Le Roi Méduse, Brecht Evens
Ce qui frappe lorsqu'on prend en mains l'ouvrage, c'est que tout, de la couverture à la quatrième de couverture, y est conçu comme une œuvre graphique. Pas une page qui ne soit pensée artistiquement !
Ce premier volume raconte l'enfance d'Arthur, orphelin de mère, élevé par un père que l'on nommerait volontiers de complotiste. C'est à travers ses yeux qu'Arthur voit le monde, hostile, sans qu'on sache en quoi. Même si ça et là des indices en révèlent la malignité : un monde de contrôle, le nôtre. Mais rien n'est explicite et du coup, l'histoire dérange. A commencer par l'éducation du fils, où il n'est question que d'organiser la survie. Le père, manichéen, a divisé le monde en deux : celui des Dirigeants et celui des résistants : L'Alliance. Des dirigeants, on ne sait rien non plus. Sinon leur méthode : scotone. Et le père de prendre l'exemple du nez au milieu de la figure : très voyant, le regard ne pourrait y échapper, mais voir son nez à chaque instant serait insupportable. Du coup, le cerveau l'efface, le glisse derrière notre vision du monde. C'est un peu ça, ce roman graphique : notre vision du monde nous conduit immédiatement au malaise face aux méthodes du père. Mais... Qu'est-ce que Brecht Evens s'emploie à effacer ? Qu'est-ce que nous ne savons pas voir ? Plus voir ? Qu'est-ce que la société invibilise, que nous ne savons pas dénoncer ? Là, dès ce tome dérangeant, à nous demander où il veut en venir, sans admirer ce qui en fait la beauté, la force : ces planches somptueuses, d'une inventivité sans égale, libérant un imaginaire époustouflant et comme imprenable dans les filets de la raison...
Ou bien ces personnages hauts en couleur, comme ce corsaire, Anémone, ivrogne au dernier degré, une sorte de Falstaff tout droit sorti du théâtre Shakespearien ou de quelque conte fantastique, ouvrant en grand les portes de l'imaginaire, à nous faire languir, déjà, la suite !
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Le Roi méduse, Actes Sud, roman graphique, traduit du néerlandais par Brecht Evens et Wladimir Anselme, 285 pages, janvier 2024, ean : 97823301815138.
Patrick Campistron, éloge de la dés-illusion
Il y a d'abord ce cours en retrait de la place pour parvenir à la galerie Grand Monde. Un cours arboré, pavé, une rue d'un autre âge, presque une cour retirée de la place avec sa verdure discrète en cet automne parisien, où les arbres déploient leurs frondaisons comme autant de parasols naturels, offrant sans doute l'été aux passants leur ombre apaisante. Il y a ces pavés, lustrés par les siècles, chaque pierre plastronnée d'histoires. La rue serpente, bordée d'enseignes et de volets colorés entrouverts sur des intérieurs secrets, l'essence, aimerait-on, d'un Paris intemporel. On imagine Doisneau, on imagine Atget, on marche dans un Paris moiré, élégant, chaque détail, chaque recoin composé dans l'authenticité factice et le charme d'un village perdu au cœur de la métropole. On s'attend à voir surgir un chat, celui de Perec pourquoi pas, tout noir, se faufiler entre les pots de fleurs, ajouter sa touche à cette rue où d'étranges contes pourraient se murmurer à ceux qui prendraient le temps de les écouter.
Et la galerie enfin, dont on embrasse d'un seul tenant l'espace. Offrant du dehors un laps tout entier à la vue, théâtre visuel, invitation silencieuse à scruter l'intimité de l'art. Il y a cette galerie minuscule donc, un écrin, qui incarne comme un refuge où chaque visiteur peut, le temps d'un regard, s'immerger dans son monde et s'interroger : qu'est-ce que les images nous veulent ?
Celles de Patrick Campistron, donc. Mais, s'agit-il bien d'images ? Photographie-t-il encore ? Aucun usage social semble-t-il, dans son travail. Il ne documente pas, n'énonce rien : l'optique, ici, n'est pas romantique. Que rend-il donc visible alors, malgré l'empreinte, les indices collectés ou que l'on peut collecter à la surface des vues exposées là ? Des résidus, mais moissonnés par qui ? Le photographe ou son spectateur ? Les deux ? Sans doute. Encore que. Ses vues brouillent ce qui a été vu. Les circonstances de leur apparition, comme celle d'une usine, d'un cour arboré aussi bien, aperçu avant d'entrer dans l'enceinte de la galerie. Et si pour Barthes (dans S/Z), « toute description littéraire est une vue », il faut sans doute se défaire de l'idée qu'il s'agit ici de photographies pour en explorer les vertus...
Fin de l'illusion. Le point de fuite est la plupart du temps inassignable sur les surfaces accrochées au mur de la galerie. La profondeur de champ manque aux images de Patrick Campistron, et tout le champ souvent. Peu d'indices, d'icônes, de symboles. Le regard n'est pas pris dans un prolongement. Ni dedans, ni devant. Le référent n'est pas à l'intérieur de la vue offerte à la contemplation, ou bien dépouillé de presque toute trace indicielle, qui cependant persiste, comme un trouble de la vue.
Jean-Christophe Bailly, dans L'Instant et son ombre, parlait de l'image comme d'un «copeau envolé», arraché à sa source, pour que le cliché puisse ensuite prendre son envol si l'on peut dire. C'est cette liaison de l'image à l'objet qui l'a appelée, que Patrick Campistron ne cesse de rompre, pour en déplacer les significations et les enjeux.
Et pourtant, la tentation du regardeur reste grande, comme un défaut de vision, de scruter dans ses vues les indices d'une origine.
Mais l'origine est devant...
Qui trouble aussi la scénographie de l'exposition. On s'interroge : les images doivent-elles tenir au mur ? Accrochées à quelque souci didactique ? Comment isoler dans ce continuum ? D'autant qu'à rebours de ce qui se pratique, par sa taille d'écrin, la galerie n'invite pas à la déambulation du visiteur. Pas de parcours, ou sur place, du bout des cils peut-être, spectateur presque immobile d'une scène intérieure, la sienne. En se déplaçant à peine, on vivrait presque l'expérience du spectateur dans l'usage cinématographique.
Alors comment ne pas être troublé devant un art, celui que Patrick Campistron a décidé d'explorer, qui n'a cessé de s'éloigner de l'image au fond, pour défricher derrière, ou en deçà, ou au-dessus, ou en dessous, ce pan qui lui est curieusement immédiat ? Parlons de lignes, de traits, de chromatismes. Oublions le biais de la ressemblance. Les siennes signent la fin d'une croyance. Certes, il y a au départ une captation. Les décrire ? Quelle fonction mémorielle leur accorder ? Il y a au départ une captation et puis de mutations en reconstitutions, on ne sait trop quoi faire des formes qu'elles inscrivent encore.
Ces vues sont en fait indécidables dans l'abandon de la pellicule malgré leur migration vers un support qui pourrait encore passer pour une assuétude. Quid de nos habitudes visuelles ? Le chat, les pavés, la frondaison des arbres ? Est-ce cela décrire ? Non. Patrick Campistron séjourne dans l'après photographique qui caractérise désormais notre rapport à l'image. Il est dans la dissolution, sinon la disparition de ce que nous entendions jusqu'ici par photographie. Les siennes, retouchées, hybridées, métissées, se font dessins, peintures, graphies, textes. Elles en appellent à d'autres instances que celles de la photographie. Elles n'y sont plus assignables, bien qu'ici et là figure, encore enfoui, le modèle. Déréalisé. Le modèle comme impossible original : elles sont l'éloge de sa désillusion. Des images migrantes, sur un support et dans des formats qui ne sont pas que des portants d'images : reste leur grain qui en fait des œuvres destinées à ces tirages.
Images vectorielles de l'ère post-photographique, elles ne sont plus assignables. Et pourtant, si l'on peut toujours les nommer photographies, c'est qu'elles inscrivent des images du passé dans le photographiable contemporain comme une glossolalie visuelle, rendant ce photographiable aussi étranger que familier.
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Patrick Campistron, Photographies, Galerie Grand Monde, Cour Damoye, 12, place de la Bastille 75011 – Paris, jusqu'au 27 novembre 2024
La Mémoire et l'oblique, Georges Perec autobiographe, Philippe Lejeune
En 1991, Philippe Lejeune commençait ainsi l'avant-propos à son essai : « Perec autobiographe, l'alliance des mots peut surprendre qui penserait d'abord au Perec oulipien ». Certes, en 1988, Burgelin venait de publier au Seuil sa biographie de Perec, alertant sur l'existence dans cette œuvre de deux axes coexistants : l'un « existentiel », l'autre « formel ». Cependant, au début des années 1990, la réception restait placée sous le signe des prouesses littéraires de Perec. Il n'est que de regarder l'émission d'Apostrophes du 8 décembre 1978, dont Perec était l'invité, pour s'en convaincre : la légèreté du propos saluait là encore, dans La Vie mode d'emploi alors prix Médicis, la prouesse littéraire.
Le très bel essai de Philippe Lejeune, qui venait clore quatre années de dépouillement d'archives pérécquiennes inédites, principalement celles d'Ela Bienenfeld, et les lectures des feuillets dits « autobiographiques » dispersés ailleurs et jusqu'en Suède, ainsi que les autres archives et les tapuscrits que Perec n'avait voulu ou pu achever, ce très bel essai donc ouvrait enfin à la gravité de l’œuvre passée à peu près inaperçue.
La mémoire et l'oblique... Philippe Lejeune éclairait ainsi son titre : il s'agissait d'étudier la façon dont Perec s'était réapproprié sa mémoire et au-delà, celle de l'horreur : la Shoah. Mémoire oblique : remembrance de l'à-côté, du dévié. Lejeune expliquait, démontrait, décryptant l’œuvre jusque dans ses soubassements non littéraires, que l'anamnèse n'avait pu chez Perec que s'organiser obliquement, mieux, en convoquant le lecteur pour en accomplir la révélation. Dans le chapitre dédié à W-, Lejeune observait par exemple qu'aucun des deux récits entremêlés n'explicitait sa raison d'être et que seule leur confrontation, par la lecture donc, permettait de peu à peu saisir l'obsession qui les traversait. En outre, W- constituait à ses yeux le seul des textes autobiographiques de Perec qui « resserrait l'étau sur 'indicible » (p. 44).
Le détour, la ruse. Ce sont les mots qu'emploient Perec lui-même quand il parle de sa mémoire. Il lui fallait ruser, car il lui était psychologiquement impossible d'y accéder directement, sans effroi. Dans une lettre à Jacques Lederer, son ami des années lycée, Perec confiait que tout ce qui touchait aux camps le remplissait d'effroi. Qu'il ne pouvait l'affronter. Impossible même pour lui de simplement poser ce « Je suis né » qui tous nous rassure. Mais impossible non plus de ne pas répondre à l'appel de cette mémoire. Il ne pouvait donc y aller que de biais. Et en sollicitant en quelque sorte notre aide, tant il ne parvenait à dire et tant ce qu'il restait à en dire ne pouvait être qu'un dire collectivement assumé.
En 1969, Perec écrivait à Nadeau que pour les douze années à venir, il n'envisageait d'écrire ses romans que sous le poids de la quête autobiographique. Dix ans plus tard, il devait avouer qu'il n'avait écrit que des morceaux d'autobiographie, « qui étaient sans cesse déviés ». L'oblique. La seule indirection possible pour affronter son histoire.
Dans son essai, Philippe Lejeune a suivi au plus près les stratégies mises en œuvre par Perec pour déjouer et la mémoire et son oubli. Il les étudie magistralement dans l'approche génétique qui lui est familière. Exigeante. Fascinante. D'autant plus aboutie qu'il est l'un de ces rares universitaires à reconnaître ses limites, ses erreurs, et à reprendre, toujours, le fil de ses recherches. Il a ainsi voulu par la suite compléter son étude de la genèse de W ou le souvenir d’enfance. Parce que, écrit-il, il restait un mystère : « On y quittait Georges Perec fin 1970, bloqué dans la rédaction du livre autobiographique qui devait « récupérer » l’échec du feuilleton romanesque W. » Le livre qu'il devait construire, W-, devait comporter tout d'abord trois parties : les chapitres de W, les souvenirs d’enfance et un intertexte explorant les deux premiers et explorant son propre rapport à l'écriture. Mais, nous confie Philippe Lejeune, « il butait sur quelque chose qui l’empêchait d’aller plus loin ».
Or, fin 1975, Perec avait levé tous ses blocages, rédigé un nouveau plan, supprimé l'intertexte. Que s’était-il passé entre 1971 et 1975 ? Je vous laisse le découvrir. Ou plutôt, il est dommage que nous n'ayons plus accès à La Mémoire et l'oblique de Philippe Lejeune. Mais on trouve encore ici et là ses études, si savantes, si poussées, ses interventions dans différentes universités, qu'il serait bon de voir un jour publier en une somme...
Un mot encore, à propos de cette recherche et de W- de Perec.
Le livre est composé de deux récits qui s'entrecroisent, et l'ensemble est séparé lui-même en deux parties. Deux parties coupées par une double page quasiment blanche : la page de gauche est blanche et sur la page de droite, au milieu, se trouve ce signe de typographie :
(…)
Une convention qui indique la coupure d'un texte qui prenait place là, auquel l'auteur ne nous donne pas accès. Quel est ce texte ? Leur séparation intervient au moment où, dans la première partie, le récit d'enfance s'achève sur la séparation d'avec la mère, qui va être déportée et gazée dans un camp d'extermination. Mais rappelez-vous : l'insupportable a conduit Perec à nous contraindre de le partager avec lui. Le texte manquant parle de ça et nous convoque à sa rédaction.
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La Mémoire et l'oblique, Georges Perec autobiographe, Philippe Lejeune, éditionsP.O.L., février 1991, 256 pages, 20,1 €, ean : 9782867441967.
Vilin Souvenirs. Georges Perec, dans Genesis (Manuscrits-Recherche-Invention), numéro 1, 1992. https://doi.org/10.3406/item.1992.878
www.persee.fr/doc/item_1167-5101_1992_num_1_1_878
Hyperlien :
Genesis (Manuscrits-Recherche-Invention) Année 1992 1 pp. 127-151
L'OuLiPo et Georges Perec | Lumni Enseignement
Jubiler avec Perec à la Librairie l’Établi d'Alfortville...
Jubiler avec Perec... C'est le titre de la journée du 23 novembre 2024 que la librairie l’Établi nous a préparé. Avec dans le même temps l'annonce de trois jubilés pérécquiens qui seront ce jour-là fêtés : celui des 50 ans de la publication d'Espèces d'espaces, de celle des 35 variations autour d'un thème proustien et enfin de l'édition de sa première Tentative d'épuisement d'un lieu parisien. Un hommage en somme.
Que dire de Perec ?
Perec est surtout connu pour deux de ses ouvrages : La Vie Mode d'Emploi et La Disparition.
Le premier est sous-titré romans, au pluriel. On y compte pas moins de 250 micro-histoires. 600 pages, 99 chapitre et non 100 (et il y a des raisons à cela), 2000 personnages... Une sorte de roman balzacien, par son ampleur, voire son réalisme baroque. La comparaison vaut à plus d'un titre : La Comédie humaine, à travers ses 3000 personnages majeurs et ses quelques autres milliers pittoresques, avait l'ambition de donner à voir un monde complet. Perec, celle d'épuiser un fragment de ce monde. Balzac avait en outre conçu ses romans en miroir pour dépeindre notre monde et son envers. Voyez l'immeuble de la rue Chanoinesse, l'univers caché de Madame de la Chanterie, tout comme Perec construisait ses romans en miroir. Balzac toujours, emprunta au roman noir sa structure, son écriture – le Melmoth de Maturin entre autres, sublime-, pour le déconstruire, comme Perec le fit avec le genre du roman policier. Et puis, il y a du Rubempré dans le jeune Perec contemplant la capitale des Lettres, «à nous deux, Paris», rageant, se promettant de construire une œuvre à la hauteur des plus grands, Joyce, Proust, Balzac...
Pourtant lors de cette journée Perec, un marathon, la librairie l'établi ne proposera pas de lectures savantes de l’œuvre. Elle poursuit d'autres buts : non pas la consommation de la culture, fût-elle savante, mais son partage. Pas moins d'une vingtaine d'acteurs ce jour-là, chacun proposant modestement à voir, entendre, lire ce par où l’œuvre de Perec l'a attrapé.
Pour la dimension savante, les libraires renvoient à la biographie de référence écrite, ré-écrite, constamment actualisée, de David Bellos, Georges Perec.
Un essai monumental en effet. A cette occasion, il sera rappelé que Bellos avait observé deux grands moments dans la réception de l’œuvre de Perec. Le premier tournait, de son vivant essentiellement, autour de ses prouesses littéraires sinon langagières -quoi ?, un roman entier écrit sans la lettre « e », la plus fréquente dans la langue française ?... L'Oulipo, les contraintes ahurissantes et drôles qu'il se fixait... On jubilait à cette lecture. Et puis à partir de 1991 et de l'essai magistral de Philippe Lejeune (La mémoire et l'oblique, Perec autobiographe), on avait commencé à scruter ce que ces contraintes masquaient : l'émotion, la gravité, le tragique de l’œuvre.
Pour la soirée que la librairie organise, de performances, lectures et monstrations diverses, leur équipe Perec a choisi d'accomplir le chemin inverse : de l'émotion à la jubilation.
Finir sur la jubilation : parce qu'il y a dans Perec une force de vie incroyable. Quel bon choix !
@librairieletabli #Perec #georgesperec #oulipo #jJ #joeljegouzo #litterature #lettres #ladisparition #laviemodedemploi #proust #joyce #balzac #autobiographie #editionsloeilebloui #alfortville
librairie l’Établi, 8 rue Jules Cuillerier Alfortville
La Danse des flamants roses, Yara El Ghadbran
La mer morte s'est asséchée, imagine l'autrice. A peine une utopie, tant cette mer est menacée par le changement climatique. Asséchée, elle est devenue le refuge des flamants roses, l'une des rares espèces animales à avoir su s'adapter à un territoire aussi hostile, établie déjà sur les hauts plateaux d'Amérique du Sud dans des lacs salés asséchés. La mer moribonde, une maladie dite du sel s'y est propagée, aussi virulente que l'a été le Covid, et qui décide les autorités à confiner toutes les populations qui l'habitent. Bien sûr il faut non seulement enfermer les contaminés, mais aussi soustraire le traitement qui leur est réservé aux regards internationaux : l'armée (laquelle ? On ne se le demande plus...), y fait des incursions violentes, massacrant tout être qu'elle rencontre. Des milliers d'être humains se trouvent ainsi pris au piège, juifs comme palestiniens. Là est l'utopie : que les palestiniens ne soient plus les seuls victimes prises au piège...
L'état a donc verrouillé la vallée et le monde a tourné le dos sur le sort des populations qu'on y a enfermées...
Derrière le mur, côté état hébreu, indifférent au sort des habitants du ghetto, la vie occidentale reprend ses «droits» abjectes. Tandis que de l'autre côté du mur, la vie finit par se maintenir. Déjà la faune et la flore s'adaptent, prolifèrent, tandis que les survivants humains peu à peu y construisent une autre civilisation, perdue désormais.
«Alors on a oublié le monde à notre tour », écrit l'un des personnages du roman. Les survivants bâtissent. Alef, le premier enfant né dans la vallée après l'évaporation de la Mer morte, premier enfant du sel, fils d'une botaniste palestinienne et d'un rabbin israélien, incarne l'espoir d'un monde autre. D'un monde où le vivant serait placé en son centre. Le vivant, élargi au monde des animaux qui sont ici des personnages à part entière telle l'araignée Ankabout. Des personnages non humanisés mais ancrés dans leur propre logique, en marge de la nôtre, forts d'une intelligence qui n'est pas la nôtre et contribue, avec la nôtre, à faire germer ce monde nouveau.
C'est la grande force du roman, son grand rêve aussi, dans lequel l'autrice avoue se réfugier quand de Palestine, dont elle est une enfant, lui vient l'horreur sur laquelle les dirigeants du monde occidental ont choisi de s'asseoir. Elle rêve qu'elle vit parmi les flamants roses, qu'elle accomplit, ne serait-ce qu'en rêve, le mot d'ordre de Jacques Rancière : «Au fond, la rupture ce n'est pas de vaincre l'ennemi, c'est de cesser de vivre dans le monde que cet ennemi a construit ».
Yara El Ghadbran, La Danse des Flamants roses, éditions Mémoire d'encrier, avril 2024, 272 pages, 22 euros, ean : 978289712981.
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Les Algériens en France, une histoire de générations, Benjamin Stora et Nicolas Le Scanff
La BD s'ouvre sur la Marche pour l'égalité du 15 octobre 1983, marqueur fort de cette histoire «commune» que Benjamin Stora entend illustrer. A l'issue de cette Marche au succès éclatant, un espoir se leva. C'est le prétexte de la BD : quelques jeunes participants à cette marche sont invités par Radio Beur à raconter leurs motivations et cette histoire personnelle, familiale, qui les a conduits à une telle détermination. Ils seront le fil de notre lecture.
Lyon, Les Minguettes à l'origine de la Marche. Très vite, leurs récits nous entraînent dans les profondeurs de l'Histoire des parents, des grands-parents. On ouvre ainsi les portes des cafés-hôtels algériens de l'entre-deux guerres, qu'inventa la première grande vague d'immigrés. La France avait besoin de bras, elle ne s'en priva pas. Lieux de culture, de musique, de prière, de débats passionnés, Stora retrace toute cette histoire méconnue, Messali Hadj, qui fonda l'Etoile Nord Africaine, l'organe militant du besoin d'indépendance, rejoint par des français courageux et mûrs pour penser la libération de l'Algérie. Le fil chronologique se brouille parfois au gré des entretiens. C'est que cette histoire est non seulement complexe, mais elle a été trop longtemps tue pour s'énoncer clairement. Il faut faire l'effort de l'entendre, de la suivre dans ses méandres. On traverse alors les premières grandes insurrections, comme celle des Kabyles en 1871, à l'époque de la Commune de Paris, réprimée férocement par l'état colonial. On vit avec ces immigrés qui ont donné leur vie dans les tranchées de 14-18 pour sauver la France et qui pour récompense, eurent le droit d'espérer prier dans un lieu enfin décent : dans cette Grande Mosquée de Paris qu'on commença d'édifier en 1922. Mais on vit aussi dans ces studios minuscules, comme celui de Samia, née en 1962 à Vénissieux, où les quatre membres de sa famille s'entassaient dans une seule pièce alors que le père, un Chibani, s'éreintait pour un salaire de misère à la SNCF. On traverse ailleurs les Trente Glorieuses qui tant nous font encore rêver, qui recrutèrent massivement des travailleurs algériens exclus, eux, de l'abondance qui se pavanait. On découvre alors les bidonvilles qui les accompagnèrent d'un bout à l'autre de cette modernité. On croise des algériens aux gueules noires dans les mines du Nord de la France, des algériens métallos dans la sidérurgie et dans toutes ces industries motrices de la modernisation du pays dont, bien sûr, l'automobile. Et de 36 à mai 68, on vit la solidarité de ces immigrés qui tant luttèrent pour la défense des intérêts ouvriers en France !
Et puis soudain, le format de la BD se fait saisissant, qui contraint l'historien, en si peu d'espace, à recenser les crises, de la manifestation du 14 juillet 1953 réprimée dans le sang par la police française qui ouvrit le feu sur les ouvriers algériens, à l'horreur du 17 octobre 1961.
Soudain, la BD révèle par son format lapidaire une histoire barbare, contraignant l'historien à égrener les dates de cette barbarie : l'assassinat de Malek Oussekine, l'assassinat d'Abdel Benyahia, et tant d'autres depuis. On voit, littéralement, se construire sous nos yeux le racisme d'état qui semble désormais devoir bientôt parvenir à son comble.
Est-ce la raison pour laquelle la BD s'achève sur la tragédie du 17 octobre 1961 ? Comme un symptôme glaçant et actuel...
Benjamin Stora et Nicolas Le Scanff, Les Algériens en France, une histoire de générations, préface de Naïma Yahi, éditions La Découverte, septembre 2024, 144 pages, 23 euros, ean : 9782348079665.
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Histoire dessinée des juifs d'Algérie, de l'Antiquité à nos jours, Benjamin Stora
Une histoire personnelle, familiale, aux profondeurs historiques impressionnantes. Elle commence en 1879, neuf ans après le décret Crémieux qui accordait la nationalité française aux juifs d'Algérie et les séparait définitivement de leurs frères algériens, dont ils avaient partagé l'histoire commune pendant quatorze siècles... Et cette histoire s'ouvre sur l'expulsion de Salim, musulman, des terres qu'il cultivait depuis des siècles, lui et ses ancêtres. Ses amis juifs le déplorent, s'en émeuvent, mais rien n'y fait, Salim doit partir à Batna, cette ville créée en 1848 par Napoléon III. Le jour de son départ, Salim fêtait la Brit Milah du fils de son meilleur ami.
Le ton est donné. Benjamin Stora rappelle qu'en 1865, peu avant le décret Crémieux, israélites et musulmans avaient refusé leur naturalisation, car en échange, l'état exigeait le renoncement à leurs religions.
Le décret Crémieux mit ainsi fin à la culture judéo-musulmane, fière de siècles d'existence, et dont presque tout est perdu aujourd'hui : de l'héritage arabo-hébraïque, il ne sera d'ailleurs plus question dans cette publication dont le format BD ne permet malheureusement pas l'exploration. A peine devons-nous nous contenter d'apprendre, médusés, qu'il s'agit sous la plume de l'historien, de rien d'autre que de l'histoire d'une civilisation qu'il fait remonter à 900 avant J.-C., lorsque une tribu hébraïque quitta la Palestine pour s'établir en Algérie, où elle fut rejointe par des tribus berbères converties au judaïsme !
Le récit rebondit en France, à Sarcelles, en 2019 : le jeune David est à la recherche de ses origines algériennes. Il croise des érudits, de sa famille ou proches des siens, qui ne manquent pas de lui rappeler alors cette histoire forte de 14 siècles de présences juives au Sahara. Et au passage bien sûr, le lecteur en apprend beaucoup sur cette histoire et les figures qui l'ont ponctuée, comme celle, inattendue, de La Kahina, reine berbère mythique et grande figure anachronique du féminisme. Nous traversons ainsi toute l'Histoire du continent nord-africain, de Maïmonide aux ottomans, jusqu'à la fin de leur régence sur l'Algérie avec le début de la conquête française de ces territoires (1830), pour des raisons à la fois économiques (mettre la main sur le blé berbère), et géopolitique : contrecarrer la présence britannique au Proche-Orient.
Et bien évidemment, l'histoire moderne, puis contemporaine y sont parfaitement documentées, ce qui est une prouesse dans un tel format, jusqu'à la fin dramatique de l'Algérie et le départ tragique de 130 000 juifs pour la France.
Benjamin Stora et Nicolas Le Scanff, Histoire dessinée des juifs d'Algérie de l'Antiquité à nos jours, éditions de la Découverte, octobre 2023, 142 pages, 22 euros, ean : 9782348060502.
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L'Algérie en guerre (1954-1962), un historien face au torrent des images, Benjamin Stora
L'essai de Benjamin Stora fait le point sur la profusion et la nature des images de la Guerre d'Algérie, un point rubriqué en médias : photographies, cinéma, magazine, documentaire, etc.
Premier constat : c'est qu'il en existe beaucoup plus qu'on ne l'imaginait. Du moins, qu'on en avait le sentiment. Alors pourquoi ce sentiment ? La faute tout d'abord à la situation politique dans laquelle nous nous trouvions : censure et autocensure ont invisibilisé ces guerres perdues qui humiliaient le sentiment national d'alors (Indochine, puis Algérie), et dont les images portaient en outre en elles-mêmes une charge morale très violente contre la barbarie d'une guerre qui voulait absolument taire son nom. Ensuite parce que ces deux guerres ont été recouvertes rapidement par les images de la Guerre du Vietnam, qui eut comme un effet de masquage. Enfin, parce que les images de la propagande française ont déséquilibré les flux pour les rendre profondément inégalitaires : si la propagande militaire française a pu disposer de tout l'appareil d'état pour générer par millions les images de sa guerre, le maquis algérien, lui, ne put en proposer qu'avec une extrême parcimonie. De même les images de l'Algérie rurale, essentiellement sous contrôle de la photographie européenne.
Le grand mérite de cet essai, c'est donc déjà de tenter de rétablir l'équilibre en pointant les fonds disponibles aujourd'hui, méthodiquement, scrutant et proposant aux recherches à venir ceux qui pour l'heure restent peu ou pas dépouillés. Une vraie mine !
Au passage, Benjamin Stora fait comme l'effort d'une passation, dessinant les contours et convoquant sources des possibles chantiers à venir.
De la photographie aux images cinématographiques qu'il analyse avec un rare talent, il ouvre enfin les portes au cinéma algérien trop peu fréquenté sur cette documentation de la guerre, et dresse encore le bilan des essais cinématographiques trop rares sur une histoire qu'il reste encore beaucoup à explorer, alors qu'elle nous est commune.
Benjamin Stora, L'Algérie en guerre (1954-1962). Un historien face au torrent des images, éditions de l'Archipel, octobre 2024, 336 pages, 22 euros, ean : 9782809847765.
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Ce que vous trouverez caché dans mon oreille, Mosab Abu Toha
Publié en 2022, réédité en 2024, ce qui trouble, c'est l'actualité du recueil, l'actualité du désespoir, de la souffrance palestinienne face à la barbarie. « Comment dire la vie à Gaza ? », s'interroge Mosab Abu Toha. Tellement documentée aujourd'hui, Gaza anéantie, entièrement détruite, les villes, les champs, les routes, les infrastructures, les écoles, les hôpitaux si méthodiquement anéantis : seule l'ampleur de la catastrophe semble avoir changé, cette fois, Gaza n'est plus, sinon un abîme au bord duquel se tient, le nez bouché, l'occident qui vient de signer sa totale faillite morale.
« Où est mon pays ? », chancelle-t-il : « dans l'ombre des arbres » déracinés, calcinés sous la voûte de nuits éclairées par les missiles israéliens.
Il n'y a pas de mots pour faire ne serait-ce que semblant de combler cette béance ouverte dans le monde. Juste les sanglots des palestiniens, étouffés, car en Palestine, nous dit Mosab Abu Toha, il faut sangloter sans bruit, de peur de voir la soldatesque exciter sa cruauté à la vue de ces larmes.
Mosab Abu Toha est né dans un camp, où son propre père est né, où son grand-père a dû -on n'ose ici parler de refuge tant ce serait immonde que de l'imaginer- venir y survivre après que des soldats lui ont volé sa maison à Jaffa (« Mon grand-père était un terroriste : il s'occupait de son champ »). Trois générations de palestiniens forcés de vivre dans des camps ! Et aujourd'hui, il faut apprendre aux enfants à se cacher dès qu'un drone pointe au-dessus de leur tête.
La Palestine que le poète décrit ressemble déjà beaucoup à celle que nous ne pouvons pas faire semblant d'ignorer : celle d'aujourd'hui, rasée à 80%... Où chaque jour la population civile subit des bombardements assassins sans parvenir souvent à enterrer ses morts, tant ils sont nombreux.
« Nous méritons une mort meilleure », écrit à ce propos Mosab Abu Toha : « Nos corps pourrissent sous le soleil brûlant », et les maisons se transforment « en un ragoût de béton et de sang».
Le recueil est suivi d'un entretien, au cours duquel Mosab Abu Toha évoque le miracle de sa survie, d'avoir été remarqué par une université américaine qui lui a permis d'échapper au massacre de ses pairs. De la Poésie palestinienne, il donne la vraie raison d'être : non pas une forme littéraire qu'il faudrait suivre ou combattre, mais une émotion qui ouvre à toutes les formes possibles. Est-ce pour cela qu'elle est si forte et si riche ?
Quand il se penche sur son enfance, Mosab Abu Toha réalise que peu de photos de famille circulent en Palestine : les bombardements incessants depuis 76 ans en sont venus à bout, le souvenir ne peut plus exister qu'en images littéraires, en récits, une odyssée orale qu'il faut sauver pour que ces souvenirs ne se perdent pas.
Mosab Abu Toha, Ce que vous trouverez caché dans mon oreille, éditions Julliard, traduit de l'anglais par Eve de Dampierre-Norisay, octobre 2024, 186 pages, 20 euros, ean : 9782260056485.
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En attendant le Déluge, Dolorès Redondo
Bible John, ainsi que la presse le surnomma, assassina en 1968 au moins trois femmes de la région de Glasgow, avant de disparaître. L'affaire fit grand bruit. En 1983, de nouveaux meurtres rappelèrent son mode opératoire. Mais il restait introuvable. En 1996 Donald Simpson crut pouvoir l'identifier enfin et publia un ouvrage pour proposer sa solution. D'autres meurtres, des disparitions, semblaient le confirmer. En vain. Plus tard encore, en 2023, de nouveaux assassinats semblaient porter sa signature. De nouvelles hypothèses furent nouées autour d'un nouveau Bible John. Sans convaincre. L'affaire, ré-ouverte, le resta, irrésolue jusqu'à nos jours.
Été 1983. L'autrice est adolescente. Elle a l'âge de sa première victime. C'est là que commence le roman de Dolorès Redondo : elle imagine que Bible John a repris du service. L'énigme Bible John l'a hantée trente-neuf ans durant. Elle mit plus de vingt ans à l'écrire.
Harmony Cottage, un lac près de Glasgow. Johny est un ado tourmenté, «le garçon» dans le texte, élevé rudement à la campagne par trois femmes solitaires et toxiques. Autour d'un bac d'eau, il s'affaire sur un tissu imprégné de sang, de pourriture. On a compris. Un peu plus loin dans le roman, on le voit flairer une adolescente pubère comme un animal...
Glasgow, 1983. Si l'on n'a pas compris, l'inspecteur Noah Scott Sherrington est là pour nous éclairer. Il piste Johny qu'il soupçonne d'être Bible John. Il le piste un jour d'orage, de déluge plutôt, sa voiture presque dans les roues de celle de Johny, dans le coffre de laquelle il y a un cadavre de jeune femme. Voilà, on sait tout. On sait aussi que le trait commun à toutes ces morts touche à un vrai tabou de nos sociétés : les humeurs, tout ce qui sort du corps de l'humain, là, en l'occurrence, toutes les femmes assassinées avaient leurs règles le jour de leur supplice.
La tempête fait donc rage. Un moment, Johny s'arrête sous les éclairs, les bras en croix, mystique, tutoyant le ciel, les dieux. Puis il creuse l'argile boueuse pour y enfouir un nouveau corps face au Loch. Là où il fouille la boue, la tempête a raviné le sol, exhumé des bras, des jambes, dix-neuf cadavres de femmes : son cimetière marin à lui. Noah se jette sur lui, mais au moment de lui passer les menottes, fait un arrêt cardiaque. Johny se sauve, laisse Noah pour mort, Noah dont on retrouvera le corps, sinon le cadavre, le lendemain. Et contre toute attente, déclaré mort, il revient à la vie, pour apprendre que Johny s'est enfui, que l'enquête lui est retirée, qu'il est mis à la retraite parce que son espérance de vie se compte en mois désormais. Survivant, mais il n'est plus flic. Il ne pourra pas arrêter Johny, qui a disparu.
Tout tout le récit va alors se focaliser sur l'acharnement de Noah, bien décidé à rendre justice aux femmes assassinées avant de mourir. Sa rage va le conduire sur les traces de Johny, d’Écosse en France, puis en Espagne : Bilbao. L'essentiel va se jouer là. Sous de nouvelles identités, et pour le meurtrier et pour le flic. Avec en arrière plan, mais très léger, la guerre des indépendantistes, irlandais d'un côté, basques de l'autre, et au milieu, un flic espagnol venu à la rescousse de Noah tout comme une psychiatre, qui l'accompagne dans son appréhension de la mort qui vient en lui. L'occasion de dérouler tout le lexique des maladies coronarienne, ainsi que celui du deuil, de la maladie, quand elle est mortelle, et très sommairement, autour des menstrues sous l'angle du point de vue masculin : qu'est-ce que ça fait aux hommes cette charge de sang ? L'occasion de réélaborer magistralement le concept de stress post-traumatique et de faire semblant d'avoir trouvé une conclusion à une affaire qui aura marqué l’Écosse : l'autrice nous fait croire en fait qu'elle a résolu l'affaire, mais ne fait que cela : nous faire croire, tant la fin est tragique, sombre, littéralement désolante. Car le final opère dans une apocalypse. Par deux fois la tempête fait rage dans ce roman : pour l'ouvrir et pour le clore. Le Déluge. Non pas biblique et soutenu par l'espérance d'un renouveau, mais comme le reflux de la Chute, dont on ne peut rien attendre.
On regrette toutefois à le lire, que l'autrice n'ait pas su questionner ce tabou des menstrues. La résolution de l'énigme est simplifiée : Johny était la victime de ses tantes au moment de leurs règles. Il y avait pourtant beaucoup à creuser sous le tabou des humeurs féminines. Mais l'autrice a fait un autre choix : documenter médicalement son roman autour des maladies cardiaques, des premières greffes du cœur.
Pour autant, on n'en ressort pas déçu. Deux partis pris lèvent l'enthousiasme à sa lecture. La reconstitution minutieuse du Bilbao des années 1980 tout d'abord. Loin de toute folklorisation elle nous fait vivre un monde ouvrier, populaire, révolutionnaire, disparaissant. Dans le détail de ses bars, de ses joies, de ses révoltes, de ses lieux si parfaitement incarnés. Et quant à l'autre, il touche aux personnages du roman, tous submergés par leurs faiblesses. Ils sont tous faibles, fragiles, comme tout cet univers qu'elle reconstruit, emporté par une force supérieure, ces deux orages en sont la métaphore, en même temps que la résolution du récit, dantesques, ténébreux, sinon eschatologiques et prophétiques : l'humanité engloutie sous des trombes d'eau...
Dolores Redondo, En attendant le Déluge, traduit de l'espagnol par Isabelle Gugnon, série noire Gallimard, août 2024, 558 pages, 21 euros, ean : 9782024022814.
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