Bible John, ainsi que la presse le surnomma, assassina en 1968 au moins trois femmes de la région de Glasgow, avant de disparaître. L'affaire fit grand bruit. En 1983, de nouveaux meurtres rappelèrent son mode opératoire. Mais il restait introuvable. En 1996 Donald Simpson crut pouvoir l'identifier enfin et publia un ouvrage pour proposer sa solution. D'autres meurtres, des disparitions, semblaient le confirmer. En vain. Plus tard encore, en 2023, de nouveaux assassinats semblaient porter sa signature. De nouvelles hypothèses furent nouées autour d'un nouveau Bible John. Sans convaincre. L'affaire, ré-ouverte, le resta, irrésolue jusqu'à nos jours.
Été 1983. L'autrice est adolescente. Elle a l'âge de sa première victime. C'est là que commence le roman de Dolorès Redondo : elle imagine que Bible John a repris du service. L'énigme Bible John l'a hantée trente-neuf ans durant. Elle mit plus de vingt ans à l'écrire.
Harmony Cottage, un lac près de Glasgow. Johny est un ado tourmenté, «le garçon» dans le texte, élevé rudement à la campagne par trois femmes solitaires et toxiques. Autour d'un bac d'eau, il s'affaire sur un tissu imprégné de sang, de pourriture. On a compris. Un peu plus loin dans le roman, on le voit flairer une adolescente pubère comme un animal...
Glasgow, 1983. Si l'on n'a pas compris, l'inspecteur Noah Scott Sherrington est là pour nous éclairer. Il piste Johny qu'il soupçonne d'être Bible John. Il le piste un jour d'orage, de déluge plutôt, sa voiture presque dans les roues de celle de Johny, dans le coffre de laquelle il y a un cadavre de jeune femme. Voilà, on sait tout. On sait aussi que le trait commun à toutes ces morts touche à un vrai tabou de nos sociétés : les humeurs, tout ce qui sort du corps de l'humain, là, en l'occurrence, toutes les femmes assassinées avaient leurs règles le jour de leur supplice.
La tempête fait donc rage. Un moment, Johny s'arrête sous les éclairs, les bras en croix, mystique, tutoyant le ciel, les dieux. Puis il creuse l'argile boueuse pour y enfouir un nouveau corps face au Loch. Là où il fouille la boue, la tempête a raviné le sol, exhumé des bras, des jambes, dix-neuf cadavres de femmes : son cimetière marin à lui. Noah se jette sur lui, mais au moment de lui passer les menottes, fait un arrêt cardiaque. Johny se sauve, laisse Noah pour mort, Noah dont on retrouvera le corps, sinon le cadavre, le lendemain. Et contre toute attente, déclaré mort, il revient à la vie, pour apprendre que Johny s'est enfui, que l'enquête lui est retirée, qu'il est mis à la retraite parce que son espérance de vie se compte en mois désormais. Survivant, mais il n'est plus flic. Il ne pourra pas arrêter Johny, qui a disparu.
Tout tout le récit va alors se focaliser sur l'acharnement de Noah, bien décidé à rendre justice aux femmes assassinées avant de mourir. Sa rage va le conduire sur les traces de Johny, d’Écosse en France, puis en Espagne : Bilbao. L'essentiel va se jouer là. Sous de nouvelles identités, et pour le meurtrier et pour le flic. Avec en arrière plan, mais très léger, la guerre des indépendantistes, irlandais d'un côté, basques de l'autre, et au milieu, un flic espagnol venu à la rescousse de Noah tout comme une psychiatre, qui l'accompagne dans son appréhension de la mort qui vient en lui. L'occasion de dérouler tout le lexique des maladies coronarienne, ainsi que celui du deuil, de la maladie, quand elle est mortelle, et très sommairement, autour des menstrues sous l'angle du point de vue masculin : qu'est-ce que ça fait aux hommes cette charge de sang ? L'occasion de réélaborer magistralement le concept de stress post-traumatique et de faire semblant d'avoir trouvé une conclusion à une affaire qui aura marqué l’Écosse : l'autrice nous fait croire en fait qu'elle a résolu l'affaire, mais ne fait que cela : nous faire croire, tant la fin est tragique, sombre, littéralement désolante. Car le final opère dans une apocalypse. Par deux fois la tempête fait rage dans ce roman : pour l'ouvrir et pour le clore. Le Déluge. Non pas biblique et soutenu par l'espérance d'un renouveau, mais comme le reflux de la Chute, dont on ne peut rien attendre.
On regrette toutefois à le lire, que l'autrice n'ait pas su questionner ce tabou des menstrues. La résolution de l'énigme est simplifiée : Johny était la victime de ses tantes au moment de leurs règles. Il y avait pourtant beaucoup à creuser sous le tabou des humeurs féminines. Mais l'autrice a fait un autre choix : documenter médicalement son roman autour des maladies cardiaques, des premières greffes du cœur.
Pour autant, on n'en ressort pas déçu. Deux partis pris lèvent l'enthousiasme à sa lecture. La reconstitution minutieuse du Bilbao des années 1980 tout d'abord. Loin de toute folklorisation elle nous fait vivre un monde ouvrier, populaire, révolutionnaire, disparaissant. Dans le détail de ses bars, de ses joies, de ses révoltes, de ses lieux si parfaitement incarnés. Et quant à l'autre, il touche aux personnages du roman, tous submergés par leurs faiblesses. Ils sont tous faibles, fragiles, comme tout cet univers qu'elle reconstruit, emporté par une force supérieure, ces deux orages en sont la métaphore, en même temps que la résolution du récit, dantesques, ténébreux, sinon eschatologiques et prophétiques : l'humanité engloutie sous des trombes d'eau...
Dolores Redondo, En attendant le Déluge, traduit de l'espagnol par Isabelle Gugnon, série noire Gallimard, août 2024, 558 pages, 21 euros, ean : 9782024022814.
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