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4 mai 2023 4 04 /05 /mai /2023 11:37

Classé dans le genre «drame» et sous-genre «historique», le film semble tout entier construit autour d'un hiatus, d'une défaite et de l'élaboration d'un martyrologue... Et pourtant, quels espoirs dans ce film sans espoir, quelle espérance, quelle résonance en outre aujourd'hui sous l'ère illibérale d'un Macron, à condition de garder à l'esprit la révolte des Gilets Jaunes méprisées par la classe intellectuelle et ces mêmes intellectuels aujourd'hui effarés devant les dérives policières pourtant prévisibles de Macron...

 

Le hiatus, c'est la différence de classe qui sépare l'établi normalien de la classe ouvrière, enfermée tout à la fois dans ses préjugés (la scène de la réunion maoïste dans l'appartement des Linhart, racontée par cette militante lâchée par ses «collègues» ouvriers, calomniée, brutalisée par les mêmes), une classe enclose dans son être, privée de tout devenir, de toute échappée quand lui, l'intellectuel, sait pouvoir compter sur un avenir plus clément.

Le film insiste lourdement sur ce qui sépare Robert Linhart de ses camarades ouvriers, pour nous le dépeindre en bourgeois plastronné dans un appartement digne de «modes et travaux» devait fustiger dans un entretien à France Culture sa fille, Virginie Linhart. A de nombreuses reprises, cette différence est exhibée, amplifiée, brodée à travers des ajouts au livre de scènes qui n'y figurent pas pour mieux «montrer» et insister sur le fait qu'une «sortie» de crise attend le normalien, que l'on voit même en fin de parcours administrer un cours besogneux sur Hegel, alors que Linhart, reprenant un poste somme toute modeste à l'université, n'a plus jamais donné de cours de philosophie -un point sur lequel il reste à s'interroger et à interroger la philosophie sur ce dont elle est le nom dans un monde sans partage qui reste plus que jamais à «transformer», dixit le jeune Marx...

Et tout cela alors que les camarades de travail de Linhart ne l'ont jamais vécu comme étranger à leur monde dès lors qu'il s'y tenait. Alors certes, ça et là le film le laisse transparaître, dans au moins deux scènes : celle de l'aveu de ses origines lors d'un midi festif, et celle de la sortie d'un petit chef à son encontre, révélant sa vraie identité sociale, scène inventée pour les besoins de la cause prolétarienne, oserai-je. Piètre rachat.

Les établis, affublés des oripeaux de la bourgeoisie, passeront ainsi à travers ce film pour des révolutionnaires d'opérette, poussant à la révolte des hommes et des femmes qui avaient plus à perdre qu'eux. Certes : pour partie, grande si l'on veut ne tenir le compte que des établis parisiens, ces jeunes gens étaient issus de la bourgeoisie et ne firent pour certains d'entre eux qu'un petit tour cavalier dans les usines pour y exhiber leur superbe. Encore que : les maos eurent tout d'abord la sagesse de reconnaître leur échec et de dissoudre un mouvement pensé sur de mauvaises bases. Et avant cela, c'est oublier que la lutte des classes traversa aussi le mouvement maoïste français, tel «dirigeant» remis en cause pour son mépris de l'argent abandonné au patron au moment de son licenciement, telle ville, Grenoble pour ne pas la citer, nommant un ouvrier à la tête d'un mouvement qui s'était structuré sur un modèle par trop stalinien. Le film, du reste, ne sait pas parler de l'organisation maoïste derrière le mouvement des établis et ne sait donc pas comprendre les enjeux politiques, moraux, idéologiques, culturels de l'établissement. Ensuite ce n'était pas si simple de s'établir et d'en vivre la condition une année pour les uns, plusieurs pour les autres. La répression du patronat était féroce à l'égard de ceux qu'il parvenait à démasquer, isoler, jeter en vindicte et livrer aux représailles. Sans parler de l'absolue mépris qu'ils durent encaisser des intellectuels «bourgeois» pour le coup, qui refusaient de se mêler au Peuple de près, tout en le glorifiant du plus loin qu'ils pouvaient. Enfin et surtout peut-être, personne n'a écrit l'histoire du derniers tiers d'établis et de ce que ce dernier tiers, souvent des lycéens, loin de la figure caricaturale campée dans le film, a porté. Leur établissement fut pour la plupart d'entre eux sans retour possible, un renoncement qu'ils durent transformer en accomplissement. Dans les usines, dans les champs, ceux-là incarnèrent une raison, celle de la révolte contre les injustices sociales dont beaucoup, Mai 68 passé, voulaient enterrer à la hâte la violence inouïe. Ils furent le pont, d'un mouvement l'autre, du front des luttes féministes à celui des luttes contre le nucléaire en passant par les combats contre la maltraitance carcérale, ils furent le pont d'un discours qui n'a pas cessé, malgré le renoncement des années 80, 90, de hanter la société française. Ceux-là sacrifièrent beaucoup, bravant ensuite les chimères des années 80, 90, jusqu'à ce que l'aujourd'hui leur donne raison : il n'y a pas de hiatus, sinon entre l'extrême petit nombre des nantis et leurs dogues, et «nous», les classes rançonnées, qui sommes le nombre et la justice.

 

La défaite. C'est celle d'une grève échouée, sinon ratée. Échouée sur les pavés d'une plage qu'on ne cesse toutefois d'entrapercevoir, d'une grève qui ne cesse de déchirer l'épais tissu mortifère jeté comme un linceul sur le beau mois de Mai. Inutile donc d'en chercher les causes, qui ne sont surtout pas à relever d'une quelconque direction d'un mouvement qui aurait été mal conduit -et par qui ? Linhart n'est fort heureusement (encore que) pas vraiment présenté comme le meneur, bien que son personnage soit encombré par la culpabilité d'une responsabilité qui n'était pas la sienne mais celle de tous : celle de cette minorité, le comité de base, qui un jour a pu dire non. Un non jubilatoire, libérateur, et c'est cette jubilation que le film, parfois sur un mode mineur tant il veut nous donner à croire que l'établi, avec ses airs gourmands quand la grève s'enclenche, s'est hasardé dans une aventure qui le dépassait, c'est cette jubilation seule qu'il faudrait retenir comme vraie victoire qui laissa des traces positives. Ou plutôt cherchons les causes de l'échec du côté du patronat, du côté du gouvernement, du côté des forces de réaction si puissantes et promptes à écraser toute rébellion à son ordre mortifère. Et retenons pour leçon qu'aucune lutte n'est gagnée, mais que toutes les luttes sont gagnables : on doit toujours se révolter. Qu'on réalise : trois mois à peine se sont écoulés depuis les accords de Grenelle que Citroën veut faire payer aux ouvriers les concessions salariales de Mai 68 ! Qu'on réalise un peu à l'aulne de ce que nous vivons aujourd'hui : ce si grand bond en arrière que Macron et son gouvernement veut nous faire accomplir pour nous ramener à la France de Vichy après avoir enterré les conquis de Croisat !

Le film s'achève sur des raisons d'espérer, mais dans l'orbe d'horizons privés. Face à l'échec de l'émancipation collective, il ne resterait pour salut que la solution individuelle : Linhart de retour à la fac, Christian (il n'y a pas de traître dans le récit de Linhart) les yeux grands ouverts sur son destin de meneur d'hommes. C'est là toute sa limite et toujours l'obstacle majeur aujourd'hui, celui par exemple des bifurcations qu'ici et là les élèves des grandes écoles entendent embrasser. Il n'y a pas d'issue quand il n'y a que soi pour seule issue au monde.

 

Le martyrologue, c'est autant celui de la classe ouvrière que celui de Linhart qui nous est composé. Le climat pesant, même lissé du film, donne à sentir l'oppression qui règne non seulement sur la chaîne, mais dans la vie des protagonistes. La tonalité est pessimiste. Une chape de plomb repose sur la condition ouvrière. Qu'on y songe : rien n'a su l'en débarrasser, sinon l'INSEE en nous faisant croire qu'elle n'existait plus, cette condition. De Sarkosy à Macron, en passant par Hollande, les socialistes furent les plus acharnés à nous faire croire à la disparition de cette condition d'opprimés, préparant le terrain au fumeux concept de «start up nation», qui a fait long feu. Son martyrologue a fini par s'écrire en lettres de sang, yeux crevés, mains arrachées, des millions jetés dans la misère. C'est cette misère que l'on sent éclore dans le film, qui nous réjouit tout de même de tirer un trait sur la parenthèse sociale-démocrate qui faillit nous enterrer tous. La grève réprimée, il reste les ouvriers à la rue et Linhart dépouillé comme de lui-même, témoin, au sens fort de l'étymologie grecque du mot, où le témoin est un martyr, oscillant entre expiation et rédemption, sauvé in extremis par une lettre qui n'a jamais existé.

 

 

L'établi, un film de Mathias Gokalp et Nadine Lamari, 5 avril 2023, 117 minutes, Production Antoine ReinFabrice Goldstein et Antoine Gandaubert, sociétés de production : Karé ProductionsScope PicturesFrance 2 Cinéma, Auvergne-Rhône-Alpes Cinéma, société de distribution : Le Pacte (France), pays de production : France, Belgique.

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