Love in a Fallen City, Eileen Chang
La Chine à la veille de la révolution communiste. Le Quatrième monsieur reçoit une visite solennelle : le mari de sa Sixième sœur est mort. Tout le clan familial se rassemble. Certes, l’homme n’était pas fréquentable et à tout prendre, Sixième sœur s’en trouve heureusement libérée. Mais le clan est en proie à la débâcle financière, et il lui faut trouver une solution, marier Septième sœur par exemple. Le Conseil de famille avance des noms. Des situations en fait, plutôt que des prétendants. On mariera Lio-Su, qui étouffe dans le carcan des lois ancestrales, comme pour s’en débarrasser par la même occasion. On la mariera bien. Après tout, le clan des Pai reste une demeure en vue. Une vieille bâtisse délabrée à vrai dire, meublée sans goût et où le temps semble s’être arrêté. Celui d'une vieille famille chinoise qui se raconte de lointaines histoires de piété filiale, ineptes aujourd’hui. On arrange donc son mariage. Fan sera l’époux, ce riche célibataire excentrique, noceur invétéré. Il ne s’agit que de sauver le clan. Fan n’est pas immédiatement séduit par cette femme dont la principale qualité lui semble de baisser toujours la tête. C’est que Lio-Su se sait une femme parfaitement inutile. Elle ne manque toutefois ni de charme, ni de délicatesse, ni d’intelligence. Fan s’en rend très vite compte, quand Lio-Su résume à la perfection ce qu’un chinois de l’antique Cité attend d’une femme à la vertu pure : qu’elle demeure irréprochable en compagnie d’autrui, mais femme de mauvaise vie dans le secret du lit. Cette lucidité dialectique séduit Fan. Tout comme ses airs, infiniment raffinés, décrits dans le plus pur style victorien, corset et châle sur les épaules dénudées, où la tournure remplacerait la crinoline… Un monde de femmes contraintes de souligner leur silhouette sans trop aguicher le regard pour demeurer invisibles dans leur décence musquée. Etrange condition de la femme arrimée à cette sorte de puissance fragile et compliquée. Occupant de plus en plus le devant de la scène amoureuse mais demeurant sans droits, désincarnée, le corps évanescent arboré comme le réceptacle d’une âme pure et innocente, n’offrant aucune prise à la souillure des plaisirs de la chair ni aux artifices de la séduction, sinon dans ces replis voluptueux que le vêtement dissimule. Roman de mœurs, le récit dessine le portrait d’une femme piégée par l’Histoire de la Chine ancestrale, avec un classicisme de style qui étourdit quand partout autour des protagonistes le monde craque. Lio-Su, dernière «vraie» chinoise, démodée, délicate, emplie d’une retenue et d’un secret que rien ne semble pouvoir arracher, le visage rempli de pensées. Lio-Su lucide, lige d’une famille sans destin, offerte à un mariage qu’elle souhaite d’esprit plutôt que de chair, c’est cette rencontre des âmes tout d’abord que le récit privilégie avec obstination, la lente conversion de fan le séducteur à la suprême élégance de Lio-Su. Bousculée pourtant, offensée, et finissant par répondre avec passion aux injonctions de Fan de la voir se libérer des conventions qui l’entravent. Si bien qu’elle devient sa maîtresse plutôt que sa femme, au grand dam du clan Pai, aux yeux duquel Lio-Su passe désormais pour une traînée. Installée dans une belle demeure tandis que la guerre s’annonce à leur porte, oisive, Lio-Su rompt peu à peu tous les codes qui la retenaient prisonnière de cette histoire familiale échouée. La guerre achève de rompre les mentalités. Elle qui devait se faire invisible parce que maîtresse de Fan, ne cesse de monter en puissance dans le récit, résumant avec force ces temps où «les hommes civilisés, privés de mémoire, tournent à tâtons dans le crépuscule ; vacillants, en quête de quelque chose, (quand en réalité) tout est achevé». Alors tout ce qui semblait immuable s’effondre. Il ne reste rien, que le souffle épique des êtres aux prises avec leur vie et Lio-Su qui découvre enfin qu’elle et Fan avait été jusque-là trop occupé à tomber amoureux pour prendre vraiment le temps de s’aimer. La chute de Hong-Kong enseveli leur monde devenu indéchiffrable, et dont le terme reste introuvable, sinon qu’au milieu des décombres, deux êtres ont fini par se trouver.
Love in a Fallen City, Eileen Chang, Roman traduit du chinois par Emmanuelle Péchenart, éditions Zulman, mars 2014, 160 pages, 16,50 euros, ISBN 978-2-84304-692-6.
Partager cet article
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article