DES BIDONVILLES AUX CITES, LE TRAITEMENT DES PAUVRES EN FRANCE...
Dès les années 30, la France se mit en tête d’importer massivement des travailleurs issus de l’Empire colonial. Préférant les surveiller plutôt que les protéger, les ficher plutôt que de les aider à s’insérer dans la métropole. On créa ainsi immédiatement une police chargée de leur surveillance, la Brigade Nord-Africaine, qui opérait des rafles régulières pour alimenter ses fichiers.
Cette police puisa tout d’abord son répertoire d’actions dans les méthodes historiquement liées à la surveillance des mendiants, des sans-abri et des prostituées. Mais très vite elle développa un répertoire issu des colonies. Dissoute à la Libération en raison de son caractère explicitement raciste, elle fut reformée dès l’après-guerre pour surveiller durant les Trente Glorieuses ce sous-prolétariat colonial constitué de manière officielle, dans le plus total mépris du Droit français. Un sous-prolétariat "sélectionné" : on importait de préférence des individus non alphabétisés qui étaient transportés, installés dans des garnis puis sur des terrains vagues aux abords des grandes agglomérations, où ils eurent le "droit" de bâtir leurs bidonvilles…
En 1953, la Préfecture de Police créa une unité d’inspiration coloniale pour surveiller ces bidonvilles : la BAV, Brigade des Agressions et des Violences, calquée sur la BNA.
On compta jusqu’à 90 bidonvilles en France, qui prirent peu à peu de l’importance, les laissés pour compte des Trente Glorieuses venant gonfler les rangs des travailleurs surexploités. Et bien évidemment, des unités spéciales furent mises sur pied pour anéantir toute tentative d’organisation sociétale de ces bidonvilles, ainsi que toute velléité de révolte.
Le sociologue Abdelmalek Sayad a étudié tout particulièrement les méthodes déployées par ces unités dans le bidonville de Nanterre, une colonie de près de 14 000 habitants en 1960 !
La surveillance administrative et sanitaire de ces bidonvilles était constante, mais en fait de surveillance sanitaire, la mission des brigades déployées sur le terrain était exclusivement répressive. Des unités de choc opéraient tous les jours pour harceler les habitants des bidonvilles. Il s’agissait d’encercler, d’enfermer, de terroriser des populations fragiles. Ces unités, dirigées par des spécialistes de la répression algérienne, dont la Brigade Z de Nanterre, appelée la brigade des démolisseurs, avaient importé les méthodes du quadrillage de la casbah d’Alger pour mieux cerner leur périmètre d’exaction : les portes des cabanes étaient numérotées à grandes coulées de peinture. Intervenant par surprise, elles entraient dans les cabanes quand cela leur chantait, fouillaient sans retenue, terrorisaient les populations. Mais il s'agissait aussi pour elles de paralyser toute vie sociale balbutiante, pour soumettre "la subversion nord-africaine", ainsi que se plaisait à le commenter Maurice Papon, en charge de cette répression et grand architecte de cette police d’exception. Elle détruisait ainsi tout commerce, café, salle publique, crèche, local social et toutes les solidarités visibles que les habitants des bidonvilles tentaient désespérément d’inventer. Les bulldozers entraient périodiquement défoncer le terrain et déposer des montagnes de terre battue devant les places qui voyaient le jour ainsi qu’aux carrefours stratégiques que les habitants réussissaient à percer. Des palissades étaient édifiées pour gêner la circulation à l’intérieur du bidonville, des chevaux de frise empêchaient l’accès aux secteurs soupçonnés d’abriter des leaders. Au plus fort de cette répression sauvage, on triait, on déplaçait, on incendiait et on assassinait les meneurs.
Cette répression a constitué, de l’aveu du chercheur Mathieu Rigouste, le laboratoire et les soubassements de la doctrine contre-insurrectionnelle française, synthétisée en Algérie : enclavement et harcèlement permanent, qui culminera le 17 octobre 1961, la Police mettant en œuvre le Plan DIT : Défense Intérieure du Territoire.
Après la Guerre d’Algérie, les bidonvilles seront rasés et leurs habitants logés dans les fameuses banlieues françaises. La Cité deviendra à son tour le lieu du transfert de ces dispositifs de surveillance mis au point dans les bidonvilles, et le marché public de la concentration et de la domestication des damnés de la Terre, où la France a poursuivi sa guerre coloniale.
L’Etat français aura ainsi institutionnellement prémédité sur un très long terme l’exclusion des damnés intérieurs, sinon leur meurtre. Aujourd’hui, avec près de 9 millions de pauvres, on attend toujours l’élan institutionnel qui viendra oser un geste d’humanité plutôt que la poursuite du traitement pénal et policier de la pauvreté traditionnellement privilégié en France.
La domination policière : une violence industrielle, Mathieu Rigouste, éd. La Fabrique, nov. 2012, 260 pages, 15 euros, ISBN-13: 978-2358720458.
La Double Absence. Des illusions de l'émigré aux souffrances de l'immigré, Abdelmalek Sayad, Seuil, 1999, coll. Liber langue, 437 pages, 22,30 euros, ISBN-13: 978-2020385961.
Images : le bidonville de Nanterre dans les années 60.