
Récits de la longue patience (Journal de prison 1956 – 1962), de Daniel Timsit Flammarion, janvier 2002, 476p., ISBN : 9782080682830.
Récits de la longue patience (Journal de prison 1956 – 1962), de Daniel Timsit Flammarion, janvier 2002, 476p., ISBN : 9782080682830.
«Va-t’en pour toi, quitte ta terre, ton lieu de naissance.» (Genèse, XII, 1).
Voilà comment, par cet ordre donné à Abraham, commence l’histoire du peuple hébreu…
«Il faut laisser maisons et vergers et jardins» (Ronsard), note MIKLÓS RADNÓTI dans son carnet. Ne pas s’habituer. C’est pourquoi le thème de la marche est omniprésent dans la pensée juive : le peuple reçoit la Loi dans le désert où il erre quarante ans, puis, arrivé en Terre Sainte, il reçoit encore l’ordre de demeurer huit jours par an dans des cabanes. Et c’est pourquoi de nombreux maîtres prirent l’habitude de s’imposer des périodes d’exil, comme Rabbi Na’hman de Breslev, qui disait : «Ne demande jamais ton chemin à quelqu’un qui le connaît, de peur de ne jamais te perdre !»
Mais là, il s'agit d'autre chose, de tout le contraire même, d'un destin choisi, puisque ces marches abjectes dont il est question dans le texte de Radnoti sont celles imposées par le bourreau nazi.
MIKLÓS RADNÓTI écrit son dernier recueil de poèmes déporté dans un camp de travail. Fuyant l’avancée soviétique, les nazis poussent leurs prisonniers dans une marche forcée qui durera des mois. Une marche de l’épuisement.
«La mort, dans la poussière / ardente de la Voie Lactée /, marche et poudre d’argent / ces pauvres ombres qui trébuchent.»
Une marche imposée par le boucher nazi vers une destination de longtemps mûrie, celle de la mort bestiale. A la première halte, 500 prisonniers sont massacrés. Il en reste 400. Tueries, boucheries se succèdent.
«Toujours en quelque lieu l’on tue : au sein d’une vallée aux cils clos, sur une montagne fureteuse, n’importe…»
MIKLÓS RADNÓTI écrit encore, les pieds ensanglantés.
«Du mufle des bœufs coulent sang et bave, / tous les prisonniers urinent du sang, / nous piétinons là, fétides et fous, (…)», et meurt.
Marche forcée, MIKLÓS RADNÓTI , Œuvres 1930 – 1944, traduit du hongrois et présenté par Jean-Luc Moreau, éd. Phébus, avril 2000, 190p., 19 euros, EAN : 9782859406080
Lors de sa Conférence Marc Bloc (EHESS), prononcée le 13 juin 1995, Nathalie Zemon-Davis s’était emparée avec une rare pertinence de la question du métissage culturel à travers deux figures importantes du monde méditerranéen : Hassan ibn Muhammad al-Wazzan et David Nassy.
Il s’agissait surtout pour elle d’explorer les médiations, la fortune, les usages que le monde contemporain avait fait de ces deux figures, à travers l’écrivain Amin Maalouf pour le cas de Hassan al-Wazzan, l’exemple que j’ai retenu.
Avant cela, cette conférence pleine d’espoir convoqua l’écrivain Elias Canetti, évoquant avec nostalgie, au début de ses mémoires, «le mélange qui colorait sa ville natale de Ruschuk», sur les rives du Danube dans les premières années du XXème siècle – bulgares, turcs, sépharades espagnols, grecs, albanais, arméniens, tziganes, roumains, russes et d’autres encore, enrichissant de leur présence un monde qui bientôt allait se fermer. De ce métissage, Canetti comprenait qu’il ouvrait, voire forçait la connaissance à franchir les frontières provocant un chevauchement des valeur et le patchwork si salutaire des identités. Car toute identité féconde a pour lieu la complexité. Nathalie Zemon-Davis devait aussi rappeler Homi Bhabha révélant dans ses études combien l’hybridité hantait la culture des élites, l’effrayait, tant à ses yeux elle risquait de donner naissance à une culture faite de «brouillages». Brouillons alors, en rêvant à Hassan et à sa re-médiation sous la plume d’Amin Maalouf.
En 1524, à Bologne, un voyageur lettré venu d’Afrique du Nord achève son dictionnaire arabe-hébreu-latin. Il est né à Grenade, à l’époque de la Reconquête. Au cœur d’un siècle où tout mélange paraissait transgressif, était présenté comme «contre-nature», monstrueux. Natif de Grenade, Hassan s’embarqua pour Fez, dont il devint le diplomate. Puis il inaugura une vie de voyages, vers Tombouctou, Gao, au lac Tchad, l’Egypte, la Mer rouge jusqu’à L’Arabie, son pèlerinage à La Mecque, Istanbul, Tripoli, Tunis. Il enregistra tout, nota tout, témoignant de cette grande curiosité culturelle qu’il partageait avec les autres musulmans lettrés de son époque.
En 1518, de retour d’Egypte, il fut capturé par des corsaires, vendu et incarcéré au Château Saint-Ange. Catéchisé, il finit par recevoir le baptême chrétien à la Basilique Saint-Pierre et devint Johannes Leo Giovani Leone (du nom du pape qui le convertit). On le retrouve ensuite à Bologne, où il travaille à son dictionnaire pour le compte de Maître Jacob ben Simon le Juif. Revenu à Rome, il traduit en italien le grand récit de ses voyages, traduction qu’il achèvera en 1526, date de parution de l’ouvrage. Dans cette première édition, observe Nathalie Zemon-Davis, l’éditeur ré-enracine Hassan/Léon dans le monde chrétien, laissant entendre combien il était attaché à sa foi chrétienne, alors que le manuscrit de ce dernier exprime clairement le désir d’Hassan de pouvoir un jour rentrer en Afrique. Où il mourut du reste, sous le nom d’Hassan al-Wazzan.
La Description de l’Afrique d’Hassan est le récit d’un métissage culturel, entre Chrétienté et Islam essentiellement, entre Europe et Afrique. Un récit qui invite, nous dit Nathalie Zemon-Davis, à entrer dans une «stratégie» identitaire : peu importait pour Hassan les marques administratives dont on voulait l’affubler : il savait y sacrifier sans renoncer pour autant à la complexité de son identité réelle. De fait, sa relation tranche sur les publications de l’époque. Hassan/Léon y traite des trois religions monothéistes avec un souci d’objectivité que l’on ne rencontrait alors pas. Une impartialité mémorable, si l’on songe que son traducteur français crut bon d’en gauchir l’honnêteté, en rajoutant par exemple de l’Islam qu’elle recelait «la damnable secte mahométane»… Hassan, lui, tient balance égale entre l’Europe et l’Afrique. On le voit discourir avec la même ferveur des poètes italiens ou numides, et dans cette Description de l’Afrique, bien qu’il se montre en prise sur plusieurs mondes, rien ne paraît l’écarteler.
Or dans son roman de 1986, Léon l’Africain, avec Amin Maalouf la prise sur ses mondes ne paraît plus ouvrir à une identité aussi imperturbable. Amin Maalouf dresse cette fois le portrait d’un être écartelé, traversé par des conflits intérieurs. Certes, cela tient à la propre trajectoire de Maalouf, choisissant le français pour raconter le passé et le présent des peuples arabes, mais un français traversé par des conflits intérieurs. Si bien que le roman qu’il consacre à Hassan/Léon le force à ouvrir de nouvelles stratégies identitaires. Maalouf ne peut vivre aussi sereinement qu’Hassan ses multiples identités. Il trouvera la solution dans une nécessaire transcendance.
Dans ce roman, si Maalouf suit au plus près les faits, nous rappelle Nathalie Zemon-Davis, il se croit cependant obliger d’inventer des événements pour donner du sens à la force du personnage dont il veut transposer dans notre siècle l’intelligence. Maalouf le lie de façon passionnelle aux cultures qu’il traverse. Le roman noue alors une tension qui longtemps demeure irrésolue, et finit par trouver son dépassement dans cette identité nomade que Maalouf lui invente. C’est Hassan léguant à son fils imaginaire sa double identité : «A Rome, tu étais fils de l’Africain ; en Afrique, tu seras le fils du Roumi». Et ce conseil, si précieux pour nous désormais, aux yeux de Nathalie Zemon-Davis : «N’hésite pas à t’éloigner, au-delà de toutes les frontières, de toutes les patries, de toutes les croyances».
La voie qu’ouvre ainsi Maalouf, nous convainc Nathalie Zemon-Davis, est celle d’une transcendance : celle de la psychologie de l’homme nomade, celle de l’habitant du désert d’Islam, où l’on peut entendre l’écho du pèlerin chrétien ou de l’exilé juif. Une transcendance dont Nathalie Zemon-Davis affirmait, en 1995, qu’elle lui semblait «pouvoir répondre aux passions et aux revendications de notre fin de siècle.»
Métissage culturel et méditation historique, Nathalie Zemon-Davis (EHESS), Conférence Marc Bloch du 13 juin 1995. texte intégral :
http://cmb.ehess.fr/document114.html
Léon l'Africain, de Amin Maalouf, LGF, poche, janvier 1987, 346 pages, 6 euros, ISBN-13: 978-2253041931.
Léon L'Africain : Un voyageur entre deux mondes, de Natalie Zemon Davis, traduction Dominique Peters, éd. Payot, avril 2007, Collection : Biographie Payot, 472 pages, 25 euros, ISBN-13: 978-2228901758.
Une édition française est consultable sur le site de la BN Gallica numérique :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1047539.r=l%C3%A9on+africain.langFR
The History and description of Africa, and of the notable things therein contained, written by Al-Hassan Ibn-Mohammed Al-Wezaz Al-Fasi, a Moor, baptised as Giovanni Leone, but better known as Leo Africanus, done into English in the year 1600, by John Pory, and now edited, with an introduction and notes, by Robert Brown (Reliure inconnue), de Hasan ibn Mohammad al-Wazzân al-Fâsî, dit Jean Léon l'Africain (Auteur), Hasan ibn Mohammad al-Wazzân al-Fâsi, dit Léon, introduction Robert Brown et John Pory, édition anglaise : The Hakluyt Society, 1896.
JEAN-LEON L'AFRICAIN, Description de l'Afrique. Nouvelle édition traduite de l'italien par A. Epaulard, Adrien Maisonneuve - Paris – 1980, 2 volumes in-4° . Vol.1 XVI-319 p., cartes. Vol. 2 pag. 320-629, cartes, index, ISBN: 9782720004551.
Le vrai travail... Allez le dire aux millions de chômeurs qui en cherchent un désespérément ! Un vrai travail... Parlez-en aux millions de travailleurs précaires ! Car ils se comptent par millions, si l'on veut vraiment tenir le discours de la vérité du travail en France. Des millions et non ces statistiques politiciennes qui d'année en année ne visent qu'à exclure de la comptabilité du chômage les salariés désespérés qui viennent grossir les rangs d'une politique honteuse. Des millions de précaires, des millions d'hommes et de femmes exclus d'un marché du travail cassé, saboté, des millions exclus même du moindre secours. Le vrai travail... Faut-il manquer à ce point de vergogne que l'on puisse s'autoriser d'un tel langage ! Jour après jour, ouvriers kleenex, employés poussés à bout, paysans poussés au suicide, cadres poussés à la rue... Un bel exemple, oui, de jactence sordide que celle qui voudrait nous faire croire que le travail est une valeur du monde néo-libéral, quand il n'est que la variable d'ajustement d'une économie prédatrice !
Et ce, partout où le néo-libéralisme s'est imposé à la surface de la planète, soustrayant au monde ses richesses pour n'en faire, oui pour le coup, qu'un village apeuré qu'une lie infâme abuse. Allez, prenez le Japon pour l'exemple, perclu d'horreur, ravagé par une catastrophe nucélaire dont on ne révèle même plus aujourd'hui la vérité. Prenez ce Japon de Fukushima, passé pour pertes et profits d'une actualité de toute façon immonde sous la plume des éditocrates stipendiés. Prenez le Japon, un jour comme un autre. Dans cet édifiant roman qui dit l'atroce d'une réalité plus horrible qu'on ne saurait l'imaginer.
Kyoko, 36 ans, célibataire, est sans emploi depuis qu’elle a été licenciée pour avoir molesté son patron qui ne cessait de la harceler. "Quel est votre but dans la vie ? ", lui a-t-on demandé lors d’un entretien d'embauche. " Vivre vieille ", a-t-elle répondu… L'horizon le plus incertain désormais, après Fukushima. La lutte pour la survie dès lors, les portes des entreprises fermées à ce trop plein de sarcasmes. Kyoko qui, comme toutes ses camarades d’enfance, a bossé comme une folle pour réussir ses études et voilà le résultat : il n’y a plus de travail. Ou bien il faut en passer par l’obscénité des petits chefs arrogants. Se marier peut-être. La voilà qui accepte une "rencontre arrangée" avec un fat entiché de lui-même et de ses pitoyables réussites en affaires… Alors, bien qu’il soit très mal vu au japon d’être sans travail et célibataire lorsqu’on est une femme de plus de trente ans, au mépris de cette réalité morale énoncée à longueur de journée par la brutalité médiatique, Kyoko le plante et va noyer son découragement dans un bar. "C'est chiant, d'être une femme", conclue-t-elle, une boule au travers de la gorge et c’est bien tout ce qui lui reste, cette gorge nouée. Nous arrive-t-il quelque chose de bien dans ce monde qui a tout fait pour nous faire croire aux vertus du travail avant de nous déposséder de tout accès au travail ? Pas de risque…
Dans le second récit délicatement fantastique, Oikawa est liée par un pacte singulier à son collègue de travail, Futo : celui qui survivra à l’autre devra détruire toutes les traces des petits secrets du défunt, même les plus futiles. Futo meurt bêtement : un suicidé lui est tombé dessus. Son fantôme apparaît à Oikawa. Un rien dépité, mais délié de lui-même, du monde, de l’allégeance passée à l’idéologie du travail, en pleine déconfiture dans le Japon contemporain. Il convoque Oikawa sur le bord de ses souvenirs. Oikawa méprisée, qui découvre qu’elle a toujours vécu dans l’ombre d’un supérieur, forcément masculin. Solitaire là encore, incomprise.
Deux récits très crus d’une situation japonaise insoutenable pour les femmes, victimes toutes désignées d’une société qui célèbre néanmoins avec toujours le même cynisme la date du 23 novembre, comme Jour de la "Gratitude au Travail". Un jour de honte pour les sans-emploi, pas davantage serein pour les autres, et qui ne sert qu’à cacher la misère de ces vies exemplaires des salariés modèles. Deux récits presque naïfs, ouverts à la banalité d’un monde sordide, le nôtre.
Le Jour de la Gratitude au Travail, de Akiko Itoyama, traduit du japonais par Marie-Noëlle Ouvray, éd. Philippe Picquier, avril 2008, 100 pages, 13 euros, EAN : 978-2877309905.
« J’ai été Macbeth »…
Un tel aveu laisse pantois. Imaginez son équivalent français : "J'ai été Président"...
«J’ai été Macbeth – je le sais, j’ai été Macbeth»…
Son métier consistait à frapper de stupeur.
Maître des événements, de la parole, en charge du pouvoir de vie et de mort, à décider de la misère comme des souffrances.
La solitude du monologue de cet homme qui se souvient d'avoir été Macbeth semble attester d’un vrai pouvoir perdu, se révélant dans ce à quoi tout monologue engage : l’immense fragilité à ne pouvoir établir son être dans un dialogue.
De sorte que la certitude et la méfiance se combinent ici pour ne produire dans le périmètre d’un tel discours qu’un décor.
Mais quand bien même, serait-il aussi déroutant pour le roi que pour l’acteur, de régner sur un décor ?
Tyran ou comédien, qui le dira, de ce qu’au théâtre la mort même, pour se rendre crédible, doive charrier quelque chose du vivant ?
Tout y est dans ce superbe texte de Pierre Senges, de la jouissance du pouvoir à la fébrilité de sa conquête, tout comme du goût de l’emphase dès lors qu’il est tombé entre vos mains, ce pouvoir. Tout y est jusqu’au doute de posséder quoi que ce soit, d’injonction en injonction, le «de cela je suis sûr» ouvrant à l’éparpillement des convictions. La solitude du pouvoir ? Une farce, qui se noue très vite à cette unique certitude : l’inanité de l’expression «la comédie du pouvoir».
Il y a dans Macbeth quelque chose du tyran et il n’y a rien de ce qui fonde à nos yeux le tyran : dans la pièce de Shakespeare, il n’est plus qu’une image. Mais le rôle titre doit y demeurer tyrannique. (Macbeth, au théâtre, est-ce un personnage qui doit tyranniser l’espace de la représentation ?)
Etre Macbeth, pour un tyran, c’est savoir qu’on appartient à un passé qui n’intéresse plus.
Etre Macbeth pour un comédien, c’est s’en souvenir comme d’un «mélange de cabale politique et de maison hantée», «accumuler un savoir des interprétations du rôle, des représentations, voire se souvenir des tyrans». Mais dans quel but ? Est-il possible d’en tirer une leçon qui ne serait pas qu’à l’usage des salles de spectacle ? Proférer les mots de l’autorité avec les mots du comédien, qu’est-ce que cela peut bien vouloir signifier ?
Au fond, qu’est-ce qui est indécidable ? La réalité ou son double ?
Cependant qu’il ne faut jamais oublier que comparer le monde à un théâtre ne profite qu’au tyran. L’idée de la comédie du pouvoir ne sert que le pouvoir, car comme l’écrit Pierre Senges, «pour ne pas céder le pouvoir à des maîtres de ballet, il faut renoncer à envisager l’univers comme une fantaisie».
A l’ignorer, on méconnaît que le tyran, lui, ne comprend pas la comédie : s'il possède la malice, il ne possède pas l’intelligence publique.
Le vrai Macbeth, s'il avait existé, n'aurait été qu'un imposteur entretenant l’idée de la validité de l’expression «la comédie du pouvoir» pour excuser sa politique, laquelle n'aurait engendré que la mesquinerie et sa magnificence, pour abjurer l'idée que la fidélité est l'ennemi de l'homme politique. De sorte que l’on ne peut lui reprocher, au fond, que de savoir si mal jouer la comédie, tout en ne doutant de rien. Toute honte bue, le tyran fait un spectacle de son cabotinage – ouvrant à son seul lustre : une tyrannie sans royauté.
Ruminant une sorte de dramaturgie de Macbeth, Pierre Senges nous invite à nous interroger : quels indices ramasser pour différencier le tyran du pitre ? L’impudence, l’orgueil, l’aplomb d’une pseudo autorité. Et sur l’espace de la représentation, nous interpelle avec force : l’art théâtral sert-il la justice, ou n’est-il qu’une consolation, qu'un cérémonial qui ne servirait qu’à «entretenir des rituels de révolte de peur de les oublier un jour» ?…
Sort l’assassin, entre le spectre, de Pierre Senges, éditions Verticales, août 2006, 96p., 10,5 euros, isbn : 2070781127
Le BIP 40 est le baromètre des inégalités et de la pauvreté. Vous n'en entendrez jamais parler : l'INSEE n'a pas voulu le retenir, et les éditocrates préfèrent le taire. Et pour cause : Précarité, pauvreté, inégalités : le baromètre explose depuis que Sarkozy est au pouvoir. L’indicateur, élaboré par le Réseau d’alerte sur les inégalités indique des hausses sans commune mesure avec la montée en puissance conjoncturelle de la fameuse crise alibi de la Droite. Avec Sarkozy, nous sommes entrés dans une spirale morbide d’accroissement des inégalités et de la pauvreté. Et bien évidemment, alors que les chiffres du Dow Jones et du Cac 40 sont relayés partout dans les médias, ceux du BIP 40 sont tus. Sans doute parce qu'à trop fréquenter ces chiffres là, on finit vite par se rendre compte que les politiques mises en place par l'actuel président convergent toutes vers la paupérisation du Peuple français et sa précarisation forcenée.
Mais ne croyez rien, ni personne, donnez-vous simplement la peine d'en suivre l'évolution sur le site du BIP 40. Vous y apprendrez accessoirement beaucoup sur les promesses en l'air et les maraudes financières de nos chers dirigeants. Vous y apprendrez à démonter les discours fallacieux concernant le chômage et la formation par exemple, qui ne profite, chiffres à l'appui, qu'aux plus formés... Non que les ouvriers n'en veulent pas, bien au contraire... Car là encore, là toujours, un vrai parcours du combattant est imposé aux classes défavorisées, moins de 20% des ouvriers et employés y parvenant, quand la moitié des cadres se forment sans difficulté...
Vous y apprendrez aussi que la France connaît une explosion de demandes d'aides, et que près de 40% de ces demandes sont tournées vers les besoins alimentaires. Que près de 20% de ces demandes concernent en outre des populations salariées. Que les pourvoyeurs de repas gratuits sont débordés. Que la Fédération Française des banques alimentaires, qui ravitaille plus de 5 000 associations, enregistre une hausse sans précédent de la quantité des produits à livrer. Que dans les 250 vestiaires de la Croix-Rouge, le nombre d’acheteurs est en hausse faramineuse. Que la plate-forme téléphonique lancée par la Fondation Abbé Pierre reçoit désormais un nombre ahurissant de demandes de secours d’urgence. Que le nombre de dossiers pour surendettement en France ne cesse de bondir d'année en année...
Vous y apprendrez encore que Sarkozy parle beaucoup des fraudeurs au chômage -qui ne représentent statistiquement rien-, et tonne volontiers contre les patrons voyous qu'il faudrait ramener dans le droit chemin, mais qu'il ne dit jamais que l'Etat français, contre ses propres règles de Droit, refuse l’accès des prestations sociales aux étrangers qui y ont droit.
Vous y apprendrez aussi que le RSA est inefficace contre la pauvreté (ça, on s'en doutait), mais que surtout, il ne fait qu'enfermer dans la spirale des "petits boulots" ceux qui sont pris à son piège.
Et vous découvrirez enfin les vrais chiffres du chômage, ces millions dont on ne parle jamais, écartés de la comptabilité publique sans vergogne.
Mais ne croyez rien, ni personne, vérifiez, c'est à 1 clic : http://www.bip40.org/
Au XIXème siècle, le métissage s’énonçait comme la contamination des races dites pures, lieu des dégénérescences physiques et mentales. Le métis était un monstre, enfant du péché contre le droit du sang. Il marquait aussi, nous fait remarquer Martine Delvaux, une rupture dans l'économie de la reproduction puisque infécond... Exclu parce qu’incapable de produire du même, intriguant les figures des discours sur la pureté de la race hantés par la question des origines, il était doublement condamnable en ce qu’il révélait aussi très brutalement la fin possible du monde, sa stérilité existentielle n’introduisant à rien d’autre.
La phobie de la mixité fut telle que longtemps, l’on ne songea qu’à la solution de la stérilisation pour empêcher ces monstres de se reproduire, et l’invention d’un espace tiers où les ranger, un peu en marge de notre humanité, mais lui appartenant encore néanmoins.
Pour autant, nombre d’auteurs du XIXème siècle finirent par trouver à ce tiers espace, celui de l’exclusion, certaines vertus : il se révélait un espace d’invention.
C'est ce tiers espace qui intéressa particulièrement Martine Delvaux dans son étude, dont l’approche est volontiers psychologisante. Ce tiers espace, elle l’énonce de fait comme étant aussi un topos de la folie. La folie ne fut-elle pas elle aussi rangée par les soins d’une Doxa prompte à s’amputer des deux bras et des jambes, comme un lieu à part, digne d’études médicales, mais non sans intérêt ? Et l’auteure de remarquer que de ce point de vue, la folie a par ailleurs été aussi envisagée comme l’expression d’une aliénation qui traversait la question de la crispation identitaire, quand elle se faisait lieu de scission du sujet. Or, la folie ne fut-elle pas aussi lue comme l’espace même d’une expression où échapper aux effrois de l’aliénation identitaire ? Le tout par le jeu de traductions et d'altération des identités culturelles ? De quoi méditer à nouveaux frais cette question du métissage…
Dans son étude, Martine delvaux s’est attachée à en comprendre les formulations à travers la lecture de trois personnages de roman : Ourika, une jeune Sénégalaise adoptée par l'aristocratie française du début du dix-neuvième siècle, création de Claire de Duras (1823), Juletane, Antillaise débarquée au Sénégal, imaginée par Myriam Warner-Vieyra (1982), et la narratrice de l’Amant, de Marguerite duras (1984), française née en Indochine.
La folie d'Ourika est clairement liée à son métissage culturel, celui d’une jeune esclave noire élevée au sein d'une société blanche et aristocratique. Objet elle-même, à l’intérieur de ce musée imaginaire construit par ses maîtres, Ourika, en se racontant, finit par conquérir un espace qui va lui appartenir en propre. Dans le second exemple, la narration devient encore le lieu de conquête de soi. Si la vie réelle est le lieu de la folie, l’écriture, thérapeutique, est celui de la liberté. Dans le dernier exemple enfin, le corps de la narratrice, tel qu’il s’écrit dans le fil du récit, s’avère être le lieu de multiples identifications. Avec le Viet-nam d’une part, au travers du vêtement affectionné, mais aussi avec la France, à travers le port d’un simple accessoire, un chapeau, qui va finir par composer "l'ambiguïté déterminante de l'image" de la narratrice qui soudain se voit autre sous cette coiffe étrangère en milieu vietnamien, se voit comme du dehors, introduite par ce dehors dans la circulation de désirs nouveaux. L'Amant se fait ainsi le récit de l'apprivoisement du métissage, affirmant depuis ce lieu improbable du métissage, l’avènement de la jouissance contre la folie, ainsi que l’écrit superbement Martine Delvaux.
http://motspluriels.arts.uwa.edu.au/MP798md.html
Mots Pluriels no 7. 1998 : Le Métis ou le tiers espace de la folie dans Ourika, Juletane et L'Amant , Martine Delvaux.
L’une des œuvres majeures de la construction des mentalités des élites européennes. L’avant dernière édition datait des années quatre-vingt, et manquait de minutie.
Paru en 1528, Il libro del Cortegiano, fut en effet un phénomène social et historique majeur de l’histoire des élites, unifiant les mœurs et les mentalités de ces élites.
Un ouvrage dont l’importance allait être qui plus est, après le succès italien, déterminant pour la France, où il connut une fortune immense, les éditions s’y succédant à un rythme effréné.
Toute l’élite française le dévora pour s’y refonder. C’est que, plus qu’un livre, l’Europe des cours s'y reconnaissait et quant à la France, si l’on veut comprendre quelque chose à la sociabilité de ses élites aujourd’hui encore, il faut le relire de bout en bout : pas un détail qui n’éclaire la manière dont cette sociabilité s’est codifiée.
De l’art de la conversation à l’idéal de l’honnête homme, en passant par le courtisan flattant l’ombre du prince - fût-il républicain-, tout y est de ce qui fonde les usages tout à la fois de nos grandes écoles et de la scène médiatico-politique -avec ce bémol qu'aujourd'hui les nouvelles élites politico-financières lui ont tourné le dos pour afficher une vulgarité sans freins.
Mieux : toute la rhétorique du comportement social des décideurs, voire cette dialectique du paraître des hommes d’éclat (médias, journalistes, artistes d'institutions, etc.), ou bien encore, partout où l’enjeu est un pouvoir, qu’il soit politique, économique ou culturel (y compris jusque dans le fonctionnement du mandarinat universitaire), l’influence de Baldassar se fait encore saisir.
Car tout de ce qui est écrit là, de l’éducation du courtisan aux qualités intellectuelles ou morales qu’il doit afficher, à commencer par cette culture du talent si profondément inscrite dans la vision aristocratique du monde grec (si peu républicaine donc et si peu démocratique), tout nous dit le monde dans lequel nous évoluons toujours -malgré la nuance évoqué plus haut, ouvrant il est vrai un véritable conflit moral dans les mentalités de ces élites.
Mensonge, dissimulation, simulation, l’art de réduire un comportement à son procédé, un discours à sa rhétorique, il n’est pas jusqu’au plus "beau" des jeux du courtisan qui ne sente l’actuel : celui de se représenter.
Dans cette rhétorique de la Cour où l’espace privilégié n’est pas celui de l’Assemblée mais celui des réseaux d’influence, rien ne détonne et surtout pas ce sens de la supériorité du courtisan, homme dont l'allure (une distinction de goût) fonde sa supériorité sur le reste du genre humain.
Le concept clef qu’articule Baldassar est celui de la sprezzatura, que des générations de linguistes ont peiné à définir et que Pons traduit ici par désinvolture. On traduirait volontiers autrement, comme d’une diligence désinvolte, zèle auprès du Prince, structuré par un solide mépris (sentiment aristocratique par excellence) à l’égard de tout ce qui ne relève pas de son périmètre, avec le dédain pour corollaire et la dissimulation pour engagement. Une attitude au sein de laquelle le style prime sur le contenu, et où il s’agit de composer sa vie dans l’extériorité de manières ni trop voyantes ni trop effacées, au seuil desquelles, affirme Castiglione, la civilisation pouvait enfin advenir…
Le Livre du Courtisan, de Baldassar Castiglione, éditions Ivrea, traduit de l’italien d’après la version de Gabriel Chappuis (1580) et présenté par Alain Pons, Paris, mai 2009, 408p., isbn : 978-2-85184-174-2, 30 euros.