustrateur dans une revue de citizen-band , ouvrier sidérurgiste, puis certifié de Lettres Modernes. A commencé la peinture à l’âge de 22 ans. A participé à de nombreuses expositions collectives et personnelles en France et en Belgique… Principales expositions : Galerie Schèmes à Lille, Galerie Art Place à Lille, Galerie d’Halluin à Cassel, Galerie Begard à Douai,Galerie Natascha, à Knokke le Zoute, etc. …
THEME AFRICAIN, ENTRETIEN AVEC LE PEINTRE YVES CAIROLI (2/6)
jJ: Vous insistez beaucoup sur le caractère instinctif de votre démarche, sur votre spontanéité d'écriture. Je ne crois pas du tout qu'il puisse exister quelques chose comme un instinct, surtout dans le champ de la création artistique. Rien de moins spontanée que les poèmes de Rimbaud, qui dès douze ans avait mémorisé et intégré toute la prosodie française, latine, grecque, finissant en apparence par écrire d'instinct, quand ce n'était au fond qu'au terme d'un long travail réfléchi et construit sur l'art poétique et ses pratiques. Mais certes, un long travail réfléchi ne signifie pas pour autant une création consciente, ni moins encore omnisciente. Dans une autre optique, si je puis dire, rien ne paraît plus évident que le regard que l'on porte sur le monde, ce travail banal et de tous les instants de l’œil face à la réalité. Mais toutes les études montrent que rien n'est moins construit que la vision : le schème visuel non seulement se double d'un schème cognitif qui relève entre autre de la culture visuelle à l'intérieur de laquelle nous avons appris à voir le monde, mais se transforme sous l’évolution de cette culture –et du travail des peintres. Pour le dire autrement : je vois la réalité du monde, au sens strict, comme mes grands-parents ne la voyaient pas, et mes petits enfants verront, au sens strict et physique du terme encore une fois, un monde que je n’aurai pas vu, même s’ils vivent là où j’ai vécu, et en disant cela, bien sûr, je fais abstraction des transformations mécaniques du monde, des lieux, etc. ... Si vous lisez les textes grecs de l'Antiquité, pour donner un autre exemple, vous y découvrirez que la couleur bleue n'existe pas, n'est pas identifiée comme telle, n'est pas nommée. Autre chose existe, mais qui n’est pas bleu dans la vision que nous en avons aujourd’hui. Ce sont ces constructions cognitives qui m'importent et qui, me semble-t-il, façonnent une partie du travail du peintre : Van Goh ouvrait notre vision à des expériences visuelles nouvelles, qui décachetaient littéralement notre vision. Qu'il soit difficile d'en démonter les raisons et les causalités, ça, je vous l'accorde bien volontiers ! On peut toutefois opérer à des repérages, étudier patiemment comment se construit, dans votre cas, l’africanité picturale. Ces fameux invariants, signes et systèmes qui donnent à penser qu’il s’agit de l’Afrique… Car s’il y a de l’africanité dans votre travail de plasticien, d’où vient-elled onc ? Il y aurait une identité plastique africaine ? Mais qu’est-ce qui la dénote, quels en seraient les marqueurs ? Le spectre des couleurs convoquées ? Les formes en un certain assemblage ? Ces diagonales qui coupent la surface ? Quoi de cette africanité dans le rapport surface-support en particulier, tout comme dans le rapport fond-forme, dans la localisation de la couleur, etc. ? Cette identité visuelle reconstruite a posteriori engage le regard et notre regard sur l’Afrique. Or le plasticien paraît l’observateur idéal pour répondre de cette identité, vraie ou fausse, réelle ou supposée, inscrite au demeurant ou non dans une histoire esthétique à la mesure d’un continent tout entier, rien moins que cela, et par delà l’histoire, révélant des invariants formels. Mais quels seraient ces invariants ? Comment en outre avez-vous travaillé depuis votre atelier, puisque vous n’êtes pas allé en Afrique ? Qu’est-ce que cela voulait dire dans ces conditions, l’Afrique, visuellement, quand ce visible de l’Afrique n’aura été construit, en partie du moins, qu’à partir d’un lisible fictionnel (Jules Verne dites-vous), ou des carnets de voyage de Monfreid ? Que veut dire travailler picturalement à partir d’œuvres littéraires ?
Yves Cairoli : La réponse à la question de l'africanité dans mon travail sera difficile, ardue, quasiment impossible. Je ne puis y répondre. Les visiteurs pourraient vous le dire. A ce propos : lors d'une expo "cultures du monde" à laquelle j’avais été invité, des Africains de passage avaient cru que mes tableaux avaient été réalisés par un africain car j'avais, selon eux, traduit parfaitement l' Afrique. J’avais pour ainsi dire capté l’esprit de ce continent où je n'ai jamais mis les pieds… Les propos de ces visiteurs m'ont été rapportés par l'organisatrice de la manifestation. Je n’ai pas pu discuter directement avec eux. J'aurai bien aimé savoir ce qu'ils entendaient par là. En tout cas, j'ai pris cela comme un compliment pour mon travail, que je voulais honnête. Mais si je cherche à creuser un peu, il me semble que plastiquement, ce qui dénoterait l'africanité serait le choix des couleurs (primaires ou terres et ombres), l'assemblage des motifs construits en patchworks colorés, etc. ...Mais je ne peux vous répondre sur l'identité de cette africanité. Je ne sais pas si elle est vraie, si elle fausse… Au fond, elle est moi. C'est une intériorisation d'informations. C'est en quelque sorte mon Afrique ! J'ai essayer de capter une image africaine à partir des recherches dont je vous ai parlé , avant de les reformuler à ma façon, avec ma technique. Cette démarche ne s'inscrit pas dans une histoire esthétique.
Yves Cairoli, né en 1960. Autodidacte. Ne connais pas la date exacte à laquelle il a commencé à dessiner. Avant de savoir lire et d’écrire probablement ! A été progressivement illustrateur dans une revue de citizen-band , ouvrier sidérurgiste, puis certifié de Lettres Modernes. A commencé la peinture à l’âge de 22 ans. A participé à de nombreuses expositions collectives et personnelles en France et en Belgique… Principales expositions : Galerie Schèmes à Lille, Galerie Art Place à Lille, Galerie d’Halluin à Cassel, Galerie Begard à Douai,Galerie Natascha, à Knokke le Zoute, etc. …
images : espion à la solde des pays occidentaux: acrylique sur toile/60x60/2008