Du Ciel plein les dents, Frédéric Arnoux
« Une fièvre poétique », écrit sans s'y attarder Frédéric Arnoux. Presque dès les premières phrases. Une fièvre. Posée. Là. D'emblée. Et c'est bien de cela qu'il s'agit. A condition d'entendre par poétique le vrai sens du mot politique, et par fièvre, moins une flambée qu'un malaise : qu'on en soit arrivé là, à écrire dans cette distance où la révolte s'est tue (tuée?).
Le Nain. Huit ans.
8 ans !
Escalier C, bâtiment B, 4ème étage droite : Frédéric Arnoux revient à son inspiration première, cet ensemble de trois bâtiments triangulaires que l'on a découvert avec Merdaille. Une cité (une cité, vraiment?) rejetée loin de tout, si loin qu'elle en est devenue une fiction, l'allégorie de nos débâcles, avec sa lie et ses grotesques -à comprendre dans le sens d'un ornement, additionnant le risible à l'effroi. Le Nain donc et son frère, le grand, qui le protège comme il le peut du Daron, toujours mauvais, shooté à la bicyclette et à la frustration, coursant Moman dans la cuisine pour la violer quand le (dé)goût lui en vient. Et Moman, outrageusement maquillée parfois, qui tapine peut-être, que sait-on des lendemains ? Moman qui danse surtout, quelques pas dans la cuisine, sublime image, dont elle aimerait bien donner le goût à son plus jeune. La danse, moins échappatoire qu'échappée, aussi belle qu'il est possible entre deux défaites devant la vie. Et puis la dope, partout, et Diana, la petite amoureuse qu'il aimerait tant aimer, le Nain. Qu'il aime tant. Les toxicos encore, l'économie d'un marché déglingué où on a que de la peau à échanger. Enfin Tonio le dadaïste, posté sur l'un des toits d'immeuble, avec sa carabine. Pour l'instant il ne dégomme que des pigeons. Demain, il recrutera une armée de racistes et tirera sur les gens. La violence donc, et encore, juste habituelle, comme coutumière : une loi nécessaire, car qu'attendre d'autre quand tous les rêves sont épuisés ?
Le Nain rêve pourtant obstinément. Et porte naïvement le récit. Le sort plus qu'il ne l'arrache à l'horreur, partout présente. L'extirpe même au lexique de l'auteur et de ce cadre urbain, bien réel pourtant, tellement documenté ailleurs, mais dont on n'entrevoit ici que le décor. Le malheur ? Un bibelot. Un ornement, cette défroque rongée de mites qu'évoquait le Corbusier. Le malheur ? On sait. Je veux dire : nous, lecteurs, on sait. La souffrance ? On connaît. L'horreur du massacre des Innocents ? On a vu ça, oui. Mais ça ne nous touche plus. Voyez l'actualité. On sait tout ça, on a lu et relu et tant lu sur ces sujets. C'est ça qui va pas avec la littérature, aurait dit Beckett. Qu'on fait même pas semblant que ça existe pas que dans les bouquins, ou que dans les séries. On sait que ça existe.
Et après ? Qu'écrire d'avec tout ça ? Quel plus jamais ça qui l'empêcherait enfin ? On aurait presque besoin du secours d'Adorno, là. Lui disait qu'on ne pouvait écrire que bestialement désormais. Mais même plus. Qu'écrire de la violence de nos renoncements ?
Frédéric Arnoux l'écrit. Et se choisit pour l'écrire le narrateur le plus invraisemblable : le Nain, huit ans. Qui sait juste une chose, c'est qu'on ne grandit pas pour devenir un homme. On grandit. C'est tout. Et tout le reste est littérature (Artaud). Ce reste auquel se refuse Frédéric Arnoux.
Ce grand monde s'est peut-être déjà usé jusqu'à la corde... (Shakespeare)...
Pas celui du Nain. C'est ça le plus troublant. Sa bonace : Du Ciel plein les dents.
J'avais commencé par écrire : Le Nain, huit ans, point d'exclamation.
Sommes-nous donc devenus des nains que nous devions attendre notre salut d'un enfant ? Juchés sur ses épaules ?
Relisez dans la foulée Oliver Twist, Un conte de Noël, David C. … Quelles Grandes Espérances tirer de nos récits ? Le Nain prie, guignol, un peu à la manière de Jo dans David Copperield : Notre Père, …, oui, …, c'est bien ça. C'est très bien. Et meurt. De ce que notre société n'a plus rien à vivre. Peut-être. Sinon prier les enfants de prier pour leur propre tchao.
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Frédéric Arnoux, Du Ciel plein les dents, éditions Jou, juin 2024, 156 pages, 13 euros, ean : 978249628061.
Du Bétail, Frédéric Arnoux
Bronzo, étourdi, se demande si son heure est venue. Là où il gît, peu de chance de s'en sortir. Et sortir est bien le mot. Mais qu'il crève ou non, personne ne versera de larmes sur sa mort : Bronzo, c'est un tueur à gages. A la solde du gouvernement français. En toile de fond, Khadafi, Sarko, des barbouzes bien françaises rodées au sale business de la start up nation. Khadafi... Sarko... Et Joss, le politique qui a permis la liquidation de Khadafi. Aux manettes donc. Tout est sous contrôle, pense-t-il. Et bien justement pas. A cause de ses « projets ». N'oublions pas que nous sommes une nation de « projets », parce que c'est leur « projet » que nous le soyons... Là, Joss a construit l'idée d'une immense fête nationale pour la Saint-Valentin. Ce sera grandiose, aussi époustouflant que les Jeux Olympiques. Et l'occasion de lancer sur le marché de la drogue sa propre came : de la coke rose. Fun, quand il ne reste plus que ce fun pour occuper la classe politico-médiatique, celle du grand remplacement de l'idée d'humanité par celle de bétail humain. Hélas pour Joss, la concurrence ne l'entend pas ainsi et recrute trois anciens des FARC convertis en tueurs à gages au service de la dope pour contrecarrer son plan de comm'. Et tout ce monde véreux, inquiétant, assassin, va se croiser, se mélanger, se coudoyer fraternellement dans une sorte de grande parade destructrice. Là, dans une France pitoyable, aux abois. Tandis que « le bétail » n'a qu'une idée en tête : s'en sortir indemne. Survivre. Recoudre ce qu'il reste de tissu social pour y loger son peu d'espoir.
Le temps du récit est décousu lui aussi. Tout comme sa géographie, ouverte aux quatre vents, de Belle Épine (Créteil) à la Guinée-Bissau. Tout comme son imaginaire, du Stabat Mater à la filmographie de Ken Loach, entre polar et mise en abîme du roman. Car là, comme dans son précédent opus, Frédéric Arnoux interroge aussi la fonction du récit. Dans celui-ci, c'est autour de la violence et de son exhibition narrative qu'il le fait, dans une mise en abîme de la fiction cinématographique dans la fiction romanesque (voir pages 95/96 du roman). Entre snuff et sniffe, la mise en scène de la violence extrême interroge : son spectacle est-il ce qu'il reste de voir, en occident ?
Une chimère snuff traverse le roman, quand curieusement des études ont montré qu'il n'existait aucune preuve tangible de l'existence d'un marché réelle du snuff movie : le phénomène reste marginal, mais surmédiatisé. Comme une sorte d'imaginaire accompagnant notre rapport à la réalité. Sexe, drogue, violence extrême, confusion entre réalité et fiction... Sans doute parce que la barbarie a pointé de nouveau partout dans le monde son nouveau visage, héritière d'époques que l'on croyait révolues ? Frédéric Arnoux a tenté d'en écrire moins le roman que la rumeur. De Kadhafi au bétail, des ponts se mettent en place, qu'il nous reste à franchir. Ce sont ces pelures lexicales qu'il parcourt. Éparses. Pour le moment. Condensées dans son roman sous les espèces d'un ailleurs social qui nous est de plus en plus proche. Comme s'il agitait des signaux désespérés, ne sachant trop quoi en faire, sinon un roman. Des signes qui contaminent pourtant notre culture, nos habitus. Et nous rejoignent, là où la figure du trafiquant se lie à celle de l'homme politique, pour bâtir un nouvel acteur social incontournable. Car nous ne sommes plus dans sa construction mythique, mais dans son émergence sociétale : l'homme de pouvoir corrompu. Impuni. Mieux : impunissable. Mieux : infiniment nocif et dont notre société risque de ne pas se relever.
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Frédéric Arnoux, Du Bétail, éditions Jou, octobre 2022, 172 pages, 14 euros, ean : 9782492628023.
Merdeille, Frédéric Arnoux
Une fable. La science de la frappe. Littéraire. S'enquérant du terrain, le nôtre, pas celui de la cité qu'il conte et non relate, avec ses trois bâtiments en triangle : « là-où-on-habite ».
Mais d'où ça part quand même, conter...
A Ici, la vie ordinaire s'agrémente de chasses aux rats qu'on empaille ou qu'on mange, et de fines pluies de suicidés. Viols, prostitution à deux balles, drogues, cognes. Ici. Rien. Qu'Ici. Il n'y a rien à Ici, serait-on tenté d'écrire, sinon le droit de s'entretuer mais pas trop. Sinon que l'agora est le terrain de foot. Sinon qu'Airwick passe pour une eau de toilette. N'allez pas croire cependant qu'il s'agit d'une quelconque cour des miracles, entre Fellini et Jean Genêt, les yéyés de madame Fofana pour trophée et la fausse naïveté du narrateur pour consolation. La fable n'est pas aussi crédule ni le naufrage sans beauté. Tout le récit, de l'ange au sexe ensanglanté aux massacres de quelques communautés parentes, nous est adressé. A nous lecteur. Qu'est-ce que ça fait de lire l'anéantissement ? Comment en revient-on ? Eux ? Les ceusses dont on nous parle, se retrouvent déportés. Parce que le camp est l'issue incontournable de notre monde. Mais ils vivent. Toujours plutôt qu'encore, derrière les barbelés. Le narrateur s'y endort même la tête posée sur l'effigie de papier glacé de la fillette qu'il aimait.
La littérature, une consolation ? Qu'on ne parle pas de tendresse défiant le cauchemar d'un univers abjecte. Même s'il y en a, et tellement, entre les protagonistes de cette fable. Qu'on ne parle pas d'une issue romanesque bien menée. Les gestes de désespérés sont ici maquillés sous un voile d'écriture innocente, de pure dénotation. Habile. Comme un non-lieu éblouissant. Celui des métaphores qu'elle déploie, du sens que l'on déporte donc, lui aussi : ne creuse-t-on pas dans ce récit des tombes dans un terrain vague pour y enfouir le nombre ?
Un jour la vie sera chouette : celui du jour où la page refermée on pourra sereinement savourer, le livre lu, la grande maîtrise de son auteur. Vraiment ? N'écrirait-il que pour cela ?
Une fable donc, qui nous est destinée. Une destinée, faut-il entendre. De tourneur de page : un livre, son suivant. Pour oublier peut-être « Là-où-on-habite », qui est pourtant un monde bien réel, mais qui ne se laisse pas regarder facilement. Ni décrire. C'est pourquoi on en a fait un conte. C'est pourquoi on fait de l'insupportable des contes. Comme Hilsenrath de Fuck America, ou du Conte de la dernière pensée.
Car il n'y a d'issue à Ici que là-bas, derrière les barbelés... Lire n'est pas une consolation. C'est peut-être ce que Frédéric Arnoux interroge dans cette fable où le no futur se conjugue en noyés et pendus, défenestrés et gamins affamés que des militaires raflent comme une mise opportune...
Il faut lire Merdeille et ne plus le reposer, ni se reposer en lui : ce conte n'est pas une prière. Ou bien. Miséricorde pour l'humanité que nous ne portons plus en nous, ou si peu.
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Frédéric Arnoux, Merdeille, éditions Jou, août 2020, 154 pages, 13 euros, ean : 9782956178262.
Le Parti pris des animaux, Jean-Christophe Bailly
Les éditions Christian Bourgois publient un recueils d'articles divers, de conférences, etc., de J.-C. Bailly autour de la question animale, prononcés ou publiés entre 2003 et 20011. Intéressant. En ce sens que proches de nous, ils paraissent aujourd'hui datés. Comme si la philosophie n'avait plus grand chose à nous dire de nouveau sur le sujet aujourd'hui. Comme si elle marquait le pas. Les références convoquées par Bailly s'enracinent toutes dans un lointain passé philosophique, des grecs anciens à Heidegger, en passant par Herder et son essai de 1712 sur l'origine des langues, enracinant cette expérience dans le surgissement des verbes plutôt que des noms. Mimer les choses avant de les nommer. Mais y aurait-il là une piste pour comprendre pourquoi les animaux « ne parlent pas » ? Des ponctuations de pensée qui au final ne nous apprennent rien. Alors peut-être que la philosophie a de nouveau beaucoup de chemin à parcourir et de concepts à créer pour tenter de rendre compte de la question animale, telle qu'elle se pose à nous aujourd'hui. Car sur ce point, les découvertes de l'éthologie et des disciplines environnementales semblent de loin plus prometteuses.
Bien sûr, il y a la langue de Bailly dans laquelle entre beaucoup de poésie pour nous la rendre agréable. Placée ici sous le couvert de Ponge et de son Parti pris des choses. De quoi enrichir ce qui ne cède pas devant les trop vieux concepts déployés.
Curieusement à ce propos, c'est toujours le vieux topos du silence des bêtes qui anime la réflexion de Bailly. Ce, à l'heure où l'on commence à déchiffrer les syntaxes des animaux. Les bruits qu'ils font avec leurs bouches, mais aussi avec toutes les autres parties de leur corps, ou avec ces outils qu'ils sont nombreux, finalement, beaucoup plus qu'on ne l'imaginait, à utiliser. Celles des singes bien sûr, auxquels on songe toujours trop tôt tant ils nous ressemblent... Nous savons bien que non seulement ils sont capables d'apprendre le langage des signes, mais de l'enrichir de mots nouveaux. Mais sans doute savons-nous moins que des chercheurs dénombrent et codifient déjà d'autres syntaxes animales, des cétacés aux mésanges, infiniment bavardes... « Les animaux conjuguent les verbes en silence », nous dit Bailly, pour reprendre Herder qui voyait dans l'usage du verbe les origines du langage humain. N'est-ce pas toujours en référer au langage articulé et assimiler la possibilité de penser à son usage ? Quid de ce fameux silence des bêtes ? Beaucoup de silence donc, dans la démarche de Bailly. Mais beaucoup d'alertes également et le lire, ou le relire, c'est ainsi d'abord s'étonner du chemin parcouru sur la question animale. Et pour commencer, cette réflexion nous invite à ignorer l'idée selon laquelle la nature serait immédiate à elle-même. Car tout, dans la nature, des tactiques de chasse des lionnes qui souvent échouent, à celles des arbres pour échapper aux pandémies, nous montre que l'immanence est décidément un concept bien mal fichu.
Jean-Christophe Bailly, Le Parti pris des animaux, éditions Christian Bourgois, avril 2024, 150 pages, 7,80 euros, ean : 9782267049138.
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Je est un animal, Camille Brunel
Camille Brunel commence par se rappeler une réflexion qu'elle s'était faite devant l'émotion d'un pianiste en concert : « Son émotion est-elle la mienne » ? Qu'est-ce que j'en éprouve ? Qu'est-ce que j'en sais de ce qu'il éprouve ? Ne m'est-elle pas radicalement étrangère et cependant, puis-je affirmer qu'elle est sincère, ou non ? Et puis, comment la partager ? Que partageons-nous de nos émotions ? Est-ce que finalement, je me tiens devant lui comme devant le chant d'une baleine à bosse ? Émue, la baleine l'est-elle aussi ? Qu'est-ce que j'en sais ? A quoi la ramener pour m'en assurer ? C'est quoi un animal ?
Bien que l'éthologie cognitive sache déjà répondre à cette question, nous en sommes restés à ne les considérer que sous une espèce de nombre, abstrait. Tout cela parce qu'ils n'auraient pas la conscience d'être. Bien que de nombreuses études prouvent désormais le contraire. «Je», fourmi, incapable de l'écrire ou de l'affirmer certes, mais cultivant des champignons avec méthode, élevant des pucerons avec application, prenant des initiatives. Ses aires cérébrales sont aujourd'hui parfaitement localisées, et nous savons que chaque fourmi est différente des autres, que chaque fourmi perçoit son environnement comme aucune autre ne le perçoit, et qu'elle en pense quelque chose...
Nous savons même qu'elle est capable de soigner une voisine blessée... Il existe désormais une science que l'on nomme la zoopharmacognosie, qui traite de l'observation et du soin approprié apporté par les « bêtes » aux autres, malades, ou blessées... On le savait des singes, on le découvre des fourmis.
Mais on continue de penser qu'ils n'ont rien à voir avec nous, les animaux étant incapables, à quelques rares exceptions, d'accéder à la métacognition : cette partie du cerveau qui se demande ce qu'elle sait au juste. Et qui doute. Descartes... Jusqu'à ce qu'on découvre qu'on ne savait tout simplement pas en fabriquer le test adéquat... peut-être parce que, depuis Descartes, nous avons abusivement associé la pensée au langage. Les animaux ne savent pas écrire « je pense donc je suis », ni le dire. Comme bon nombre d'êtres humains du reste... Or, on identifie de plus en plus de syntaxes animales... Les singes, bien sûr, qui apprennent le langage des signes et inventent de nouveaux mots dans ce langage, mais aussi les mésanges, les dauphins, etc.
Resterait tout de même à les cantonner dans leur enclos, puisqu'ils n'éprouveraient aucune émotion. Ce qui nous soulagerait, il faut bien le reconnaître. Mais aujourd'hui on découvre la souffrance animale, on sait la mesurer, tout comme l'anxiété animale, Bambi endeuillé, des éléphants névrosés, des albatros amoureux...
Peut-être serait-il alors temps de leur faire une vraie place parmi nous, et ce faisant, faire en sorte que l'abattoir ne soit plus le siège ultime de la pensée de l'homme, pour lui et pour le monde...
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Camille Brunel, Je est un animal, Repenser la rencontre avec les animaux, éditions Ulmer, septembre 2024, 214 pages, 21 euros, ean : 9782379223891
Ainsi l'Animal et nous, Kaoutar Harchi
Un chien mord un enfant. Un chien lâché plutôt sur un enfant, dressé pour agresser. Un chien policier, tenu l'instant d'avant en laisse par un adulte, jeté crocs en avant pour déchirer les chairs d'un enfant que cet adulte, un policier, ne regardait plus que comme une espèce d'animal qu'il fallait mutiler. « Vous êtes des chiens »... Qui ? Là, l'enfant avili s'appelait Mustapha. C'est ce nom qui lui valut d'être traité comme un «animal»... L'essai de Kaoutar Harchi commence comme ça, sur un souvenir d'enfance, intime, inscrit dans sa mémoire et qui n'en est jamais sorti. Inscrit dans sa chair. La morsure de Mustapha par un chien policier. Pour rien. Le simple plaisir de voir un enfant se tordre sous la terreur.
Qu'avons-nous fait des chiens ? Qu'avons-nous fait des animaux, pour qu'ils deviennent pareillement enragés ? Pour Kaoutar Harchi, l'histoire de nos rapports avec les animaux, c'est d'abord l'histoire d'un rapt : nous les avons capturés, enlevés, enfermés, exilés, coupés de leurs milieux avant de les exhiber pour qu'ils deviennent, y compris peut-être les chats domestiques de nos maisons, de simples animations. Une histoire au fond coloniale, cette domestication, une histoire de domination pour étaler aux yeux du monde notre maîtrise du monde. Une histoire de frontières. Physiques, culturelles, morales, politiques : entre eux et nous, entre culture et nature, qui verrait la balance pencher du côté de la culture évidemment. Jusqu'à ce qu'elle se détraque cette balance et que périsse la nature que nous avons précipitée dans une disgrâce fantasmée et que, par un fabuleux retour de balancier, périssant, elle nous apprenne qu'elle était notre tout.
Kaoutar Harchi déroule alors les critères qui ont légitimé cette séparation. Et ce qu'il en est advenu : l'animalisation des animaux, qu'elle étudie à travers les siècles pour en conclure qu'au fond, l'animalisation est la question qui structure le monde occidental, sa philosophie la plus intime : animaliser l'autre, quel qu'il soit, pour mieux le détruire.
Et toujours ce chien en mémoire, dressé par l'homme pour séparer les hommes des «sous-hommes»... Du christianisme au fascisme, il y a là une constante ahurissante. L'humanisme chrétien ? Il fut d'abord un esclavagisme. Il fut d'abord un antihumanisme. Et donc un antiféminisme, renvoyant sans cesse la femme à une biologie hallucinée la privant de son statut d'individu.
Au passage, Kaoutar Harchi nous livre des pages puissantes sur la prise de conscience de femmes telle Louise Michel, défendant très tôt la cause animale dans laquelle elle voyait sourdre les mêmes arguments que dans la légitimation de la domination des hommes sur les femmes, des riches sur les pauvres. Si bien que «les animaux ont ouvert le chemin du féminisme», observe-t-elle, soulignant la proximité de ces luttes.
Des luttes contre un Adversaire, pour reprendre la terminologie chrétienne, qui porte un nom : le capitalisme, un mode de structuration de la société derrière lequel s'est toujours dressé un projet au fond, de nature esclavagiste : l'abattoir est le berceau du capitalisme industriel. L'ordre capitaliste est un ordre fondamentalement zoosocial. N'oublions jamais les mots de Franz Fanon : «le langage du colon est toujours un langage zoologique».
Kaoutar Harchi, Ainsi l'Animal et nous, Actes Sud, septembre 2024, 22,50 euros, 320 pages, ean : 9782330193748.
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Les Animaux lanceurs d'alerte, Eric Arlix
Contre leur gré, ce sont leur disparition tout d'abord qui nous alerte. Le devrait. Mais qui si peu nous inquiète. Où en est-on ? Cinquième, sixième vague d'extinction des espèces ? Comme si leur décompte changeait quelque chose à cette tragédie. Ce grand monde devrait donc réellement s'user jusqu'à la corde, pour reprendre Shakespeare ? Et il n'y aurait rien que de normal. Les espèces s'éteignent et nous disparaîtront. Quand viendra celle des abeilles, la nôtre sera proche. Qu'elles meurent en masse en attendant : on en a vu d'autres. Car après tout, l'extinction de masse est une spécialité humaine, non ? Non : elle est celle d'un système qui ne fut pas de toujours le propre de l'homme. Elle est celle d'un système littéralement inhumain. Au service de quelques intérêts privés sans foi ni loi. L'opuscule d'Eric Arlix nous le rappelle, tout comme il invite à bien peser ces migrations massives des animaux dits sauvages vers les villes.
Et puis il y a l'indéchiffrable. Moby le béluga, signalé le 15 mai 1966 à l'embouchure de la mer du nord, dans le delta du Rhin. Tournant en rond, cherchant un chemin dans le port de Rotterdam, l'un des plus grands d'Europe. Il semble avoir traversé l'Atlantique pour ça : pour y entrer et il y entre. S'aventure dans le cours du Rhin, le remonte et convoque la presse et les foules à suivre sa course folle, incompréhensible, en eau douce. Jusqu'à Düsseldorf où l'on se presse sur les quais pour le voir. Toute l'Allemagne se passionne pour son équipée énigmatique. Il est enfin à Bonn, interrompant une conférence au Bundestag. Tout le parlement sort, court au quai l'entrevoir. L'impact est énorme. Toute l'Europe en parle désormais. Et puis il redescend à toute allure le Rhin. En 48h il fait le chemin qu'il a parcouru en quatre semaines, abandonnant dans son sillage l'émergence du mouvement écologiste allemand.
Il y a donc cet inexplicable. Comme plus tard l'invraisemblable périple de ce troupeau d'éléphants de Mengyangzi. Sa Longue Marche à travers la Chine, de mars 2020 à avril 2021, pour venir là encore interrompre un événement de portée internationale : la conférence des Nations Unies sur la biodiversité. Le monde entier ahuri ne sait que penser. Alors le troupeau fait demi tour et rentre chez lui...
Que dire de cet impénétrable ? Eric Arlix nous en propose une lecture. A chacun d'en prendre acte et de l'interroger. A chacun de s'interrompre pour que l'alerte ne reste pas lettre morte.
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Eric Arlix, Les Animaux lanceurs d'alerte, éditions IMHO, collection essais, septembre 2023, 10 euros, 88 pages, ean : 9782364811256.
Le Chez Soi des animaux, Vinciane Despret
Eve aurait demandé aux animaux de rendre leurs noms qu'Adam leur avait donnés. Ils ont d'autant plus accepté la proposition que ces noms, ils ne les avaient pas choisis. Cloportes, cochons, rats, qui voudrait s'appeler comme ça ?... Ils décidèrent alors de se nommer eux-mêmes. Une fable. Tout juste, mais : une fable pour nous, humains, parce que dans la réalité, c'est ce que font les animaux, qui se parent d'identités que nous méconnaissons, un bruissement d'aile, une odeur. Vinciane Despret nous entraîne dans leurs longs débats fructueux. C'est quoi se nommer ? Par ce que l'on aime, ou ce que l'on mange ? La démarche est plus sérieuse qu'il ne pourrait paraître au premier abord, qui pose le problème du territoire et nous apprend, au passage, les stratégies que déploient les plus faibles à se loger dans les pas des plus forts quand l'odeur prime, car l'odeur du plus fort lui indique qu'il est chez lui, où tout lui est lui, qu'il se doit de défendre.
De la diversité des réponses surgira une philosophie commune : les animaux savent habiter tous le même monde, ramifié en mille complexités que chacun se doit de protéger.
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Le Chez Soi des animaux, Vinciane Despret, Actes Sud, collection École du domaine du possible, juin 2017, 6 euros, 48 pages, ean : 9782330072254.
Le Roi Méduse, Brecht Evens
Ce qui frappe lorsqu'on prend en mains l'ouvrage, c'est que tout, de la couverture à la quatrième de couverture, y est conçu comme une œuvre graphique. Pas une page qui ne soit pensée artistiquement !
Ce premier volume raconte l'enfance d'Arthur, orphelin de mère, élevé par un père que l'on nommerait volontiers de complotiste. C'est à travers ses yeux qu'Arthur voit le monde, hostile, sans qu'on sache en quoi. Même si ça et là des indices en révèlent la malignité : un monde de contrôle, le nôtre. Mais rien n'est explicite et du coup, l'histoire dérange. A commencer par l'éducation du fils, où il n'est question que d'organiser la survie. Le père, manichéen, a divisé le monde en deux : celui des Dirigeants et celui des résistants : L'Alliance. Des dirigeants, on ne sait rien non plus. Sinon leur méthode : scotone. Et le père de prendre l'exemple du nez au milieu de la figure : très voyant, le regard ne pourrait y échapper, mais voir son nez à chaque instant serait insupportable. Du coup, le cerveau l'efface, le glisse derrière notre vision du monde. C'est un peu ça, ce roman graphique : notre vision du monde nous conduit immédiatement au malaise face aux méthodes du père. Mais... Qu'est-ce que Brecht Evens s'emploie à effacer ? Qu'est-ce que nous ne savons pas voir ? Plus voir ? Qu'est-ce que la société invibilise, que nous ne savons pas dénoncer ? Là, dès ce tome dérangeant, à nous demander où il veut en venir, sans admirer ce qui en fait la beauté, la force : ces planches somptueuses, d'une inventivité sans égale, libérant un imaginaire époustouflant et comme imprenable dans les filets de la raison...
Ou bien ces personnages hauts en couleur, comme ce corsaire, Anémone, ivrogne au dernier degré, une sorte de Falstaff tout droit sorti du théâtre Shakespearien ou de quelque conte fantastique, ouvrant en grand les portes de l'imaginaire, à nous faire languir, déjà, la suite !
#romangraphique #angouleme #BD #brechtevens #actesud #jJ #joeljegouzo #leroimeduse
Le Roi méduse, Actes Sud, roman graphique, traduit du néerlandais par Brecht Evens et Wladimir Anselme, 285 pages, janvier 2024, ean : 97823301815138.
Patrick Campistron, éloge de la dés-illusion
Il y a d'abord ce cours en retrait de la place pour parvenir à la galerie Grand Monde. Un cours arboré, pavé, une rue d'un autre âge, presque une cour retirée de la place avec sa verdure discrète en cet automne parisien, où les arbres déploient leurs frondaisons comme autant de parasols naturels, offrant sans doute l'été aux passants leur ombre apaisante. Il y a ces pavés, lustrés par les siècles, chaque pierre plastronnée d'histoires. La rue serpente, bordée d'enseignes et de volets colorés entrouverts sur des intérieurs secrets, l'essence, aimerait-on, d'un Paris intemporel. On imagine Doisneau, on imagine Atget, on marche dans un Paris moiré, élégant, chaque détail, chaque recoin composé dans l'authenticité factice et le charme d'un village perdu au cœur de la métropole. On s'attend à voir surgir un chat, celui de Perec pourquoi pas, tout noir, se faufiler entre les pots de fleurs, ajouter sa touche à cette rue où d'étranges contes pourraient se murmurer à ceux qui prendraient le temps de les écouter.
Et la galerie enfin, dont on embrasse d'un seul tenant l'espace. Offrant du dehors un laps tout entier à la vue, théâtre visuel, invitation silencieuse à scruter l'intimité de l'art. Il y a cette galerie minuscule donc, un écrin, qui incarne comme un refuge où chaque visiteur peut, le temps d'un regard, s'immerger dans son monde et s'interroger : qu'est-ce que les images nous veulent ?
Celles de Patrick Campistron, donc. Mais, s'agit-il bien d'images ? Photographie-t-il encore ? Aucun usage social semble-t-il, dans son travail. Il ne documente pas, n'énonce rien : l'optique, ici, n'est pas romantique. Que rend-il donc visible alors, malgré l'empreinte, les indices collectés ou que l'on peut collecter à la surface des vues exposées là ? Des résidus, mais moissonnés par qui ? Le photographe ou son spectateur ? Les deux ? Sans doute. Encore que. Ses vues brouillent ce qui a été vu. Les circonstances de leur apparition, comme celle d'une usine, d'un cour arboré aussi bien, aperçu avant d'entrer dans l'enceinte de la galerie. Et si pour Barthes (dans S/Z), « toute description littéraire est une vue », il faut sans doute se défaire de l'idée qu'il s'agit ici de photographies pour en explorer les vertus...
Fin de l'illusion. Le point de fuite est la plupart du temps inassignable sur les surfaces accrochées au mur de la galerie. La profondeur de champ manque aux images de Patrick Campistron, et tout le champ souvent. Peu d'indices, d'icônes, de symboles. Le regard n'est pas pris dans un prolongement. Ni dedans, ni devant. Le référent n'est pas à l'intérieur de la vue offerte à la contemplation, ou bien dépouillé de presque toute trace indicielle, qui cependant persiste, comme un trouble de la vue.
Jean-Christophe Bailly, dans L'Instant et son ombre, parlait de l'image comme d'un «copeau envolé», arraché à sa source, pour que le cliché puisse ensuite prendre son envol si l'on peut dire. C'est cette liaison de l'image à l'objet qui l'a appelée, que Patrick Campistron ne cesse de rompre, pour en déplacer les significations et les enjeux.
Et pourtant, la tentation du regardeur reste grande, comme un défaut de vision, de scruter dans ses vues les indices d'une origine.
Mais l'origine est devant...
Qui trouble aussi la scénographie de l'exposition. On s'interroge : les images doivent-elles tenir au mur ? Accrochées à quelque souci didactique ? Comment isoler dans ce continuum ? D'autant qu'à rebours de ce qui se pratique, par sa taille d'écrin, la galerie n'invite pas à la déambulation du visiteur. Pas de parcours, ou sur place, du bout des cils peut-être, spectateur presque immobile d'une scène intérieure, la sienne. En se déplaçant à peine, on vivrait presque l'expérience du spectateur dans l'usage cinématographique.
Alors comment ne pas être troublé devant un art, celui que Patrick Campistron a décidé d'explorer, qui n'a cessé de s'éloigner de l'image au fond, pour défricher derrière, ou en deçà, ou au-dessus, ou en dessous, ce pan qui lui est curieusement immédiat ? Parlons de lignes, de traits, de chromatismes. Oublions le biais de la ressemblance. Les siennes signent la fin d'une croyance. Certes, il y a au départ une captation. Les décrire ? Quelle fonction mémorielle leur accorder ? Il y a au départ une captation et puis de mutations en reconstitutions, on ne sait trop quoi faire des formes qu'elles inscrivent encore.
Ces vues sont en fait indécidables dans l'abandon de la pellicule malgré leur migration vers un support qui pourrait encore passer pour une assuétude. Quid de nos habitudes visuelles ? Le chat, les pavés, la frondaison des arbres ? Est-ce cela décrire ? Non. Patrick Campistron séjourne dans l'après photographique qui caractérise désormais notre rapport à l'image. Il est dans la dissolution, sinon la disparition de ce que nous entendions jusqu'ici par photographie. Les siennes, retouchées, hybridées, métissées, se font dessins, peintures, graphies, textes. Elles en appellent à d'autres instances que celles de la photographie. Elles n'y sont plus assignables, bien qu'ici et là figure, encore enfoui, le modèle. Déréalisé. Le modèle comme impossible original : elles sont l'éloge de sa désillusion. Des images migrantes, sur un support et dans des formats qui ne sont pas que des portants d'images : reste leur grain qui en fait des œuvres destinées à ces tirages.
Images vectorielles de l'ère post-photographique, elles ne sont plus assignables. Et pourtant, si l'on peut toujours les nommer photographies, c'est qu'elles inscrivent des images du passé dans le photographiable contemporain comme une glossolalie visuelle, rendant ce photographiable aussi étranger que familier.
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Patrick Campistron, Photographies, Galerie Grand Monde, Cour Damoye, 12, place de la Bastille 75011 – Paris, jusqu'au 27 novembre 2024