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5 décembre 2023 2 05 /12 /décembre /2023 10:34

Une mise en scène magistrale, des acteurs éblouissants, Andromaque révélée. La critique a unanimement applaudit la création que nous livre Stéphane Braunschweig de cette pièce de Racine.

Il y a beaucoup à dire sur cette pièce et sa mise en scène, mais beaucoup a été dit déjà. Je voudrais donc juste témoigner d'une émotion qui m'a saisi devant le jeu scénique de Boutaïna El Fekkak, interprétant Céphise. Oh, il y aurait beaucoup à applaudir au jeu de tous les acteurs, et signaler le sien n'est pas l'opposer au talent des autres. Mais encore une fois, je voudrais juste tenter de saisir quelque chose dans ce jeu qui m'est apparu comme fondamental.

 

J'ai été littéralement subjugué par l'interprétation corporelle du personnage de Céphise par Boutaïna El Fekkak et c'est de cela que je voudrais parler : du peu de mots de son personnage et de leur poids charnel, si magistralement interprété.

 

Dans un Discours aux chirurgiens du 17 octobre 1938, Paul Valéry écrivait : «Je me suis étonné parfois qu’il n’existât pas un « Traité de la main », une étude approfondie des virtualités innombrables de cette machine prodigieuse qui assemble la sensibilité la plus nuancée aux forces les plus déliées. Mais ce serait une étude sans bornes. La main attache à nos instincts, procure à nos besoins, offre à nos idées, une collection d’instruments et de moyens indénombrables. Comment trouver une formule pour cet appareil qui tour à tour frappe et bénit, reçoit et donne, alimente, prête serment, bat la mesure, lit chez l’aveugle, parle pour le muet, se tend vers l’ami, se dresse contre l’adversaire, et qui se fait marteau, tenaille, alphabet…»

 

C'est dans la scène 8 de l'acte III que tout m'est apparu, pour se poursuivre ensuite au IV,1., quand Andromaque réalise la cruauté du dilemme que Pyrrhus lui impose. «Quoi, je lui donnerai Pyrrhus pour successeur ?» (v. 984). «Hé bien ! Allons donc voir expirer votre fils», rétorquera Céphise (v. 1012). Voir quoi au juste, sur le tombeau d'Hector ? Peut-être jusqu'où l'amour peut pousser sa barbarie (v. 1041) ? Plus tard -(V,1)-, ces deux femmes s'affronteront, Andromaque révélant à Céphise qu'elle épousera Pyrrhus avant de se donner la mort. Céphise horrifiée tout d'un coup, déchirée, aux tirades courtes, presque haletantes, opposera aux longues tirades d'Andromaque l'immense gestuelle de ses mains, syllabaire de sa souffrance.

C'est de cette gestuelle que je veux parler : de l'agonie (au sens grec du terme) qui se joue entre ses mains. Les doigts comme vivants à part eux, détachés les uns des autres, autonomes. Elles frappent, ces mains, tordent, mesurent, reçoivent, se font marteau et tenaille, quête, danse, se touchent, s'empoignent, se réconfortent, se repoussent. Toute la gamme des sentiments qu'éprouve Céphise s'y exprime. Des mains dont la chorégraphie ne parvient pas à masquer l'anatomie : nous sommes face à un déchirement et l'effort de ne rien lui céder. Métacarpes, phalanges proximales et moyennes, distales, ces mains ne sont plus ces outils que l'on a cru épeler, mais un combat charnel et psychologique. Elles façonnent son angoisse, lui donne corps, s'y refusent, la soupèsent. Elles sont un niveau d'exigence qui s'est laissé traversé par les affres dans lesquels Céphise est précipitée. Chair qu'elles sculptent, façonnent, repoussent, portent et rejettent. Elles balbutient, se reprennent, tentent de figurer l'impossible, l'incommunicable et son désespoir, hésitent, affirment la colère, éprouvent une charge émotionnelle incroyable, articulant les émotions en mimodrames de prières et d'abandons, de rages et d'implorations, esquisses ferventes et paumes implorantes. Non les mains de la chapelle Sixtine dont les index ne se touchent pas, à peine celles, jointes, de Dürer. Elles sont, pathétiques. Ni pinces, ni prises, les paumes ouvertes et puis les poings fermés, le pouce effacé, la main retirée dans un réflexe de frayeur, ouverte, fermée, offerte dans un signe d’impuissance, l'index pointant, accusateur, pour se reprendre ensuite, blessé, happé. Un doigt comme une caresse rassurant le dos de l'autre main, le plat de l'autre main, verrouillant, renonçant, cherchant encore, éperdu.

 

Il n'y a plus de différence, sur la scène, entre ces mains et le dire théâtral. Des mains qui palpent un coin de tissu, un pli revêche, avant de retourner contre elles la palpation éperdue. Comment deux mains peuvent-elles vouloir s'étreindre, se rapprocher, s'accorder, se serrer l'une dans l'autre, s'aimer peut-être ? Elles sont la caresse de l'être dans le néant qui a surgi. Alors, descendre profondément dans la compréhension de ce moment. Se frayer un chemin jusqu'à Andromaque pour retrouver le pouvoir d'épouser encore le monde. C'est la pensée qui advient à ces mains et qui s'avance vers cette chair qui voudrait disparaître : celle d'Andromaque.

Ces mains sont l'essentiel, débordant toute connaissance. Et qui pourtant, s'étreignant, ne parviennent même pas à abolir la distance qui les séparent l'une de l'autre ! Proches et si loin d'Andromaque, elles signent dans l'infranchissable distance leur séparation radicale et se faisant, ouvre miséricordieusement un chemin vers autrui. Autrui c'est Andromaque, dans son absence déjà, dans l'insupportable distance, dans cette séparation où se pose la question de l'éthique.

 

Des mains qui jouent le premier rôle, dévoilent l'enjeu de l'œuvre, recentrant l'attention sur les corps, puissants, malmenés, solitaires, effarés. Ces mains qui savent, intimement, les raisons du cœur qu'elles révèlent dans ce jeu silencieux, et la situation théâtrale à laquelle engage cette pensée. Elles ne sont pas des signes, comme peut l'être le langage. Elles sont la chair et sa possibilité d'avoir lieu comme être.

 

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Andromaque, de Jean Racine
mise en scène et scénographie Stéphane Braunschweig
création à l’Odéon

16 novembre – 22 décembre

avec Jean-Baptiste Anoumon, Bénédicte Cerutti, Boutaïna El Fekkak, Alexandre Pallu, Pierric Plathier, Chloé Réjon, Jean-Philippe Vidal, Clémentine Vignais

 

crédit photographique :

Andromaque, photo Simon Gosselin

A.Dürer, Hand of Apostle  1508

 

Au sujet des mains :

La main : Fonction – Symbole, Michel Merle

Dans Hegel 2018/1 (N° 1), pages 97 à 106

Mis en ligne sur Cairn.info le 27/08/2020
https://doi.org/10.3917/heg.081.0097
 
Le toucher – lecture croisée de Levinas et Merleau-Ponty, Jérôme de Gramont,

revue Eros 20/2012, p. 39-53

sur le net : https://doi.org/10.4000/alter.1009

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