Robert Linhart, rescapé des années d'hiver...
Le 20 août 2013, Robert Linhart était l'invité de Laure Adler, sur France Culture, dans son émission Hors-Champ. Au cours de l'entretien, Laure Adler fit lire un passage d'une nouvelle de Jack London, dont Lénine avait demandé lui-même lecture sur son lit de mort : L'amour de la vie. L'histoire d'un homme blessé, égaré dans les neiges du Klondike, poursuivi par un loup affamé. L'un et l'autre obstinés au guet de leur survie. On en comprendra la métaphore plus avant dans l'émission : «Vous êtes un rescapé», devait conclure Laure Adler. Lénine n'échappa pas au loup. Linhart, j'y reviendrai.
L'émission est passionnante en dehors de cette assignation qui concernait au fond davantage Laure Adler que Robert Linhart. Passionnante en ce qu'elle donna à ce dernier l'occasion de mieux se raconter, depuis sa naissance à Mai 68, que Linhart vécut comme une crise de folie. La sienne, jeté dans l'exaltation extrême de la pensée, si extrême qu'il dut se faire hospitaliser et soigner à coup de neuroleptiques. Puis il affronta la tragédie du couple Althusser, Hélène assassinée, la folie là encore, décidément figure tutélaire des maoïstes parisiens, tragédie dont Linhart rapporte qu'il «ne peut pas interpréter ça». Impensable «coup» de folie. Une altérité radicale dont on ne peut revenir. N'y revenons donc pas, nous qui ne furent pas même témoins de ça. Rappelons simplement que témoin, il le fut lui, au sens fort du terme et de son étymologie grecque où le témoin est martyr.
Du mouvement des établis, Linhart ne raconte pas grand chose, Laure Adler résumant l'affaire sous les espèces d'un proverbe maoïste : il s'agissait de descendre de cheval pour cueillir des fleurs. L'image n'est pas heureuse, même si elle est historique. Nombre d'établis, en province, n'avaient jamais étés à cheval, beaucoup vivaient contraints au ras des pâquerettes. Mais de cela, l'Histoire n'a rien dit, pour cette fois encore se concentrant sur ces grands intellectuels parisiens qui firent du mouvement un enfer.
Puis Linhart s'est tu.
En 1981, il a commencé de se taire. D'une certaine manière, tout le monde s'est tu avec les années 80 : plus personne ne voulait rien entendre. La France se peupla de cyclopes qui ne voulaient croire que le chant des sirènes du projet néolibéral. On allait tous s'enrichir -on s'est tous appauvris. «Le poids de l'histoire, sa rigueur, sa grandeur» (Mitterrand), commandait la liquidation des luttes sociales en France.
Les années Reagan, Thatcher, chez nous celles des nouveaux philosophes, Glucksman père, BHL, tout un monde d'anciens militants de «Gauche» rejoignait les salons réactionnaires qui se mirent à foisonner, tandis qu'un glissement s'opérait dans la composition des partis. Think tank, le clubisme rebattait les cartes, accompagnant le mirage du libéralisme hayékien : le marché seul pouvait garantir la liberté individuelle... Et tant pis si Hayek restait confus quand il évoquait le marché comme l'exemple le plus «convaincant» d'un ordre spontané construit spontanément comme le résultat d'une évolution spontanée, mais que des règles délibérées devaient encadrer et qu'une coercition "minimale" devait accompagner... Tant pis, sinon que sa conception de la liberté restait franchement négative et dans son délire d'affirmer que la justice sociale n'était qu'une notion vide de sens, que cette liberté n'était que le privilège des nantis, un projet au fond vide de sens. Un projet que L'établi de Linhart révélait dans toute son étendue et son horreur.
A l'époque, un penseur, Félix Guattari, résistait encore. Rappelez-vous : Foucault allait mourir (1984), Derrida était parti aux États-Unis et Deleuze s'occupait de cinéma. Mais Guattari, encouragé dans sa réflexion par Deleuze, demeurait si isolé qu'il ne savait ni comment formuler, ni comment se faire entendre et son livre, recueil d'articles à propos de ce qu'il voyait venir de ces années 80, Les Années d'hiver, avouons-le, était illisible.
Guattari tentait de comprendre notre immense défaite. Il exhuma le vieux concept d'aliénation pour tenter de le dépoussiérer : le capitalisme n'était pas seulement une économie de la domination, mais une forme de civilisation qui procédait au démontage, en tout être, de son humanité. On voit cela à l'œuvre dans L'établi. La vision est forte. Armée d'une constatation simple : l'industrie publicitaire était devenue le second poste de dépenses mondiales derrière l'armement. Cela disait quelque chose de ce qui se tramait : le contrôle quotidien des esprits. La société du spectacle, certes, cela n'avait presque rien de nouveau et beaucoup ne virent pas en quoi Guattari jargonnant pouvait nous aider à penser notre situation dans le Temps. C'était cependant de montrer que ce contrôle s'étendait désormais à toutes les formes de la vie personnelle, intime, pour s'incarner dans nos manières de vivre, au quotidien. Un salut pour le capitalisme qui sans cela, pouvait s'effondrer du jour au lendemain. Ce qu'il est au demeurant en train d'accomplir. Non sans résistance, contraint qu'il est d'engager une véritable guerre civile contre des citoyens de moins en moins dupes malgré l'atomisation réussie de la société, qui voit nos luttes échouer les unes après les autres.
L'échec et le martyre : n'était-ce pas déjà le cas rapporté par L'établi ?
Guattari observait qu'à ce stade de survie, le capitalisme se devait de ne plus produire de lien social pour préserver son devenir, mais que cela aussi le conduisait à sa perte. L'insouciance égotiste n'est pas la liberté, la grande claque subies par les bassins miniers du Nord aurait dû nous alerter à l'époque : ne restait déjà qu'une vision policière du social, alors que les socialistes étaient au pouvoir.
Mais on piétinait dans ces années d'hiver. Or si on les considère de plus près aujourd'hui, on découvrira avec stupeur que tous les thèmes qui agitent notre société contemporaine avaient déjà germé dans les années 80 : racisme, immigration, pauvreté, sdf, tournant ultra conservateur de la droite, poussée du Front National... Et déjà, comme l'affirmait Guattari : «la Gauche se fout du monde !».
La grande affaire du capitalisme dans les années 1980, c'était la production des subjectivités. La fabrique de sujets sans sujet.
«Vous êtes un rescapé», trancha Laure Adler. Né à Nice accouché par une infirmière pétainiste, recueilli par une famille de Justes, Robert Linhart finit par s'en amuser. Un rescapé ? «Un peu»... «L'idée d'être un rescapé, ça remonte à ma naissance»... Oui. Pas le bon mot donc. Ni vraiment la bonne idée quand on décide de repêcher L'établi. Mais pour en faire quoi ? Que faire de l'un des plus beaux récits de la littérature française du XXième siècle ? Le livre d'un rescapé ? D'accord, mais alors, au sens où Guattari tentait lui-même d'échapper à ces années d'hiver dont nous subissons aujourd'hui encore le poids.
L'établi n'appartient pas à la littérature du Retour (Nostos). Il ne s'agit pas de sauver le marxisme, il ne s'agit pas de se faire révolutionnaires, gauchistes, black blocs, communistes, que sais-je. Il s'agit de survivre à un monde dont nous savons qu'il court à notre perte. Il s’agit donc de comprendre de quoi Linhart est le rescapé…
(à suivre dans une prochaine chronique)…
liens vers les articles précédents écrits autour de L'établi :
Robert Linhart, avec philosophie... - La Dimension du sens que nous sommes (joel-jegouzo.com)