Une histoire subjective du Proche-Orient mais néanmoins valide...je pense, par le théâtre Théâtre Majâz, Théâtre Jean Vilar, Vitry-sur-Seine
La compagnie Le Théâtre Majâz a été fondée en 2009 à Paris, par l’autrice et comédienne franco-libanaise Lauren Houda Hussein et le metteur en scène israélien Ido Shaked. C'est dans une grande mesure leur propre rencontre qu'ils racontent dans cette pièce, une rencontre improbable, imaginez : en 2006, le personnage en scène fêtait ses vingt ans à Beyrouth, au moment même où l'armée israélienne attaquait le sud Liban, y massacrant des milliers de civils innocents, dont des membres de sa famille. Rentrée sur Paris, elle tombait amoureuse d'un israélien et l'accompagnait en 2007 à Jérusalem (Al Qods en arabe, surtout si l'on veut parler de ce que l'occident nomme abusivement Jérusalem-Est) puis dans sa famille à Saint-Jean-d'Acre, y découvrant un beau-frère qui, en 2006, avait combattu avec Tsahal et tué des civils libanais sans état d'âme... Comment un tel amour pourrait survivre aux horreurs de cette histoire ? A Paris, c'est ensuite la mémoire de son père qu'elle affrontait, imposante, omniprésente, avec derrière elle, celle d'un lignage qui n'avait cessé d'hypothéquer leur vie. Que faire d'une telle histoire ?
Une histoire de for intérieur au fond, de ce vieux mots français qui n'a plus guère cours aujourd'hui, et qui plus est du for intérieur d'un sujet féminin contraint de détricoter en lui la femme, la fille, le lignage, le récit familial pour espérer exister, tout autant que le récit colonial du vainqueur (Israël) ou les représentations des opprimés libanais pour demeurer politiquement juste.
Une histoire de for intérieur féminin, dont la chronique est récente, à peine plus de soixante ans en France : le milieu du siècle dernier aura été en effet celui de la promotion dans l'espace public du for intérieur des femmes, étrangères aux élites cultivées s'entend. Avant cela, ce for interne féminin n'était guère convoqué qu'autour de l'impératif de procréation, ou du nom du père, la femme devant rester sur son quant à soi. Avec Mai 68, écrivait l'historien Antoine Prost, c'est le moment où on s'est mis à parler à table. Ou les femmes et les enfants se sont mis à parler.
Pourquoi parler de for intérieur ? Parce qu'il s'agit ici d'une parole intime portée en public au théâtre, d'une parole qui se fait jour encore, qui fraie son chemin, fragile et qui, comme le suggère l'emploi du mot for, s'exprime sur fond d'un tribunal intime où la conscience s'est érigée en juge.
Quelle étrangeté tout de même, que cette expression de for intérieur qui me semble pourtant traduire avec une grande justesse ce qui se joue dans cette pièce. L'étymologie ici nous aide à le comprendre. For vient du latin forum, dans ses deux acceptions de place publique, et de tribunal. Autrefois existait l'expression de for externe, qui marquait mieux encore l'idée d'une juridiction de la justice des hommes. Et il n'est pas indifférent que ces racines aient pesé sur nos consciences : l'idée d'un espace public extérieur est ainsi devenue à travers cette expression de for intérieur, la métaphore de l'espace intérieur ! Comme une part despotique de la personnalité, ce tribunal marquant l'inclusion du monde extérieur dans le monde intérieur : l'inquisition de la pensée sur ses propres contenus...
Il existe toutefois d'autres pistes qui nous aideraient à comprendre les enjeux d'une telle scène. Pour le linguiste Benveniste, for, en latin, découlait aussi d'un verbe exprimant le fait de parler. Et dont les dérivés notables étaient autant facundus (disert), que fabula (conversation) ou infans (l'état de l'enfant qui ne parle pas encore)... C'est sans doute cette trajectoire de sens, de l'infans à la fabula, qu'il faut entendre ici proférée sur la scène de théâtre et que Lauren Houda Hussein, comme auteur et comédienne, explore. De cet autrefois de l'enfance sous la férule du père, des réquisits culturels propres à sa double appartenance et de cette succession ancestrale dont elle doit s'emparer pour renaître, là, sous nos yeux, on la voit se débattre. Être soi dans une perspective transculturelle. Objet désormais de ses propres constructions, donnant forme à son texte à partir de la situation d'écriture qui lui est propre. Normes, attentes, imaginaires, représentations, quelles possibilités se font jour ?
Mais du for intérieur, Lauren Houda Hussein se détache : ramener la vie psychique sous la seule juridiction de la conscience serait sans issue. C'est pourquoi son théâtre s'aventure aux portes de l'indicible. Des trous, des vides, des silences. Voire, sur scène, la beauté de l'interprétation musicale de l'oudiste. Lauren Houda Hussein ne parle pas pour enseigner, mais pour apprendre. Et se faisant, rompt avec la conception égocentrique occidentale de l'individu. Sa modernité relève de ce que l'on nomme désormais dans le monde anglo-saxon Multiple modernities, qui place les catégories de personne et de genre au centre de leurs recherches. Elle rompt aussi avec la pensée colonialiste qui suggérait que l'écriture de soi ne pouvait être liée qu'à l'individualisme occidental (cf les travaux du groupe de recherche de l'université libre de Berlin fondé en 2003 autour de l'écriture de soi, dans une perspective transculturelle).
#jJ #joeljegouzo @lauren_houda_hussein_ @idoshakeds #theatrejeanvilarvitry @theatrejeanvilarvitry #theatre @theatremajaz #beyrouth #jerusalem #alqods #liban #israel #paris #freieuniversitätberlin