L’écriture en haleine : Antoine Tomé enregistre Carnets noirs, de Stephen King
Debout dans le studio exigu de Safe and Sound, Village Saint-Paul à Paris, Antoine Tomé, en pull marin, m’accueille avec sympathie. Détendu, bienveillant, il tient en main les pages volantes du texte qu’il doit interpréter. La journée sera longue, il le sait : celle de la dernière prise et du montage final. Impossible de nous perdre en bavardages donc. L’échange demeure pourtant patient. Juste. Franc, avant qu’il ne rejoigne sa cabine : un mètre carré de silence défendu par deux vitrages épais. Eric Breia, le directeur artistique, s’est installé au pupitre de mixage. Il suit la lecture sur son écran, le montage se fait en direct. « A la traduction, ils ont supprimé toutes les négations, commente-t-il entre deux prises. C’est une décision surprenante. On est dans la narration du coup. On est dans la narration, pas dans le dialogue. » On sent une grande complicité entre les deux hommes. Et beaucoup de sérénité. C’est qu’il en faut pour tenir vingt heures dans une telle promiscuité. Antoine Tomé lit debout. « La voix est un instrument fragile. » Lorsqu’il n’est pas satisfait de sa lecture, il en interrompt le fil, s’entend avec Eric Breia sur le mot de reprise, remonte une phrase ou deux plus haut qu’il lit sans chercher le ton juste, comme à l’échauffement, se contentant d’entrer dans le rythme pour déchirer in extremis le voile qui recouvrait cette voix au moment où elle se met à nu dans le ton conforme à l’interprétation qu’il a décidée. Un certain timbre, une intonation, une intensité, un phrasé gommant d’un coup et comme par miracle le simulacre de la voix d’avant la reprise. Qu’est-ce qu’une voix ? Jamais neutre, la voix. Jamais blanche. Jamais close sur elle-même, tout comme le sens qu’elle porte, quasi physiquement, jamais enfermé sur lui-même, ouvert à tous les vents par le grain de cette voix dont on ne sait trop dans quel être elle persiste. Qu’est-ce qu’une voix ? Une perturbation, comme l’affirmait dans sa très belle méditation Maden Dolar. De celle qu’un Walter Benjamin avait naguère pressentie, comme bien plus tard après lui Giorgio Agamben, s’en étonnant : « la recherche de la voix dans le langage, c’est cela la pensée ? » Sans doute. On le sent ici, au travail que lui impose Antoine Tomé, où la feinte n’est jamais complètement levée dans ce qui plus que jamais demeure un simulacre, à savoir : la fiction. Là dans ce timbre, ce souffle où, dans son pull marin, Antoine Tomé prend le large et nous embarque.
La lecture se poursuit dans ces va-et-vient entrecoupés d’interrogations sur le sens à donner, les prononciations, une traduction. « Vingt-deux Jump Street ou twenty two ? », demande Antoine Tomé. « Je n’ai pas de note là-dessus », répond Eric Breia. «Bon, on va dire vingt-deux »… Parfois la chute d’une séquence enchante le comédien : « C’est beau cette fin : « il dort du grand sommeil dans une mare de sang coagulé qui attire les mouches ». Il s’arrête, adhère d’une moue à son propos. Le directeur artistique approuve : « C’est beau, oui ». Pas un mot de plus, un temps de silence puis le travail reprend. Quelques instants plus tard ils épiloguent sur une articulation phonétique : « DEUX gros cartons »… Mais on entend « DE »… Il faudrait appuyer pour entendre « DEUX »… On sent la concentration dans laquelle l’un et l’autre s’épaulent. Et cette sorte de récursivité qui amène Antoine Tomé à s’écouter lire, dans un chiasme qui m’est parfaitement étranger. On reprend. « C’est marrant comme mot, ‘torpide’. Rarement utilisé, tu ne trouves pas ? ». Reprise. « Tout va bien, tout va bien, tout va merveilleusement bien », s’exclame Antoine Tomé. « Quantité de vocables sont échangés sur la façon dont Hemingway omet tels mots utiles »… Des notes traînent sur la table de mixage. « On garde le ‘Vingt-et-un’. Il était somptueux »… Plus on entre dans la matinée et plus le comédien est à son texte. Il s’en est définitivement emparé. On mesure du coup, on le croit du moins, présomptueusement, comment tout cela fonctionne : c’est le ton qui décide de la littérature comme telle –songez au gueuloir de Flaubert. Antoine Tomé marque par le ton qu’il déploie l’entrée en littérature du texte qu’il tient entre ses mains. Qu’il extime, pour reprendre cette heureuse expression à Derrida, où l’intime du grain de sa voix donne corps au roman. Qu’il joue désormais. Oh, une infime chorégraphie à vrai dire, dans ce peu d’espace qui lui est imparti. Debout, la main appuyée contre le mur. Je ne vois du reste plus que cette main qui semble l’installer dans sa lecture, moins appuyée contre le mur que le soutenant, le portant, comme soupesant le réel auquel elle vient d’apporter une autre dimension. Cette main est comme une incantation silencieuse qui tiendrait l’écriture en haleine -sa palpitation. Plus d’hésitations. Il faut pourtant sortir le comédien de sa performance pour de nouveaux réglages : Eric Breia a devant lui une sorte de cahier des charges, une liasse de feuilles sur lesquelles je vois ça et là des notes indiquant une correction nécessaire par rapport au texte écrit, pour en asseoir la cohérence orale. Des notes sur la prononciation des mots étrangers la plupart du temps. Mais il est parfois impossible de sortir Antoine Tomé de son texte, plongé qu’il est dans une méditation mystérieuse et dans laquelle il semble s’être perdu, bien qu’il ne cesse de poursuivre sa lecture. « Ah oui, c’est Rodgers qui parle », s’arrête-t-il brusquement. Sur quoi était-il concentré ? Rodgers ? Ce dont Rodgers parlait ? On ne le saura jamais. Il est comme dans une bulle, découvrant le texte en même temps que nous, mais depuis un horizon qui ne sera jamais le nôtre à nous, lecteurs silencieux. C’est étrange du reste, ce parti pris du comédien, d’avoir refusé de lire le roman avant de l’interpréter. Un parti pris moins hasardeux qu’il n’y paraît et dans lequel tient tout son art, vertigineux : celui de donner vie à un récit, celui de nous contraindre à suivre sa voix au-dedans d’elle-même pour remonter vers ce point où tout peut commencer : la fiction. C’est curieusement dans cette geste de la main que j’ai cru comprendre cela : dans cette main qui témoignait de l’épreuve physique, du corps à corps avec le texte, mimant, soulignant la voix qui sourd d’une parole imposée et qui pourtant ne se dissout jamais totalement dans le sens que ce texte lui ouvre. Où donc la voix s’effectue-t-elle ? En quel lieu de sens hors de la pensée ? Quand tout fait sens en elle, à commencer par son grain. Aucune science du langage, aucun roman ne parviendra à se débarrasser de la voix. Et quelle voix que celle d’Antoine Tomé !
Chronique de Carnets noirs sur K-libre.fr :
http://www.k-libre.fr/klibre-ve/index.php?page=enmarge&id=4664
Entretien avec Valéry Lévy-Bensoussan, Directrice d’Audiolib :
http://www.joel-jegouzo.com/2017/01/audiolib-le-livre-lu-entretien-avec-valerie-levy-soussan.html
Site d’Antoine Tomé :