Là où le cœur attend, Frédéric Boyer
Comment poursuivre ? Passé un certain seuil, c’est la seule question qui vaille… Question politique par excellence, affirme Frédéric Boyer. Que faire ?, disait Lénine. Sans doute parlait-il lui aussi de la vie, de ce grand chantier égaré. Mais d’autre chose encore, dont je reparlerai une autre fois. Comment poursuivre ? Du côté du cœur, ou bien ? Dans quelle direction ? Quand la plupart du temps, on vit sans direction précise. A vue. Jusqu’au jour où. Jusqu’à ce jour qui est advenu dans la vie de Frédéric Boyer, lui révélant brusquement la vanité de son être, la viduité de toute chose. Un jour, il a pris en pleine figure ce manque de sens, pour devenir le témoin de cet objet impossible à se figurer : le chagrin. «Témoin superstitieux de son malheur», écrit-il pour lui-même, jeté à bas du cours de son existence, observant sa vie comme la trame déjà usée d’un corps dont il ne voulait plus. Egrenant le temps qui l’écrasait et ne projetait rien au-devant de lui, enfermé qu’il était dans ses habitudes complaisantes. Lui, un jour, d’un coup, se réveilla avec le sentiment tragique d’être là sans être présent à rien. Comment poursuivre alors, là où toute aspérité a été gommée, là où plus rien ne vous retient vraiment à la vie ? Mourir, il y a songé. Et au suicide. Il n’est pas mort. Mais c’était tout comme, inquiet de savoir d’où pourrait bien surgir à présent la faculté d’espérer ? La seule question qui vaille : espérer. A laquelle il s’est alors affronté, accroché, vrillé. Qu’est-ce qu’espérer ? Qu’est-ce qui habite un tel sentiment ? D’où partir pour le comprendre ? De questionnement en questionnement, Frédéric Boyer a fini par partir du commencement, de ce vieux texte qui nous habite sans qu’on y prenne garde : la Bible. Et du fameux Déluge, cette sorte de re-Création, de seconde chance, de seconde fois qui nous fut accordée, comme un angle mort de la trajectoire humaine, de ce qu’elle avait de terrifiant, cette seconde première fois qui effaçait le Commandement et le reprenait aussitôt. Qu’est-ce à dire ? Et qu’y aurait-il à gagner dans cette méditation ? Frédéric Boyer écrit désormais autour de l’espérance que cette seconde fois engendra. S’interrogeant sur son désespoir, sur le désespoir qui est cette incapacité à accueillir la fragilité du monde. Sur cet inexprimable dont nous ne pouvons faire l’économie, sur ce pont que l’espérance commande de bâtir sur fond de désespoir. Une espérance inquiète ? Toujours ? Nécessairement ? Car il n’est pas de formule qui tienne : il faut reprendre toujours, reprendre toujours le travail qu’elle impose et qui, à bien des égards, est un travail de traduction : traduire, c’est se mettre en mouvement, s’expatrier, dans la vie et l’œuvre d’un autre, d’une autre langue. Voilà. C’est ce chemin de méditation qu’il nous demande de poursuivre, pour rejouer dans notre langue l’obscurité d’une langue autre. Ne plus être seul, bien que sur ce chemin «entre», nécessairement orphelin de toute langue. Il faut se déplacer, être attentif au détail d’une expression, faire face à l’étrangeté, entendre l’altérité en nous. Faire entendre dans sa langue l’empreinte de l’autre. C’est cela l’espérance : allégoriser l’espoir comme un drame du langage. Le livre de Job occupera désormais une place centrale dans cette révélation personnelle. Intime. Qu’est-ce qu’espérer ? Dans le livre de Job, il est écrit que seuls les faibles peuvent espérer. Est-ce donc la faiblesse qui espère ? L’espérance n’appartiendrait-elle qu’à ceux qui crient dans le désert ? Je ne vous en dirai pas plus : chacun doit reprendre le chemin à son compte, et cheminer par ses propres moyens. Ce qui commence, c’est là où le cœur attend (Job, lamentations, 3,1-24). Espérer, c’est convoquer le monde en l’épelant, c’est appeler la vie à se métaphoriser contre la féroce clôture de la souffrance. Espérer, C’est prendre au sérieux le manque, sans se laisser recouvrir par lui. Espérer, c’est se confronter au démesuré. Retourner là où le cœur attend… Où retrouver ce que l’on n’a pas eu et où vivre autrement son rapport au monde désormais. Peut-être dans le sens où Saint Paul l’évoquait : posséder comme si nous ne possédions pas. Voilà la bonne position, pour déjouer l’usage mortifère que nous faisons du monde et qui engendre tant de désespoir. Car l’espérance parvient à faire entendre le contraire de ce que l’on vit, seule condition du cheminement.
Frédéric Boyer, Là où le cœur attend, P.O.L., septembre 2017, 188 pages, 15 euros, ean : 9782818043769.