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La Dimension du sens que nous sommes

Allosaurus [Même rue même cabine], Théâtre studio Alfortville

11 Novembre 2023 , Rédigé par joël jégouzo Publié dans #théâtre

«L'enfer, c'est de ne pas aimer», écrivait Dostoïevski. Curieuse formulation pour nous aujourd'hui, quand il serait plutôt question de la souffrance de n'être pas aimé.

De quels manques nos vies s'évanouissent ? De quel amour s'épanouiraient-elles ?

Lou (Clotilde Morgiève), Had (Yann de Monterno), Tadz (Jean-Christophe Dollé), trois destins se croisent au détour d'une cabine téléphonique d'un autre âge. L'intime à découvert dans l'espace public, offert au plus ouvert de cet espace : l'inattendu d'une rencontre -et c'est en cela sans doute que la cabine est d'un autre âge, qui installe cette possibilité. Trois destins portés chacun par un manque, une absence, une attente. Le manque d'amour décliné pathétiquement, Lou d'on ne sait quel chagrin, en quête d'une Suzanne à présent, sur laquelle elle bascula en composant au hasard un numéro et qui prit soin d'elle un court instant à simplement l'écouter, lui parler ; Tadz, de sa fille de 18 ans dont il n'a plus de nouvelles depuis quelques jours ; Had, de l'amour de sa mère qui toujours lui préféra son frère... Trois destins plutôt que trois moments, tant cette cabine qui tour à tour les abrite cristallise d'attente, d'espoir, de fin de non-recevoir. L'ultime appel en quelque sorte.

 

Existe-t-il l'être qui pourra incarner l’amour que je porte ? Léa peut-être aux yeux de Tadz, sa fille, en déroute elle-même quelque part dans le même monde que le père, rompue dans une cabine identique -elles l'étaient toutes, ces boîtes, avec leur fausse intimité blafarde assujettissant les corps à leurs guenilles.


 

Existe-t-il l'amour dont le manque contraint mon être en dérive, tel Had habitant sa douloureuse insistance à tenter d'être sans trop savoir d’où ni de quoi cette possibilité lui échoira.


 

Aimer, c'est-à-dire être... Dont Lou éprouve la confusion jusqu'à la déraison. Erreur peut-être féconde au demeurant, Lou jetée sur la première venue, Suzanne, Had. «J'ai pas besoin d'exister pour penser à eux», avoue-t-elle à la fin, avant de se réfugier dans le giron de Had. Aimer, c’est-à-dire Être, dérober ce qui se présente d’esse dans ce que Levinas nommait "le frôlement de l’Il-y-a" et dont il ajoutait que c'était "l’horreur", condamnant chaque étant de notre modernité malheureuse à renouveler sans cesse l’objet de son amour sur le mode d’une révélation énigmatique : "Et aussitôt je l’aimai". Aussitôt parce qu'après tout... Non : parce que la question de l'amour s'est dangereusement rapprochée de la question de l'être, et qu'être est une urgence, désormais, de celle qui engage Lou dans un chemin qui ne mène nulle part ailleurs qu'au pas douteux d’une foulée impatiente, au terme de laquelle il n'y aura rien et moins encore l'objet capable de répondre à son attente. C'est pourquoi la voyant s'enfoncer dans cette folie, Tadz lui confiera que : «C'est pas Suzanne que vous cherchez en fait. Hein ? C'est pas Suzanne que vous cherchez».


 

Être aimé vacillant d'un appel son silence, tel Had tentant désespérément d'entrer en contact avec sa mère, ne s'y introduisant qu'au prix du leurre à lui faire croire qu'il est au téléphone son propre frère, trop bien aimé d'elle. Had qui se sait femme, défait, ré-endossant plus tard ses oripeaux masculins dans un geste tellement fort, de contrition trompeuse et tragique et miséricordieuse et sublime, à concéder à cette mère, mais en le prenant sur lui comme on espère recevoir la grâce pour revenir à soi, l'illusion qu'il est homme -au moins cela qu'elle espérait quand de toute façon, il sait aussi qu'homme ou femme, il n'a jamais existé à ses yeux.

 

De quelle vérité perdue l'amour serait-il comptable ?

L'Amour devenu une geste dramatique, Tadz ébranlé, véhément parce que révélé à son impouvoir, violent parce que seul, accessoire : l'essentiel lui a échappé, partout il se heurte à cet essentiel qui lui a échappé. Agissant, tentant d'agir, chaotique, découvrant à son tour que l'essentiel est invisible pour les yeux, comme l'écrivait Saint Exupéry -et il n'est pas vain ici d'évoquer l'auteur du Petit Prince...

 

 

Au delà du tragique,

il y a ce jeu d'acteur incroyablement juste. Il faut aller vivre la pièce pour en éprouver l'humanité, dans une mise en scène accomplissant ce tour de force de faire entrer sur le plateau cinq spectateurs complices, au fond ce "nous" d'empathie où se joue la pièce, engageant chacun à interroger de quelle attente s'épanouir, plutôt que de mourir et qui porte la pièce d'un bout à l'autre.

il y a donc «Nous». Là, présent, sur la scène.

Cette émotion, que l'on peut nommer empathie si l'on veut, ou miséricorde et qui sera vraisemblablement l'enjeu majeur du XXIème siècle. Une émotion exigeante qui commande une sorte de retournement dans le battement du temps des hommes : «Nous» plutôt que «Je».

«Nous», parce que c'est un problème de société, qui rappelle curieusement Karl Marx quand il écrit que la religion, avant d’être un opium, «est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit» (dans Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, paragraphe 4).

 

 

Qu’est-ce que com-patir avec l'être qui souffre ? Sinon garder son cœur auprès d’autrui ? Un compatir qui contraint celui qui le vit, non celui à qui il s’adresse. Un décentrement subtil, quand il s'agit de rencontrer l’autre dans sa misère. L'empathie comme sacrement de la présence efficiente de l’autre en moi, qui contraint à placer sa nature hors de soi...

 


#joeljegouzo #theatre @theatre_studio_94 @fouic_theatre @jeanchristophedolle @yanndemonterno @clotildemorgieve @pascalzelcer

 

Allosaurus [même rue même cabine]

Théâtre studio Alfortville

16 rue Marcelin Berthelot

Réservations : 01 43 76 86 56

 

7 novembre > 2 décembre 2023, 20h30 du mardi au samedi

Durée du spectacle : 1h25

 

 

Textes : Jean-Christophe Dollé

Distribution : Yann de Monterno, Clotilde Morgieve, Jean-Christophe Dollé et Noé́ Dollé

Scénographie et costumes : Marie Hervé

Lumières : Simon Demeslay

Son : Soizic Tietto

Musique : Jean-Christophe Dollé et Noé Dollé

 

Photographies Stéphanie Lacombe, exposition au P.O.C. d'Alfortville et à la Librairie L'établi d'Alfortville.

Photos prises dans la rue face à la vitrine de la librairie l'établi.

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