Nuit, Edgar Hilsenrath
Attention : chef-d’œuvre…
Un ghetto juif. En Ukraine. Sous le double contrôle des roumains et des ukrainiens, dont on sait à quel point ils ont su se montrer féroces en 39-45. Mars 42 donc, le ghetto de Prokov. Ranek y vit. Il y «vit», oui, bien que survivre paraîtrait plus approprié. Mais dans ses chaussures en chiffons et son costume en haillon, Ranek vit bel et bien, s’affaire, ne se décourage jamais, toujours sur le qui-vive, toujours à flairer la bonne occase, le bon plan, le quignon de pain, la patate crue qu’il pourra échanger pour manger un jour encore, mieux : la dent en or qu’il pourra arracher de la bouche d’un cadavre pour vivre quinze jours de plus. Des cadavres justement, il y en a partout. Evidemment. Mais le récit n’en parle pas ou plutôt, ne les nomme pas sous ce vocable : il parle de morts, de corps, pas de cadavres. Il parle de quelque chose dont l’essence ne nous serait pas encore étrangère, dont la présence serait encore celle d’êtres humains. D’un pont jeté par-dessus les ténèbres.
Chaque nuit la police s’active à transformer justement des dizaines d’êtres humains en cadavres que les charrettes viendront ramasser le lendemain. En priorité, les proies les plus faciles, vagabonds des no man’s land ou des rues, tous ceux qui n’ont pas su trouver le gite d’un abri fermé ou d’un fourré épineux. Bien qu’à l’abri, personne ne le soit, la police organisant de loin en loin ses descentes pour rafler dans les immeubles en ruine les juifs qui s’y trouvent pour les acheminer vers les trains des camps d’extermination. On nettoie donc, nuit après nuit, le ghetto pour faire de la place aux nouveaux arrivants et l’on comprend alors le poids du titre choisi tant à la venue de la nuit l’angoisse colle à la peau. Tous les soirs la même terreur s’abat sur le ghetto. Il faut avoir trouvé une place, l’avoir achetée, l’avoir louée. Et chaque soir les enchères montent quand les fourrés sont combles, quand les berges sont combles, quand les entrées d’immeubles sont combles et qu’il faut se faire invisible. La nuit, des traqueurs courent les rues débusquer les corps qu’ils transformeront demain en cadavres. Alors tout un monde fait silence, se tait, chuchote, se terre, un monde d’ombres furtives qui s’agite dans un sauve-qui-peut délétère. Ranek, lui, est trop malin pour se faire prendre. Roublard, qui sait trahir quand sa vie est en jeu et faire semblant d’aider quand l’opportunité d’une bonne arnaque se présente. Ranek ? Nombreux sont celles pourtant qui l’imaginent bon. Généreux. Mais il ne peut l’être. Tout juste parfois montre-t-il un peu de commisération qu’il regrette aussitôt : la pitié, dans le ghetto, vous mène tout droit à la mort.
Pour l’heure il a pris Sarah sous sa coupe plutôt que sa protection. Peut-être parce qu’elle vient d’arriver et qu’elle porte encore des sous-vêtements décents qu’il pourra lui voler et revendre un bon prix au marché noir. Peut-être aussi parce qu’il pourra coucher avec elle, bien qu’il soit impuissant. Le sexe, dans le ghetto, c’est une sorte d’espoir auquel on s’accroche avec les moyens du bord. (N’imaginez rien d’exclusivement marchand : désirer n’est plus si facile quand tout est sale et moche et pitoyable. Mais ne plus savoir désirer, c’est comme sentir déjà la mort entrer en soi). Peut-être aussi parce que Sarah insiste, le suit partout, ne peut pas ne pas se raccrocher à lui. Edgar Hilsenrath l’évoque avec retenue. Peut-être parce que nommer ne sert plus à rien dans le ghetto. A quoi cela rimerait-il de fouiller l’âme humaine ? Qu’y resterait-il à fouiller ? Pas même ce qui fit le scandale de l’ouvrage quand il fut publié, qui montre la police juive, auxiliaire de la police roumaine, accomplir les sales besognes du ghetto. Le plus étrange au demeurant, c’est cette intimité, ce naturel dans lequel il nous lie au destin de ses personnages, si familiers, si attachants. Ranek est ainsi comme notre guide, un ami, notre regard sur ce monde. Avec lui toute la journée nous cherchons une issue à sa faim et un abri le soir pour échapper à une mort certaine. Il nous promène dans un lieu qui devient peu à peu ordinaire, éloquent, commun. Y compris ces dortoirs où s’entassent des dizaines de corps sur quelques mètres carrés, chacun sa place, juste l’empattement de l’anatomie posée à terre, dans une promiscuité hallucinée. D’un jour sur l’autre on relève les morts qu’on jette dehors au plus vite pour récupérer et vendre leur place. Jour après jour on guette l’agonie de son voisin, dépouillé avant même d’être mort, comme s’y résout Ranek, dans la peur de voir l’objet de sa convoitise prélevé par un autre. Pas de culpabilité possible : une main lave l’autre. Et puis, encore une fois, se sentir coupable, c’est la mort assurée.
Ranek vit donc, ne cesse d’aller et venir, nous entraîne sur ses pas, dans ses intrigues, ses coups. Ranek nous raconte cette histoire du rangement des corps, un quasi problème de physique. Une histoire de volumes qu’il faut tout le temps remettre à jour, calculer le poids de celui-ci, l’encombrement de cet autre et convoiter les interstices. Tout nous devient familier. Et ce n’est pas le moins monstrueux que tout cela puisse le devenir. Il nous parle d’histoires de famille, la sienne en tout premier, de son frère qui va mourir, de sa belle-sœur qui va le suivre, longtemps acharnée à maintenir en vie son mari, ce frère que Ranek bientôt abandonne au pire avant même qu’il n’en soit mort pour s’approprier sa belle-sœur et partager avec elle le peu de vie qu’il leur reste. Une histoire de survie ? Peut-être, le sexe en étendard pour tenir bon contre la nuit. Comment survit-on au jour le jour ? Le roman d’Edgar Hilsenrath est inouï de nous en offrir le récit dans cette forme romanesque si étrangement posée. Dans cette forme où la continuité narrative rassemble ce qui partout se délite sans cesse en contiguïtés obscènes. Une continuité narrative qui, à force de faire lien, élève la réalité brute, sordide, au rang d’objet artistique. L’insoutenable du ghetto soudain transcendé par les personnages qui l’habitent et sur lesquels Hilsenrath pose un regard compassionnel. Miséricorde pour l’humain : s’il ne peut y avoir de morale dans des situations aussi déshumanisantes, c’est, au-delà de toute morale, une sorte de foi qui porte le récit vers des horizons plus sublimes, et dans ce pont que le roman devient entre l’auteur et son lecteur, ce que l’on partage n’est bien sûr pas l’expérience d’Hilsenrath mais sa voix romanesque offerte pour justifier nos vies.
Le fleuve Dniestr coule au loin charriant ses cadavres, bordant le ghetto comme il borde le récit d’un cours inassouvi, charriant un mort, quelques lignes, mais quelle image que celle de ce corps dansant entre les vagues avant de disparaître à tout jamais du récit, comme une fiction nécessaire et fugace, le têtu du réel qui ne peut parvenir à trouer la fiction et la rendre autrement réelle que dans sa dimension métaphorique.
Reste des hommes, des femmes et des enfants qui font logis sans qu’aucun d’entre eux ne soit de la même famille, un peu à l’image de cette communauté que nous lecteurs formons alors avec l’auteur lui-même et son expérience inapprochable –cela ne tient que par cette misère de la solitude de tous arrimée au semblant de lui échapper, pour nous le roman, pour les indigents du ghetto, ces familles reconstituées de bric et de broc.
Et bien sûr, Ranek finit par s’affaiblir, attraper le typhus et crever pitoyablement. Là, le récit n’est plus continu mais spasmodique, avec de fortes élisions temporelles. Des tableaux se succèdent. De courts moments d’esquisses romanesques. Comme si tout était devenu impossible à dire et que l’on ne pouvait s’en remettre qu’aux images, pas mêmes possibles à crayonner. Il se referme sur l’espace topographique du début, et son intrigue initiale. Reste Deborah, la belle-sœur de Ranek, qui se promet d’être femme, et mère, l’enfant d’une autre sous le bras.
Nuit, de Edgar Hilsenrath, traduit de l’allemand par Jörg Stickan et Sacha Zilberfarth, éditions du tripode (paru sous la marque Attila), janvier 2012, 560 pages, 25,50 euros, ean : 978-2917084427.