Opéra anatomique, Maja Brick
Le tsar Pierre 1er. Jeune, robuste, au tempérament fougueux, vient d‘entreprendre un tour des cours d’Europe, accompagné du narrateur, Vinius, un hollandais d’origine russe, instruit, cultivé même, curieux de cette profusion de connaissances que leur siècle a ouvert. Vinius aime Purcell, Calderón, Shakespeare. Et tout autant les philosophes, les savants et la préciosité de manières sobres. Moins un courtisan, sinon au sens où un Castiglione l’aurait entendu, qu’un homme de culture, amoureux du Beau, du Bon, du Bien, et donc un peu dérouté par le goût du tzar pour les beuveries. Ils partent sur les routes tandis que la Russie dégèle. Somptueuses pages bercées par l’évocation de la nature toute-puissante de cette Russie indomptée ! Sur leur chemin, des forteresses que le tsar a fait bâtir, moins pour garder la Russie que les russes, voire écraser sa propre armée -sait-on jamais. «Des ours baptisés», songe Vinius, qui néanmoins se familiarise peu à peu avec la brutalité de Pierre et le déséquilibre qu’elle provoque en toute circonstance. Ne faut-il pas un peu d’instabilité pour que l’esprit s’épanouisse ? En Allemagne, Pierre rencontre Sophie-Charlotte, la femme de Frédéric, amie de Leibniz. Les conversations fusent, élégantes, savantes, passionnantes. La science est partout à portée d’esprit, ouverte au monde et sur le monde, elle est l’atmosphère où baignent les cours d’Europe, que Maja Brick nous restitue avec passion –seul le roman a ce pouvoir de comprendre la forme de l’existence comme accomplie, ce que l’auteure elle-même note en marge de son récit, avec une grâce singulière. Partout Pierre s’enquiert de tout ce qui se fait, se pense, s’invente. C’est qu’il veut transformer la Russie en un pays moderne. Des Hollandais, il veut déchiffrer la réussite commerciale. Il se fait charpentier sur les chantiers navals, dans ce pays chéri de Vinius parce qu’il a su se placer au carrefour des mondes connus, embrassant tous les peuples et ouvrant en grand ses portes à toutes les figures de l’humanisme européen. Assoiffé de culture, Vinius interroge les cabinets de curiosité et toute la science de son époque. Il veut tout. Tout comprendre. Le temps est aux anatomistes, et la dissection en est son application majeure. On coupe, on découpe, on dissèque tout, du corps humain aux corps célestes. Et l’auteure ne s’en prive pas, qui à son tour décortique et met à plat tout le savant XVIIème siècle, en longues descriptions phénoménales pour en comprendre le système. C’est l’heure où le monde s’élargit, s’ouvre à l’infiniment grand comme l’infiniment petit. Mais ce qui frappe, dans cet épistémê reconstituée à la perfection, c’est le caractère «public» de ce monde, qui vit d’autrui, qui vit de ce que l’autre m’apporte. A l’image d’Amsterdam, ville emblématique de cette profusion. Swift, Locke, Kepler, Spinoza. Quelle musique ! Celle des sphères autant que celle de l’opéra qui règne en maître sur le siècle. Et ce n’est pas sans raison au demeurant que l’auteure choisit de nous embarquer in fine dans la composition d’un opéra grandiose où Kepler joue un rôle majeur, pour dire une époque qui a refusé de se complaire dans la petitesse et l’ignorance et révéler, au travers de la musique, l’évanouissant bonheur des hommes…
Opéra anatomique, Maja Brick, éditions Gallimard, janvier 2012, 362 pages, 19,50 euros, ean : 9782070135653.
La Prophétie de Langley
Paris, le Crédit Parisien. Ludo s’affaire. Il trade, fait gagner des milliards à ses patrons, en empoche des millions. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Réda, son subordonné, s’inquiète pourtant de transactions douteuses auxquelles se livre Ludo, bientôt sur la sellette et contraint par ses supérieurs de clarifier ses coups en bourse. Ludo, Réda… L’un polytechnicien, l’autre master en poche après un invraisemblable parcours dans les cités de Trappes… L’un Versaillais, l’autre rebeu… Deux France, l’éthique en toc, sans être pleinement bancale, etl’occasion de croiser au large de deux milieux que rien jamais ne conjoint. Ce que découvre Réda, derrière les ordres passés par Ludo, fleure sa conspiration. Libérale ? Il n’en sait rien tout d’abord. Les titres EDF se voient attaqués. Par qui ? Pourquoi ? Réda enquête. C’est sa fonction dans la salle des marchés. Il enquête et remonte rapidement leur source immédiate : la FIB (First Islamic Bank). Qui possède un bureau parisien. Ludo et lui y débarque, au prétexte de leur proposer des affaires. Mais la FIB est soupçonneuse. Pris en chasse, Ludo est exécuté, Réda blessé, qui en bon rebeu des cités, bien qu’innocent et son master finance en poche, ne songe qu’à s’enfuir et se cacher dans cette bonne vieille teci de son enfance. Douce France… Las, il a laissé beaucoup de traces derrière lui, dont le cadavre de Ludo et sa chemise ensanglantée. Du coup la police française, qui ne s’en laisse jamais compter, est sur son dos. Celui d’un terroriste, forcément, compte tenu de son blaze dirons-nous, de ses antécédents judiciaires, de son lieu de naissance (Trappes ? Vous rigolez !) et de l’environnement de l’affaire : la Grosse Finance Internationale. Opération RAID en cours dans la teci de Réda. Heureusement, le commandant Johana ne croit pas une once de seconde à cette version abracadabrante, qui satisfait néanmoins tout le monde, police, gouvernement et médias. Tandis que se profile une autre menace, que tout ce chambard masque et que la CIA dévoile aux services secrets français bien largués dans cette histoire : quelques jours avant les attentats du 11 septembre, des transactions douteuses avaient affecté les titres d’American Airlines tout comme ceux de United Airlines, qui permirent à quelques terroristes spéculateurs d’empocher une somme petite, mais rondelette, via la chute des actions de ces deux compagnies. Là se profile le même scénario. Il faut donc s’attendre à un attentat d’envergure sur… les centrales nucléaires françaises ! Panique à l’Elysée… Le polar français s’ouvre un compte en bourse. Qui sait ce que Jigal en fera…
La Prophétie de Langley, Pierre Pouchairet, Jigal polar, février 2017, 277 pages, 19 euros, ean : 9782377220038
Les suppliques furieuses de Bouziane Bouteldja
Hier soir, sur la scène des EMA, à Vitry-sur-Seine, Bouziane Bouteldja, en résidence au théâtre Jean Vilar et aux EMA et dans le cadre de la semaine de la danse organisée par la ville de Vitry, à laquelle s’est associée la Briqueterie, a proposé un spectacle proprement ahurissant, mélangeant hip-hop et danse classique avec ses élèves de la section danse du lycée Citroën de Paris et ceux du conservatoire de danse classique des EMA de Vitry, avant de clore la session par un solo d’une puissance souveraine : Réversible. La colère, tel était le thème autour duquel ses élèves avaient travaillé. Imaginez alors cette colère essaimant sous la chorégraphie d’ordinaire évanescente de la danse classique ! Colère rentrée pour les uns, froide, explosive pour les autres, en discrétion, en disruption en irruption, interprétée avec une élégance et une force inattendue par ces jeunes danseurs, démultipliée bientôt par la violence festive du hip-hop avant de brûler, littéralement, dans ce corps à corps effarant proposé par Bouziane. Déchirement, exaspération, supplique d’un corps bardé d’interdits par les religions révélées, s’arrachant, tel celui des esclaves de Michel Ange, chair à chair, aux entraves qui le brident. Corps meurtri, gommé, esseulé, ancré à des tonnes de pesanteurs, affecté, re-ligere (ce relié des religions qui n’embrasse aujourd’hui aucun sublime dirait-on) –mais pour le pire… Corps défait qu’il recommençait sans cesse, là, sous nos yeux, s’arrachant à lui-même, à son double incarcéré, à cette matrice inconvenante et obscène de l’égarement dans lequel les religions sont tombées. Corps furieux, aimant sinon aimé de nuées incapables d’apporter la paix sur la terre. Corps en déséquilibre constant, cherchant comme une proie son équilibre avant d’exploser en figure foudroyante. Quel spectacle, quelle puissance, quelle leçon !
Comment faire tomber un dictateur quand on est seul, tout petit et sans armes
Popovic fut l’un des activistes à l’origine du mouvement Otpor («Résistance»), qui fit tomber Milosevic. Depuis, il enseigne l’activisme non violent à l’Université de New-York et parcourt le monde pour enrichir cette expérience qu’il a fini par partager avec tous les mouvements d’émancipation contemporains, en particulier dans les pays arabes. Avec ce livre, il tente de récapituler son expérience et son savoir pour livrer des conseils aux gens ordinaires qui voudraient changer le monde. Comment du reste ? En commençant petit nous dit-il, comme à Belgrade, où tout a commencé par un pochoir qui en une nuit couvrit les murs de la ville. Un simple pochoir d’un poing ganté de noir, en mémoire de ceux brandis par Tommie Smith et John Carlos aux J.O. de Mexico, en 68. Un simple pochoir et le lendemain, la ville s’éveillait autre déjà. Un espoir était levé. Inutile d’affronter la police, nous dit Popovic : elle est trop bien préparée, trop bien armée. Pas la peine de porter sur le devant de la scène un leader charismatique : cette grammaire n’appartient pas aux luttes réellement émancipatrices. L’humour pour clef, le rire comme seule arme, comme pour ce lâcher de dindes dans les rues de Belgrade, qui vit la police se ridiculiser à tenter de les attraper toutes… Les anecdotes sont savoureuses. Popovic nous apprend l’art du canular, celui de formuler des objectifs restreints que l’on peut tenir et non d’engager un combat que l’on sait perdu d'avance, ou de courir à la remorque de belles idées généreuses, mais abstraites. Il faut commencer petit et choisir le bon combat, quand on veut finir grand. Et Popovic de rappeler que Gandhi ne demanda pas d'abord l’indépendance, mais se battit pour le sel. Une cause simple, apolitique en apparence, qui touchait la vie de tout le monde et permit d’impliquer tout le monde, de mobiliser tout le monde. Et c’est bien le sel qui perdit les britanniques. Il faut mener des batailles au plus près de ce qui touche le plus grand nombre. A San Francisco, Milk finit par le comprendre et connut le succès dès lors qu’il s’attacha d’abord à combattre le calvaire quotidien des déjections canines sur les trottoirs. Pour en dérouler ensuite le fil et révéler la vraie cause du mal qui gagnait les citoyens de San Francisco. Mais ce sont les crottes des chiens qui lui permirent de se les rallier. Or la seule force dont nous disposons, c’est notre nombre. Et derrière chaque problème, aussi minime soit-il, chaque obstacle au mieux vivre, c’est tout le fil de la domination néolibérale que l’on peut dérouler. Mais il nous faut d’abord des petites victoires. Bloquer le cours normal des choses. Créer ensuite un réseau, puis une coalition, puis un programme. L’analyse qu’il nous livre du mouvement américain, Occupy Wall Street s’en trouve dès lors très instructive pour nous qui avons vécu un mouvement trop proche d’Occupy. Popovic le décortique, montre déjà à quel point le choix du nom du mouvement était fautif : 99% aurait été plus parlant. Tout comme était vain ce choix de commencer un mouvement qui se devait d’être de masse, par une occupation de place. D’entrée de jeu. Tout comme à Paris, Place de la République : Nuit Debout tout comme Occupy a pris comme nom une tactique, et tout comme Occupy a choisi de commencer par l’occupation d’une place publique, quand par exemple la Place Tahir n’a été occupée qu’au terme de deux années de luttes… Or l’occupation est une arme qui ne peut se montrer payante qu’en fin de course. Elle est la dernière étape de la lutte, non son origine. La dernière ligne droite d’un parcours révolutionnaire…
Comment faire tomber un dictateur quand on est seul, petit et sans armes, Srdja Popovic, éditions Payot, traduit de l’anglais par Françoise Bouillot, août 2015, 286 pages, 15 euros, ean : 9782228913751
Laëtitia ou la fin des hommes
Enlevée, battue, ferraillée, torturée, poignardée, étranglée, démembrée avant d'être jetée, bras, jambe, torse, pied, main gauche, main droite, à l'eau. Prélevée à cinquante mètres de chez elle. Sa vie brusquement soustraite -elle avait 18 ans. Elle s'appelait Laëtitia. Elle avait été une enfant. Battue déjà, maltraitée. Sa mère avait été violée. Sa sœur aussi. Une histoire. Tragique. Que Ivan Jablonka a su arracher au fait divers, au crime qui voulait la marquer de son étreinte odieuse. Laëtitia ? Certes, l'histoire d'une société de violence où les femmes et les enfants sont des victimes toutes désignées. Où les femmes et les enfants ne sont toujours pas des sujets de droit mais des aubaines pour les prédateurs en vadrouille, parce que les femmes et les enfants sont de toute façon exposés à la vindicte patriarcale. Laëtitia ? C'est l'histoire d'une jeune fille parlée depuis son plus jeune âge par une violence sans nom. Un parcours coutumier pourrait-on dire, au sein d'une société où les femmes se font harceler sans que cela ne dérange vraiment. C'est l'usage en France. Pays de frustration, de haine, de rancœur. Un fait divers donc. Mais comme l'affirme Jablonka, «un fait divers n'est jamais simple, ni divers». Il lui a donc fallu se l'affronter, en faire matière, le relever sinon l'élever dans une forme improbable : celle du récit. Une enquête. Une quête. Celle d'une écriture, pour prendre le pouls d'une société mortifère, la nôtre. D'une société de misère, de pauvreté, d'abandon. Des millions comme Laëtitia, dans cette France dite périphérique qui crève depuis de si longues années loin du tumulte des médias. Voilà, c'est tout cela que brasse Jablonka. Coupant, démembrant son récit pour tenter de rendre justice à une jeune fille au destin tout tracé de victime. Pour lui donner voix. Et quelle voix dans cette interprétation non pas magistrale que lui donne Maïa Baran -le mot ne conviendrait pas à ce que l'on entend là, de tout à la fois fluide et fragile, assuré et heurté-, déposant son objet, ce texte, avec l'aplomb d'une simple franchise. Sans excès. Ce dont on parle l'est trop. Mais affirmée dans ce retrait devant l'évocation d'images insoutenables.
Laëtitia ou la fin des hommes, Ivan Jablonka, lu par Maïa Baran, Audiolib, 15 février 2017, 1 CD MP3 - durée d'écoute : 11h12, 23,40 euros, ean : 9782367622927.
Face à une République introuvable, nous ne sommes plus gouvernables
«Nous» : les français. Presque tous les français et non plus seulement ceux de la France insoumise ou ceux de Nuit Debout. Par dizaines de millions, à l’exception de cette frange minoritaire qui ne veut pas rompre avec une Vème République consternante. Nous ne sommes plus gouvernables, parce que le jeu politique de cette Vème est arrivé en bout de course. Tout le monde le sait. Bien qu’ils soient nombreux, parmi nos élus, à tenter de nous faire croire qu’un simple dépoussiérage la sauverait. Pour sauver leur peau, n’en doutons pas, et celle d’une poignée de nantis. En pariant par exemple sur l’apathie de foules tenues en laisse par cet outil de domination qui jusque-là a fonctionné tant bien que mal : «la crise» et son «nécessaire» corollaire : l’austérité. Mais tous, nous savons tous, y compris nos députés, nos sénateurs, tout ce personnel politique parasite, que ces élections n’ont plus de sens : quel que soit le vainqueur, la France sera ingouvernable. Que l’on en juge plutôt : si Marine Le Pen parvenait à la magistrature suprême, elle plongerait aussitôt le pays dans une crise profonde. Pas même le risque d’une guerre civile, mais celui d’une crise majeure des institutions de cette République introuvable. Quelles serait sa marge aux législatives ? Nulle. Fillon ? Bien que crédité de moins de 20% d’opinions favorables dans des sondages si truqués que plus personne n’y croit, il pourrait se hisser au pouvoir suprême à l’occasion du second tour et par la supercherie du front républicain. Mais il ne lui resterait qu’à gouverner par la force, cette violence sans nom qu’il nous promet déjà. Macron ? La marionnette du CAC 40 ne dispose d’aucune structure politique capable de le maintenir au pouvoir. Quid des législatives avec lui ? Ses grands écarts ne peuvent que le contraindre à s’allier aux uns contre les autres et aux autres contre les uns. Comment gouverner ce radeau de méduses ? Hamon ? Le PS a scié la branche sur laquelle il est assis. Hamon ne peut parvenir au second tour. Il le sait. Ce n’est pas sa fonction du reste. Il est là pour contrer Jean-Luc Mélanchon. Reste le candidat des Insoumis donc. Qui est en passe de se qualifier pour le second tour, mais qui ne pourra compter sur aucun front républicain : pour les politiciens de Droite et ceux de la Nouvelle Droite socialiste, mieux vaut Marine Le Pen que Mélanchon. Imaginons pourtant l’impossible, tant la dynamique de sa campagne est prometteuse : quid des législatives ? Sa seule chance serait l’émergence d’un fort mouvement citoyen. Son espérance. Mais en si peu de temps ?... C’est là toute la contradiction de son projet : appeler à une 6ème République en jouant le jeu de la 5ème. Nous savons tous que les institutions de la 5ème ne le permettent pas : imaginez-vous sérieusement le Parlement réuni à Versailles voter son suicide ? Comment, dans ces conditions, en finir avec la «monarchie présidentielle» qui laisse tellement les coudées franches à l’oppression et la corruption ? Suffit-il de se travestir en Président de cette 5ème pour en finir avec elle ? Sans mouvement citoyen fort, Mélanchon plongera lui aussi le pays dans une crise sans précédent. En France, finalement, on fait toujours tout à l’envers. La démarche constituante n’est jamais venue du sommet que pour nous enfermer dans de fausses issues politiques. Ou le provisoire d’une espérance vite démentie, comme ce fut le cas pour la 5ème, dont le Général de Gaulle se posait déjà la question de la survie dès le milieu des années soixante ! Comment en sortir en outre, quand ses instruments sont essentiellement liberticides ? Aucun autre acteur de la vie politique que le Peuple français ne pourra donner de réponses institutionnelles à cette question. Mais malgré la contradiction du projet Mélanchon, ce dernier est le seul qui soit réellement confronté à la nécessité d’associer le Peuple à sa démarche, car sans lui, il ne pourra rien. Il ne dispose d’aucune base législative pour avancer. Tous les autres candidats fourbissent déjà les armes de leur trahison. L’appel à la Constituante ne peut ainsi procéder de l’élection présidentielle : elle ne peut que résulter de l’émergence citoyenne. Sans elle, la crise des prochaines législatives défera Mélanchon. Certes, depuis plusieurs années, partout en France ont surgi des initiatives citoyennes. Le terrain n’est donc pas vierge. Mais le timing est court. Finalement, le vrai enjeu sera celui des législatives.
Je Viens, Emmanuelle Bayamack-Tam
Charonne ? Elle venait d’un foyer d’où les gamins ne voulaient pas partir, ne voulaient pas être adoptés. Boulotte, crépue, basanée… Gladys et Régis s’étaient plantés quand ils l’avaient adoptée : elle faisait blanche, bébé. Maintenant, c’était fait. On ne pouvait plus revenir là-dessus. Nelly, la grand-mère, pouvait bien pester jour après jour contre cette bévue, ils n’y pouvaient plus rien. La gosse était noire, on ne pouvait plus s’en défaire. Noire. Pas blanche. Probablement née du viol d’une rwandaise par un soldat belge… Il fallait vivre avec ce malentendu, donc. Et pour Charonne, avec la paresse sentimentale de ses parents adoptifs, peut-être plus insupportable que leur déconvenue. Elle était arrivée trop tard dans leur vie, qui n’avait déjà admis que peu de place à ces questions d’amour. Parlez-en à Gladys, qui avait passé son existence au plus loin physiquement de son père cancéreux, dont l’effrayait l’appareil qu’il avait en travers de la gorge pour s’adresser aux autres de cette voix métallique affreuse qui n’était plus la sienne… Il fallait donc survivre. Chacune d’entre elles devait survivre. Se réfugier dans la mesquinerie ou la vanité pour ne laisser aucune prise. Des flots d’une vanité qui finit par se submerger elle-même et nous rendre le travers dérisoire, sinon agréable. Charonne, d’un drôle absolu, raconte la première son enfance, exposée au racisme français quotidien. Heureusement, il y avait Charlie, qui était venu dans sa vie lui rendre son souffle. Six ans, sept 7 ans, les années décisives : celles de l’acquisition de la lecture. L’impulsion. Non pas l’école : la vie est ailleurs. On ne l’aimait pas du reste à l’école : trop noire, trop grosse, la langue trop bien pendue. On est en France, pays des fantasmes identitaires impitoyables. Sa langue foisonne, celle d’une enfant à qui l’on ne peut plus en compter –elle s’en est trop pris plein la figure en somme-, celle d’une enfant qui a su s’arracher à l’indifférence où l’on a tenté de l’ensevelir au sein de cette famille en pleine débandade. Charonne raconte avec un talent hirsute ce genre de fille inhabituelle qu’elle aura été avec ses fesses hottentotes et ses triceps d’hercule. ET puis Nelly raconte, la grand-mère, ces années difficiles et celles, plus dures encore, qui se profilent devant elle : comment accepter de mourir vieille ? Elle raconte alors le botox, la chirurgie esthétique. Charlie, Charonne, Gladys… Elle ? Elle a été belle. Et c’est bien tout désormais. Puis Gladys entre en scène. Son petit tour de piste, aussi dérisoire, aussi pathétique que celui de sa mère, Nelly. Charonne ? Elle lui a donné ce nom minable pour qu’elle se rappelle son appartenance au monde des minables. Charonne, Gladys, Nelly. Trois générations en guerre. C’est presque réjouissant, tant de vilenie. Et qu’elles sachent si bien s’entremordre dans cet équilibre où aucune d’entre elles ne peut triompher.
Je Viens, Emmanuelle Bayamack-Tam, Folio, mai 2016, 418 pages, ean 9782010469703.
Les Copies, Jesper Wung-Sung
Un ado rentre de son match de foot. Il a superbement joué. Mais de retour à la maison, les choses ne se passent pas comme il s’y attendait : ses parents lui claquent la porte au nez ! Lui tourne autour de cette maison soudain close. A l’intérieur, il finit par découvrir la présence d’un autre garçon dans sa chambre, à sa place à la table familiale : lui ! L’un et l’autre se dévisagent. Longuement. Sans échanger le moindre mot. Frappés de stupeur. Lorsqu’une camionnette arrive d’où descendent deux hommes décidés à mettre la main sur l’ado bouclé dehors : «on va attraper la chose». Il s’enfuit. Loin. Dans la forêt, où il rencontre un autre «lui-même» : un clone, une «copie», dont la société n’a plus rien à faire et qu’elle veut liquider bien sûr. Ils sont en trop. Un temps ils ont remplacé l’un et l’autre un enfant malade dont les parents espéraient la guérison, parfois attendues des années. Un enfant qu’ils croyaient perdre et dont la copie portait l’amour auquel ils estimaient avoir droit. Car c’est de cet égoïsme qu’il s’agit, de celui d’une société qui a tourné le dos aux valeurs humaines et qui se repaît d’émotions faciles. Nos deux copies doivent disparaître. Elles le savent, elles qui ont été si parfaitement programmées. Désactivées, elles agonisent lentement. Mais perdues dans la forêt, l’espoir ne les quitte pas, nourrit par cette légende qu’elles ont entendu conter d’un bateau qui serait une vraie arche destinée à recueillir toutes les copies qui ont échappées à leur destruction pour les conduire en quelque Eden où l’on aurait trouvé le moyen de désactiver leur destruction programmée. Il leur faut pourtant quitter parfois la forêt pour rallier les villes et y trouver de quoi se nourrir. Des villes où les attendent des liquidateurs de copie et où, partout, la loi autorise les citoyens à user de tous les moyens disponibles pour liquider les copies en trop… Dans les rues de ces villes agréables, policées, des copies meurent, se traînent, sont tuées. Que les services de voirie débarrassent dans l’indifférence générale. C’est ça l’axe de ce roman jeunesse : ce manque d’empathie, cette indifférence à l’autre, quel qu’il soit. L’homme augmenté nous ouvre en grand les portes d’un cynisme inouï. L’hiver survient. Le froid. La solitude. Nos deux copies prennent soin l’une de l’autre. Convoquant cette vieille solidarité comme une valeur disparue du champ de l'espèce humaine. L’homme augmenté nous en a débarrassés. Pourquoi faire, quand on peut faire appel à des copies ? Elles se traînent vers un gouffre au fond de la forêt, où un bateau est bel et bien posé, échoué dans le sable. Le récit devient grandiose stylistiquement, en phrases exténuées, de plus en plus courtes. Il s’effiloche, pour se clore sur une image littéralement ahurissante. Un chiasme tactile. Empreint d’une immense nostalgie pour ce que l’humain a pu être.
Les Copies, Jesper Wung-Sung, éditions Le Rouergue, Epik, octobre 2015, traduit du danois par Jean-Baptiste Coursaud, 192 pages, ean : 9782812609817
Vivre son personnage, entretien avec Antoine Tomé autour de Carnets noirs, de Stephen King
Antoine Tomé a donné vie au livre de Stephen King, Carnets noirs. Il s’en explique.
Joël Jégouzo : Délibérément, vous n’avez pas voulu lire le roman que vous alliez interpréter, pour le vivre au fil du texte. Je trouve cela très intéressant et très audacieux : sans filet, cela vous met dans la même position que le lecteur lambda qui découvre le texte sans pouvoir l’anticiper –l’hypothéquer peut-être ? Mais avec cette différence qu’il vous faut être d’emblée dans une atmosphère, dans un ton, dans une construction qui ne peut être, là, «a priori»… Il y a ainsi une sorte de «franchise» qui étonne dans cette démarche, dont je ne sais trop comment elle «passe» dans l’écoute, mais qui porte quelque chose de ce dévoilement auquel opère le travail de l’artiste. Vous pouvez nous en parler ? Cela dit, comment se construit l’atmosphère d’un roman lu ? Vous a-t-on auparavant briefé sur l’atmosphère qu’on voulait, ou bien êtes–vous totalement libre de votre interprétation ?
Antoine Tomé : J'ai lu les deux ou trois premiers chapitres des "carnets noirs" un ou deux jours avant de commencer l'enregistrement, et j'ai donc pu ainsi saisir déjà un peu quelle serait la tonalité de ce roman. Mais il est vrai (comme j'ai pu le faire lors de lectures précédentes et comme je l'ai fait pour les chapitres suivants) que j'aime bien m'immerger dans l'univers d'un roman, comme on se jette sur la scène, tous sens en éveil, pour se livrer à une improvisation théâtrale sur un thème donné. Car il y a toujours, en effet, quelques éléments qui nous sont livrés : lors du casting, on a pu faire connaissance avec les personnages et on a découvert, un peu, la situation et la "tonalité" du récit. Le fait de se mettre ainsi, relativement, "en danger", vous oblige à faire appel à d'autres ressources, à une concentration décuplée, et à suivre plus étroitement les personnages et l'histoire à travers les situations que l'on découvre, à les "vivre". Car c'est la Magie de la vie qu'il s'agit de créer. Il s'agit de faire en sorte que l'auditeur ait réellement accès aux images décrites et aux émotions déclinées et cela n'aura lieu que si nous les assumons comme l'auteur, le créateur, l'aurait souhaité. Tel est l'enjeu.
jJ : Est-ce de beaucoup différent du travail du comédien sur scène, qui n’incarne par exemple qu’un seul personnage. Comment incarner dans leurs différences une multitude de personnages ?
Antoine Tomé : Pour moi, c'est un travail de comédien. Comme je l'ai dit plus haut, il s'agit de vivre ces personnages, de les assumer comme on assume des rôles dans une pièce -il y a aussi, n'est-ce pas, des pièces où l'on joue plusieurs personnages à la suite. Le travail du comédien consiste à assumer des identités différentes, à faire siennes des émotions différentes avec une souplesse et une vérité qui permettra au spectateur (ou au spectateur-auditeur) de s'identifier à son tour au personnage et de ressentir les émotions déclinées par l'acteur (ou de visualiser les scènes exposées par l'acteur-lecteur). Lors d'une Lecture, il nous manque cet instrument de communication que peut être le corps pour un comédien, mais le travail est le même, on utilise la même alchimie pour créer des images et des émotions auxquelles l'auditeur pourra accéder.
jJ : Vous arrive-t-il d’être surpris par le texte, une réplique, une phrase ? Un personnage ?
Antoine Tomé : Oui, cela peut arriver. Les personnages ont des motivations qui ne sont pas forcément clairement exposées dès le départ, et une situation particulière peut servir de révélateur, de détonateur, et faire rebondir soudain l'histoire dans une direction à laquelle on ne s'attendait pas. A nous, comédiens-lecteurs, de bien négocier ces virages, pour le plus grand bénéfice de l'Auditeur.
jJ : Comment parvenez-vous, sur une telle distance, à conserver votre unité de ton ?
Antoine Tomé : Le fait d'être immergé dans l'histoire, d'assumer les personnages et de faire ainsi mon travail de comédien avec toute l'intensité nécessaire, m'amène automatiquement à suivre le fil que l'auteur a déroulé... Et puis, le Directeur Artistique est là pour me rappeler à l'ordre si jamais il m'arrivait de m'écarter de la ligne, au détriment du récit.
jJ : Vous arrive-t-il de rencontrer l’auteur du roman que vous interprétez ? Avant ? Après ?
Antoine Tomé : Non, cela ne m'est encore jamais arrivé. Mais c'est une éventualité que j'envisage avec intérêt !
jJ : Qu’est-ce qu’une lecture réussie, à votre goût ?
Antoine Tomé : C'est une histoire qui fait vibrer l'auditeur. Il vit des images, il ressent les émotions, il est transporté ! J'ai pu transmettre la com-munication de l'Auteur ! Grâce à mon travail, l'auditeur a pu se promener dans un autre univers et en goûter les fruits.
jJ : Sur quoi travaillez-vous à présent ?
Antoine Tomé : Je fais pas mal de musique en ce moment. Un CD va bientôt commencer à être diffusé, je prépare des spectacles à venir. Je viens de doubler John Travolta dans un téléfilm. Je double Nestor Carbonnel, l'inspecteur Romero, dans la série Bates Motel. Je fais des Narrations Documentaires, des voix pour des dessins animés, de sjeux vidéo, de spubs, etc. Je viens de jouer le rôle de Jo Doucet, ancien para recyclé dans la boucherie, un petit rôle dans la série Lebowicz contre Lebowicz, avec Clémentine Célarié... Je mène ma vie de saltimbanque, en somme...
Chronique de Carnets noirs sur K-libre.fr :
http://www.k-libre.fr/klibre-ve/index.php?page=enmarge&id=4664
Entretien avec Valéry Lévy-Bensoussan, Directrice d’Audiolib :
http://www.joel-jegouzo.com/2017/01/audiolib-le-livre-lu-entretien-avec-valerie-levy-soussan.html
Site d’Antoine Tomé :
Radicaux, réveillez-vous ! Saül Alinsky
La première édition datait de 1946, la seconde de 1969. Mais Obama l’évoquant, un regain d’intérêt se fit pour cet auteur oublié. Les récentes démarches citoyennes que l’on a pu connaître en France s’en sont inspirées, à mille lieux des fausses revendications d’Obama… Le «rebelle» de Chicago est ainsi revenu à l’honneur, raison de cette nouvelle publication. Moins rebelle qu’agitateur au demeurant, et finalement moins agitateur que militant, ayant passé sa vie à réfléchir sur les manières de mobiliser et d’organiser les mouvements locaux autour de problèmes collectivement identifiés. Un livre de témoignage et de méthodes donc, pour coordonner l’action citoyenne. Et de méthodes inspirées de l’expérience de Saül Alinsky lui-même, qui passa sa jeunesse à structurer les quartiers pauvres de Chicago pour en faire émerger des dynamiques de contre-pouvoir. Une expérience qui, en effet, a pu aider ici et là et dont on a vu courir le fil, de Nuit Debout à Stop le contrôle au faciès. Comment construire un rapport de forces ? Quel pouvoir assumer ? Comment sortir de la logique de guichet qui individualise la domination ? Quel leadership accepter ? Comment libérer une parole vraiment collective ? Comment décider ? Autant de questions qui ont traversé le mouvement social qui a émergé en France depuis un peu plus d’un an. Qu’est-ce que s’organiser, donc ? A cette question, Saül Alinsky répond très clairement : c’est s’entendre sur des objectifs concrets, non des grands principes abstraits. Et c’est partir du vécu des gens, non des études accumulées. Et la ligne doit être de partir de leurs normes, de leurs valeurs, de leurs codes pour libérer leur parole en restaurant d’abord leur dignité, pour occuper immédiatement le terrain de la contestation en mettant en place des solidarités concrètes, là encore. Manger, dormir, boire. C’est-à-dire revenir toujours au concret de l’énonciation sociale de chacun.
Radicaux, réveillez-vous ! Saül Alinsky, Le passager clandestin, 15 euros, mars 2017, 316 pages, ean : 9782369350538.