Les émigrants, Krystian Lupa, Odéon Théâtre de l'Europe
J'ai cordialement détesté, passionnément aimé. Dans une salle partagée entre l'agacement et la ferveur.
Oublions la polémique autour du conflit entre Lupa et l'équipe technique de la Comédie de Genève, lors de sa création. Encore que... Faut-il vraiment oublier le génie maltraitant de Lupa ? Faut-il ou non renoncer à la figure du maître dont il faudrait tolérer le mépris au prétexte de son talent ? Les invités du plateau de l'émission Esprit critique sur médiapart (lien en fin de chronique), consacrée à la création de Lupa, semblaient s'accorder à penser qu'il fallait préserver cette «autorité» et interroger la rigidité d'une équipe technique par trop accrochée peut-être à son éthique de l'organisation du travail. Imaginez tout de même la méthode Lupa quand il monte un spectacle, jour après jour scrutant, interrogeant, commentant, énonçant mais avançant comme à tâtons et ce presque jusqu'à la dernière semaine pour donner enfin à l'équipe technique la scénographie sur laquelle travailler d'arrache-pied nuit et jour pour livrer à temps le spectacle. Et dans l'urgence, ce même metteur en scène s'emporter contre ces travailleurs de l'ombre... Ne peut-on vraiment changer de style sans dommage pour l'art ?
Oubliez encore W. G. Sebald, dont Lupa s'est emparé comme d'un matériau brut dans lequel tailler sa propre inspiration, prélever ses convictions, en extraire son propos à lui, sans pour autant tout à fait trahir celui de Sebald. Imaginez un dialogue, dont Lupa seul tiendrait l'horizon -n'est-ce pas du reste toujours un peu notre manière d'appréhender les œuvres littéraires ? Le théâtre est une utopie affirme-t-il, que tout puisse donc lui servir sans obstacle.
Mais gardez en tête ces deux récits qu'il prélève : celui de l'instituteur Paul Beyreter empêché d'exercer son métier, celui d'Ambros, exclu parce qu'homosexuel.
J'ai détesté la première partie presque entièrement. Son rythme si lent conçu comme une épreuve pour le spectateur, lui infligeant le bât de rester bien calme sur son siège, exposé au ralentissement constant des gestes théâtraux...
Pourtant j'ai été saisi, ému par le personnage d'Helen qui tient en deux phrases dans le récit de Sebald, ici papillotant dans une intimité comme consommée avec le spectateur, toute d'une présence charnelle puissante et bienveillante.
Et j'ai passionnément aimé la seconde partie. Encore que. Vie d'Ambros. Si poignante. Mais détesté la figuration de l'éphèbe, l'effet Tadzio de la mort à Venise, cet esthétisme de pietà. Pourtant ce beau moment où Ambros prend dans ses bras Cosmo défait.
Et pour le reste, quelle beauté que ce théâtre de repentir où Lupa joue en virtuose de tous les effets possible de l'image, dans sa présence sur scène comme dans son effacement, rejouée ici sur un écran et là sur le plateau au même instant, glissant de l'un à l'autre, jamais en simple illustration. Une pure poésie du repentir, au sens presque où les peintres pourraient employer ce terme s'ils composaient avec les transparences plutôt que de les gommer, pour donner aussi à voir ce qui voudrait se cacher. Non un repeint donc, ni un théâtre de retouches, mais de voilement du dévoilement, quand toute vérité est devenue inaccessible.
Aucune vérité intérieure n'est révélée. Lupa semble même rendre compte pour lui-même du fait que la réalité de son expérience théâtrale est plus nuancée qu'il ne l'imaginait. Ici, chaque nouvelle couche révèle une émotion nouvelle plus qu'une nouvelle strate de compréhension. Et chaque repentir devient une étape dans la quête d'une expression plus authentique. Sauf que la vérité demeure inaccessible. Un théâtre du repentir comme métaphore de l'existence, où le voilement du dévoilement est devenu un médium réflexif de la condition humaine, précisément ce autour de quoi Sebald écrit.
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Les émigrants, un spectacle de Krystian Lupa, Odéon théâtre de l'Europe, du 13 janvier au 4 février 2024.
Odéon - Théâtre de l'Europe (theatre-odeon.eu)
https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/210124/krystian-lupa-precipite-des-ambitions-et-tensions-du-theatre-contemporain