1983, compagnie Nova, Alice Carré, Margaux Eskenazi, Théâtre Jean Vilar, Vitry-sur-Seine
Théâtre politique, théâtre documentaire, théâtre citoyen. La compagnie Nova nous a invité, le 5 décembre 2023, à un grand moment d'Histoire, où non seulement recouvrir notre passé commun à travers celui des immigrés de France, mais nous interroger sur les représentations abusives qui nous tiennent encore lieu de récit national, dans l'exclusion des populations expulsées de ce récit, politiquement, économiquement, sociologiquement (l'INSEE dès les années 1980 s'évertua par exemple à gommer les prolétaires et les classes sociales pauvres de ses états des lieux, pour ne donner à contempler qu'une immense et fantasmatique classe moyenne), etc.
Théâtre du monde tout simplement, le spectacle proposé n'ouvrait à rien moins qu'à la nécessité de reprendre à nouveaux frais l'imaginaire des années 1980 et de leurs luttes, pour ne plus jamais les laisser entre «leurs mains», entendez : celles du néolibéralisme et de ses sirènes qui ont fait aujourd'hui long feu et nous conduisent tout droit aux catastrophes qui s'amoncellent, depuis le tournant de 1983.
«L'Histoire, affirmait l'historien Marc Bloch, c'est la dimension du sens que nous sommes». Cette dimension que précisément, la compagnie Nova nous invite à parcourir, ce sens qu'il nous faut désormais dans l'urgence, réinventer.
1983. L'année de la Marche pour l'égalité. Une mobilisation sans précédent qui vit les enfants des immigrés, essentiellement maghrébins, s'organiser, qui vit la jeunesse rêver une société meilleure et bousculer le vieux monde (Gramsci) qui n'en finissait pas de mourir depuis Mai 68 et qui pourtant, dans le clair obscur que la présidence socialiste lui offrait, couvait déjà les monstres que l'on voit aujourd'hui parader : l'extrême droite néo-nazie, l'illibéralisme décomplexé piétinant tous les droits humains, la misère comme mode de gestion des populations et le dérèglement climatique pour apocalypse finale. Des monstres qu'il nous faudra affronter pour accoucher de cet autre monde déjà appelé par les marcheurs de 1983, qui tarde, qui tarde et dont chaque journée de retard signe un deuil à venir toujours plus terrifiant.
1983, l'année du grand virage à droite, l'année de toutes les trahisons, mais aussi l'année tragique des renoncements et de nos échecs. Jamais scène de théâtre n'avait proposé un résumé aussi clair, aussi édifiant de ce tournant de l'histoire politique en France. Mais scène n'est pas le bon mot. Il n'y avait pas au loin les comédiens et quelque part dans l'ombre, les spectateurs. A bien des égards, il n'y avait que des espaces contigus souvent franchis, poreux, ouvrant au même partage, celui de l'effarement devant un pays dans lequel plus personne ne se reconnaît aujourd'hui, devant une (f)Rance qui, ayant perdu la guerre contre l'Algérie, se fit depuis cette défaite un devoir de faire la guerre aux algériens, une guerre coloniale en fait, qui n'avait pas cessé de faire des morts dans ce qu'avec mépris l'état allait bientôt appeler «les quartiers»... Et par «algériens», entendez tous les non caucasiens qu'elle rejetait. Et que lui importait que ces derniers fussent en réalité des enfants de la République : ils devaient payer l'humiliation de ces quelques aînés incapables d'assumer le désastre qu'ils nous besognaient pour toute identité.
Jamais théâtre ne fut plus déchirant que celui de ces années dont le tragique nous a sauté aux yeux d'un coup : en 1984, la Marche pour l'égalité s'échouait en récupérations odieuses. Mais tragique n'est le mot qui convient qu'à la condition d'en prendre la mesure qui nous fut proposée par la compagnie Nova d'en rire aux larmes... Oui, nous avons ri avec les comédiens, non pour ignorer les échecs, les souffrances, mais pour leur faire résolument face, pour affirmer que l'on pouvait tenir debout, et non effondré.
Pathétiques, ces quarante années passées, absurdes comme une fin de partie (Beckett). Mais que nous ne sommes pas prêts d'accepter.
Superbe spectacle, mais ce n'est pas le bon mot cette fois encore. 1983 constituait le troisième volet d'une écriture singulièrement engagée dans une réflexion, celle d'«écrire en pays dominé». Là où nous sommes. Là où nous en sommes.
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Crédit photographique : à partir des photos de Loïc Nys
texte : 1983, Alice Carré, esse que éditions, septembre 2023, 10 euros, ean : 9791094086636