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6 mars 2018 2 06 /03 /mars /2018 10:11

Trente années de vies newyorkaises… L’ambition d’un roman d’éducation contemporain parfaitement réussi. Une ambition qui n’est pas sans rappeler la trilogie de Miller, La Crucifixion en rose : Sexus, Plexus, Nexus, racontant l’Amérique des années cinquante et qui en fit l’un des romans phares de la beat génération. Mais autre époque, autre ton, autre style, autre narration. Yanagihara a pris acte de cette liberté que nous nous sommes offerte et n’en fait pas sa quête. Le sexe, ici, n’est pas libération, mais un enfermement à bien des égards. Non une corruption mais, non consenti, non partagé, la curée d’un monde qui ne saurait quoi vivre et qui se serait abîmé dans des passions tristes, pour reprendre les termes de la philosophie de Spinoza, en en renversant les objets : le sexe chez Yanagihara ne libère pas. Sans pour autant que l’auteur ait versé dans on ne sait quelle pudibonderie, car ce n’est pas même l’oubli de l’amour qui guide le monde. Alors quoi donc ? Ils sont quatre au départ : Willem, JB, Malcolm et Jude. La vingtaine, d’origines très contrastées, mais tous étudiants des grandes universités américaines. Quatre copains attentifs, à l’époque des petits boulots et des galères d’appartement, entre Chinatowm et Little Italy. La vie de Bohême, mais toute relative, puisque l’un ou l’autre est le rejeton d’une famille riche. Quatre amis qui partagent une volonté commune d’arriver : moins de s’en sortir que de marquer son époque. Quatre étudiants brillants donc, aidés par la fortune de l’un, l’enthousiasme de l’autre, et leur indéfectible amitié. Ils sont quatre, que l’on suit dans leur vie, à se poser un temps la question ténébreuse de savoir quand renoncer, à l’époque de la réalisation de soi. Quatre copains qui luttent pour se soutenir et refuser de voir leurs rêves se désagréger. Quatre caractères dépeints avec finesse, précision, intelligence. Dont ressort surtout Jude, le matheux qui a choisi le droit et qui excelle dans les deux disciplines. L’énigmatique Jude tout d’abord, l’enfant venu d’on ne sait où, sinon qu’il est orphelin et semble porter sur ses épaules le poids d’un passé insoutenable. Et puis Willem le comédien, à la beauté irrésistible, JB le peintre, Malcolm l’architecte. Tous réussissent leurs études, leur entrée dans la vie. Même Jude que nul n’ose questionner vraiment, pas même l’auteur et dont on découvre au fil des pages le parcours impossible, l’enfance meurtrie, suppliciée. Ils sont quatre et le resteront jusqu’à la fin, accompagnés bientôt d’êtres d’exception, Harold, Andy, qui partageront avec eux leurs vies. Quatre qui réussissent au-delà de tout ce que l’on peut imaginer, chacun, dans son métier, excellant. Y compris Jude, très en vue dans le milieu de la finance, du droit, que son professeur finira par adopter, en des pages éblouissantes d’émotion. Jude dont les secrets sont révélés peu à peu dans le fil de la narration, au gré de ses possibilités à lui, et non celles du lecteur. On suit donc l’évolution de ces caractères, leurs amours, toujours, leurs sexualités. Mais, encore une fois, à la différence de Miller, le sexe ne traverse ici les pages qu’à la nage, emporté par sa propre tourmente. Et cependant lumineux ! Posé entre les genres et les transcendant avec un naturel incroyable. Car le sexe n’est plus genré ici : il est devenu l’expression d’un désir assumé, aux orientations multiples et toutes légitimes. Un Miller à rebours en somme, qu’embrase l’histoire de Jude. Qui emporte du même coup tout le récit avec lui, le plie, le brise, le torture. Il y a un rythme dans ce roman ! Tout en nuances, hâté ou ralenti, au gré de la maturation des protagonistes. Que l’auteur sait pourtant bousculer, pour tendre brutalement le roman au moment de nous révéler la monstruosité d’un poids insupportable. Celui que Jude doit supporter. Jude seul bien que toujours entouré. Mais ne pouvant sortir de sa nasse. Jude nous jetant à la figure ces vérités qui déstabilisent : être quelqu’un, c’est se confronter à un corps. Mais quelle confrontation l’auteur nous inflige-t-il ! Quel équilibre de terreur au sein de laquelle Jude a pourtant fini par trouver place et vivre… Et nous la nôtre, parmi ces personnages démunis devant la douleur écrasante qu’il subit. Les années de bonheur, nous les vivons dans toute l’étendue de leur tragédie, agrippées par l’effroi qui ne cesse de les investir. C’est quoi le bonheur ? C’est quoi vivre en couple et se promettre l’un, le souci de l’autre, quand ce dernier est indissolublement prisonnier d’une douleur indépassable ? Quand il nous faut apprendre à tout prix qu’il nous faudra simplement nous contenter du meilleur en nous ?  Tout devient sublime dans cette tragédie du peu que la vie nous octroie.

Une vie comme les autres, Honya Yanagihara, Buchet-Chastel, traduit de l’anglais (USA) par Emmanuelle Ertel, janvier 2018, 816 pages, 24 euros, ean : 9782283029480.

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5 mars 2018 1 05 /03 /mars /2018 08:47

Un projet de plateforme en pleine cambrousse. 250 résistants, une armée de flics. On dirait bien qu’on est en France… Ambiance Mad Max : déferlement de grenades offensives, de lacrymos, arrestations musclées, arbitraires, GAV, décidément oui, on est en France. Le narrateur est zadiste. Sur le retour, débauché de toute ambition professionnelle : à cinq kilomètres de sa ferme, une grosse entreprise veut bétonner le paysage. La ZAD s’active. Les fachos aussi, qui attaquent sans que cela émeuve les autorités. Tabassé lui-même, après un séjour à l’hosto, il est bien décidé à se faire vengeance. Les fachos, c’est un petit groupe de tarés identitaires qui ont élu domicile dans un rade du coin. Sa nouvelle copine, Claire, se jette dans la bataille, trouve leur adresse, repère les lieux. Il fait sauter le bar des fachos, tandis que la clique Valter, initiatrice de la plateforme, semble vouloir mettre les bouchées double. Et de nouveau Claire entre en jeu, enquête, trouve leur domiciliation : lituanienne… Trop beau pour être honnête, mais ça, le narrateur ne le découvrira que trop tard… On est loin de la ZAD là, de son atmosphère festive, militante, tous désirs aux aguets. C’est qu’au fond, la ZAD de Pouy, c’est son style, sa manière d’inventer un prétexte à écrire, non pas rusé –on se fiche de l’intrigue-, non pas haletant –on se fiche des rebondissements-, mais piqué de réflexions, d’observations, de commentaires sur les temps qui courent et commencent de nous courir sérieusement… Un style foisonnant, sinon pagailleux, anarchiste si l’on veut, où le récit importe peu, pourvu qu’il signe le plaisir d’une écriture ironique. C’est peut-être cela, sa dimension «populaire» : cette ironie quant à la construction, qui se fiche de ficeler un récit bien «monté»…

Ma ZAD, Jean-Bernard Pouy, Gallimard, série noire, décembre 2017, 194 pages, 18 euros, ean : 9782072753756.

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16 février 2018 5 16 /02 /février /2018 09:07

Arnaud Théval est allé en prison. De son plein gré. Plusieurs années. Mais en excluant toute relation frontale aux taulards : il y est venu pour voir, non les voir, et donner à voir sa vision des prisons françaises. De son plein gré : écartant toute commande. Il revient ici d'une prison vidée de ses occupants. L’idiot, c’est lui. On l’aura compris. Qui a déambulé dans des lieux vides. Enfin non, justement : des lieux saturés de traces, de ces petites choses abandonnées par les prisonniers et qui révèlent tant leur présence. Dessins, graffitis, grattages, photos, magazines déchirés, découpés, égarés. Il observe. Les frottements des pieds au sol. On voit ça très bien. Et puis la vétusté du lieu. Les prisons françaises sont vieilles pour la plupart. Partout il faut les rénover. Un moment clef de notre histoire donc. Espère-t-on. Ce qu’il montre, c’est un lieu sans horizon. Métaphoriquement. Comme littéralement. Pour en accentuer le trouble, il photographie en gros plans, ou en plans américains. Et ce qui frappe, c’est son traitement de l'image en aplat. Tout y est ramené sur le même plan. Pas d’épaisseur. Pas de profondeur. Un no man’s land inquiétant. Plongé dans le silence d’une prison vidée. Et peu à peu une sorte de récit photographique s’organise dans ce partout des bouts de quelque chose. Il prend le moindre coup de crayon sur un mur, ces détails où la vie s’est accrochée. Des bouts de rien pas encore détruits par les machines de nettoyage. Car on nettoie les cellules, dont beaucoup sont d’une saleté crasse. Mais on y a logé des êtres humains. La cellule, lui a-t-on dit, est propriété de l’état, pas du détenu qui l’occupe, et qui ne peut que s’inscrire dans l’éphémère, même s’il doit y rester des années. Des cellules que l’état n’a pas songé à rénover des siècles durant dirait-on. Or chaque cellule est un univers, où il avance à pas feutré pour en reconstituer l’équilibre. Ne rien déranger. Une scène de crime… Sur l’instant, ses images dérangent, qui esthétisent la crasse et la transforme en élément pictural. Et puis on finit par comprendre le recours aux mots, ce texte qu’il leur adjoint, pour dire ce qu’elles pourraient ne pas montrer : la peur, le poids, l’effroi. Et bien que le rapport aux surveillants soit biaisé, Arnaud Théval parvient à soulever un voile et rapporter leur témoignage poignant : «Personne n’est fait pour ça». Au fil des pages, le monde qu’il a recomposé finit par dénoncer la fausseté du regard que nous posons tous sur ce lieu, qui reste à jamais extérieur à nos vies. C’est cela que disent ses images : cette fausseté, l’impossibilité à comprendre l’univers carcéral. Les bouts de scotch, une croix, un clou, un vieux sapin de Noël abandonné composent l’univers pitoyable d’une poésie désespérée dont on ne peut qu’éprouver la honte d’en être le témoin inutile…

Arnaud Théval, La Prison et l’idiot, édition Dilecta, juin 2017, 192 pages, 28 euros, ean : 9782373720266.

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15 février 2018 4 15 /02 /février /2018 10:01

Ultime réforme du baccalauréat ? Pas sûr, chaque nouveau ministre voulant laisser son empreinte dans une histoire trop ancienne pour qu’elle s’en lasse... Une réforme donc, sans nouveaux moyens ni guère de réflexion sur les espaces chargés de la mettre en œuvre : les écoles, les collèges, les lycées… On fera avec l’existant, et qu’importe si l’existant dit tout le contraire de la réforme… L’occasion alors de s’interroger aussi sur ces espaces dont nous avons besoin, enseignants, élèves, parents, pour étudier dans de bonnes conditions. Il est loin certes, ce temps où l’on construisait des bâtiments de carton qui prenaient feu au moindre souffle, et où la République logeait les enfants dont elle se détournait hypocritement. Reste qu’on nous demande de penser à l’intérieur de cadres architecturaux souvent dépassés.

Une salle de classe peut-elle modifier un état d’âme ? Tout comme un bel édifice. Mais qu’est-ce qu’un bel édifice ? Alain de Botton en déroule l’histoire depuis la Renaissance : qu’est-ce qu’un bel édifice ? Interrogation majeure dans l’histoire des civilisations, qui donna lieu chez nous à la réalisation d’une architecture oscillant entre le sublime et le ridicule. A partir de quoi construire ? Depuis l’ornement ou bien pour répondre à telle disposition d’esprit ? John Ruskin pensait que nous attendions tous deux choses de nos bâtiments : nous voulions qu’ils nous abritent, et qu’ils nous parlent. De quoi parlent les établissements scolaires ? Ne répondons pas trop vite à cette question. Pas, en tout cas, avec la hâte des spécialistes qui font et défont au gré de leurs convictions. De quoi nous parle la salle de classe ? Qu’est-ce que sa frontalité ordonne ? On sait qu’elle voudrait nous parler de choses importantes. L’enseignant est justifié à nous le rappeler. Mais touchantes ? Dans quelle vision d’eux-mêmes les espaces scolaires maintiennent-ils les élèves ? Les entretiennent-ils d’une vision décidable d’eux-mêmes ? On sait les valeurs que ces lieux voudraient encourager. Mais les aspirations ? Alain de Botton évoque dans son essai cette expérience troublante dans la cathédrale de Westminster : «Au bout de dix minutes dans la cathédrale, des idées qui auraient été inconcevables à l’extérieur commençaient à paraître raisonnables»… L’Eglise, tout comme la République, ont pensé les lieux d’apprentissage comme des lieux de dévotion, capables de nous rendre meilleurs… Peut-on croire en de tels lieux ? Leçon visuelle et droiture morale, il y aurait beaucoup à dire des cartes de géographie accrochées dans les salles de classe, par exemple… Mais passons. L’école de la République était la gardienne d’un état d’esprit au fond. Voici qu’elle veut aujourd’hui consacrer la maturité comme une sorte de nouvelle vertu républicaine…

Tout enseignant peut adhérer à l’idée de travailler à rendre ses élèves plus matures. D’un élève qui «échoue», ne dit-on pas volontiers qu’il est «immature» ? Il s’agirait ainsi, comme l’évoque Freud, d’aider chaque élève à dépasser «les résidus de (son) enfance»… Mais la maturité est-elle une notion biologique ou psychologique ? Et dans quelle cadre l’école va-t-elle la faire entrer ? Dans son analyse de la maturité, Edmond Marc en évoque la définition coutumière, qui en fait un aboutissement, une stabilité, l’achèvement biologique d’un processus de développement… Tout en soulignant que la psychologie n’a jamais vraiment fait sienne ce terme, emprunté et renvoyé plutôt à sa compréhension biologique. On sait ce que Foucault pensait de l’effacement des catégories politiques au profit des catégories biologiques... Mais admettons que seul son emploi métaphorique prévaudrait. Au lycée, il ne s’agirait donc plus seulement d’instruire, mais d’interroger le point de développement «normal» d’un enfant ? Sommes-nous toujours dans le pédagogique, là ? Ne sommes-nous pas plutôt déjà dans l’idéologie ? Car qu’est-ce que le bon développement de la personne ? On rejoint ici le questionnement sur l’architecture scolaire en France, qui dit tout, sauf le souci du développement de la personne. Comment y naître à soi ? Quand en outre, comme le rappelle Edmond Marc, «l’individu ne porte pas en lui-même, comme pour ce qui relève de l’instinct, un schème de développement fixé par avance». Faudra-t-il que l’école lui en fixe d’autorité les termes ? Cette école dont l’architecture, précisément, relève la plupart du temps d’une logique de panoptique et où les adultes semblent justement missionner pour surveiller les élèves et les dissuader d’explorer une vision décidable d’eux-mêmes ?

A lire, sur la maturité, le très intéressant article d’Edmond Marc : le mythe de la maturité :

https://www.cairn.info/revue-gestalt-2010-2-page-33.htm

 

Alain de Botton, L’architecture du bonheur, Le livre de poche, coll. Références, juillet 2016, 338 pages, 8,30 euros, ean : 9782253126843.

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13 février 2018 2 13 /02 /février /2018 09:28

Même lorsque l’espérance nous concerne au plus intime de notre être : car comment pourrions-nous espérer sans aussitôt prendre soin de l’espérer d’autrui ?

Nous avons exclu, dans notre société, l’espérance des pauvres. L’économie néolibérale nous impose de tourner le dos non seulement à leur espérance, mais d’abandonner aussi toute forme de justice sociale. Il faudrait abandonner les déshérités, les réfugiés, lâcher des territoires entiers, des villes, des quartiers, précariser toutes les activités humaines marquées par le souci de l’autre, déposséder des communautés entières et finalement nos vies de leur puissance d’espérer, «c’est-à-dire de leur capacité de se comprendre», affirme non sans force Frédéric Boyer. Une déraison sur laquelle il nous faudrait méditer longuement dans une société dont «on» défait les coutures jour après jour, dont «on» saccage jour après le jour le Vivre Ensemble pour feindre de nous étonner que personne n’y comprenne plus personne… A longueur d’ondes, «on» nous rabâche le discours mortifère de la prétendue realpolitik qui commande que les mêmes, toujours, consentent à leur propre sacrifice et à celui de leurs enfants. Face aux réfugiés, aux sans-papiers, aux déshérités du monde, ce refus d’accueillir leur espérance dégouline comme l’injurieuse philosophie d’un monde indigne. Pourquoi donc notre société refuse-t-elle tant l’espérance ?, s’interroge Frédéric Boyer. Parce qu’elle est, justement, une dignité refusée ? Parce qu’une vie qui espère est aussitôt une vie qui agit ? Qui ne renonce plus à elle-même ? Une vie qui se libère ? L’espérance, nous dit-il, est la catégorie du commencement politique et son temps est le présent, non le futur. Creusant dans l’aujourd’hui un chemin de vie et non de mort. Et donc, certes, il n’y a pas d’espérance sans révolte. Entendons-nous : nous parlons de cette sorte d’espérance libérée de toute platitude, où espérer est se confronter au démesuré. Où espérer n’efface pas le pire, mais l’habite. Où espérer est renoncer à la triste défaite des lendemains qui devraient chanter et dont on sait qu’ils ne chantent jamais. Car ce n’est pas cela, espérer. Ce n’est pas attendre les prochaines élections, ni saluer la victoire de Mitterrand naguère, qui sut tourner le dos à nos espérances et trancher dans ce gras de l’espoir que son élection avait promu. Espérer, c’est agir notre capacité à vivre ici, et maintenant. C’est une façon non pas d’attendre, mais de prendre à bras le corps sa vie, d’ouvrir, ici, dans l’adversité, un possible dont on ne sait rien et dont la réalisation n’importe pas encore. Espérer, c’est un appel, un souffle dans lequel on sait différencier l’acte d’espérer de l’objet de l’espérance : car c’est la promesse qui seule peut ouvrir à sa réalisation. Espérer, c’est faire advenir notre puissance d’être et cette vie meilleure que nous nous promettions. C’est s’exercer à ce Bien que nous réclamons tant, c’est se lier à ce dont on nous prive. Non annoncer des lendemains qui chantent. Et c’est sans doute la raison pour laquelle, cet élan déjà là, on voudrait le voir s’éteindre à tout jamais dans l’immonde déraison néolibérale. Frédéric Boyer a raison d’affirmer que nos sociétés néolibérales se caractérisent par la désertion de l’acte même d’espérer. Car l’espérance inquiète. Car l’espérance intrigue la vie parce qu’elle est une reconnaissance fondée sur la gratuité. Et parce qu’elle a la sagesse d’introduire l’incertitude dans l’horizon de sa gratuité : espérer, c’est se laisser guider par ce que nous ne connaissons pas encore. C’est, d’abord, la contestation aveugle du tragique de la destinée humaine, un projet radical, grandiose, en vue d’une vie véritablement humaine, portée par de vraies valeurs, où l’être humain serait une fin et non un moyen. Et c’est pourquoi elle est, déjà, libération contre toute attente. Sans même se préoccuper de produire le monde à venir, elle est ce monde déjà advenu, dans l’effraction du monde présent. Espérer, c’est habiter le maintenant de l’événement et non tirer des plans sur la comète. C’est accueillir ici et maintenant la venue d’un temps qui jamais ne s’achèvera, c’est une forme de l’action politique qui ne repose pas sur un idéal abstrait mais exige un travail sur soi constant, et sur l’aujourd’hui exécrable qu’on voudrait nous voir épouser.

Frédéric Boyer, Là où le cœur attend, P.O.L., septembre 2017, 188 pages, 15 euros, ean : 9782818043769.

http://www.joel-jegouzo.com/2018/02/la-ou-le-coeur-attend-frederic-boyer.html

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12 février 2018 1 12 /02 /février /2018 09:05

Comment poursuivre ? Passé un certain seuil, c’est la seule question qui vaille… Question politique par excellence, affirme Frédéric Boyer. Que faire ?, disait Lénine. Sans doute parlait-il lui aussi de la vie, de ce grand chantier égaré. Mais d’autre chose encore, dont je reparlerai une autre fois. Comment poursuivre ? Du côté du cœur, ou bien ? Dans quelle direction ? Quand la plupart du temps, on vit sans direction précise. A vue. Jusqu’au jour où. Jusqu’à ce jour qui est advenu dans la vie de Frédéric Boyer, lui révélant brusquement la vanité de son être, la viduité de toute chose. Un jour, il a pris en pleine figure ce manque de sens, pour devenir le témoin de cet objet impossible à se figurer : le chagrin. «Témoin superstitieux de son malheur», écrit-il pour lui-même, jeté à bas du cours de son existence, observant sa vie comme la trame déjà usée d’un corps dont il ne voulait plus. Egrenant le temps qui l’écrasait et ne projetait rien au-devant de lui, enfermé qu’il était dans ses habitudes complaisantes. Lui, un jour, d’un coup, se réveilla avec le sentiment tragique d’être là sans être présent à rien. Comment poursuivre alors, là où toute aspérité a été gommée, là où plus rien ne vous retient vraiment à la vie ?  Mourir, il y a songé. Et au suicide. Il n’est pas mort. Mais c’était tout comme, inquiet de savoir d’où pourrait bien surgir à présent la faculté d’espérer ? La seule question qui vaille : espérer. A laquelle il s’est alors affronté, accroché, vrillé. Qu’est-ce qu’espérer ?  Qu’est-ce qui habite un tel sentiment ? D’où partir pour le comprendre ? De questionnement en questionnement, Frédéric Boyer a fini par partir du commencement, de ce vieux texte qui nous habite sans qu’on y prenne garde : la Bible. Et du fameux Déluge, cette sorte de re-Création, de seconde chance, de seconde fois qui nous fut accordée, comme un angle mort de la trajectoire humaine, de ce qu’elle avait de terrifiant, cette seconde première fois qui effaçait le Commandement et le reprenait aussitôt. Qu’est-ce à dire ? Et qu’y aurait-il à gagner dans cette méditation ? Frédéric Boyer écrit désormais autour de l’espérance que cette seconde fois engendra. S’interrogeant sur son désespoir, sur le désespoir qui est cette incapacité à accueillir la fragilité du monde. Sur cet inexprimable dont nous ne pouvons faire l’économie, sur ce pont que l’espérance commande de bâtir sur fond de désespoir. Une espérance inquiète ? Toujours ? Nécessairement ? Car il n’est pas de formule qui tienne : il faut reprendre toujours, reprendre toujours le travail qu’elle impose et qui, à bien des égards, est un travail de traduction : traduire, c’est se mettre en mouvement, s’expatrier, dans la vie et l’œuvre d’un autre, d’une autre langue. Voilà. C’est ce chemin de méditation qu’il nous demande de poursuivre, pour rejouer dans notre langue l’obscurité d’une langue autre. Ne plus être seul, bien que sur ce chemin «entre», nécessairement orphelin de toute langue. Il faut se déplacer, être attentif au détail d’une expression, faire face à l’étrangeté, entendre l’altérité en nous. Faire entendre dans sa langue l’empreinte de l’autre. C’est cela l’espérance : allégoriser l’espoir comme un drame du langage. Le livre de Job occupera désormais une place centrale dans cette révélation personnelle. Intime. Qu’est-ce qu’espérer ? Dans le livre de Job, il est écrit que seuls les faibles peuvent espérer. Est-ce donc la faiblesse qui espère ?  L’espérance n’appartiendrait-elle qu’à ceux qui crient dans le désert ? Je ne vous en dirai pas plus : chacun doit reprendre le chemin à son compte, et cheminer par ses propres moyens. Ce qui commence, c’est là où le cœur attend (Job, lamentations, 3,1-24). Espérer, c’est convoquer le monde en l’épelant, c’est appeler la vie à se métaphoriser contre la féroce clôture de la souffrance. Espérer, C’est prendre au sérieux le manque, sans se laisser recouvrir par lui. Espérer, c’est se confronter au démesuré. Retourner là où le cœur attend… Où retrouver ce que l’on n’a pas eu et où vivre autrement son rapport au monde désormais. Peut-être dans le sens où Saint Paul l’évoquait : posséder comme si nous ne possédions pas. Voilà la bonne position, pour déjouer l’usage mortifère que nous faisons du monde et qui engendre tant de désespoir. Car l’espérance parvient à faire entendre le contraire de ce que l’on vit, seule condition du cheminement.

Frédéric Boyer, Là où le cœur attend, P.O.L., septembre 2017, 188 pages, 15 euros, ean : 9782818043769.

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9 février 2018 5 09 /02 /février /2018 08:54

Antoine Mouton est poète, et c’est en tant que poète qu’il aborde le thème. Un thème qui ne se laisse pas si facilement abordé au demeurant, sous cet angle. Mais une matière tout de même, que l’on peut travailler. Sous l’angle des sommes dues par exemple, dans le premier poème. Sous l’angle de la faim, du besoin de partage, de la soif d’être encore de ce monde, de ce qui reste inscrit dans la chair et l’esprit quand les raisons de cette inscription ont disparu. Le narrateur l’avait bien spécifié. Il avait pris la précaution de bien demandé au garçon de café, guindé comme il se devait naguère, tiré à quatre épingles, si les notes non réglées lui étaient retenues. Il avait pris soin de lui en quelque sorte, s’était intéressé à sa profession, ses manières, ses révélations : les clients comme des patients, souvent prompts à s’épancher. Le travail est une chose dure, qui vous marque à jamais, se consigne dans votre être et y dure au-delà de toute espérance... Il en convenait volontiers. Lui qui n’en avait plus et dont les gestes témoignaient encore de ces années où tout son corps avait été contraint de s'y plier. Il avait mangé. Plutôt bien. Et puis il était parti sans payer. Lui laissant un poème sur la table, pour tout lui expliquer. Le travail est une chose effarante. Comme un caillou. Antoine Mouton file la métaphore : ce devenir caillou qui nous pend tous au nez, cette pétrification, cette ossification si l’on peut dire. Autant  la prendre avec légèreté, puisque cela n’en vaut plus vraiment la peine dans ce monde de pierre où seuls quelques élus disposent encore de leur corps, quand tous les autres soit en sont privés, soit en subissent l’horreur. Il faut donc pouvoir le mettre à distance ce travail, et la poésie est là pour nous y aider. Qui nous secourt dans cette civilisation pétrifié de croyances ineptes. Mais parfois Antoine Mouton rompt avec toute distance et plante entre deux paragraphes un vers qui effraie. Blesse. Terrifie. L’air de rien. Il faut s’accrocher. Sa poésie se relance alors comme obsédée par cette part qui nous a été arrachée, drossée par le grand vide de nos vies épuisées. Il faudrait courir, mais nous n’en avons plus la force. Épier au moins les pas de ceux qui déjà sont sur nos trousses, dans ce monde sans escale, dans ce monde impérieux où dire est devenu une tâche impossible tant ils nous ont menti. Il faudrait. Mais on ne peut plus. Vivre est devenu comme une plaie que rien ne referme. Personne n’a désiré cette vie-là !

Antoine Mouton, Chômage monstre, édition La Contre Allée, 17 janvier 2017, 66 pages, 12 euros, ean : 9782917817650.

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8 février 2018 4 08 /02 /février /2018 09:24

Un matin, un mot lui a échappé. Un seul. Quel mot importe peu. Ce qui importe, c’est qu’il lui ait échappé et qu’il ne sache pas duquel il s’agissait : on n’est pas ici dans un ouvroir de littérature potentielle et la Disparition de Perec ne constitue en rien l’horizon d’attente du récit que Forest écrit. Un mot lui manque. Dont on s’étonne qu’il le sache… Alors on se dit qu’il s’agit d’un artifice d’écrivain. Non pas un exercice de style, encore une fois : Forest n’est pas Queneau. Mais d’une feinte littéraire qui en vaut bien d’autres. Une astuce, à force d’écrire, quand écrire est devenu le mouvement irrépressible. Une malice donc. Une candeur. Encore que. Même si l’on n’est pas dupe de ces façons dont le genre se nourrit, cet oubli-là interroge, moins sur la manière d’écrire, que d’être écrivain et des raisons de l’être…

Donc, autour de ce mot qui vient à manquer, le narrateur construit sa fiction. Il parle d’un tableau accroché au-dessus de son lit, de la neige, du vent. Il est entré déjà dans son histoire au moment où le lecteur s’interroge encore : comment commence-t-on une histoire ? Parce qu’il a feint la disparition d’un mot, il nous fait le don d’une écriture. D’un style. Le reste importe peu : les histoires, les descriptions, ceci, cela. De toute façon, à la fin, l’oubli l’attend et nous attend. Du moins, lui, l’aimerait, qui nous a tant baladés pour masquer le vrai ancrage de sa proposition, que révèle une simple petite phrase longuement méditée, consignée comme sans y prendre garde : (l’oubli) «conserve sauf le souvenir de ce que l’on a vécu»… Oui mais sans nous. Quand nous ne pouvons peut-être plus répondre de rien, quand prendre soin de ce qui n’est plus est devenu hors de notre force, sinon de portée désormais…  Mais… Cela donc seul importerait, qui nous laisserait ensuite en paix, d’avoir tant oublié ? Forest signe finalement un texte poignant, à verser autant dans l’artificiel de l’écriture. Un texte qui s’achève là où il a commencé, sans jamais l’atteindre : l’oubli.

(A vrai dire, en lisant ce récit, je n’ai pas cessé d’avoir en tête le poème de Rimbaud : l’Eternité, cette mer allée avec le soleil, âme sentinelle murmurant l’aveu… Pas d’espérance : l’oubli n’est pas l’éternité.)

Philippe Forest, L’Oubli, Gallimard, NRF, décembre 2017, 236 pages, 19 euros, ean : 9782072760891.

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6 février 2018 2 06 /02 /février /2018 09:05

Iris est morte. Un choc pour la narratrice. Reste sa fille. Orpheline. Pour laquelle elle veut témoigner, écrire une longue lettre, lui parler d’Iris. Une lettre impossible à écrire. Mais à laquelle elle ne peut plus se dérober. Alors elle part, retourne dans ce coin des Pyrénées où elle avait rencontré Iris. Un choc, cette rencontre. Au pied d’un château cathare. Des années plus tard, la voici donc revenue dans ce petit village qu’Iris avait chamboulé. La librairie, le bistrot, cette petite mansarde qu’Iris habitait chez Georges, le libraire bourru. Que raconter à Stella, la fille d’Iris ? Qu’Iris s’était voulu comédienne, qu’elle avait lu, beaucoup, dans ce village éloigné de tout. Et qu’elle était partie un jour, sans prévenir quiconque. Pourquoi ? C’est autour de ce lourd secret que le roman tourne. Et des lectures fantasques d’Iris. Un jour elle avait lu La Guerre de Troie. A sa manière. Inventant tout devant un public médusé, dont beaucoup n’avaient pas lu un traître livre en quarante ans. Un autre La Chanson de Rolland. A sa manière toujours, au plus loin du récit, au plus près de l’histoire, subjuguant le village, racontant plutôt que lisant, poussant devant elle les personnages sans ménagement, les trimballant d’un siècle l’autre, d’un roman l’autre. Les vraies histoires ne se terminent jamais. Toute légende est littéralement chose à dire qui se prolonge de lecture en lecture, de Roncevaux à Guermantes. Et puis tout cela a pris fin brutalement. Iris est partie sans rien dire à personne, tandis qu’elle, la narratrice, s’est muée en «petite prof de province». Qu’est-ce qui lui a échappé ? Elle s’interroge. Qui venait à ces lectures ? Pourquoi ? Ne posant pas les bonnes questions. Comme de savoir ce qui s’était passé soudain dans ce petit village quand Iris avait surgi. Elle avait tout bousculé, à commencer par les conventions sociales, à commencer par les distances entre les gens, déchirant le voile de convenance qui repose d’ordinaire comme un suaire entre eux, ouvrant chacun à l’intimité de son être, retournée comme un gant pour faire place au désordre qui scintille et bat et éclipse tout sur son passage. Iris, c’était l’effraction qu’elle n’avait pas prévue, le grand chambardement des âmes et des consciences ouvertes subitement au flux héraclitéen de la vie dont on ne peut jamais prédire la force ni la direction. Ce grand bouleversement qu’elle avait touché du doigt et qu’elle avait fui, renonçant elle-même à son appel. C’est ce renoncement, au fond, qui interpelle. Pourquoi renoncer ? Faut-il renoncer pour que la vie prenne garde ?

Ariane Schréder, Et mon luth constellé, éditions Héloïse d’Ormesson, 18 janvier 2018, 254 pages, 18 euros, ean : 9782350874357.

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5 février 2018 1 05 /02 /février /2018 09:52

L’histoire sans fin des origines… Stephen Greenblatt, prix Pulitzer de l’essai, théoricien de la littérature, s’est lancé ici dans une grande enquête de toutes les productions, religieuses ou profanes, qui évoquent Adam et Eve. Moins de deux pages dans la Bible… Une fable sur la misère humaine, condamnant la désobéissance, renvoyant à l’héritage très lourd des chrétiens avec leur idée d’un péché originel, tandis que les musulmans, très sagement, ont converti le péché originel en erreur. Des siècles d’efforts collectifs pour faire vivre cette légende. Non sans mal, puisque la fable d’Adam comme holotype, exemplaire unique de l’espèce humaine, a très tôt dérouté les hommes… Comment y croire depuis le XIXème siècle, quand à la métaphore de la branche, les théoriciens de l’évolution ont préféré celle du buisson, ou d’un labyrinthe de faux départs et de détours ? Plus vite qu’on ne le pense, les lecteurs de la Bible se sont tournés vers une interprétation allégorique de la Genèse. A commencer par les hébreux, dont nombre d’entre eux voyaient dans cette histoire une grande force qui témoignait de la singularité de notre espèce : sa capacité à raconter des histoires, justement… Capables de détourner l’homme de sa nature biologique. Il y a donc eu une histoire, et puis nous avons existé. Dans un monde qui existait déjà, et depuis fort longtemps. Nous avons existé depuis peu, à dire vrai. Du texte de la genèse, Greenblatt retient qu’il aura été apostillé par plusieurs auteurs. Le texte s’est mis en place dans la durée en somme. Non sans circonspections ni emprunts, à la Mésopotamie Antique par exemple, au fameux Gilgamesh en particulier, qui en irrigua toute la rédaction. N’y façonne-t-on pas l’homme avec de l’argile là déjà ? Tout comme dans les deux, il y a cette solitude insupportable qui ouvre très vite à la nécessité de la création d’un Autre compagnon, un homme dans Gilgamesh, Eve dans la Bible. Les démonstrations de Greenblatt sont passionnantes, qui étudient le trouble des croyants à travers les siècles face au récit adamique. Comme ces questions de La Peyrère, s’interrogeant sur l’existence de villes dès les premières pages du récit biblique. Qui donc les peuplaient ? Men before Adam… Dès le premier siècle, les chrétiens tentèrent de combler les trous du récit biblique et de mettre un peu d’ordre et de logique dans un texte qui ne semblait déjà plus aller de soi. Greenblatt suit toutes les versions, toutes les tentations de n’y voir au fond qu’une allégorie, jusqu’à Saint Augustin, qui tenta d’asseoir la Lettre du récit. Il fallait qu’il fût vrai. Alors Augustin se lança dans une tentative qui dura quinze ans pour essayer de s’en tenir à une lecture littérale de la Genèse. Dieu avait bien créé le monde en six jours et s’était réellement reposé le septième… Adam et Eve l’avaient trahi et ils furent chassés du paradis. Au cœur de la théologie de la faute de Saint Augustin, sa réflexion sur la sexualité : c’est elle qui a transmis le péché de génération en génération… C’est elle la marque du Mal, affirme-t-il, confessant combien dans sa jeunesse il en subit la force… C’est parce qu’Adam et Eve durent concevoir leur progéniture sexuellement, que tout alla de mal en pis. Une anomalie que cette sexualité, aux yeux d’un Augustin qui avait commencé par décorporéiser Adam avant sa chute. C’est dans la libido qu’il cherche donc la fin de l’homme, une libido qui n’était pas le choix de l’homme mais une force qui le traversait pour l’asservir… Pourquoi ne sommes-nous pas maîtres de notre chair, se plaignait-il ? La concupiscence jetait nos âmes dans une sorte de naufrage. Dont on fit la femme responsable… L’épilogue est piquant, autour du Kibale Chimpanzee Project, décrivant cette absence de honte des singes étudiés. Des êtres en dehors du Bien et du Mal, comme durent l’être Adam et Eve, avant la faute…

Stephen Greenblatt, Adam & Eve, L’histoire sans fin des origines, Flammarion, traduit de l’américain par Marie-Anne de Béru, septembre 2017, 444 pages, 23,90 euros, ean : 9782081415942.

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