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18 novembre 2016 5 18 /11 /novembre /2016 11:05

Quelque chose vit en nous, qui nous échappe, qui nous transforme, «cet amas de tout», ce «je me souviens» de Perec, monde perdu à explorer, d’expériences qu’aussi bien, nous n’avons pas vécues mais qui ont marqué notre histoire commune. Bagdad, Beyrouth, Misrata. Le roman s’ouvre sur notre «désespoir besoin d’aimer», fracassé en défaites pathétiques que scandent l’absolu chaos des guerres passées. Celles d’Irak aussi bien, où l’on envoie toujours nos sicaires assassiner des êtres jugés encombrants. Ou celle d’avril 1861. Sans transition : l’Histoire est faite de cette matière grumeleuse que l’on régurgite sans cesse sans trop parvenir à s’en débarrasser une fois pour toute. 1861 donc, l’armée des confédérés, la défaite de Grant tout d’abord, l’amertume, la même peut-être que celle du petit empereur d’Ethiopie, ou celle d’Hannibal quand la victoire vint à lui manquer. C’est que l’Histoire, avant que d’être une peinture de batailles, est une histoire d’enfants enterrés vivants sous des tonnes de gravats que l’on cache un temps, mais dont les corps finissent toujours par remonter à la surface. Mais alors, de toutes ces batailles du passé, que faisons-nous ?  Chaos ou convulsions ? Toujours reprises, toujours décisives, restaurées toujours, ressuscitées partout en massacres exaltés. Toutes ces batailles, toutes ces guerres, cela peut-il prendre sens encore ? Prenez Agamemnon… Que pourrait bien nous enseigner la guerre de Troie ? Ce que nous dit le mythe, affirme Laurent Gaudé, c’est qu’au fond, avant même de toucher les terres d’Asie mineure, Agamemnon avait perdu : il avait dû tuer sa fille, et qu’importe si on auréole ce meurtre de la théâtralité du sacrifice. Prenez Haïlé Sélassié. Sa bataille ? Une boucherie.  Grant : sa victoire finale ? Une boucherie. Le roman traverse ainsi les époques la plume au fil de l’épée, les nouant sous couvert d’une intrigue contemporaine, l’histoire d’une barbouze à la solde des sales besognes dont toutes les républiques se gavent, les restes de Ben Laden en souffrance, comme un os à ronger, relique dérisoire qui refait surface ici, dans ce récit, pour en joindre les fils. D’Hannibal traversant le Rhône au fort Sunter, Laurent Gaudé nous parle de victoires affreuses. Car toute victoire est odieuse, qu’il nous fait boire jusqu’à la lie. Partout l’ivresse de détruire, de tuer. Et quand il n’y a pas d’ivresse, c’est le sang-froid des grands chefs de guerre qui nous apparaît abject : comment une telle distance peut-elle être possible ? Grant charge. Hannibal charge. Le petit roi d’Ethiopie fait charger son armée tout en sachant qu’il envoie ses hommes à la boucherie. La victoire est affaire de massacre. Quelle histoire nous raconte Laurent Gaudé au final ? Celle d’un art de la guerre qui doit beaucoup à la conception grecque du rapport à l’autre, où la bataille se résume à lancer au sacrifice sa troupe pour massacrer l’adversaire, tout comme dans l’éloquence antique la parole se conçoit comme d’une arme de destruction massive destinée à terrassée tout adversaire : on parle face à quelqu’un, non avec… Qu’importe les batailles donc, ou la succession des temps : la guerre est notre lieu, la violence notre état. Et l’art du roman s’y consomme en péripéties obligées. Si bien que ce récit captivant –mais toute bataille ne l’est-elle pas ?-, qui nous donne à voir les batailles du passé comme peu de récits d’historiens savent nous les restituer, s’immobilise à son tour dans cette soupe où gît l’Histoire. Combien de millions de morts encore, devant nous ? Tout continue sans cesse. L’Histoire est une défaite. C’est quoi au vrai, son souffle ? Celui de Grant brûlant les plaines, les villages, les populations… Les hommes finissent toujours vaincus. Alors tous meurent ensemble au sein du même chapitre. Grant, Hannibal, etc. Ils agonisent dans les mêmes pages, héros de fiction ou personnages réels. Pour ne reposer jamais en paix. Laurent Gaudé les a exhumés, lui le romancier, voleur de néant comme le sont les historiens ou les archéologues. Retournant in fine la question pour lui-même : un roman est-il une victoire ? Mais sur quoi ?

Je n’ai pas lu la fin du roman de Laurent Gaudé. Ce dialogue entre deux personnages plombés par leurs trajectoires, à quoi cela touchait-il d’un coup ? A ce «et tout le reste n’est que littérature» d’Antonin Artaud, qui m’a si bien détourné des artifices du littéraire. J’ai abandonné le livre avant sa fin : il y avait plus de force dans ses récits de bataille. On touchait là à quelque chose d’essentiel. Qui n’avait pas besoin d’être cousu à l’intrigue romanesque. Une interrogation qui se suffisait à elle-même. Soumise à l’intrigue, ma lecture retombait en morne finitude. Le roman ne jouissait plus de lui-même, le romanesque l’avait saisi, capturé, violenté. Il aurait mieux valu laisser en plan, dans un geste plus dramatique sans doute, mais où l’auteur aurait pu réintroduire quelque chose du lexique de la vérité, laissant le chemin ouvert, plutôt que de chercher à clore dans la grandiloquence d’un dialogue séminal ce que la littérature doit maintenir : l’ouverture à l’illimité. Car la littérature est le droit à la mort du romanesque, non ce repli éperdu sur ce romanesque -cette sécurité, notre défaite.

 

Ecoutez nos défaites, Laurent Gaudé, éd. Actes Sud, coll. Domaine français, août 2016, 256 pages, 20 euros, ean : 978-2330066499.

 

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17 novembre 2016 4 17 /11 /novembre /2016 09:33

On connaissait les cours sur Marcel Proust de Joseph Czapski, prisonnier d’un camp russe. Lorsque le livre de ses conférences fut publié, la critique l’encensa comme un fait de haute moralité. On applaudit à son spectaculaire qui prouvait l’excellence de la culture humaniste, portant très haut les valeurs de l’humanité, capable de sauver jusqu’au cœur de la barbarie la civilisation. Il ne s’agissait alors que de cela : de conférences pour surmonter le découragement, la détresse, l’accablement de la vie concentrationnaire. Des conférences interdites en outre par le bourreau soviétique. «Conspirées» donc, selon la très belle expression de Czapski. «Conspirées»… Quand on y réfléchit bien, la raison d’être, à coup sûr, de la littérature. Sa seule force. Non ce déballage de livres inconsistants, de romans bienséants, quand bien même ils relèveraient des rhétoriques pseudos subversives du genre policier, tellement à la mode chez nous… Les commentateurs de ces conférences s’attachaient alors au contexte, ces -20°, -30° qui voyaient les prisonniers mourir dans d’atroces souffrances. Et c’était tout. Le texte en lui-même, nul ne songeait à l’appréhender dans une perspective érudite. Le froid de la Sibérie suffisait à le rendre louable. On ignora donc que Czapski avait passé sa vie cette œuvre entre les mains. Qu’il n’avait cessé d’y songer, d’y réfléchir, tentant de penser le tout de l’œuvre, depuis son style jusqu’aux conditions de possibilité de sa traduction, en passant par sa contemporanéité.

Alors voilà. Sabine Mainberger, elle, s’est refusée à l’anecdote. Czapski méritait mieux que cet hommage moral qui lui fut unanimement rendu. Il mérite qu’on prenne au sérieux sa lecture, ses lectures de Proust. Elle s’est dont interrogée sur la nature de ce texte. De ces notes qu’elles nous restituent avec une méticulosité toute scientifique : quel genre de texte est-ce ? Alors que jusqu’ici ces notes n’avaient que valeur d’ornement, elle les reproduit et les traduit, et les commente, les ouvrent au statut de corpus scientifique sur lequel travailler, éclairant même le travail possible : qu’est-ce que se souvenir de l’œuvre de Proust dont l’objet même est la question de la mémoire ? De quoi doit-on se souvenir quand on est Czapski et non un quelconque étudiant préparant un concours ? Qu’est-ce que son souvenir interroge de la mémoire mise en œuvre par Proust lui-même ? Vertige de la mise en abîme pratiquée par Czapski. Et pour autant, nous dit-elle, c’est tout l’ensemble qu’il faut embrasser, autant la dimension scripturale que picturale de ces notes si précieuses. Les réunir dans une vision structurée, ne pas dissocier leur sémantique de leur sémiotique, l’aspect pictural de l’aspect littéraire. La génétique du texte, oui, mais aussi un certain nombre de couleurs en un certain ordre posées… Comment ces notes sont-elles disposées sur le papier ? Pourquoi ? A quoi correspond ce réseau de couleurs, de liens, de flèches, de traits ? A l’enchevêtrement des thèmes répond l’entrelacs des traits reliant par paquets ces thèmes. Ici le fil rompu, là repris. Czapski découpe, redécoupe, redistribue. «La mort indifférente»…,«précieuse blessure »… «un peu enfoncé dans la chair»... Comment avancer dans ce réseau ? Découvrir les lois qui régissent cette prise de note. Ses temporalités. Sa spatialisation. Ces manuscrits, nous dit Sabine Mainberger, «ressemblent à la voix humaine». «Ils nous lancent un appel auquel il est difficile de résister». Que faire des gribouillis ? Les mettre de côté ? Et même si le déchiffrement échoue souvent, il exige une réponse. Pourquoi ce cheminement, entre le dessin et l’écriture ? Comment cela peut-il produire de la pensée ? Que de la pensée, au demeurant ? On a le sentiment que quelque chose se joue là, de la littérature, voire de notre civilisation tout court. Czapski pensait sa prise de note en vue de donner une conférence, comme une surface à structurer, autant qu’à penser. Qu’est-ce que le réel du dire ? Quel est son lieu ? C’est quoi tout d’abord, le lieu du discours ? Le signifiant, il le construit avec et sans les mots. Avec et sans le dessin. Qu’est-ce que lire ? Quelle possibilité de retour cette lecture fonde ? Contre le deuil du vrai, peut-être, Czapski fonde une lecture qui maintient dans le langage cette ouverture à l’illimité.

 

A la recherche de la Recherche, notes de Joseph Czapski sur Proust au camp de Griazowietz (1940-1944), sous la direction de Sabine Mainberger et Neil Stewart, éditions Noir sur Blanc, oct. 2016, 188 pages, 21 euros, ean : 9782882504418.

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15 novembre 2016 2 15 /11 /novembre /2016 09:31

Los Indignados. Tout part de là -et ne converge pas vers Podemos. Los Indignados… L’expérience argentine en toile de fond, celle de l’insurrection de 2001 et du collectif Situaciones. Dans la foulée des concerts de casseroles, à Buenos Aires s’étaient levées des assemblées de voisins qui occupèrent les places. Puerta del Sol donc. Les indignés campent. Le 15-M prend forme. Non, le terme est impropre : le 15-M était un rhizome, est un rhizome qui a survécu aux défaites de Podemos et a trouvé dans le municipalisme espagnol la ressource d’engendrer une nouvelle étape de la contestation populaire. L’heure espagnole, aujourd’hui. Celle Des luttes en cours. C’est cette fabuleuse histoire en train de s’écrire que raconte Ludovic Lamant. Au-delà des figures que les médias aiment à nous jeter en pâture pour nous faire taire : Ada Colau, Manuella Carmenala, Iglésias… La bourgade de Ciempo plutôt, Madrid, Barcelone… C’est cette histoire en cours dont il essaie de dresser un premier bilan, celui de plateformes citoyennes qui se sont constituées pour tenter de changer les choses, ici, maintenant. Rupture avec la rigueur, hausse des dépenses sociales, revenus minimum municipaux... Une histoire dont Podemos crut pouvoir tirer profit électoralement, arguant de la faiblesse (réelle) de ces contre-pouvoirs, avant de devenir la bouée de sauvetage d’une pseudo-démocratie aux abois. C’est cette histoire des villes espagnoles qui ont fait sécession que nous raconte Ludovic Lamant, des villes rebelles qui tentent de refonder le débat démocratique. Des villes dont les citoyens se sont mobilisés pour créer, là, tout de suite, d’autres institutions. Une autre manière d’administrer le Bien Commun. Une histoire qui a essaimée en Europe, comme à Naples, ou dont on trouve des aspirations éparses, comme à Saillans en France, dans la Drôme. Expérimenter la sortie du système libéral à l’échelle communal. L’hypothèse municipale en somme, qui est depuis 2014, peut-être la voie de contestation la plus convaincante. Où forger un nouvel imaginaire politique. Où passer d’un processus destituant à un processus constituant. Où fabriquer les instruments de la reprise du pouvoir politique. Partout en Espagne des villes citoyennes se sont soulevées en 2015. Cinq capitales régionales sont notamment tombées, et c’est près de six millions d’espagnols qui expérimentent aujourd’hui cette démocratie locale. Sans parler des mairies de changement qui tentent ici et là d’instaurer un exécutif différent, soit 80% de la population espagnole ! Qu’importe l’issue pour l’heure, qui est à la mise en commun des idées, des pratiques. A l’ouverture d’espaces métissés politiquement, où l’on avance sur des objectifs concrets et non des idées abstraites. Une expérience, nous dit l’auteur, qui n’est pas sans attache, renouant avec l’esprit de l’insurrection de 1931, quand des villes se soulevèrent joyeusement, à l’occasion de carnavals débridés, pour proclamer la République qu’on leur refusait. Renouant avec ces années 1930 qui virent fleurir partout la forte inventivité anarchiste. Pas Podemos donc, surtout pas Podemos, qui a perdu un million d’électeur entre 2015 et 2016 sans guère s’interroger sur cette hémorragie, et s’est transformé en parti d’opposition assurant les carrières des uns et le silence des autres. Un tour d’Espagne des villes rebelles donc. Réjouissant. De villes qui ont rompu avec le mythe de l’incarnation de la volonté populaire. «Nous ne sommes pas représentables», y clament leurs citoyens. Et nous voulons en finir avec l’élu-roi. Des villes où les comités de quartier forgent partout de nouveaux outils de participation. Des villes où l’on n’occupe plus les places, mais les institutions. Un mouvement dont nous sommes loin en France, tentés par un Podemos à la française, où la France Insoumise résumerait bien mal, dans ses urnes, l’élan de Nuit Debout. Peut-être nous reste-t-il Rennes, la révoltée, aux avant-postes de la fabrique du citoyen de demain…

 

Squatter le Pouvoir, les mairies rebelles d’Espagne, Ludovic Lamant, Lux éditeur, 4ème trimestre 2016, 222 pages, 16 euros, 9782895962175.

 

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14 novembre 2016 1 14 /11 /novembre /2016 10:55

En France, les politiques, les médias et les réseaux sociaux ne cessent de propager l’idée, fausse, que les classes populaires auraient porté Trump au pouvoir. Des foules anonymes, sans espoir, exaspérées par l’arrogance des politiciens de l’establishment. Un vote de protestation en quelque sorte, plus que d’adhésion. Le vote de populations peu instruites, facilement abusées, aisément gagnées par une communication hypocrite. Des foules sans avenir, sinon sans passé, qui forment depuis la nuit des temps les cohortes ignorantes grosses de tous les fascismes à venir… Des foules qu’il faudrait entendre sinon comprendre –on sent poindre là tout le mépris des classes instruites à l’égard des classes populaires… Elles ont voté Trump ? Rien d’étonnant : la vulgarité du personnage serait à la mesure de leur inculture. Masses frustres, incultes, dangereuses, seul vrai péril de nos démocraties, portées par nos fiers démocrates, qui n’auraient manqué en somme que de pédagogie. Ah, cette fameuse pédagogie des réformes nécessaires que l’on nous ressert de décennie en décennie pour nous donner à penser que les américains, que les français, n’ont rien compris à leur époque, qu’ils ne savent pas, c’est tellement compliqué, comment vivre dans ce monde mondialisé dont ils ont peur. Ah, cette peur populaire rétrograde, thème chéri de la classe politico-médiatique des pays dits avancés. C’est tout juste, à entendre cette classe d’écornifleurs, s’il ne faudrait pas organiser une thérapie nationale pour arracher la populace à sa peur obscurantiste. Et Valls d’en rajouter sur ces peurs tellement enfantines qu’il nous faudra bien construire un jour notre propre mur pour rassurer ceux qui, demain en France, voudront voter Marine Le Pen… Et Sarkozy de camper sur les terres de Trump en se félicitant de la bêtise populaire qui pourrait bien le porter de nouveau au pouvoir… Et les médias de sauter à pieds joints dans cette boue immonde pour se gaver de mépris à l’égard de ces pauvres désorientés qu’il faudrait éclairer encore et encore…

Et qu’importe si les résultats montrent que Trump a été porté au pouvoir par les classes instruites en fait… Avec pour dénominateur leur couleur de peau : les blancs ont voté massivement Trump. Les « ruraux » blancs certes, beaucoup. Mais aussi la classe moyenne riche. Ah, la classe moyenne… Que devons-nous entendre par là, quand en France son concept est galvaudé ? Catégorie fourre-tout au spectre si large chez nous, qu’on y a intégré les classes pauvres pour les faire disparaître de la statistique nationale. Tour de passe passe ignoble dicté à l’INSEE pour gommer de notre imaginaire la classe ouvrière… De quelle classe moyenne parle-t-on donc, s’agissant des Etats-Unis ? Non la nôtre, mais ces classes instruites encore une fois, sensibles aux promesses de ré-enrichissement du candidat Trump –non de ré-enchantement, qui est une pente discursive typiquement française… Car ce sont les classes instruites qui ont porté au pouvoir Trump. Non les classes populaires. Ce que les médias taisent soigneusement. Falsifiant l’Histoire en omettant par exemple de nous dire en tout premier lieu que l’abstention aura enregistré un score incroyable lors de cette élection, son plus haut niveau même depuis ces quinze dernières années : c’est presque un américain sur deux qui ne s’est pas déplacé ! Précisément, massivement : ce sont les classes populaires qui ne se sont pas déplacées, parce qu’elles savaient, elles, qu’il n’y avait rien à attendre de ces élections. Parce qu’elles savaient, elles, que le ticket HillaryTrump n’était que de la poudre aux yeux. Des classes finalement éclairées sur l’issue d’un vote qui a porté au pouvoir le leader des Démocraties Totalitaires qui partout dans le monde avancé prennent le pas sur tout espoir.

Et quant au vote populaire qui a soutenu Bernie Sanders, il s’est évaporé, refusant d’apporter son soutien à Hillary. Qui donc pourrait en vouloir à cet électorat de refuser qu’on lui refasse le coup de Tsipras, fossoyant la colère légitime du peuple grec ? Ou de vouloir refuser la logique Podemos -qui a perdu 1 millions d’électeurs entre 2015 et 2016, à vouloir dérouter la colère du peuple espagnol vers leurs urnes carriéristes. Que penser du reste ralliement «agitateur» de Bernie Sanders et Elizabeth Warren à Trump, offrant leurs services au prétexte de réformer la vie politique américaine, au prétexte de l’aider à mettre hors de capacité de nuire l’establishment médiatique ? Sécuriser la classe pauvre, lancer de grands travaux d’infrastructure, mettre fin aux guerres, réformer la santé… Belles paroles ! L’heure est grave, certes. Mais au point de ne donner pour seule issue à la colère populaire qu’un vague projet d’Union nationale qui ne sera jamais qu’une stratégie de défaite supplémentaire ? L'essentiel, pour les médias français, c'est que l'hystérie anti-Trump devienne l'arbre qui masque la forêt. Haro sur les pauvres, les incultes, il faut sauver le système à tout prix, pour que l'an prochain on puisse leur refaire le coup du front républicain...

 

lecture instructive :

New York Times, Election 2016: Exit Polls

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8 novembre 2016 2 08 /11 /novembre /2016 09:06

Les américains votent. Le monde retient son souffle. Les américains ? Très peu en fait, même si Trump a réussi à mobiliser un mécontentement en surfant sur les souffrances des petits blancs démonétisés. Très peu côté démocrates aussi, malgré l’épouvantail Trump brandit avec force de conviction. Très peu encore côté New Left, malgré le ralliement de Bernie Sanders, qui a fini par sombrer dans le trou noir Tsipras, la faille Podémos (qui a perdu 1 millions d’électeurs entre 2015 et 2016 à force de compromission), la ligne de la trahison des poussées de la New Left qui partout dans le monde ne parvient pas à trouver le souffle qui nous porterait vers un vrai changement. Et quant au monde, il ne retient pas son souffle, il crève sous les assauts répétés des multinationales. Il crève sous les violences innombrables de la Finance qui aura bientôt achevé son travail de décomposition des sociétés humaines. L’élection d’HillaryTrump ? On s’en fiche. Sauf en France, où la classe politico-médiatique lui porte une attention particulière, attentive comme nulle autre à la couleuvre qu’elle veut nous faire avaler en 2017 : Hilary en sauveur de la démocratie, comme demain Sarko, Hollande, Valls, Juppé… Sauf en France donc, où les médias refusent tout net de nous aider à réaliser qu’il n’y avait qu’un seul ticket dans cette affaire : le ticket HillaryTrump.  Et de nous refaire leur coup Obamaniaque. Un Président « noir », « démocrate ». Demain la Première femme à devenir Présidente des Etats-Unis. Une chance pour les femmes nous assure-t-on, une chance pour le monde, une chance pour la démocratie, quand en réalité Hillary ne laissera à son tour derrière elle qu’une société en ruine, comptant aujourd’hui près de 20% de chômeurs, une misère de masse spectaculaire mais tue, et le triomphe du complexe financiaro-militaire dont elle est l’épouse. Réjouissons-nous mes frères, Clinton is back, la misère sera crasse, la domination totale... Tous salueront l’illusion, nous la feront boire jusqu’à la lie. Et tairont le soulèvement des Amérindiens qui a pris en 2016 une ampleur réjouissante. Tous tairont les révoltes ouvrières, qui en 2016 sont revenues sur le devant de la scène. Tous dissimuleront les revendications des hispaniques, qui ont fait en 2016 une percée incroyable. Et tous cacheront la levée en masse du suprématisme blanc, qui a pris en 2016 des proportions inquiétantes.  C’est quoi le souffle de cette histoire : l’élection d’HilaryTrump ? Quand toute présidentielle n’est jamais qu’une histoire de trahison. Trahison des jeunes, des pauvres,  des chômeurs, des femmes, des minorités…

«Notre seul espoir aujourd’hui, affirmait le journaliste Chris Hedges, est de détruire le Parti Démocrate», pour l’illusion qu’il véhicule. Alors élire Hillary… La femme de Bill, qui avant même d’être élue a consenti à accorder aux militaires une rallonge financière invraisemblable, détournant à l’avance les ressources de l’état américain vers la guerre et la militarisation de la sécurité intérieure. Hillary, femme de Bill qui dans les années 90 a détruit le système américain de santé, dont 70% des bénéficiaires étaient… des enfants. Que dire donc de l’élection d’HillaryTrump, sinon qu’on y sent pousser un fort désir de fascisme. Que dire, sinon que nous assistons en direct à la désintégration joyeuse de la société américaine, tout comme de la société française si attentive à cette élection. Désintégration qui est la volonté de ses élites mêmes. Que dire, sinon que nous assistons en direct à la démonstration de force d’un mensonge hallucinant, qui triomphe grâce à la carte du racisme, de la xénophobie, du nationalisme, grâce à l’expression d’une rhétorique sécuritaire hallucinée qui devrait tenir lieu de réponse au désespoir des populations. «Quand les gens sont dans un cul-de-sac, affirmait encore Chris Hedges, ils représentent une force morbide au sein de la société». Une force qui permet la mobilisation des groupes les plus violents de cette société pour sauver ce qu’il reste non de crédibilité, mais de puissance d’un système en faillite. La pauvreté, organisée, planifiée, structurée, a détruit la cohésion sociale des sociétés dites avancées, pour ouvrir brusquement leurs horizons aux formes archaïques de domination qui s’avancent désormais à visage découvert. Hillarytrump ? Ce n’est rien d’autre que la victoire du Capitalisme Totalitaire, un pas supplémentaire vers l’apocalypse joyeuse… Un pas que nous avons déjà franchi en France, sans attendre l’élection de Sarkopen ou autre Juppen…

 

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18 octobre 2016 2 18 /10 /octobre /2016 08:12

En 2015, Chris Hedges signait un essai intitulé L’Âge des rébellions. En 2016, celui des Démagogues… Des rébellions aux démagogues, ce qui semble avoir évolué, c’est tout simplement le désespoir, et la misère, qui affectent un nombre toujours plus grand de nos concitoyens. Deux facteurs de décomposition sociale, sinon deux « outils » tant ils apparaissent orchestrés pour jeter cette impensable «classe moyenne» dans les bras des pires démagogues que l’histoire contemporaine ait enfantés. Car en entrant dans l’Âge des démagogues, ce vers quoi nous faisons signe n’est rien moins que le retour du Totalitarisme.

Ancien journaliste au New York Times, Prix Pulitzer, Chris Hedges avait vu sa carrière ruinée par les critiques très fournies qu’il avait énoncées à l’égard de ce que nous ne pouvons plus nommer autrement que le Capitalisme Totalitaire. Spécialiste de la question terroriste, correspondant de guerre en Irak, en Afghanistan, en Syrie, Hedges en était revenu avec la conviction d’une vaste conspiration menée par des lobbys. Viré sans ménagement, il se consacre depuis à la divulgation de ses analyses pour alerter l’opinion publique sur les dangers que nous courons désormais tous à accepter pareille situation. Or, curieusement, sa cible principale est le Pari Démocrate. «Notre seul espoir aujourd’hui est de détruire le Parti Démocrate», entré dans la sphère idéologique des Républicains, affirme Chris Hedges. Voilà qui nous convoque sur les lieux de nos propres combats contre un PS français qui n’a cessé de nous jeter dans les bras du FN.

Que penser en effet d’un Parti qui a suspendu la plupart des libertés collectives et ne cesse de militariser sa police ? (Et singulièrement, Hedges songeait ici au Parti Démocrate, non au PS, qui lui a emboîté le pas sur ces questions avec un rare entêtement)…  Que penser d’un Parti qui, sous Bill Clinton, a détruit le système américain de santé, qui profitait essentiellement aux enfants des classes moyennes et pauvres ? Que penser d’un Parti (Clinton toujours), qui n’a cessé de construire des prisons pour y enfermer ses minorités ? Que penser d’un Parti qui a opté pour la Loi des trois prises, laquelle jette à vie en prison tout condamné «récidiviste», quelle que soit la nature du délit commis ? Que penser d’un Parti (Obama), qui vient d’augmenter les dépenses militaires de son pays de façon exponentielle, privilégiant la militarisation de son pays à la réduction de la pauvreté endémique qui sévit aux States ? Que penser d’un Parti qui donne à croire qu’il n’existe pas de chômage de masse aux Etats-Unis, alors que les chômeurs sont sortis de la statistique dès leur quatrième semaine de recherche d’emploi ?

Ce qu’analyse Chris Hedges dans ces entretiens, c’est ce désir de fascisme qui ne cesse de monter, aux Etats-Unis comme en France, où l’on s’attaque aux valeurs pour contrer les frustrations engendrées par les politiques libérales. Nous assistons, affirme-t-il, à la désintégration de la société américaine, à la désintégration de la société française, une désintégration conduite par leurs élites elles-mêmes. Des élites qui ont massivement choisi le camp du racisme, de la xénophobie, du nationalisme, du déploiement sans retenue d’une rhétorique guerrière qui ne parvient pas à masquer leur énorme soif de violence. Hedges l’observe à travers la poussée de l’extrême droite chrétienne aux Etats-Unis –lui qui est chrétien. Plus de 1 000 groupes suprématistes blancs s’y expriment désormais ouvertement, recrutant dans les territoires oubliés du développement économique américain. «Quand les gens sont dans un cul-de-sac, avec ce sentiment de désespoir, ils représentent une force morbide au sein de la société ». Cette force morbide que les démagogues s’emploient jour après jour à structurer. Cette force morbide que les élites mobiliseront bientôt pour sauver leur système à bout de souffle. Car ce à quoi nous assistons, c’est à l’effondrement de la crédibilité du néo-libéralisme. C’est le point déterminant de cet entretien en définitive : une société prend fin, mais cet effondrement fait aujourd’hui le lit du fascisme qui s’annonce à grand bruit. A si grand bruit aux Etats-Unis comme en France, que Chris Hedges ne voit guère se profiler dans un proche avenir qu’un soulèvement d’extrême droite, seule force organisée, mobilisée en outre par les élites et les médias.

 

L’Âge des démagogues, entretiens, Chris Hedges – Pierre Luc Brisson, éditions Lux, coll. Futur Proche, sept. 2016, 116 pages, 12 euros, ean : 9782895962359.

Site de Chris Hedges : http://www.truthdig.com/

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14 octobre 2016 5 14 /10 /octobre /2016 07:48

Apparatchikland… L’Algérie ? Un pays bloqué, coulé sous la chape de plomb du quatrième mandat de Bouteflika. Le pays de Monsieur Frère, de la méfia d’état, de la corruption endémique. Celui des oligarques, des chefs terroristes amnistiés et reçus dans les coulisses du pouvoir. Celui d’une police politique omniprésente. Celui du mépris étatique, la mer sous grilles, où les marches pacifiques sont interdites depuis 1992, où règne un état d’urgence sans partage, où le centralisme démocratique contraint les dirigeants à expliquer avec longanimité aux journalistes que leur raison d’être est de défendre la patrie en danger. De quel danger sinon celui que cette bureaucratie qui se fout de tout, inefficace et méchante, fait courir au pays lui-même ?... Un pays donc où jour après jour la logorrhée de la grandeur gaullienne de la patrie déferle sur les ondes jusqu’à plus soif. Où l’on «salit cette belle langue arabe en l’asservissant aux petits désirs de chefs en costards de mafieux des années 20 à Chicago.» Zone grise plutôt que pays de Droit, voire même de Lois tout court, où les militants du mouvement des chômeurs furent il y a peu violemment réprimés et où l’état a fini par rôder une technique de domination très sûre, en réprimant toujours très fort, tout en comptant sur la peur et l’autocensure comme mode de gestion de toute contestation possible. Un pays embaumé en somme, où dans la rue peut parfois surgir une parole libre, pourvu que personne ne l’entende. Un pays sous influence Qatari, chinoise, ni tout à fait réel ni tout à fait imaginaire, où tout peut s’écrire jusqu’au brutal rappel à l’ordre. Un pays immense cependant, «terre qui mime le ciel férocement», à la profondeur historique continue, dont la jeunesse, sentinelle de nos défaites communes, ne semble jamais vaincue, toujours en veille d’une insurrection promise. C’est cette ferveur que l’on retient au final, tout l’inverse du renoncement espéré par des autorités grabataires, dressée en quelques lignes magnifiques par Adlène Meddi évoquant Constantine, «livrée aux voyous d’un régime devenu caricature de lui-même» mais vive comme un feu sous la braise, dans sa superbe déclaration d’amour à la littérature, non comme consolation mais volonté d’une Histoire autre.

 

Jours tranquilles à Alger, Mélanie Matarese et Adlène Meddi, préface de Kamel Daoud, éd. Riveneuve, juin 2016, 204 pages, 15 euros, ean : 9782360133918.

 

 

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11 octobre 2016 2 11 /10 /octobre /2016 09:16
Watership Down, Richard Adams

Un chef d’œuvre. Tout court. Un chef d’œuvre de la littérature passé à peu près inaperçu en France, malgré un succès mondial… Traduit dans toutes les langues connues, enfin retraduit ici par Monsieur Toussaint Louverture, l’une des plus brillantes maisons d’éditions françaises, aux publications toujours marquantes.

Un roman monde. Picaresque. L’immense saga d’une civilisation inconnue. Roman d’éducation, récit hagard d’une terre offerte à l’aventure, d’un univers pionnier contraint de s’inventer sous nos yeux et dont les protagonistes ne cessent d’affronter leurs ombres, l’adversité, l’espérance (oui, l’espérance peut relever aussi de l’affrontement), l’obligation de construire quelque chose comme cette dimension du sens commun que l’Histoire devrait être. Une cosmologie même, avec au commencement l’Exode. Biblique... Au commencement de ce roman, il y a l’exode, imaginez ! Eschyle en exergue, la Grèce et L’inde antiques à la rescousse, la légende de Shraavilshâ en pendant… Et partout, des lapins. Partout. Leur communauté devenue ce récit où prendre pied. Au commencement donc, il y a la nécessité de l’exode dans la garenne pourtant en paix. Où les lapins parlent, mais ne savent compter que jusqu’à quatre. Ce qui n’est pas si mal, quand on y réfléchit bien. Des lapins, dont Hazel et Fyveer, nos héros. Au départ, tout va bien dans le meilleur des mondes –des lapins. Mais pour faire avancer le conte, bien sûr, une catastrophe se profile. Structure classique, direz-vous. On apprend ça au collège. Mais avec quel talent l’auteur nous en régale ! La garenne a été rachetée par des hommes sans scrupules. Parce qu’il y a des hommes dans ce récit. Nous. Cruels, avides, avec leurs machines et leurs convoitises : la terre, que nous nous acharnons à détruire pour en extirper le moindre rendement. Une société immobilière a racheté la garrigue. Mais de cet autre monde que l’auteur réussit à nous rendre étranger, le nôtre, celui des hommes, nous ne saurons pas grand-chose. Ils sont trop loin, trop grands. Trop impénétrables. Nous vivons mieux auprès de Hazel, et de Fyveer, qui sent la catastrophe. Littéralement. A travers les pores de sa peau de lapin. Il sent cette catastrophe qui vient, dont il ne sait rien dire, sinon qu’il faut fuir. Vite. Mais voilà, le Padi-Shâ de leur communauté, leur maître, n’a pas envie d’affoler la garenne. Alors Hazel, Fyveer, Bigwig et quelques autres décident de fuir cette communauté insouciante qui court à son anéantissement. Le récit est en marche. Nous ne les quitterons plus. En partance avec eux pour inventer un autre monde, celui d’une société de lapins égaux et libres, qui saura faire la part des choses, créer des règles de vie justes, «modernes», sans rompre pour autant avec cette foi ancienne des récits des ancêtres où plongent l’émotion de l’identité lapine, celle de cet animal timide et sauvage, «gros comme un chat médiocre», affirmaient les dictionnaires du XIXème siècle. Quel roman ! Il est même traversé par un récit des origines : celui de Krik, qui créa les étoiles en répandant ses crottes à travers le ciel. Krik a fait des chats, du renard et de la belette des mangeurs de lapins. Pour contraindre cette glorieuse et indestructible race à s’exhausser. Hazel donc, et les siens, marchent vers la Terre promise. Moins un lieu qu’un lien. Et même certainement pas un lieu –c’est l’une des grandes leçons de ce roman-, tant ceux qu’ils découvrent au gré de leur pérégrination n’ont de promis que l’opportunisme vain d’avoir échappé chaque fois à une épouvantable catastrophe. Ici une prairie admirable, avec tout le confort rêvé et des hôtes charmants, véritable paradis sur terre recélant une société fasciste qui reçoit ses immigrés pour mieux les vouer à la destruction… L’exode donc, toujours, au fond la seule forme juste de société, qui sache survivre à tous les délires sociétaux. Jusqu’à la colline de Watership down, un lieu ingrat, abandonné de tout et de tous et où il leur faudra livrer une bataille hallucinée. Les cent dernières pages sont incroyables. On retient son souffle, on éprouve leur immense émotion. Et non, ce n’est pas la ferme des animaux, c’est mille fois mieux. Il y a bien certes le dessein symbolique de raconter notre destinée humaine en filigrane, prétexte à de grandes leçons. Mais il y a plus. L’incroyable de ce récit, c’est qu’il ne cesse de se construire depuis le point de vue des lapins tels qu’ils sont «en vrai», timides et peureux, habitant ordinairement dans des trous qu’ils font sous terre. Voir le monde depuis ces clapiers, ces garennes ou ces mangeurs de choux, quelle leçon d’humanité !

Watership Down, Richard Adams, traduit de l’anglais par Pierre Clinquart, éd. Monsieur Toussaint Louverture, oct. 2016, 544 pages, 9791090724273.

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10 octobre 2016 1 10 /10 /octobre /2016 08:32

Frances E. Jensens est neurologue, spécialiste des études du cerveau. Elle a passé sa vie tout d’abord a étudié le cerveau des enfants en bas âge, puis celui des personnes âgées. Jusqu’au jour où, confrontée aux deux adolescents qu’elle avait à la maison, elle s’est sentie dépassée par leur comportement. Plongeant dans la bibliothèque des neurosciences de Harvard, elle s’est rendue compte qu’en fait le cerveau des adolescents n’était quasiment pas étudié. Jusque-là, les spécialistes des neurosciences partageaient le préjugé selon lequel, au fond, le cerveau des adolescents ne différait pas de celui des adultes. Elle décida alors de se jeter à corps perdu dans son étude. Pour découvrir que ce cerveau n’était en rien comparable au cerveau des autres âges de la vie. Ce qui le distingue ? Le cerveau humain semble se développer d’arrière en avant et du coup, les lobes frontaux sont les derniers à être mis en chantier, alors qu’ils sont le siège du jugement, de la décision, du contrôle de l’émotion. Soumis au bombardement hormonale de l’amygdale et de l’hippocampe, la fonction dite exécutive du cerveau humain n’a que peu de chance de n’être pas submergée jour après jour par ce déferlement d’émotions qui caractérise si bien le monde adolescent. Cela dit, si le câblage du cerveau humain est progressif et si celui de l’adolescent manque de matière blanche, il dispose à profusion de matière grise et, selon les termes des spécialistes de neuroscience, est ainsi configuré pour apprendre, disposant de capacités littéralement inouïes pour cela, des capacités dont plus jamais le cerveau humain, malgré sa plasticité, ne disposera ! L’adolescent connaît en quelque sorte l’âge d’or du cerveau humain, de quoi se convaincre de l’aider à mieux disposer d’une telle félicité. L’étude de Frances Jensen est donc suivie de conseils à l’égard des décideurs qui ont en charge leur éducation et d’informations pratiques, voire d’un guide de survie à l’attention des parents d’adolescents, tout ce qu’il y a de plus réjouissant. Elle y revient bien sûr sur la question sensible du sommeil, de l’exposition aux écrans, mais insiste surtout sur le problème du stress, dans un contexte sociétal qui ne cesse de le renforcer, au risque de porter préjudice au processus de maturation du cerveau. Car toutes les études désormais le montrent : dans cette maturation du cerveau adolescent, l’environnement est de loin le facteur le plus déterminant. Or de ce point de vue, la responsabilité des politiques est immense. Frances Jensen milite ainsi depuis pour que l’école soit réformée, ce dont elle a pu convaincre une ville américaine, où les résultats ont engrangé de spectaculaires progrès. Pour le reste, en France par exemple, on attendra vraisemblablement les calendes pour qu’une réflexion de fond s’organise sur ces questions…

Le cerveau adolescent, Frances E. Jensen en collaboration avec Amy Ellis Natt, traduit de l’américain par Isabelle Crouzet, J.C. Lattès, mai 2016, 346 p., 20 euros, ean : 9782709650403

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7 octobre 2016 5 07 /10 /octobre /2016 08:50
Céline Alvarez, Les Lois naturelles de l’enfant

Je ne sais trop que penser de la démarche. Céline Alvarez a voulu expérimenter une autre manière d’enseigner. Comme des milliers de professeurs aujourd’hui en France, peu satisfaits des conditions d’exercice du métier qu’on leur propose, tout comme de la philosophie même de l’instruction publique telle qu’énoncée dans les directives ministérielles. Avec cette différence que ces derniers se sont embarqués dans une aventure au long cours, quand Céline Alvarez s’est… contentée dirions-nous, de vérifier sur un très court terme la validité de ses hypothèses pour en faire un best-seller et se retirer aussitôt du système éducatif. C’est-à-dire qu’elle n’en a pas fait un métier, encore moins une vocation. Tout juste un coup de théâtre. De semonce pour les uns, de pub pour les autres. Un coup de gueule donc, si l’on veut, qui n’enlève certes rien au contenu qu’elle nous livre, pour une grande part inspiré de ce qui se pratique ici et là sur le terrain loin des feux de la rampe, et des grandes recherches de sciences cognitives initiées un peu partout dans le monde, ici plus particulièrement en référence à celles du Center of the developing child de Harvard. On a ainsi comme une récapitulation de ce qui se dit et se fait, présentée par la presse comme un événement singulier dont le mérite reposerait tout entier dans l’engagement d’une personne, notre héroïne, Céline Alvarez… Une expérience, non un usage donc. Un événement limité dans le temps et l’espace quand en réalité, des milliers d’enseignant s’y adonnent jour après jour, contre leur hiérarchie et contre la surdité d’une époque peu amène en réflexions constructives.

Sur le fond, on ne sera pas surpris. D’autres ont dénoncé, depuis beau temps, les défaillances du système français, du reste pointées d’année en année par le Ministère de l’Education Nationale lui-même, à la sortie de la primaire par exemple : 300 000 élèves en difficultés au moment d’aborder la sixième… Dont 40% d’entre eux plombés par de graves difficultés. Déploration vaine ou hypocrite d’institutions qui se contentent d’en dresser la carte sans parvenir à endiguer la catastrophe. Pourquoi une telle tragédie ? Laissons de côté la bêtise d’administrateurs plus préoccupés par leur carrière que du terrain. Aux yeux de Céline Alvarez, c’est d’abord parce qu’il s’agit d’un système construit sur des valeurs, non des relations. Sur des principes, non sur des êtres. Des principes qui en outre méconnaissent les lois «naturelles» de l’apprentissage, plongeant par cette ignorance la plupart des enfants dans des situations d’inquiétude, de stress, voire de souffrances graves et in fine, d’échec. Le constat n’est pas nouveau. Sans doute a-t-elle le mérite de le rappeler. Tout comme d’affirmer qu’au fond, cette ignorance ministérielle est construite et que cette école française qui s’est fondée sur la prétention à former des êtres libres, d’une manière très piquante, a soumis l’apprentissage de la liberté à l’obligation de docilité que le fonctionnement de la classe française exige… L’école française est ainsi essentiellement brutale, de cette brutalité qui partout façonne le vivre ensemble à la française. Que dire en outre d’un système pointé cette année encore par l’OCDE comme le plus inégalitaire des pays dits développés ?

Céline Alvarez s’est donc résolue à refuser d’apporter sa pierre à un tel édifice. Elle a passé son concours et s’est vue nommée dans une ZEP sans contrôle, à Genevilliers. Un lieu perdu aux yeux de son administration, sans enjeux politiques pour l’inspection générale qui l’a donc laissée faire à peu près ce qu’elle voulait. Perdu pour perdu, on ne risquait plus grand-chose… Une aubaine donc, puisque carte blanche lui était offerte. Et ce qu’elle a expérimenté tient au fond en deux mots : reliance sociale. Que les enfants apprennent à se relier, en développant d’abord leurs compétences non cognitives : la coopération, l’entraide, l’empathie. Des dynamismes qui favoriseront l’émergence des compétences dites exécutives : la mémoire de travail, le contrôle inhibiteur, la flexibilité cognitive, qui sont les trois compétences fondamentales à développer dans le processus d’apprentissage et sans lesquels aucun instruction n’est possible. En gros, la meilleure manière d’aider nos enfants à acquérir des savoirs scolaires, c’est de ne pas se focaliser sur l’enseignement de ces savoirs, mais de faciliter le développement des compétences excécutives qui permettront aux enfants de conquérir par eux-mêmes efficacement ces savoirs. Pour cela il faut donc s’appuyer sur le cercle vertueux de la gratification intérieure, plutôt qu’extérieure –les fameuses carottes de l’éducation répressive… Et bien évidemment, il fallait repenser l’espace architectural de la classe, privilégier la vigilance linguistique qui est dans les petites classes le moyen le plus sûr d’aider à développer une pensée complexe, riche, structurée, apte à soutenir le développement des fonctions cognitives, et accorder la priorité à l’apprentissage sensoriel : apprendre, c’est faire et non se contenter d’écouter. D’où la prégnance des interactions humaines, ce en quoi elle qualifie cette pédagogie de naturelle : l’enfant, guidé par l’adulte, explore par lui-même, l’erreur comme la vérité. Guidé par l’adulte : c’est dire que sans cette foi en l’élève que l’adulte manifeste, cette foi qui porte l’enfant au-delà de lui-même, rien ne peut arriver. Au fond, éduquer c’est, comme l’affirmait Montaigne, allumer des feux, accompagner l’enfant dans son travail de création.

Trois années durant. Fin 2014, pour des raisons obscures, le Ministère mettait fin à l’expérience -sans doute entre autres parce que la démarche s’appuyait aussi sur des collaborations scientifiques prestigieuses. Céline Alvarez démissionnait en juillet 2014, bouclait son livre, allumant peut-être un contre-feu dont on espère qu’il sera durable, ou plutôt qu’il donnera l’envie au vaste public qu’il a touché de se mettre à l’écoute de ces résistances pédagogiques qui partout en France illuminent bien des écoles et d’en être solidaire !

Céline Alvarez, Les Lois naturelles de l’enfant, éditions Les Arènes, sept. 2016, 454 pages, 22 euros, ean : 9782352045502

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