ELITES ET CLASSES OPPRIMEES, LA QUESTION CULTURELLE.
L’ouvrage de Robert Linhart, publié en 1976 et réédité cette année, s’affirmait d’abord comme une réponse à l’offensive des nouveaux philosophes, prompt à liquider Lénine de la plus stérile des façons, au prétexte qu’ils avaient renoncé à leur révolte. Il vaut la peine aujourd’hui de relire cette analyse, exemplaire sur le plan de la réflexion intellectuelle, des conditions matérielles dans lesquelles la première dictature du prolétariat eut à s’inventer et durer. Analyse exemplaire en ceci qu’elle refusait de faire abstraction des conditions effroyables de formation du premier Etat prolétarien, conditions qui lui furent imposées -d’aucuns l’ont volontiers oublié-, par la barbarie impérialiste.
Quelles étaient ces conditions ? Se nourrir, se chauffer. La Russie de 1917 affrontait des réalités aussi élémentaires que de chercher à tout prix de quoi se nourrir et se chauffer. Le blé, le pain, le bois, les labours, les saisons… C’est cela, par parenthèse, faire de l’Histoire ! Les paysans russes périssaient sur les terres seigneuriales. La révolte grondait. Fallait-il prendre ces terres ? Fallait-il indemniser leurs propriétaires anciens ? Sur quelles bases devait-on partager ? L’automne arrivait et avec lui le temps des labours, qu’il ne fallait pas rater, car non seulement l’hiver en dépendait, mais la survie de l’année à venir. Que fallait-il donc faire, concrètement ? Fonder un Droit nouveau ? Certes, mais comment pouvait-on le conduire dans le concret du paysage russe ? Les masses paysannes, exaspérées, passèrent à l’action d’un coup, partout en Russie. Un soulèvement populaire. Qu’on relise les archives. Un vrai soulèvement populaire et non le décret de Lénine. Car si Octobre 17 eut lieu en octobre, ce fut d’abord parce que les paysans russes passèrent à l’action au moment crucial des labours. Ensuite vint l’insurrection armée, la décision de Lénine, convaincu qu’il fallait mettre les masses paysannes à l’abri d’une répression féroce et que c’était le seul moyen d’y parvenir. Une ligne politique ne se réduit pas à un corps de doctrine. Lénine avait hésité, certes : le programme des Bolcheviks était doctrinal. Mais devant le mouvement de masse, il n’hésita plus : il fallait libérer l’initiative révolutionnaire de la paysannerie.
1918. La Russie crève toujours de faim. L’écueil idéologique est alors celui du ravitaillement des villes. C’est là encore avec une exemplarité intellectuelle sans équivalent que Robert Linhart rend compte de la complexité des luttes qu’il fallut engager, contre les blancs, contre les égoïsmes, contre les idéologues, pour mener à bien cette "croisade" du blé si cruciale pour la Nation en ruine. Mais dans le même temps, Lénine réalisait que cela ne pouvait se limiter à une politique de persuasion et de coercition menées de front. Ce sur quoi la Révolution achoppait était d’un autre ordre : culturel. Le terrain des valeurs. Du sens. En 1923, Lénine voulut engager une réflexion de fond sur cet aspect si déterminant, pour favoriser l’émergence d’une révolution culturelle, seule capable de jeter un pont entre les différentes couches de la société soviétique balbutiante, seule capable de permettre aux élites et aux masses de trouver un terrain d’échange à partir duquel inventer enfin vraiment un monde nouveau. La maladie l’en empêcha. Staline vint, qui ne voulait guère rêver à une offensive idéologique pour laquelle il n’existait, en effet, pas de forces politiques prêtes à s’y engager, et pour cause… In fine, il est intéressant d’observer que, et l’avant-propos du Lénine de Linhart le montre bien, c’est sur cette même question culturelle qu’achoppa en partie l’alternative "révolutionnaire" des années 60/70 en France, la liquidation des idéologies de révolte ayant par la suite ouvert à cette haine du Peuple que le sarkozysme a déployé depuis.--joël jégouzo--.
Lénine, les Paysans, Taylor, de Robert Linhart, éd. Du Seuil, mai 2010, 218 pages, EAN13 : 9782021027938.