Du marbre rouge méché de gris. Et c’est à peu près tout. Paris. Boulevard des morts. Veuve, divorcée, sans enfants, Diane contemple sa tombe et se rappelle. Paul, opéré à cœur ouvert, mort vraiment, lui. Elle l’aimait. Sans le sous, on l’a inhumé dans une tombe d’amis et dans le costume de Marc. Un autre amant. Elle, s’est payé cette concession pour deux qu’elle admire. Mais elle est seule. Alors pour ne pas le demeurer le restant de son éternité, elle cherche un homme avec qui partager sa tombe. Peut-être récupérer le corps de cet autre amant, membre de l’Institut ? Sa veuve n’est pas contre : qu’on l’en débarrasse… On le lui livre donc le lendemain, dans une urne funéraire… Que reste-t-il de soi quand la vie a passé ? Peut-être ce juste pas grand-chose au moment du mourir, qui n’aide pas à lâcher prise. La poussière ? «On croit s’en débarrasser, alors qu’on ne fait que la déplacer». Tout au long de sa vie au demeurant, à charge pour les vivants de déplacer la vôtre une fois que vous serez parti. Diane aimerait cohabiter à présent avec ce sinologue qu’elle a aimé tout de même. Brillant, mais allergique à ses chats… Il avait fini par partir faire la Révolution Culturelle en Chine. Sa Grande Marche, qui l’enfouit dans les limbes de l’Histoire, disparu, la laissant amèrement sans nouvelles. Rien. Ce qu’il reste de l’amour quand on se l’est si souvent promis. Cimetière de Passy, elle contemple sa dalle de marbre rouge assortie à sa robe. Un trou pour l’heure, béant, humide, tandis que son ami Hélène mène son enquête au sujet de l’assassinat de son mari. Qui l’a tué ? Auprès d’un garçon qui aime un autre garçon. Etroit. Angelo et Luca. Dont elle se demande sils ne sont pas pour quelque chose dans l’égorgement sordide de son mari dans sa baignoire. Ce qu’il reste de l’amitié, quand les passions s’emparent des vies. Les lettres d’Hélène envahissent peu à peu le récit : ce qu’il advient des vivants, toujours à supputer plutôt que vivre. Toujours ces restes où campent le langage, jamais certain d‘atteindre son objet. Diane écrivait, des livres dont il ne restera rien, se doute-t-elle : à peine, pour les meilleurs d’entre eux, une vie misérable entre les mains des professeurs des collèges, des lycées… Le sinologue justement, qu’elle a fini par retrouver, lui raconte sa Longue Marche, ces milliers de partisans morts au fil des jours, et qu’il voudrait qu’elle écrive. Finalement, non, elle ne veut plus de lui dans sa tombe. Et puis pour l’heure, elle a rencontré un péruvien. Ce sera peut-être lui, ces promesses d’éternité qui nous occupent tant : ce qu’il reste des vivants, qui ne savent trop comment vivre. Magnifiquement désabusé, le récit est drôle, et touchant, et piquant : et tout le reste n’est en effet peut-être que littérature…
Vénus Khoury-Ghata, Ce qui reste des hommes, Actes Sud / L’Orient des livres, février 2021, 124 pages, 13.80 euros, ean : 9782330144623.
Grâce au confinement, Bruno Latour a découvert la lune. Il ne l'a pas décrochée : simplement découverte derrière la baie vitrée de son appartement, installé confortablement dans un fauteuil design pendant que des millions de français entassés dans des appartements vétustes se demandaient comment boucler leur fin de mois. Grâce au confinement, il a réalisé ce que des années de conflits, de grèves, d'occupations de ronds-points, de manifestations sauvagement réprimées, de membres mutilés, d'yeux crevés, ne sont pas parvenues à lui faire réaliser, en ne cessant pourtant d'exposer ce qu'il ne semble avoir suivi que de très loin (distance ou posture philosophique obligent, chacun choisira), tranquillement assis dans son fauteuil club. Il a donc découvert qu'on ne vivait pas un temps de crise, mais de mutation. Il a réalisé (enfin), que des millions de jeunes s'étaient levés pour dire stop au changement climatique -mais pas que ces mêmes millions avaient déjà entrepris de penser un autre monde.
Où suis-je ? En quelle étagère ?... Bruno Latour a entrevu (à peine) que partout dans le monde le même scénario s'était reproduit : le néolibéralisme aux abois faisait la guerre aux peuples, conscients du désastre où ce néolibéralisme les embarque. Enfin, non : Bruno Latour a découvert la lune mais pas les masses affamées, les milliards d'humains paupérisés, les charges meurtrières contre leurs justes révoltes. Et encore moins les raisons tardives de sa pseudo illumination un soir au clair de lune, bien à l'abri derrière sa baie vitrée –triple vitrage en verres à couches peu émissives, serties d'intercalaires garnis de gaz argon lui assurant non seulement un grand confort thermique, mais aussi phonique et visuel. Bruno Latour n'a pas compris le pourquoi de son retard à l'allumage (quand on parle de lune), quand avant lui des millions, des milliards d'êtres humains se sont jetés déjà dans la rue pour hurler ce qu'il vient de découvrir... Rien qu'en France, s'il avait été sensible aux bruits de la rue depuis Hollande, il aurait pu ouïr déjà ces idées fortes qu'il égrène dans son essai, prétentieux et vain, véritable «cogito de théâtre» pour reprendre sa propre expression -sinon de vaudeville.
Où suis-je ?, ratiocine Bruno Latour. Alors que la question serait plutôt : dans quel monde ne vivons-nous pas, nous qui n'avons pas comme lui, professeur à Sciences-Po Paris, la chance d'appartenir aux nantis qui nous accablent et qui ont fait sécession depuis beau temps déjà – une future trouvaille peut-être de notre Irma des beaux quartiers ? Ceux-là ne redoutent ni la Covid-19, ni la «crise climatique» : ils vivent hors sol, hors de notre environnement, pour reprendre un terme dont il pourfend un peu vite le concept, comme s'il n'existait pas des environnements sociaux entre autres, distinguant ceux qui souffrent de ceux qui font souffrir...
Dans quel monde ne vivons-nous pas ?, nous autres qui n'avions pas imaginé un seul instant notre disparition collective -bien au-delà du premier confinement (le second, c'était pour rire : il fallait bien remettre les masses au travail, des fois que durant ce temps de confinement, elles se seraient mises à penser un autre monde possible).
Où suis-je ?, s'enthousiasme Bruno Latour, ramenant tout à lui et aux siens sous la feinte d'une narration collective. Car c'est de «nous» qu'il prétend parler, et du monde, de celui dont nous sommes et non qui nous enveloppe. Du monde où nous sommes tous «confinés», cette terre dont la lune serait la vigie éclairant les limites de notre confinement terrestre, comme si, demandez aux psychologues, de confinement il n'y avait pas eu, eux qui ne cessent de tirer la sonnette d'alarme sur ses conséquences désastreuses... Bruno Latour nous parle donc du monde tel qu'il va. «Mal», découvre-t-il. Il était temps...
Si mal qu'il a fait de nous des cloportes, des cafards, et Latour de déployer la métaphore de Grégoire Samsa, le héros de laMétamorphose de Kafka, s'éveillant soudain confiné dans sa chambre, en proie à une mutation terrible. Vraiment ? Samsa pour horizon ? Mais rien n'a changé monsieur Latour ou plutôt, rien ne veut changer du côté des élites dont vous êtes, lesquelles entendent bien nous imposer leur domination stérile qui mène le monde droit dans le mur. Car, nuance, nous devrions changer en effet. Mais tout est fait pour que nous ne puissions pas changer. La nuance est grande, car avant d'embarquer tout l'humain dans une réflexion oiseuse, peut-être conviendrait-il de prendre la mesure de ce qui se joue dans cette pandémie, ou ne se joue pas au demeurant : juste l'occasion d'accélérer encore la conversion du néolibéralisme en fascisme de bas bruit.
D'une manière désopilante, après le devenir-cafard (Samsa de Kafka), (Grégoire?) Latour développe la métaphore du devenir termite : quel plus bel exemple de confinement en effet, que ces termites confinées dans d'immenses galeries sous la terre, condition et de leur vie sociale et de leur vie tout court. Mais... au fond ce sauve-qui-peut termiterrien n'est-il pas déjà à l'ordre du jour, inscrit dans la sécession de nos élites, qui depuis longtemps n'ont cessé de creuser partout la terre pour y enfouir et leur argent et leur devenir tout court ? N'est-il pas déjà là, dans ces villages californiens sous cloche ou ces quartiers bio, où l'avenir est encore sainement possible, quand les 99% autres devront se contenter de survivre ? Les termites, ce sont nos grand bourgeois en effet, dont il fait partie, qui travaillent à éliminer ces ¾ de l'humanité qu'ils nomment désormais les inutiles.
Mais Bruno Latour fait mine de ne pas le comprendre, les yeux rivés sur l'astre lunaire à pleurer sur «celui qui n'a plus que la lune à contempler»... Pauvre Latour, quand des milliards n'ont rien d'autre à contempler que leur misère -mais non, ça, ça ne se contemple pas, ou bien à la télé.
Où suis-je ?, s'obsède Latour. «En ville probablement», assène-t-il, au mépris des études des géographes qui montrent que l'analyse de l'INSEE est biaisée, aux yeux duquel la France serait urbaine, alors que 60% de sa population vit dans ce que les sociologues appellent désormais «la France périphérique»... Là encore, Latour rêve, il en a les moyens. Il rêve d'un monde urbain éviscéré, où n'existeraient pas les cités par exemple, et moins encore les bourgs livrés à la désertification... Alors par quel tour de passe passe intellectuel «la ville» serait-t-elle devenue notre lieu commun ? En tout cas pas sa ville, pas son appartement, pas sa maison avec son triple vitrage au gaz argon... Ni Paris donc, ni la Prague intellectuelle des lecteurs de Kafka (dont je suis).
Bon... Il y a évidemment du bon dans son essai, comme sa volonté de tordre le cou à ce concept d'environnement appliqué à celui de nature. Mais tant d'autres l'ont fait avant lui... Ou bien de nous encourager à nous délester du concept d'identité pour rallier celui d'empiètements. Mais quel retard là aussi sur les gender studies !
Certes toujours, notre professeur de Sciences-Po Paris comprend (enfin), que derrière les thèmes de l'effondrement, des extinctions d'espèces, voire de théorie du genre, se dresse le même impératif : l'urgence de sortir non seulement du modèle économique qui nous étrangle, mais de cette verticalité intellectuelle qui ne cesse de reproduire les mêmes schèmes de domination et dont son livre participe. Assez, en somme, de ces penseurs à la remorque des temps qui ne nous sont plus d'aucune utilité ! Assez de ces publications qui nous font tourner en rond ! Son essai, c'est au fond le genre de texte qui est fait pour noyer le poisson dans l'eau, gommer les responsabilités, une rhétorique d'absolution, un pseudo récit collectif qui ne masque que le maintien de soi dans l'ombre d'une démonstration philosophisante. Qui est donc ce «Je» que Latour brandit en collectif ? Rien d'autre qu'un je qui transforme son propre récit en déterminations abusives, un je qui refuse de reconnaître l'horizon interprétatif et historique dans lequel tout moi s'enracine.
Où suis-je ?, s'interroge Bruno Latour. Ne cherchez plus : du côté des nantis, sans hésitation.
Bruno Latour, Où suis-je ?, éditions Les Empêcheurs de penser en rond, 386 pages, janvier 2021, 15 euros, ean : 9782359252002
Jamais titre n’avait été aussi bien trouvé ! L’espoir, toujours en ce qui concerne Abdellatif Laâbi. Mais à l’arraché, bordant la ligne de crête du tragique : notre monde tel qu’il va désormais. A l’arraché, c’est dire ce qu’il en coutera de décision personnelle pour s’y étancher. Le ton est donné dès le premier poème, intime, inlassablement intime. Dire poétiquement, toujours. Ne pas se résigner bien que, avoue Abdellatif Laâbi, ce dire ne semble s’agiter à présent que «pour les finitions», tant il a déjà répété son combat contre la barbarie. Pas un lamento donc : un cordial, pour mieux célébrer le sublime de la condition humaine –n’ayons pas peur des mots. Des mots Effarés quand il le faut, moissonnant l’image d’un monde abject, qui précipite l’humanité dans son abjection, dont la plus grande aujourd’hui serait celle que vivent «ceux qui dans la boue glaciale / se lavent le visage / avec le sang des barbelés ». Abdellatif Laâbi n’a pas oublié combien le barbelé, cette invention américaine du XIXème siècle, était au fond devenu notre condition même. Non seulement une gestion barbare de l’espace politique, mais du vivant : ni palissade ni clôture, le barbelé est cette peine d’acier qui veut atteindre les chairs, les déchirer, les déshumaniser pour demain justifier leur traitement. Mais comment alors, dans cet univers où il ne s’agit plus que d’animaliser le corps humain, comment creuser assez pour lever encore la clarté qui pourrait y gire ? Par l’espérance, répond Abdellatif Laâbi, toujours en charge du monde, de son humanité, loin de ces religions qui ne relient plus rien et sacrifient bestialement. Imperturbable face aux étendards et leurs désastres, Abdellatif Laâbi n’en oublie pas pour autant les limites à ce dire qu’il porte à bout de bras : «pas un mot sur Alep », on ne peut pas. On ne peut plus répéter jusqu’à la nausée «plus jamais ça». Face au petit Aylan allongé sur la plage de Bodrum, qu’il évoque reposant sur son côté droit, tranquille dormeur d’un val patriarche, on ne peut plus rien dire –répétant ainsi le mot d’ordre d’Adorno sur la poésie après la Shoah. Car la poésie d’Abdellatif Laâbi n’est pas une arme. Elle ne console pas : elle fragilise. Jusque dans la composition de cet opus, achevé sur les petits riens du monde, la vie dans son étant le plus ordinaire, une fourmi, une brindille, la vie nue. Là où ses fameuses finitions s’ouvrent au plus étonnant des sentiments humains : l’amour, la miséricorde.
Abdellatif Laâbi, L’espoir à l’arraché, le Castor Astral, juin 2018, 114 pages, 14 euros, ean : 9791027801749.
Crises climatiques, pandémies à répétition, insécurité alimentaire, écosystèmes détruits, et rien ne se passe, sinon à la marge… Pablo Servigne et Raphaël Stevens ont voulu aller à la racine des problèmes, en convoquant romanciers, essayistes, historiens et autres savants, et en démultipliant les approches, de l’artistique à la militante, en passant par les démarches scientifiques. Utile, certes, ce plein feu sur la collapsologie en particulier. Mais… Les risques sont désormais connus de tous, savez-vous, tangibles, présents, déjà, dans nos vies. Tous, nous savons que nous sommes entrés dans l’ère des catastrophes que nous ne pouvons plus éviter : elles sont là, bien là. A qui la faute ?, feignent de s’interroger nos auteurs. La réponse est pourtant connue depuis Marx, grand lecteur d’Epicure, qui, très tôt dans son œuvre pointa et le souci de la nature, et l’inconséquence capitaliste, fermement tournée vers la destruction de cette nature. Nature que Marx évoquait dans les termes d’un «grand corps non organique de l’homme», observant que «chaque consolidation capitaliste en agriculture se soldait non seulement par un perfectionnement dans l’art d’exploiter le travailleur, mais aussi dans celui de dépouiller le sol». «On peut accroître le rendement de la fertilité d’un sol pour un temps, ajoutait-il encore, mais c’est au prix de la ruine de ses sources durables de fertilité».
Alors certes, il est bon d’en reprendre l’analyse, de la peaufiner tout autant que de l’élargir, à la voix romanesque par exemple. Certes, il est bon de rappeler le consensus de Washington qui vit s’épanouir la dimension la plus ravageuse du capitalisme : le néolibéralisme. Mais pour en faire quoi ? Pour donner une fois de plus corps aux réponses d’invités «autorisés» ? «Célèbres» ? De Damasio à Nancy Huston, romanciers et savants sont convoqués. Est-ce vraiment la bonne démarche ? Depuis le Club de Rome, c’est en tout cas celle des intellectuels, qui ont confisqué toute parole sur ce sujet, pour continuer de tourner en rond. Certes, cette convocation des discours autorisés a pu, dans le passé, montrer quelque utilité : il s’agissait d’agiter les consciences. Mais aujourd’hui, encore une fois, cette conscience est là, majoritaire. Nous avons donc besoin d’autre chose que cette verticalité obligeante des élites. Un modèle que certains au demeurant, dans ce même ouvrage, dénoncent non sans en abuser eux-mêmes… Nous n’avons plus besoin de ce genre d’ouvrages paternalistes, nous n’avons plus besoin de ces vérités qui tombent d’en-haut, pour «conscientiser» le bon peuple abruti : nous n’en sommes plus là. Passons donc à autre chose : une enquête par exemple, immense, généralisée, de celle de La Misère du monde initiée en son temps par Bourdieu, capable de prendre à bras le corps les problèmes sociaux dans l’expression des voix opprimées. Pas ce travail éditorial paresseux, qui ne rime plus à rien ni n’avance à rien. Nous sommes tous «autorisés» à prendre part à la révolte qui devra se faire jour pour sortir de ce pétrin dans lequel les «élites» ont tenté de nous engourdir... Nous sommes tous l’autorité intellectuelle qui surplombe l’objet paresseux de votre étude lacunaire. Nous sommes le nombre et la justice, rien moins, les seules voix autorisées en fin de compte.
Aux origines de la catastrophe (écologique) – Pourquoi en sommes-nous arrivés là ?, sous la direction de Pablo Servigne et Raphaël Stevens, édition LLL – Imagine, novembre 2020, 17 euros, ean : 9781020908346.
2020, delta du Niger, au long de la route des oléoducs. Un delta sauvagement pollué. Le pétrole, les réfugiés barbotant dans cette gadoue huileuse, Amnesty et Solal, la quarantaine, qui doit récupérer une française. L’eau des puits est empoisonnée par des métaux lourds. Delta du Niger, le premier endroit au monde où la vie a totalement disparu. Le coût du pétrole. Qui s’actualise en charniers où l’on précipite hommes, femmes, enfants. Des gosses. Beaucoup de gosses. Et ceux qui ne meurent pas violés, torturés, massacrés, meurent de saturnisme. Solal, un flic, un dur à cuire pourtant, n’en revient pas de tant d’inhumanité. C’est là sans doute que sa conscience s’est forgée. Dans ce foutoir qu’est devenu le monde, le PDG de Total est kidnappé. Prisonnier climatique. Le premier. Le ravisseur demande une rançon de 20 milliards de dollars. Non pour lui : pour sauver la planète et faire payer à Total son cynisme et ses crimes, la firme ayant acté un réchauffement climatique supportable pour les pays occidentaux, mortel pour les autres. Mais Total préfère changer de PDG plutôt que de se séparer de 20 milliards de dollars. Ailleurs, la vie néolibérale suit son cours : dans le Pacifique Nord, un sous-marin nucléaire d’attaque mime un exercice de combat dans une zone gangrénée par les milliards de tonnes de déchets plastiques qui polluent les océans. A République, une manifestation climatique est sauvagement réprimée. Police partout, justice nulle part. Mais dans les rangs de la police, certains songent qu’ils en ont assez de jouer les pompiers d’un pouvoir aussi grotesque que despotique. Ailleurs toujours, l’action Total dévisse en bourse et le terroriste qui a enlevé le PDG de Total s’attire la sympathie de la moitié des français, à l’heure même où Macron autorise de nouveau le glyphosate à empoisonner nos sols. On en est là. En effet. Avec un peuple incroyablement mature, conscient du peu qu’il nous reste à jouer pour sauver l’humanité, alors qu’au train où vont les pollutions, dans 30 ans, 5 milliards d’êtres humains seront exposés au péril d’un climat complètement déréglé par la faute de quelques-uns. Qu’il crève donc, le PDG de Total ! Ce qu’il fait du reste, supplanté dans l’actualité par un second enlèvement, celui de la Dir’Cab de la Société Générale cette fois, la banque française qui continue d’investir dans les énergies fossiles au mépris de notre avenir commun. Quel roman ! Qui déroule la conscience implacable de notre situation historique ! Quelle lucidité, jusqu’au procès du terroriste, si finement argumenté, passant au crible l’idée de Justice, de ses prolégomènes philosophiques à ses aboutissants historiques, pour nous aider à mieux en penser les raisons. Quel récit, si pleinement documenté, embrassant avec force le monde dans ses états fébriles et ses embrasements, les peuples réveillés, acculés pourtant par des gouvernements désormais illégitimes, partout, à se taire alors qu’ils portent déjà une Loi nouvelle, une espérance nouvelle, si cruellement bafouée partout. Pessimiste pourtant, quant à nos chances de changer quoi que ce soit, sinon en faisant sécession à notre tour pour œuvrer localement à notre survie –après tout, les riches n’ont –ils pas fait déjà sécession, déchargés qu'ils sont de la survie de l’humanité, recroquevillés dans leurs bunkers qu'ils enterrent partout pour se sauver de cette mise à mort du monde qu’ils ont ordonnée et même pas ordonnée, tant nos élites sont devenues irresponsables à contenter leur énorme bêtise à front de taureau !
Olivier Norek, Impact, éd. Michel Lafon, octobre 2020, 348 pages, 19.95 euros, ean : 9782749938646.
Les Etats-Unis aujourd’hui : des dizaines de milliers de retraités sans autre domicile que leur voiture, leur van, sillonnent les routes pour survivre de CDD en CDD. Des milliers de «vieux» pour lesquels Amazon a construit un programme d’exploitation sur mesure dans ses hangars immenses où sont traitées «nos» commandes. Des salariés précaires, par dizaines de milliers, soumis à un travail harassant, «payés» une misère. Le XIXème siècle décrit par Marx : l’un meurt, l’autre le remplace. C’est ça le monde d’Amazon. C’est ça la société néolibérale qui fabrique ces nomades à la pelle. Pas des bourlingueurs : une nouvelle tribu de voyageurs affamés qui partent à la conquête d’un Ouest sans rêve, jetés sur les routes comme dans les années 1930.
L’ouvrage est le fruit d’une enquête de trois années, que l’auteure a vécu en immersion comme on dit, à partager le vécu de cette tribu de laissés pour compte, celle des sans adresse fixe de la joyeuse apocalypse néolibérale. Majoritairement, ces retraités sont issus de la classe moyenne. Une classe dont désormais la moitié vit avec 5 dollars par jour… Survit. Mais à quel prix ! De ville en ville, ils ont organisé leur survie, solidaires. A la recherche de parkings gratuits, connectés donc, pour se refiler les bonnes infos. C’est vers San Bernardino, dans le comté de Los Angeles, que Jessica rencontre Linda, 64 ans, qui sera de bout en bout le fil conducteur de ce fantastique récit. Elle habite une «capsule de survie», un vieux van qui rappelle ces chariots bâchés des conquérants de l’Ouest. Sauf qu’il n’y a plus rien à espérer, aucune frontière à rallier, autre que la mort, le plus dignement possible. Linda a ses habitudes, un circuit qui la conduit d’un point à l’autre de cette sinistre géographie. Ici un camping à garder, où elle n’a pas le droit de compter ses heures, à surveiller, protéger les vacances des autres, nettoyer, récurer, éteindre les feux de brousse, laver le linge, les toilettes, les douches, tout ça pour un salaire qui la maintient tout juste en vie. Là, elle rejoint le programme Camper Force mis au point par Amazon. L’enfer néolibéral dans toute sa splendeur. Survivre en Amérique, où le taux d’inégalité est comparable à celui de la RDC ! On suit ces travailleurs nomades qui triment dans les immenses hangars de la logistique Amazon. Debout ou à genoux toute la journée, 30 minutes de pause dans un hangar si gigantesque qu’il faut choisir entre sortir prendre l’air ou manger. Ils sont les workampers, les Okies de la Grande récession de 1930, et dont le nombre a explosé depuis 2008, l’année de la fameuse crise financière qui a vu des milliards d’êtres humains jetés dans la misère, tandis qu’une poignée d’autres récoltait les fruits savoureux des Dettes Publiques… Workampers accueillis par les immenses banderoles tendues sur les frontispices des hangars : «Travailler dur. Contribuer à l’Histoire» ! L’enquête est l’histoire justement, du formidable déclassement de la classe moyenne avalée par la paupérisation, la maladie, la dépression, dissimulée dans les entrepôts d’Amazon équipés de distributeurs d’antalgiques –le travail est dur, on vous avait prévenu-, de boissons énergisantes et d’antidépresseurs. Le retour des hobos qui, par 40° l’été sous les toits en tôle de ces entrepôts, doivent achever leur vie sans réclamer le moindre réconfort. Sinon celui d’une armée d’ambulanciers qui guettent leurs malaises à l’entrée des hangars. Et qu’importe au géant du commerce électronique les défaillances cardiaques : il y a déjà l’armée suivante qui frappe à sa porte. Tant et tant de candidats qu’Amazon a dû organiser leur «sélection»… Et faire en sorte que chaque élu touche dans son paquetage sa ration quotidienne d’ibuprofène…
C’est l’histoire des Amazombies, ces retraités contraints à l’esclavage moderne dans d’immenses hangars hostiles, l’histoire des lieux de misère, des lieux de mémoire d’une Amérique qui ne peut tourner la page de ses Okies. Comme si l’on assistait à l’émergence d’une classe de chasseurs-cueilleurs modernes, une sous-culture nomade massivement blanche, traitée à coups d’analgésiques, d’exercices obligatoires d’étirements et de sommeils jamais compensateur. Linda, notre fil conducteur, est sublime de courage, d’intelligence, d’espérance, de combats. Elle est comme le prototype d’une espèce indicative, symptôme des changements profonds qui affectent notre écosystème, déchiré au plus profond de lui.
Les guerres napoléoniennes ont toujours joui d’une réputation ahurissante. Héroïcisées, elles sont devenues une part de notre imaginaire collectif, et plus particulièrement celui de nos chères têtes blondes sans que personne ne s’interroge vraiment sur le sens et les conséquences d’un tel imaginaire.
16 novembre 1812, quelque part à l’Ouest de Moscou. La neige, le froid, les cadavres des Aigles, ces grognards qui partout jonchent le sol russe. Des soldats poursuivent un jeune tambour. Des soldats français. Mais juste au moment de l’abattre, une meute de loups les en empêche. Non loin, la Bérézina. On suit son périple, le sien et quelques autres de cette armée en déroute. Dont celui de Fanfan la Griotte, vivandière au 9ème de ligne. Rien à manger. Rien à boire. Les soldats de l’empereur survivent en guenilles. Le jeune tambour de l’incipit, c’est Sauve-la-vie, un gamin du 9ème de ligne lui aussi. Il a rejoint l’arrière-garde, coupée des armées de l’empereur, pour mettre la main sur un trésor. Un trésor… Un malentendu qui lui a valu d’être poursuivi par une soldatesque avinée qui pensait récupérer, elle, un vrai trésor sonnant et trébuchant. Partout autour d’eux, dans cette déroute, les hommes meurent, de froid, de fièvre, de faim plus que des balles russes. Pourtant, les grognards restent fidèles à l’empereur. Beaucoup, par sentiment révolutionnaire, persuadés qu’ils sont que l’empereur accomplit toujours cette quête de la liberté pour laquelle ils se sont levés en 1789. Sauve-la-vie, lui, est comme d’autres, attaché à la personne de l’empereur. Et le trésor inestimable sur lequel il a mis la main n’est rien d’autre que le chapeau de Napoléon. C’est pour ce chapeau au fond duquel est portée la mention : « Au temple du goût, Poupart, chapelier Galonnier Palais Egalité n° 32, Paris », qu’il a risqué sa vie. Mais à présent, serrant le chapeau contre lui, le piège de la Bérézina se referme.
Les planches sont lumineuses comme des feux dans la nuit. Incandescentes du tragique que nourrit l’épopée napoléonienne.
La Gloire des Aigles, tome 1, Sauve-la-vie, scénario Pascal Davoz, dessin de Philippe Eudeline, coloriste : Véronique Robin, éditions idée Plus, collection HZ, mai 2020, ean : 9782374700366.
En Suède, presque nulle part : un centre de séminaires dont la session présente, présidée par le Ministre des Affaires sociales, est consacrée aux temps de fin de vie. A huis clos. L’enjeu est la régulation de la pyramide sociale : trop de retraités, trop de vieux. La société néolibérale ne peut en supporter le coût. Il faut donc sauver cette société de la ruine en jouant sur des leviers pour le moins sensibles : les vieux, les pauvres, les chômeurs. Non pas les supprimer, mais les inciter, encourager leur civisme pour qu’ils acceptent de limiter leur durée de vie. Pour les pauvres et les chômeurs, l’affaire est vite entendue : il suffira de réduire leurs allocations déjà minces au minimum, pour les voir disparaître presque «naturellement». Et pour limiter les dépenses de santé, d’en transférer le coût aux mutuelles privées : seuls les plus riches survivront. Mais ce ne sera pas suffisant. On le sait : il faut aller plus loin. Ce sera d’autant plus difficile que mourir n’est plus considéré dans nos sociétés comme une chose naturelle. Tout l’enjeu du séminaire est donc de trouver des stratégies de communication pour faire accepter par les vieux un âge de décès convenable. Les participants du séminaire explorent les marges de manœuvre. Le levier de classe par exemple : les pauvres acceptent plus volontiers leur sacrifice. C’est déjà ça. Les médias sont prêts à fournir toute l’aide possible pour mener campagne pour la valorisation de ce sacrifice civique attendu des citoyens les plus fragiles. Mais il faudra peser beaucoup et sur la philosophie de la vie dans nos sociétés néolibérales, et sur la Loi, pour y inscrire tout d’abord le droit, en attendant qu’il devienne un devoir, à une mort décente. Peut-être même en fixer la limite : 75 ans. Et faire appel aux universitaires, aux gens cultivés, aux «personnalités» et autres «people» pour qu’un débat de fond anime la société autour des valeurs de vie : celle de dignité par exemple. C’est bien cette idée de dignité, qui calque la vie sur celle de l’Esprit et dispose les gens à mourir dès lors que leur vie spirituelle fléchit… Mais il faudra aussi combattre l’hygiénisme de la société suédoise qui, par la pratique du sport, la condamnation de la jungle food, etc., le tout pour sauver la stabilité du système de santé, a contribué elle-même à «produire» des vieux en pleine forme, incapable de mourir de sitôt… Les philosophes et les flagorneurs seront mobilisés au service de l’état, sans grand dommage pour la pensée au demeurant, eux qui ne cessent de renifler du plus loin qu’ils le peuvent la sousoupe à bon chien. Car il faudra trouver les arguments pour combattre la doctrine chrétienne du Droit naturel, qui confère trop d’importance à la valeur humaine. Et pour cela, commencer par jouer de nouveau la carte Martin Luther aux yeux duquel l’enfant arriéré mentalement n’a aucune valeur humaine, parce qu’aucune vie spirituelle. Montrer encore une fois combien la dignité de l’humain repose dans sa dimension spirituelle, dont la sénilité le dépossède, proclamer «le caractère intangible de l’existence humaine, qui ne saurait prévaloir au-delà des limites des moyens permettant de l’assurer». Ces philosophes seront chargés de hiérarchiser clairement les valeurs sociétales : qu’est-ce qui est prioritaire du point de vue du Bien commun ? La valeur économique ? Humaine ? Sociale ? Sociale bien sûr, car à tout prendre, l’homme politique est prioritaire, devant le savant, le père de famille ou même l’entrepreneur. N’est-ce pas lui qui décide en dernier recours ? L’Etat ne doit-il pas toujours avoir raison ? Les philosophes auront ainsi pour mission de nous faire sortir de la culture du droit naturel pour nous faire basculer dans celle du droit positif et de son éthique utilitaire, pour montrer que seul celui qui a le Pouvoir est la source du droit. Opposer enfin la conception germanique du Droit à celle de Rousseau, et établir définitivement la raison d’état dans son principe ! La mort moderne que nous envisageons, civique, n’est rien d‘autre que le pendant de la vie socialement utile. Au fond, il ne s’agit d’euthanasier qu’une minorité de citoyens. Et pour vaincre la résistance morale du plus grand nombre, les participants au séminaire conviennent d’une stratégie de communication visant d’abord les marginaux improductifs, délinquants, grands malades, dont le plus grand nombre sait vite se passer, avant de s’attaquer à ce plus grand nombre...
Une immense leçon de philosophie d’éthique et du Droit, qui nous invite à ne jamais oublier qu’il faut toujours subordonner le Pouvoir aux principes du Droit naturel, de peur de confier ce pouvoir aux répliques du nazisme, qu'elles paraissent presque indolores ou grotesques.
Carl-Henning Wijkmark, La Mort moderne, éditions Rivages, traduit du suédois par Philippe Bouquet, octobre 2020, 174 pages, 18 euros, ean : 9782743651404.
L.A., 1936. Maximus a 15 ans et rencontre Gary Grant. Métis d’ascendance amérindienne, chinoise, africaine, il veut faire du cinéma. Il est beau, on l’engage. On l’enferme d’abord dans des rôles ethniques. Il jouera les indiens, les noirs, les hindous, les chinois… Et jamais son nom ne figurera sur les génériques des films. Black out. Il faut lire la préface de Raoul Peck à son sujet, particulièrement documentée. «Les indiens, c’était nous», écrit ce dernier, soit les trois quart de l’humanité. A contrario, la trajectoire de Maximus éclaire aux yeux de Peck la force du cinéma américain, capable de neutraliser la réalité pour lui substituer le rêve. Et le rêve ça fonctionne. Durablement. Longtemps, jusqu’à ce que la seule existence des africains, des arabes, des asiatiques, un beau jour, finit par anéantir ce rêve. Notre époque. Encore que... «Hollywood est une fiction»… Ce sont les premiers mots de ce superbe roman graphique. Maximus Wyld, ainsi que Hollywood le rebaptisa, a joué dans Vertigo, Sunset Boulevard, le Faucon Maltais, Shangaï Gesture… Les plus grands l’ont fait tourner, reconnaissant son talent tout en l’empêchant d’accéder à la gloire. C’est sa biographie que raconte ce roman. Et bien plus : c’est toute l’histoire du cinéma américain qui nous est décrite, sous l’angle de la ségrégation et de ses retournements spectaculaires : les indiens furent des sages dans la filmographie américaine, jusqu’à la crise de 29, où ils devinrent des barbares. L’Amérique avait besoin d’ennemis intérieurs, et de se débarrasser de sa culpabilité à l’égard des natives. Quant à faire jouer des noirs, elle en resta loin, longtemps. Qu’on se rappelle La Case de l’oncle Tom, interprété en 1903 par un acteur blanc repeint de noir… Le cinéma pourtant s’ouvrait largement aux minorités à la même période, malgré et contre Hollywood : en 1905 la communauté noire inaugura sa première salle de cinéma, à Chicago. Dès 1905, des «race movies» furent tournés, faits par et pour les noirs américains. Par centaines même. Tandis que le cinéma «blanc», pour rassurer son public, embauchait des métis à la peau… pas trop foncée… Maximus donc… Qui toute sa vie ne fut guère dupe, fomentant ses complots que l’on peut juger dérisoires aujourd’hui, mais qui avec le recul devait à l’époque offrir au public des natives une incroyable revanche, en faisant passer en contrebande des synopsis tout le langage de la conscience indienne par exemple dans ses pas de danses "ethniques" qu’il rajoutait aux comédies musicales où on lui demandait de danser. Des signes, une grammaire gestuelle invisible au public "blanc", toute une chorégraphie, une stylistique des révoltes amérindiennes, noires. Un langage corporel qui est passé dans le cinéma américain et dont on découvre aujourd'hui la richesse ! Nombre de bobines furent tout de même expurgées de sa présence. Voire détruites. Il reste tout de même de quoi étudier cette écriture. En 1986, Rita Hayworth, qui l’aima, l'évoquait souvent. Non pas comme un acteur de talent quelconque : «il était les américains», affirmait-elle. Au fond ce que l'Amérique avait de meilleur à offrir !
Black out, Loo Hui Phang, Hugues Micol, Futuropolis, août 2020, 198 pages, 28 euros, ean : 9782754828048.
Lorsque Pankaj Mishra commence la rédaction de son essai, en 2014, des suprématistes hindous accèdent au pouvoir. Lorsqu’il achève cette rédaction en 2016, la Grande-Bretagne sort de l’UE. Partout dans le monde, l’extrême droite a relevé la tête. Partout le monde est secoué par des insurrections populaires. La colère des populations, Pankaj Mishra la voit bien. Mais il n’en comprend pas la nature. A ses yeux, ces soulèvements ont pris pour horizon l’attente dangereuse d’un «messie». Et l’auteur de convoquer le D’Annunzio de septembre 1919, devenu le Duce de «l’état libre de Fiume», pour nous en convaincre. Le poète rêvait alors de rendre par la violence sa grandeur à l’Italie, inaugurant le siècle de la politique spectacle à grands renforts de gestes théâtraux. D’Annunzio et son carnaval adolescent s’imaginait pouvoir devenir le chef de file d’un soulèvement international, quand il ne fut que le prophète opportuniste de désaxés… Est-ce bien cependant ce que l’on doit redouter ? Quel mépris finalement, pour ces soulèvements qui tous pointent pourtant l’horizon dont Pankaj Mishra ne cesse de dénoncer la clôture. Alors D’Annunzio ? Tocqueville plutôt, mais non celui, policé, que l’on prend toujours en exemple, non, le Tocqueville de l’Algérie plutôt, qu’il nous faudrait redouter tant sont incarnées les habitudes de nos «élites», celui qui appelait à une «grande aventure de domination et de subjugation». Coloniale à l’époque, des populations autochtones désormais. Ou le Général Boulanger et son formidable mépris des masses. Nous vivons les temps de la troisième guerre mondiale, affirme Pankaj Mishra. A ses yeux, celle de la «guerre civile»… Vraiment ? Ne s’agirait-il pas plutôt d’une lutte des peuples contre leurs états ? D’une défiance dont il serait bon de tenter de comprendre les raisons ? Une «guerre»… Accordons-la lui, mais alors non seulement contre des peuples qui n’ont jamais été souverains, mais contre la démocratie elle-même, qui gêne tant le néolibéralisme… Pankaj Mishra, lui, prétend que le danger est ailleurs, qu’une partie de la jeunesse européenne serait séduite par les thèses de Daech (l’effet D’Annunzio)… Vraiment ? Nous pensons au contraire que la jeunesse s’est mobilisée contre Daech et s’est levée enfin, mais pour soutenir d’autres causes. La réflexion de Pankaj Mishra est troublante : d’un côté, il affirme que l’économie de marché ne fait pas bon ménage avec les Droits de l’Homme et de l’autre, il ne voit pas que c’est au nom de ces Droits que les populations se lèvent… D’un côté il affirme que la mondialisation, c’est d’abord la circulation «effrénée» de capitaux errants, et de l’autre, il ne sait tirer aucune conclusion de cette circulation «effrénée». La crise que nous traversons, Pankaj Mishra voit bien qu’elle est universelle. Que tous les peuples de la terre, désormais et selon l’expression de Hannah Arendt, ont découvert qu’ils avaient «un présent commun». La pandémie du coronavirus est là pour nous le rappeler plus que jamais ! Mais à ses yeux, la faute en incombe d’abord à cet individualisme selfie qui a tant bouleversé la donne au niveau des mentalités… Si l’explication n’est pas totalement fautive, elle est du moins terriblement fragmentaire. D’autant qu’elle le conduit à condamner ces soulèvements populaires, porteurs du plus grand danger selon lui : celui du chaos, fasciste ou anarchiste… Plus étrange encore, c’est à ses yeux l’ambition égalitaire, telle qu’a été énoncée au siècle des Lumières, qui serait coupable de nous avoir jeté dans le désordre que nous traversons. Cette guerre, qu’il ne cesse abusivement de nommer ainsi, n’aurait alors d’autre issue que de se convertir en guerre de tous contre tous, dans un monde où n’existerait plus ni état, ni société. Accordons-lui que les populations ne font que difficilement société. Mais les états ? Ne voit-il pas qu’ils n’ont jamais été aussi présents ? Ou ne le voit-il que pour mieux l’ignorer, satisfait d’apporter la réponse qui trottine dans les milieux intellectuels depuis des décades : la faute en est au ressentiment, devenu le moteur d’une société grippée… Quelle abstraction, quand la réalité s’affirme chaque jour et plus dure et plus concrètement désespérante…
Le néolibéralisme, c’est une histoire de carnage, d’hystérie, de désespoir. C’est l’histoire d’un monde où l’immense majorité des êtres humains vit dans la peur. Sinon l’épouvante, comme celle des migrants, qui sont l’autre versant de la volatilité des capitaux. C’est l’histoire d’un monde où l’insécurité n’a cessé de s’élargir et de s’étendre. Mais pour Pankaj Mishra, c’est «l’exposition» au discours libéral de liberté qui serait la cause de tous nos malheurs… Une exposition qui aurait conduit tout droit à ce ressentiment dont il fait la thèse de son essai. Ah, si l’on avait pu apprendre aux gens que la liberté n’était pas un bien enviable… C’est qu’au fond, Pankaj Mishra pense à travers de vieilles catégories. Croisant méthodologiquement les approches, les objets, de la philo à la socio en passant par l’histoire et les sciences politiques, voire l’étude littéraire, ce qu’il rassemble est certes un corpus titanesque, mais effarant et qui souffre d’une incompréhension majeure : Pankaj Mishra réfléchit à l’intérieur du modèle westphalien le monde et les rapports entre les parties de ce monde.
A ses yeux, les états demeurent la clef de voûte de l’équilibre mondial, bien qu’il reconnaisse combien ils ont été bousculés, ne serait-ce que par la question terroriste, qui a chamboulé profondément le rapport entre l’intérieur et l’étranger, liant les mains de ces états, incapables d’apporter une réponse cohérente à cette catastrophe. De même la question climatique, ou sanitaire, voire sociale, qui ne cessent de voir sur la scène internationale de nouveaux acteurs surgir et dont le poids est tout, sauf négligeable. Pankaj Mishra pense ainsi le monde binairement, en monde libre et monde non libre, sans un seul instant imaginer que ce fameux monde libre ne l’est pas en réalité, la démocratie n’ayant jamais pu s’ancrer sur son sol. Amusant, même, de voir Pankaj Mishra nous rappeler 1789 pour oublier son vrai échec : l’arrêt de la Révolution. Ce qu’il ne voit pas, il le cite pourtant, à travers l’ouvrage d’Allan Bloom (1989), affirmant à juste titre que le fascisme était l’avenir naturel du marché néolibéral. Pankaj Mishra ne peut le comprendre, lui qui ne peut comprendre comment les sociétés se réagencent. Lui qui refuse de voir dans la société civile autre chose qu’un acteur de troubles. Lui, convaincu que notre chaos est l’héritage du nihilisme et que ce chaos s’inscrit tout entier dans les actions des tueurs idéalistes, chrétiens ou islamistes… Rien d’étonnant alors qu’il fonde son espérance sur la nécessité de re-questionner les fondements théologiques du pouvoir, pour se détacher de la tyrannie du «moi» et rejeter le seul vrai danger à ses yeux : «l’idéologie anarchiste»…
Pourquoi le lire alors ? Sans doute parce qu’à son insu, toutes ses intuitions sont bonnes ! A commencer par sa vision, non aboutie, du néolibéralisme, dont la tourmente est notre apocalypse.
Mishra Pankaj, L’Âge de la colère, une histoire du temps présent, traduit de l’anglais par Dominique Vitalyos, Zulma, avril 2019, 460 pages, 22.50 euros, ean : 9782843048425.
Images :
La Révolte des parapluies, Hong-Kong, photo AFP.
Moun et son parapluie arc-en-ciel, arrêtée le 12 décembre 2020, suspectée de "déclencher" les émeutes en brandissant son parapluie au pays de Ubu Roi... photo Ouest France.
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"L'Histoire, c'est la dimension du sens que nous sommes" (Marc Bloch) -du sens que nous voulons être, et c'est à travailler à explorer et fonder ce sens que ce blog aspire.