Günther Anders, Nos catastrophes, Florent Bussy
Ayons le courage d'avoir peur, car «C'est en tant que morts en sursis que nous existons désormais», ainsi que l'affirmait le philosophe allemand G. Anders après Hiroshima et face, déjà, à l'imminence des catastrophes écologiques qu'il pressentait.
«Semeur de panique», ainsi que le nomme très justement Florent Bussy, Anders avait fait de l'obsolescence le concept fondamental de son œuvre. Cette obsolescence constitutive de notre modèle économique, et dont il avait compris qu'elle s'étendrait à tous les domaines de la vie, au point de rendre un jour l'humain lui-même obsolescent.
Ancien élève de Husserl, de Heidegger, premier époux de Hannah Arendt, ami de Hans Jonas, Anders avait fui l'Allemagne nazie avec Hannah dès 1933, lucide quant à ce qui arrivait. Très tôt, il avait fait des camps de concentration (Dachau fut ouvert dès 1933 sans que le monde y voit à redire), de la technique, des nouvelles technologies puis de la bombe atomique ses objets d'étude philosophique, avant de fuir l'université, à ses yeux incapable de nous aider à y voir clair. C'est là du reste que pour lui, se manifestait avec le plus d'acuité le décalage prométhéen qui a saisi l'humanité, dans cette séparation entre le penser et l'agir qui nous livre à la catastrophe et nous rend même incapables de penser ces catastrophes.
Reprenons. Pour Anders, «l'apocalypse» a déjà eu lieu : Auschwitz, Hiroshima. Nous croyons lui avoir survécu, mais elle n'a ouvert aucune issue et s'avance vers son achèvement : l'effondrement écologique. Pourtant, chacun a été mis en demeure de se prononcer, en demeure de prendre ce danger au sérieux. Son injonction à la peur vaut la peine d'être entendue face à la violence inouïe de notre monde et à la surdité fantastique du personnel politique face à l'imminence de la catastrophe écologique. Il est frappant au demeurant d'entendre l'ancien président du GIEC, Jean Jouzel, déclarer aujourd'hui que l'une des grandes erreurs du GIEC aura été de ne pas communiquer sur les catastrophes climatiques qui ne vont cesser de se multiplier, comme si résister à la panique légitime face à ce qui nous attend, avait permis de l'éviter...
Il aurait donc fallu déjà que notre sens de l'existence soit ébranlé avec Auschwitz et Hiroshima. Mais il ne l'a pas été. Le pire, c'est que le monstrueux d'Auschwitz par exemple, on ne l'a pas vu : que des millions d'êtres humains, ingénieurs, chauffeurs, fonctionnaires, aient participé à la mise en œuvre de la solution finale sans broncher. Que des millions d'êtres humains aient pu réduire les enfants à des «produits» soumis à un processus industriel d'abattage, sans méchanceté aucune. Or tout cela a été rendu possible parce que nul ne voyait le rapport de soi à soi-même. Et c'est bien ce décalage qui nous conduira de nouveau à la répétition de l'horreur, dont la possibilité est inscrite au cœur même de notre modernité économique : le système néo-libéral est devenu notre destin à tous, avec son organisation du travail qui dilue les responsabilités, son organisation des responsabilités qui interdit d'avoir une vision globale de ce à quoi une tâche contribue : «nous ne restons concentrés que sur d'infimes segments des processus d'ensemble». Pour Anders, cette logique a pour conséquence que les êtres humains ne sont plus capables de penser ce qu'ils font et leur savoir est ainsi plus proche de l'ignorance que de la compréhension : nous savons que nous allons droit dans le mur, mais nous ne le comprenons pas. L'effacement des responsabilités est tel, que nous pensons en dehors de toute implication de ce que nous faisons, sur la nature par exemple. «Délivrés» de la liberté de conscience, nous agissons sans penser et pensons sans agir...
Anders a interrogé le pilote de l'avion de reconnaissance chargé d'assister le largage de la bombe A sur Hiroshima. Au cours de leur entretien, ce pilote a fini par avouer que tout en donnant les indications techniques qui permettaient un largage sans défaut, il songeait à ses propres problèmes domestiques... La vidange de la voiture, changer le réfrigérateur... Nous sommes ce pilote incapable d'avoir une vision des conséquences de sa tâche.
Le néo-libéralisme ne survit que grâce à l'obsolescence des objets qu'il produit, avec force destruction des ressources naturelles. Des objets sans valeur et la plupart du temps inutile. Si bien que dans cette logique, l'humanité est elle-même devenue inutile...
Florent Bussy, Günther Anders : nos catastrophes, éd. Le Passager clandestin, 3ème trimestre 2020, 124 pages, 10 euros, ean : 9782369352440.