M, l’Enfant du siècle, Antonio Scurati
«M» : Mussolini. Un chef-d’œuvre que cette biographie romancée, documentée de sources de l’époque venant ponctuer chaque fin de chapitre. Un chef-d’œuvre qui satisfait autant l’exigence de l’historien que le plaisir du lecteur. Un chef-d’œuvre –faut-il y insister encore ?-, qui dépeint un Mussolini rusé, intelligent, violent et opportuniste, démagogue des heures sombres, certainement pas un brave homme, trahissant ses proches sans vergogne, poussant les uns (D’Annunzio) à l’impasse, les autres aux meurtres sans état d’âme, tant la jouissance de sa « supériorité » et le goût de la terreur étaient grands chez lui.
Ce premier opus couvre la période qui va de 1919 à la prise du pouvoir par Mussolini, en 1924. Une période de brutalités inouïes, qui porteront Mussolini au pouvoir après l’éradication violente de toute opposition. Soit plus de 800 pages constituant un pas à pas éblouissant de la venue du fascisme en Italie.
23 mars 1919. Milan, place du Saint-Sépulcre. On compte à peine une centaine de fascistes sur la place. La Grande Guerre est toujours présente, inscrite dans les chairs. L’Italie se vit comme un peuple de rescapés. Mussolini en fait son mot d’ordre, rappelant toutes les cinq minutes l’immense défaite de Caporetto qui a traumatisé tous les esprits. Cet ancien cadre du Parti Socialiste a gardé la certitude qu’il est resté fidèle à ses idéaux... Robuste, impulsif, infatigable, l’ancien directeur de l’Aventi! ne peut s’imaginer qu’au sommet de la vie politique. Il cherche donc les moyens d’y parvenir, et profitant de ce que les socialistes lui ont fabriqué «une voix populaire», il pense attirer les «prolétaires» quand il ne fait que recruter des squadristii, cette pègre issue des anciens combattants recrutés pour former les Arditii, des commandos qui aimaient éventrer l'ennemi au couteau. Des égorgeurs, des criminels. Grèves, manifestations, révoltes, dans le climat d’instabilité qui s’installe, les Arditii perpétuent leurs crimes avec la complicité de la police, quand surgit D’Annunzio, le poète, le Vate (le prophète, son surnom). D’Annunzio accapare le devant de la scène politique avec la crise de Fiume, ne cessant d’invoquer «la victoire mutilée» qui a transformé la victoire de l’Italie en «humiliante défaite». Mussolini récupère la diatribe du Vate, épouse ses thèses tout en jouant dans son dos contre lui. C’est que D’Annunzio est un mythe vivant, il faut être prudent. D'Annunzio fait l’apologie de la violence, Mussolini lui emboîte le pas, devient à son tour un orateur violent, à la syntaxe brisée, sauvage, qui galvanise les foules. Mais qui échoue à «voler» aux communistes leur popularité. L’aventure de D’Annunzio à Fiume tourne au grotesque, Mussolini veille à en liquider discrètement le bénéfice. Les communistes lancent alors un grand mouvement de grèves dans une Italie trop pauvre pour résister bien longtemps à l’épreuve. Mussolini l’a compris : les grèves ne mènent qu’au désordre, dont il a besoin, mais sans horizon politique, aucun changement n’interviendra. La crise jette pourtant des millions d’italiens dans l’extrême pauvreté. Mussolini récupère les discours de révolte populaire. Isolé toutefois, les élections de 1919 voient les Rouges l’emporter à une écrasante majorité. Les fascistes n’existent plus. Les grèves de 1920 se font plus dures encore. Or les italiens veulent une révolution que les communistes hésitent à lancer. Emeutes, massacres, Mussolini a compris qu’il lui fallait liquider les communistes pour prendre leur place. A l’été 1920, les paysans ont rejoint en masse les communistes, qui hésitent toujours. D’Annunzio prépare son coup d’état, sa Marche sur Rome. Mussolini le trahit : c’est trop tôt, on compte moins de 3 000 fascistes dans toute l’Italie… L’année 1920, les masses grondent, mais les communistes enterrent toute idée de Révolution. Mussolini va se jeter dans cette faille. Liquider d’abord les cadres de ce parti, puis ses militants. Avec l’aide de la police, Mussolini attaque partout frontalement les communistes. Il multiplie les exactions, les intimidations. Sa violence attire de plus en plus d’insatisfaits. La police laisse faire, la Gauche se divise, la terreur devient la ligne politique des fascistes, que Mussolini qualifie de «nécessité chirurgicale». L’année 1921 sera celle du déchaînement de la violence. Cette fois l’armée rejoint la police aux côtés des fascistes. Partout ces derniers font régner la terreur, commettent des attentats, des assassinats. Le 27 mars, ils organisent leur première parade en chemises noires. C’est un tournant. A force d’intimidation, Mussolini parvient à nouer des «alliances électorales»… En mai 21, chaque bureau de vote est assiégé par un groupuscule fasciste : Mussolini est le vainqueur des élections. Il est élu député. A la chambre, on tente bien de s’allier contre lui, mais outre que ses discours sont chaque fois plus menaçants, les socialistes, là encore, jouent le compromis et lui offrent un boulevard. En 1922, les industriels milanais viennent le financer. En octobre, Mussolini décide la fameuse marche sur Rome. On suit minute par minute l’événement. A Rome, 10 000 fascistes ont fini par arriver, épuisés, pitoyables, peu armés, incapables de prendre d’assaut le moindre ministère. En face d’eux, l’armée, en force. Elle pourrait aisément venir à bout des fascistes. Mussolini s’est bien entouré, y compris de journalistes qui font croire à la menace. Il fait juste patienter ses hommes, déjà à bout, quelques jours, les épuisant un peu plus. Finalement, les Marcheurs entrent dans Rome, hagards, éteints, piteux. La presse vole au secours de Mussolini, transforme la Marche en événement, lui fait un triomphe. L’électorat catholique se rallie, Mussolini prend le pouvoir. Les intellectuels se rallient, sauf Gramsci. La loi de l’intimidation et de la terreur règne désormais. On tue les opposants. L’assassinat de Matteotti sera l’aveuglante démonstration de la sauvagerie de ce régime, ainsi que de la trahison, cette fois encore, des sociaux-démocrates...
Antonio Scurati, M, l’enfant du siècle, édition Les Arènes, traduit de l’italien par Nathalie Bauer, août 2020, 862 pages, 24.90 euros, ean : 9791037502216.