jJ : Pourriez-vous nous raconter tout d’abord les conditions dans lesquelles vous avez croisé la route de Muzafer Bislim et de la langue rromani ? L’histoire que j’ai lue à ce sujet paraît tellement incroyable ! Que faisiez-vous donc dans les faubourgs de Skopje ? Pierre Chopinaud : La rencontre de la langue Rromani, je l’ai faite en rêve. L’appel de cette langue, la nécessité d’entrer en elle et de la faire entrer dans moi, me sont venus d’un rêve, d’un endroit très profond. C’est un rêve que j’ai fait à Paris, sans doute entre deux voyages, quelques années après avoir été les premières fois dans les faubourgs de Skopje, comme vous dîtes, et dans une période où j’étais souvent en Roumanie, et en Hongrie également. Mais avant de connaître Muzafer Bislim que je rencontrerai lors d’un nouveau voyage à venir, en Macédoine.
Au cours de ces voyages, j’avais beaucoup fréquenté de gens qui parlaient le Rromani, et je commençais d’en avoir quelques notions, mais très peu.
Puis il y a ce rêve, la sortie de ce rêve plus précisément, dont je me souviens comme d’un appel, un appel des morts, des disparus. Dans le rêve, il y avait des enfants, une petite fille et un petit garçon, un frère et une sœur, si je me souviens bien. Ils étaient dans le fond du dernier wagon d’un train qui quittait une grande ville d’Europe de l’Est, sans doute Bucarest. Eux fuyaient, abandonnés et clandestins, sans ticket, évidemment, et exposés à tous les dangers. Ils étaient seuls et me demandaient en quelque sorte une protection.
A l’éveil de ce rêve, un peu avant, au retour de la conscience, mais avant qu’elle soit tout à fait là, avant que ne se soit dissipé le réel du rêve, ses figures set ses décors, les affects bien réels que l’on éprouve en eux, je tentais de former mentalement le verbe être en Rromani. Et j’échouai et dans le rêve se reformaient figures et décors, j’ai vu alors les corps encore en vie de femmes, et d’enfants dans leurs bras, marcher dans les fumées, derrière les barbelés d’un camp de la mort. Et l’échec de ce verbe dans ma bouche sèche, sur ma langue qui retombait alors lourde et muette… Ma bouche ainsi asséchée devenait en quelque sorte la fabrique de cette injustice, de cette horreur.
Alors la nécessité de connaître cette langue s’est installée, fermement, profondément, elle apparaissait comme la marche vers une sorte de réparation. Non pas au sens moral de la culpabilité, mais, disons, plutôt au sens de l’entrée dans un processus collectif de rédemption.
Avec l’eau de la langue, c’est-à-dire sa mise en circulation organique, son alimentation par les chairs, fibres, vaisseaux, liquides de mon corps vivant je suis entré en chair dans une communauté d’hommes, de femmes, d’enfants dont la communauté est justement le partage de cette langue qui est comme l’enceinte d’un secret commun : le secret de leur destin.
Avec ce verbe qui prenait comme une pousse ou un greffon à même le cœur, les brumes de l’esprit se levaient, l’esprit entier s’ensoleillait, les chairs d’un peuple entier se reformaient, les corps retrouvaient brillance et dignité, force et courage de la marche vers un avenir.
Mais pour revenir à votre question, qu’est-ce que je faisais dans les faubourgs de Skopje ? Je voyageais. J’ai commencé de voyager très tôt.
J’étais là-bas, la première fois, à la fin de l’année 1999, quelques mois après la fin les bombardements de l’Otan sur la Serbie et le Kosovo. J’avais juste dix-huit ans. L’âge où l’on est libre de décider de son sort au regard de la loi, libre de partir.
Après la dernière année dans un lycée que je ne fréquentais plus guère, j’ai décidé de partir vers ces destinations particulières qui étaient alors, pour moi, les lieux du Réel et de l’Histoire. La perspective d’aller entendre des gens parler à l’Université était contraire à ce que je voulais immédiatement de la vie. Alors je me suis jeté dans un inconnu qui devait être nécessairement hors de l’Occident hypnotisé par l’illusion de son propre achèvement, où plus rien ne semblait, depuis la fin du Socialisme à l’Est, vouloir se passer.
J’ai travaillé plusieurs mois, d’abord, sur des chaînes de montage en usine. J’y ai fait l’expérience passagère de la vie des hommes et des femmes de ce qu’il faut encore appeler la classe ouvrière.
J’ai rassemblé l’argent nécessaire au voyage et je suis parti.
Là-bas j’ai travaillé plusieurs mois dans une petite structure "non-gouvernementale" qui s’occupaient de recenser les hommes, femmes et enfants réfugiés en provenance du Kosovo.
Ces réfugiés-là étaient dans leur grande majorité des Rroms et ils s’étaient installés à la bordure du grand quartier rrom de Skopje.
Là, j’ai partagé, dans un orphelinat évangéliste, une petite chambre de prêtre, avec un jeune américain venu enregistrer de la musique. Et c’est par lui que j’ai entendu parler la première fois de Muzafer Bislim dont il enregistrait des chansons. Mais alors je ne l’ai pas connu.
C’est six ans plus tard, lors d’un séjour à Paris de cet ami dont j’avais gardé le contact, qu’il m’a remis des manuscrits, sous forme de feuillets, une trentaine, organisés en recueil. J’ai été frappé par leur graphie soignée, calligraphiée, par l’opacité de leur sens. Le seul moyen de comprendre ces textes étaient d’en rencontrer l’auteur. Je suis donc retourné à Skopje où j’avais encore de nombreux amis pour m’occuper de leur traduction.
jJ : Comment travaillait Muzafer Bislim quand vous l’avez rencontré ? "Solitaire, immobile, "créateur enfantin", composant, la main bandée, des textes qu’il rythme en frappant une pièce de bois", écriviez-vous… Pierre Chopinaud : Muzafer Bislim vit dans un environnement très matériel, brut, et relativement rude, dans un espace très réduit : une seule pièce de 9 m2. Dans cette pièce, sa maison, il habite avec sa femme et ses quatre plus jeunes enfants. Des troubles de santé l’empêchent depuis plusieurs années de se déplacer, il ne quitte donc jamais l’intérieur de cette pièce. Toute la famille vit dans cette pièce. Il faut y préparer les repas, découper viandes et légumes, les cuire, manger, dormir se laver. Tout se passe au sol. Il n’y a ni table, ni chaise. Il y a donc une grande promiscuité, proximité des corps, vivants, qui dorment, s’éveillent, se lavent, sont malades etc.., et morts, corps végétaux, corps animaux, que l’on découpe, cuit, ingurgite, et évacue. Il y a les odeurs de ces corps, leur chaleur, et leur froid, leur fièvre aussi.
C’est au milieu de cet espace domestique saturé, dont il ne sort jamais, que Muzafer Bislim écrit.
Et c’est au milieu de cet espace que je l’ai rencontré.
Il y travaille, on peut l’imaginer, de façon très manuelle, artisanale, très corporelle. Il compose d’ailleurs principalement des chansons, car elle lui rapporte un peu d’argent. Il les vend à des interprètes qui viennent chez lui les commander. Tout se passe de façon très artisanale. Il est assis, en tailleur ou jambes allongées, contre son mur, avec autour de lui, le long de ses jambes, à un emplacement toujours identique, ses instruments : crayons, paquet de cigarette, briquet, et un long bâton qui est l’instrument par lequel il aménage l’espace de sa solitude et de son silence. C’est un bâton que redoutent ses enfants. Et il y a souvent non loin de lui une bouteille de liqueur forte, une liqueur de l’esprit, que sa femme s’affaire tant que possible à tenir à bonne distance.
Je n’ai pas trouvé Muzafer Bislim en train de travailler. Je me suis d’abord intégrer à cette promiscuité, et il a fallu pour cela un temps d’apprivoisement réciproque. Et les premiers temps, le travail de traduction s’est fait dans la méfiance, voire de défiance, réciproque, lui à l’égard de mes intentions, moi à l’égard de sa science, de son discours. Nous avons commencé à travailler comme deux négociants qui font affaire ensemble, qui ont intérêt de le faire, mais un intérêt propre à chacun. Dans une certaine méfiance, donc. Il se méfiait de ce que je ferai des mots que je prétendais vouloir lui prendre et qu’il gardait comme un trésor dans un grand dictionnaire manuscrit. Et je me méfiais de sa pratique, la construction de ces mots, leur origine, et de sa théorie : une histoire imaginaire de la langue et du peuple qui la parle, histoire faite d’affrontements, de captures, de fuites, l’ensemble organisé de façon cohérence, affirmé par lui avec véhémence, et formant une mythologie… Je rêvais souvent qu’il m’envoyait des fantômes, des monstres, des créatures malveillantes. Et dans ce monde les rêves et les fantômes ont leur importance. Le quartier où il habite, et où j’habitais alors chez des amis, est mitoyen d’un très grand cimetière. Les gens du quartier sont très vigilants à l’égard des revenants. Je peux dire que ce travail à commencer dans un état d’hostilité, un champs d’hostilité en présence des morts.
jJ : A vous entendre, Muzafer Bislim serait le créateur d’une langue nouvelle, "pour un peuple à qui elle manque", affirmez-vous. Comment diable cette langue pourrait-elle manquer aux peuples Rroms tout d’abord ? Ou alors, qu’est-ce qui, dans son usage, serait venu à manquer ? Pouvez-vous nous expliciter par ailleurs ce travail entrepris par Muzafer Bislim ? Ce lent déchiffrage, l’invention d’un vocabulaire qui n’existait pas, etc. Vous évoquez ces mots construits plutôt que rétablis, à partir d’un vieux lexique rromani dont il se demandait même s’il était seulement fiable…
Pierre Chopinaud : La langue manque. Muzafer Bislim a commencé d’écrire des textes poétiques dans sa jeunesse en Serbo-Croate, la langue majoritaire, la langue officielle de la Yougoslavie d’alors. Or cette langue possède une tradition littéraire, administrative, politique. Elle est en quelque sorte prête à un tel usage. Il a lu également de nombreux textes de la littérature universelle en traduction dans cette langue. Puis, à un moment donné, il a éprouvé la nécessité d’écrire dans la langue Rromani. De traduire ses textes déjà existants en Rromani, puis d’écrire directement dans sa langue maternelle. C’est là qu’a commencé à proprement dit son "œuvre". La langue Rromani, n’a jamais été la langue d’un Etat. Or l’écrit a beaucoup à voir avec l’organisation d’un peuple en Etat. Sans doute a-t-il commencé par la nécessité de faire des registres, d’enregistrer des nombres, nombre d’hommes, de bêtes, de terre cultivables etc. … C’est une langue dont les locuteurs sont dispersés et partout en situation de minorité, et du fait de cette situation minoritaire, politiquement menacés. La langue elle-même est sous la menace. Elle a d’ailleurs par exemple été interdite au XVIIème siècle en Espagne. La police mutilait oreilles et langue de ceux qui la parlaient. Les organes de sa circulation. Et cette interdiction a éradiqué la langue Rromani dans ce pays. C’est pour ça que les gitanos d’aujourd’hui ne la parle pas. Bien qu’un mouvement récent de reconquête de la langue ait émergé là-bas ces derniers années. Cela rejoint ce que je disais un peu plus tôt. L’état de la langue est à l’image, ou plutôt est consubstantiel de l’état politique des corps : des membres coupés, des mutilations, le Rromani en est plein, il est plein de ces trous qui sont des amputations, des amputations infligés par les pouvoirs majoritaires dans l’Histoire. Ils sont les traces sanglantes des coups portés par ces pouvoirs. La langue, pour qui que ce soit, et quelle qu’elle soit, n’est pas un médium neutre, elle n’est pas un moyen de communication. Il n’y a que la langue des journalistes, des publicitaires, de la communication politique, qui le soit. La langue est sans doute le vivant dans la chair, une chair sans langue est de la viande, de la chair morte, un temps, puis de la chair pourrie. Ainsi la langue actuelle ou la réduction dans l’espace publique de la langue à la communication, à la transmission de signaux, est le signe ou l’agent d’un dépérissement de la vie dans les corps qui circulent dans cet espace. Son symptôme extrême est la prolifération de la pornographie. L’Italie d’aujourd’hui est très exemplaire à cet égard. Prenez la langue de la Divine Comédie et celle des Hommes politiques actuels, vous verrez dans l’écart le mouvement d’affaissement d’une civilisation.
D’une certaine façon la langue manque toujours, à tous.
Mais dans le cas précis de la langue Rromani et de ce qu’a entrepris Muzafer Bislim, ce qu’il manque, mais est-ce un manque ? C’est donc une tradition, littéraire, politique. Un corpus. Il a pour matière une langue qui a été peu, voire pas écrite. Ainsi même la graphie fait défaut. D’où son écriture manuscrite, lente, où chaque lettre est dessinée méticuleusement et répétée chaque fois selon un dessin identique, comme si une menace pesait sur le signe même, comme s’il menaçait de s’effacer, d’être brouillé, comme si à chaque coup il était marqué pour la première fois. Et puis il y a les trous dont je parle plus haut, trous de lexique, trous de syntaxe qu’il faut combler. Dans le Rromani parlé en place de ces trous il y a des éléments de la langue majoritaire. Or il n’y a pas vraiment d’éléments disponibles pour combler ces trous. Il faut donc les trouver. Et Muzafer Bislim semble les inventer bien qu’il assure les avoir retrouvés par-dessous l’Histoire violente des servitudes du peuple Rrom qui les aurait effacés. Mais leur authenticité est invérifiable. Et la majorité de ces mots trouvés sont totalement ignorés de ceux dont le Rromani est la langue maternelle. Depuis de nombreuses années il consigne ce lexique dans un dictionnaire manuscrit volumineux.
Pour la traduction, je travaillais avec un petit groupe d’amis du quartier. Nous déchiffrions les manuscrits dont le sens nous était à tous opaque. Nous partagions les mots connus des mots inconnus, les plus nombreux. Puis je me rendais chez leur auteur, la liste des mots inconnus en main, pour en vérifier avec lui leur sens dans ce dictionnaire.
image de Pierre Chopinaud, collection personnelle, l'entrée de la maison de Muzafer Bislim, poète Rrom vivant en Macédoine (Skopje). Avec l'aimable autorisation de Pierre Chopinaud.
En médaillon : Muzafer Bislim et manuscrit de Muzafer.