Le 34 septembre, Angelica Klüssendorf
L'ex-Allemagne de l'Est, aujourd'hui presque réconciliée : on y reste plus pauvre qu'à l'ex-Ouest... Y vivent Hilde et Walter, un vieux couple : 40 ans de mariage, très peu heureux. Walter trimballe ses lipomes en forme de cornes sur son front. Un front de taureau qui le résume bien. En fait il s'agit d'un double œdème cérébral en phase terminale, sans chimio possible. Il se défait de jour en jour à l'approche de la nouvelle année. Et puis il meurt. Invraisemblablement assassiné tandis que Hilde disparaît de la circulation. Peut-être l'a-t-elle tué ? Elle a fui en tout cas l'affreux village où ses journées s'épuisaient vainement. Enfin, presque : quelques années avant la mort de Walter, elle s'était inscrite à l'université pour y apprendre le Tchouktche, qu'elle a fini par maîtriser assez pour commencer à le traduire et écrire des poèmes dans cette langue quasi inconnue de l'extrême orient russe.
Walter est donc mort. Il a rejoint la compagnie des morts qui ne le sont plus tout à fait, fantômes errants dans le village, provisoirement ressuscités parce que quelqu'un a pensé à eux. Hilde sans doute en ce qui le concerne, songe-t-il. Hilde que l'on ne reverra plus. Walter, si. Il restera présent tout au long du récit : c'est sa rédemption loufoque et grave qui nous est racontée. Celle d'un vieil homme mort qui prend conscience de n'être plus qu'un état, condamné à le rester tant qu'il y aura au moins une personne à songer à lui. Et ça lui fait quelque chose, finalement, de réaliser que Hilde pense à lui.
Mort, il erre dans le village, la cherche, croise et les vivants et les morts, observe ces foules éparses, paumées la plupart du temps, frustrées au point que le récit construit une sorte de livre non pas des morts, mais des frustrés indéfectibles. Du reste, quand on parle de frustration, le Docteur Freud fait route lui aussi dans le village, toujours présent dans sa disparition, assagi par la répétition de ce besoin d'explications levé entre les hommes, avec toujours un bon mot inutile à la bouche, un poncif pour vademecum. Intéressé bien qu'un peu las, ce Freud qui comme les autres morts, peut avoir accès aux rêves de tous les vivants, toujours, partout. Freud donc en guess star, côtoyant quelques morts parfaitement inconnus, convoqués on ne sait trop comment ni par qui, ennuyés d'être toujours là et qui espèrent l'oubli qui les verra enfin se figer dans le néant.
Bref, l'enfer d'une certaine manière, si la mort n'est rien d'autre que ce vagabondage ambulatoire qui a définitivement congédié tout espoir de salut divin. Et cela bien que le docteur Freud développe sur cette question une philosophie bien personnelle : « L'enfer, rétorque-t-il à Walter, serait de savoir qui tu étais vraiment ». Il n'a pas tort...
Qui il était réellement, c'est ce que Walter va découvrir peu à peu, regrettant ce qu'il a fait subir à Hilde alors qu'il croyait l'aimer, et finissant par apprendre le Tchouktche.
Le temps passe. Freud affirme à qui veut bien l'entendre qu'à la fin, tout aura disparu, et lui et son œuvre avec et toutes les œuvres de l'humanité et cette dernière aussi sans bientôt laisser aucune trace d'elle, toute entière sombrée dans son néant. Walter pourtant accomplit sa rédemption dans ces fins de monde où toute rédemption est devenue inutile. Et à la fin du roman il ne restera que la pluie, qui tombe pour rien et ne justifie rien. Non l'eau du baptême, ni l'eau purificatrice, pas même consolatrice, sinon, tout de même, cette rédemption de Walter qui nous est offerte pour rien, mais avec une immense tendresse pour le genre humain, défait à l'aube de sa défaite, avant même d'avoir osé la moindre espérance...
Mais rien de sinistre : ce roman est drôle à mourir !
Angelica Klüssendorf, Le 34 septembre, édition Jacqueline Chambon / Actes Sud, traduit de l'allemand par Justine Coquel, septembre 2022, 206 pages, 22 euros, ean : 9782330169190.
Récitatif, Toni Morrison
Toni Morrison a écrit 11 romans et 1 nouvelle, commencée en 1980, achevée en 1983. Or Toni Morrison n'était pas du genre à hésiter dans ses choix : méthodiquement, ses manuscrits n'étaient pas des temps d'errance et d'hésitations, mais l'exploration acérée d'un thème, ou de plusieurs, d'une matière souverainement circonscrite. Une nouvelle donc. Une seule. Non comme travail préparatoire affrété pour accueillir quelque développement romanesque pour l'heure indécis, qui tarderait à émerger de ses limbes et qu'il faudrait délivrer, mais posée avec détermination. Là. Dans son œuvre. Comme un objet unique. Conservant la trace de tous ses thèmes de prédilection : la question raciale, celle de l'identité, de la place de la femme, celle de la violence sociale... Mais voilà qu'elle, si attentive dans la construction de sa responsabilité littéraire, décide d'écrire une nouvelle dans laquelle toute son œuvre se brouille d'une certaine manière. Du moins, sa réception : dans cette nouvelle, les codes raciaux semblent « exclus » par exemple. Encore que : c'est leur identification qui est exclue. Magnifiquement analysée par Zadie Smith, voici que Toni Morrison déplace les césures, ouvre ses lecteurs à une expérience unique : qui est blanc, qui est noir, des deux protagonistes de la nouvelle ? Qui est victime et de quoi ? A quoi ressemble vraiment le terrain de souffrance de l'humanité ?
La nouvelle expose une époque où la ségrégation persiste. Twyla et Roberta la vivent sur des décennies d'intervalle. Enfants, puis adultes. Mais tous nos repères ont disparu : nous ne saurons jamais qui est noir, qui est blanc. Alors que Toni Morrison s'est attachée à étudier les langues dans leurs couleurs de peau, voici qu'elle ne fournit aucune indication, qu'elle n'enracine ni Twyla ni Roberta dans ces partitions noir/blanc qu'elle a jusque-là si bien su mettre à jour et tout cela, alors que le monde autour d'elles ne cessent de s'y référer. Il n'est pas jusqu'à cette manifestation à laquelle elles participent toutes les deux et qui met en jeu, justement, la cause « raciale », chacune dans un camp opposé à l'autre, qui ne brouille ces repères. Nous ne saurons donc pas. Jamais. Sans que jamais cette question ne cesse de se poser. Pourquoi du reste ? C'est là que l'énigme de ce texte se referme puissamment : sur ce besoin de clarté du lecteur, si bien que le texte de Toni Morrison n'est rien d'autre qu'une expérience faite par son lecteur. C'est là que le texte délivre toute sa profondeur et sa force : pourquoi, comment est-ce que j'en viens sans cesse à m'interroger en termes de race ? A lire en cherchant à débusquer ce qui m'est refusé ? Ce qui est « blanc » ou « noir », c'est le lecteur qui l'apporte au récit ! Et trouve son point nodal dans cette interrogation suprême, Maggie, dont on ne saura pas si elle était elle-même noire ou blanche, ou simplement pauvre et victime parce qu'inculte. Le terrain de la souffrance est le nôtre, que chaque lecteur doit se révéler à lui-même.
Si l'on osait, on donnerait le conseil à tous les enseignants de l'étudier en classe cette nouvelle. En anglais non sans prudence, tant la maîtrise de la langue y est immense, en français à tout le moins. Ouvrez ce débat sur nos préjugés, et le terrain de nos souffrances. Rien n'est plus urgent.
Toni Morrison, Récitatif, traduit de l'américain par Christine Laferrière, Christian Bourgois, postface de Zadie Smith, août 2022, 122 pages, 14 euros, ean : 9782267046915.
Le Devenir du climat, Dominique Bourg, Jean Jouzel, Hervé Le Treut
Jean Jouzel, paléoclimatologue, qui fut le président du GIEC de 2002 à 2015, Hervé Le Treut, climatologue, spécialiste de la simulation numérique au GIEC et le philosophe Dominique Bourg, dressent le bilan de soixante années d'études internationales consacrées au climat, en s'attachant beaucoup à retracer l'histoire du GIEC depuis sa création, en 1988.
Un document essentiel pour quiconque veut comprendre le vif des débats autour du réchauffement climatique, et n'entend pas s'enfermer dans le seul périmètre des questions de températures...
Or, à tout le moins, la déception dont ils témoignent quant aux décisions qui auraient dû être prises, est tristement révélatrice : nous irons droit dans le mur. Non pas «nous allons», mais nous irons, comme animés par la volonté farouche d'en finir avec nous-mêmes... Nous y sommes du reste déjà, tant, surtout, la classe politique se refuse à agir pour nous éviter le pire.
Certes, l'été 2022 aura marqué un tournant. Tout le monde y sera allé de son bon mot. Et c'est à peu près tout. Les faits sont à présents non seulement bien documentés, mais éprouvés dans la chair de milliards d'humains. Inutile d'en dresser la liste : le changement climatique est désormais une réalité sensible que tout le monde perçoit.
Le plus percutant de leur intervention est ailleurs, même si l'histoire qu'il déroule est édifiante et fort instructive. Le plus percutant, c'est tout d'abord la nécessité d'intégrer tout le vivant dans nos modèles pour comprendre les effets du changement climatique et non nous contenter d'enregistrer les records de chaleur battus ici et là. Il faut désormais penser ce changement comme celui d'un tout : le système terre. De la disparition des espèces à leurs migrations, végétales, animales, humaine, jusqu'à l'étude des conséquences du réchauffement des océans dont nous ne savons rien encore, il faut absolument étudier ce changement comme affectant la totalité de la vie planétaire pour tenter d'en appréhender le caractère cumulatif. Or, affirment-ils, quand on saisit ce qui arrive en terme de complexité, ce que l'on observe, c'est la mise en place d'un nouvel état du système terre, qu'il nous faudra assumer pendant des centaines d'années : le point de non-retour est atteint.
Le plus hallucinant dans leurs interventions est ainsi cette révélation du caractère irréversible de ce que nous avons provoqué. C'est-à-dire que même si, aujourd'hui, on était à zéro émission de gaz à effet de serre, les centaines d'années à venir resteraient hypothéquées par un système extrêmement dangereux pour l'habitabilité de la terre : le réchauffement se poursuivrait sur des dizaines d'années...
Le plus effrayant c'est encore de réaliser que les événements extrêmes, ouragans, méga-incendies, inondations dantesques, minimisés aujourd'hui comme « exceptionnels », sont désormais la norme.
Le plus effarant, c'est alors de comprendre que le climat est devenu un phénomène de bascule du système terre : on ne vit pas une « crise » climatique, mais la bascule d'un état de la terre à un autre. Impossible à stopper. Ce qui nous attend ? Les événements extrêmes, inondations, incendies, sécheresses, cyclones vont acquérir à partir d'aujourd'hui un potentiel destructeur inouï. Nous sommes entrés dans un système qui va devenir à très très brève échéance hors de contrôle.
Et la caste politique ne fait rien. Du vent. Jean Jouzel, Hervé Le Treut, ne passent pas pour autant sur leur propre responsabilité en tant que scientifiques : dans les années 90, les rapports demeuraient très, trop prudents. L'éthique prudentielle des scientifiques doit désormais être combattue : il faut communiquer sur ces événements extrêmes qui frappent l'opinion et qui, seuls, parce qu'ils vont se démultiplier, permettront peut-être d'aller au-delà de la simple prise de conscience et d'agir.
Agir... On ne peut qu'être troublé en dernier lieu par le constat qu'ils font, eux qui ont rencontré tous les décisionnaires du monde politique : impossible d'obtenir du niveau international, comme du niveau national, le moindre pas en avant. C'est au niveau local que les choses commenceront à bouger pensent-ils. De quoi désespérer, non ?
Le devenir du climat, Dominique Bourg, Jean Jouzel, Hervé Le Treut, éditions Frémeaux & Associés, 04/03/2022, 3 CD, ean : 3561302582023.
Au bois, Charline Collette
Allons au bois. Ou ce qu'il en reste, que les flammes n'auraient pas détruit. Que les villes n'auraient pas terrassé. Que le bitume n'aurait pas enseveli. Allons au bois, se rappelle l'auteure, comme une exhorte à l'appel de son père, jadis, aujourd'hui une supplique adressée aux enfants, puisqu'il s'agit de littérature jeunesse, mais aussi bien le récit d'une adulte collectant les émotions de nos enfances, la plume trempée dans la main de son père, qui si souvent l'emmenait vivre cette expérience du bois que l'on s'apprête à ne plus pouvoir vivre.
Allons au bois, toute une époque donc et dont, bestialement, « notre » monde, leur société, voudrait nous séparer. Celui des cabanes et des bûcherons, celui des myrtilles sauvages, des mûres, des buissons, des blaireaux et renards, biches et rapaces.
Une supplique, une requête plus qu'une prière, la revendication d'un espace subtil et tendre, habité d'un univers de couleurs, de sons, d'odeurs, d'émotions encore une fois, qui ne sont pas tombées en déshérence, mais qu'une volonté barbare voudrait annihiler. Un univers qui n'est pas à défricher mais à dénicher, voilà la grande idée, attentive au flux héraclitéen de la vie. L'histoire d'un monde submergé par la vie, quand le nôtre s'effondre à l'aplomb des feux inhabitables qui le dévorent.
Douze histoires, raconte Charline Collette. Comme les douze mois de l'année, répartis en saisons, ces quatre qui bientôt auront disparues elles aussi.
Et tout commence par un printemps en superbes encrages qui vous font aussitôt basculer dans l'émotion du souvenir. Pourquoi avons-nous renoncé à ce monde ? Charline Collette raconte, décrit, scrute, déniche, revêtu de la cape magique du conte : « Un matin je suis allé dans la forêt »... Cueillir l'ail des ours pour confectionner du pesto. Charline Collette raconte, l'enfant écoute, bientôt saisi par l'appel du coucou : on doit l'espérer, parce qu'on ne peut réellement vivre sa vie qu'après avoir répondu à l'Appel, ainsi que l'écrivait Emmanuel Levinas. Voilà : c'est à cela que ce livre nous engage, enfant comme adulte. Il est comme un appel, auquel se risquer à répondre.
C'est là la force de l'ouvrage, décliné en pages « sincères ». Car Charline Collette ne cesse de se raconter en poursuivant son récit. Intelligemment documenté au demeurant, sur le système que forme une forêt, cet être complexe que notre civilisation a décidé d'anéantir.
Au bois, Charline Collette, édition Les Fourmis rouges, mars 2022, 92 pages, 19.50 euros, ean : 9782369021292.
Nous sommes l'étincelle, Vincent Villeminot
Une dystopie, ce genre littéraire triomphant et propre à décrire notre situation historique ? Voire...
Ils ont bifurqué. Une génération. En masse. Ils sont partis un matin, à la campagne, dans les forêts. « Nous ne jouerons plus le jeu ». Ils sont allés habiter à vingt mètres au-dessus du sol, dans les bois. Les uns individuellement, les autres en groupes, fonder des communautés loin des villes de toute façon inhabitables. Ils ont tout abandonné, leurs études, leurs boulots, leurs voitures, la sécu, les impôts, tout. Un formidable mouvement de migration a anéanti d'un coup la civilisation capitaliste. « Do not Count on Us ». C'est le livre qui les a conduit là, dans la forêt qui a partout gagné. "Do not Count...", le manifeste d'un certain Thomas F., Oxford Press, 2022. A l'université Stendhal, de Grenoble, le livre a soulevé les foules. Bifurquons. Tous. De Die, de Romans-sur-Isère, de Lyon, de Paris, ils sont partis dans le Vercors, la Chartreuse, laissant derrière eux les politiques se lamenter. Ils sont devenus des « sauvages », des braconniers, des chasseurs. Des « habitants ». Habitant, littéralement, totalement, ce monde qu'ils ne connaissaient pas, à l'écoute des arbres, des plantes, des animaux, de la terre, découvrant, classant, rectifiant, inventant : « Notre seule communauté politique sera désormais l'amitié».
Oh, tout n'a pas été simple. En 2023, des grèves immenses ont tout d'abord secoué la France. D'innombrables émeutes ont précédé ces désertions de masse. On croyait encore pouvoir transformer le monde. Jusqu'à comprendre que ce n'était pas possible. « Ce qu'il nous faut, répondit en masse la jeunesse, ce n'est pas la révolution, mais une bifurcation ! ». Alors ils sont partis. Simplement. Ainsi tombent les dictatures, minées de l'intérieur, usées jusqu'à la corde. Simplement : elles s'effondrent sur elles-mêmes. Et le pouvoir politique a vacillé d'un coup. Toute la société s'est aperçue qu'elle reposait sur des bases extrêmement fragiles, puisqu'il suffisait que les gens ne consomment plus pour qu'elle se disloque. Restait la police, lourdement armée, pour dissuader le plethos de dérailler. Mais les gens ne voulaient plus même jouer ce jeu d'affrontements. Ils ont laissé la police toute seule, face à elle-même, lui ont tourné le dos et sont partis. Là où il n'y avait rien. Dans la forêt qui peu à peu a fini par tout envahir. En Dordogne, en Lozère, dans la Creuse. Pour un peu, le pouvoir en aurait appeler l'opposition à ses responsabilités : revendiquez au moins, ne les laissez pas partir ! L'état d'urgence qui avait été décrété depuis 2015 en France n'était plus d'aucun secours. En 2023, la France connut donc ces manifestations géantes, d'étudiants, de lycéens, qui se répandirent partout en Europe, avant que d'un coup, toute cette jeunesse ne réalise que cela ne servait à rien. Le 3 avril 2023, las de la répression qui s'abattait sur elle, elle est partie. A pieds. Sur les routes, installer son grand rêve sans plus attendre.
Quarante ans plus tard, beaucoup avaient déchanté. Ils avaient pris le maquis, mais pas les armes. Ils avaient bifurqué, mais sans s'organiser, improvisant au jour le jour leur survie. Une vie autre. Ratée ici, réussie là au gré des groupes et des rapports que les uns et les autres avaient pu ou non à tisser. Beaucoup vécurent une immense déroute. Le renoncement. La défaite. L'immémorial tragique de la condition humaine. Et puis finalement, en 2061, le monde des retranchés s'est avéré largement aussi impraticable que celui d'avant, aussi cruel, aussi inégalitaire.
Et si le monde ne pouvait pas changer ? Ne resterait-il alors que les ténèbres à arpenter ?
Une dystopie... L'effroi en fin de course.
Reste toute la course. Sur toute son étendue. C'est-à-dire l'essentiel : ce que nous sommes, nous ne le sommes que dans le mouvement. La contradiction. Pas même son dépassement. Il faut vivre avec ça. Et non dans l'attente d'on ne sait quelle utopie réalisable.
Le roman n'est au final pas celui d'une déroute, pas même celui de la survie. Il construit avec force ce moment de la marge, plutôt que celui de l'affrontement. Sans même sombrer dans l'utopie naturaliste : il n'y a rien à espérer de mieux. Et ce qui reste de la dystopie transparaît dans ces incessants allers-retours temporels. Ce qui reste de désenchantement s'agrippe à cette construction un peu dirimante, éprouvante, déroutante, qui heurte l'attention, rompant le schéma narratif si souvent qu'il n'en réchappe presque pas, accuse le coup si l'on peut dire, forçant le lecteur à s'accrocher à autre chose : ces moments sans discours qui sont de purs précipités de récit, non le vif du sujet mais ses bribes, la mise en mots incertaine d'une expérience jubilatoire, les blancs, les vides que d'ordinaire l'écrivain s'empresse de combler, projetés d'un coup à la surface du récit. sa profondeur. Comme si ce qui se racontait là, insensible à ses défauts, pouvait se contenter d'un narratif illusoire : errer seulement, errer encore plutôt que de se mettre en route. Via viatores quaerit (Augustin) : la route appelle le marcheur. C'est l'étape, c'est l'époque, celle de la grande bifurcation : il faut simplement, pour l'heure, répondre à cet appel.
Vincent Villeminot, Nous sommes l'étincelle, Pocket Jeunesse, 536 pages, avril 2021, ean : 9782266318570.
Le monde sans fin, Jancovici et Blain
Paris, juillet 2050, 50° à l'ombre. Juste une moyenne saisonnière... Juste une prévision modélisée, mais déjà, en mai 2022, 10° à 20° au dessus des normales dans l'hexagone, des normales dont Météo France vient de décider de changer les dates repères, pour aplatir les écarts à venir et... rendre moins terrifiant, sur le papier, le réchauffement climatique ?
Paris, mai 2022, les médias saluent pareil « beau temps » qui ne peut être que le prologue d'un « bel été ». Oubliant ces 50° déjà atteints en Inde et qui ont tué. Longtemps. Beaucoup.
Comment aider à une vraie prise de conscience de l'urgence climatique ? Blain explique son projet, sa rencontre avec Jancovici, leur lecture commune du rapport du GIEC si peu commenté par les médias. D'où l'idée d'en faire une bande dessinée pour toucher plus de monde. Une BD centrée sur ces quelques lignes dont notre société ne veut rien entendre : celles de la sobriété énergétique, seule véritable issue à un réchauffement climatique qui désormais s'emballe et en s'emballant, menace de nous conduire plus vite, plus tôt, plus brutalement, aux 50° évoqués.
Tout leur raisonnement dès lors va s'articuler autour de cet impératif mis sous le boisseau, ou hypocritement repris par #TotalEnergies, #EDF, #ENGIE qui poursuivent « ailleurs » leurs projets d'exploitation d'énergies fossiles. De vraies bombes climatiques dégoupillées dans le dos des annonces proclamées. Car si l'on ne change pas de mode de vie, celui de la surconsommation et du gaspillage effréné, aucune mesure ne pourra enrayer la catastrophe qui arrive : on sera mort avant d'avoir épuisé les ressources de la terre... Dans la réalité des faits, depuis la Cop 1 de 1995, c'est la consommation des énergies fossiles qui a le plus augmenté, croissance oblige...
Et nulle autorité ne veut semble-t-il y mettre un terme. On parle de progrès du rendement agricole, mais les engrais phytosanitaires exigent l'exploitation de plus d'énergie fossile d'année en année, indépendamment du fait que ces engrais tuent eux aussi d'une mort lente et sûre les populations qui consomment les produits de l'industrie agro-alimentaire.
Les emplois de service ? Ils consomment plus d'énergie fossile que les emplois industriels...
La civilisation des villes ? Elle est plus coûteuse en énergie fossile que celle des campagnes.
La digitalisation de la société ? Les émissions de dioxyde de carbone du digital sont équivalentes à celles de toute la flotte mondiale des camions...
Nous avons bâti un système qui n'est « stable » que dans l'expansion -la fameuse croissance...
Alors répétons-le : à ce rythme de croissance, notre modèle économique fera que nous serons morts avant d'avoir épuisé les ressources de la terre...
Quant au climat... Faut-il y revenir ?
Les incendies de forêt de 2019 en Australie ont multiplié par deux les émissions annuelles de carbone australien...
Les océans ? Sous la chaleur, l'évaporation de l'eau est devenue une immense machine à démultiplier l'effet de serre...
Le réchauffement climatique produit du réchauffement climatique, selon une règle d'effet multiplicateur complètement hallucinante : le Groenland a commencé de fondre, et même si l'on pouvait arrêter aujourd'hui nos émissions, il continuerait de fondre pendant encore des dizaines d'années...
Il n'est pas jusqu'au système des plaques tectoniques qui ne s'en trouve affecté : mise en tension par le réchauffement climatique, la croûte terrestre bouge et va craquer bientôt spectaculairement. C'est acté : on connaîtra des tsunamis en Méditerranée...
Bref... Que faire ? C'est là où le doute s'installe. Parmi les solutions proposées, celle de l'inéluctable nécessité du nucléaire, dont on sait que Jancovici est le farouche défenseur. Alors certes, on sait que même en optant pour une société plus vertueuse, à moyen terme, une reconversion ne sera pas possible sans l'appoint du nucléaire. Moins dangereux qu'on ne le pense, affirment nos auteurs, bien qu'il soit toujours impossible aujourd'hui d'en évaluer clairement et le coût carbone, et les fragilités réelles. Mais admettons : même en lançant aujourd'hui un programme de construction massive de centrales nucléaires dans le pays le plus nucléarisé du monde, le nôtre, il faudra attendre 25 ans avant de voir ces nouvelles centrales entrer en service... Prévision optimiste en outre, quand on sait que les programmes d'EPR ont tous pris vingt ans de retard chaque fois... Et d'ici là, il faudra vivre avec un parc nucléaire français non seulement si vieilli qu'il en est devenu un vrai péril, mais en outre si obsolète que par exemple déjà depuis des mois, la moitié de ce parc est à l'arrêt... Quant à la gestion du démantèlement des vieilles centrales, silence radio : « on » finira par savoir un jour le faire, outre que personne n'est aujourd'hui capable d'en apprécier le coût réel. Et, cerise sur le gâteau : la gestion des déchets... Là encore, voyez Bure, « on », toujours, finira bien par savoir comment les gérer, sur des millions d'années... Autant d'hypothèses qui donnent le vertige.
Jancovici & Blain, Le Monde sans fin, éditions Dargaud, octobre 2021, 194 pages, ean : 9782205088168.
Et pour être tout à fait clair sur la BD, elle donne le sentiment que le lobby nucléaire s'empare de l'urgence climatique pour nous forcer la main et construire ses nouvelles centrales...
Le Droit du sol, Etienne Davodeau - La Dimension du sens que nous sommes (joel-jegouzo.com)
#ClimateCrisis #ClimateEmergency #jjegouzo #librairieletabli
Triple Zéro, Madeleine Watts
L'Australie sous les flammes. Au centre des urgences, au OOO, les appels n'arrêtent pas. Toute la misère du monde déferle là, avec des deux côtés de la plate-forme, des êtres échoués. Le centre d'appel de Sydney est comme un immense observatoire de la vulnérabilité du monde, tel qu'il va. Comprenons : de l'humanité et son environnement : l'Australie assaillie, vague après vague, de canicules toujours plus violentes, toujours plus meurtrières. Et aux vagues de chaleur succèdent les vagues d'inondations, pas moins assassinent. L'eau recouvre tout, sauvagement. Il faut évacuer des milliers de personnes, toujours, partout, laisser la boue déglutir les villes, bientôt de nouveau ravagées par les méga-incendies.
Mais c'est plus que cela. La narratrice -ne la nommons pas : elle est le témoin, au sens fort et étymologique du mot grec : le martyr qui nous rapporte son crucifiement-, est comme une magistrale caisse de résonance qui bruit de tout ce qui a rendu le monde et les êtres vulnérables. Il n'y a plus de travail, plus de place pour personne et pas davantage pour elle, son doctorat presque en poche, à réaliser qu'il ne servira à rien. Au triple zéro, ce qu'elle entend, c'est sa voix décuplée, ses souffrances redoublées, sa fragilité devant la vie ressassée nuit et jour par des êtres impuissants à qui ne restent que ces gestes de désespérés qu'ils font au-dessus de leur tête (Artaud).
Mais c'est plus que cela. C'est l'histoire d'un amour éteint. Lachlan était l'aimé, l'incendie qui n'avait jamais pris tant Lachlan se montrait raisonnable à "calculer" l'élue avec qui partager une vie confortable. Ironie de l'affaire, l'aimé portait le nom même d'une rivière qu'un arrière-parent avait remontée, croyant pouvoir découvrir au centre de l'Australie une mer intérieure gigantesque, puisque dans ce pays, toutes les rivières coulaient non vers l'océan, mais l'intérieur des terres.
C'est donc aussi l'histoire d'un vieux mythe australien, familier et intime, d'un eldorado qui jamais ne cessa d'irriguer l'imaginaire du pays, d'un pays dont le plus grand lac, le Victoria, n'est plus qu'un cadavre gisant sous les jacinthes qui l'ont envahi, réchauffement climatique oblige.
Mais c'est plus que cela. C'est l'histoire d'une jeune femme à qui l'on a coupé les ailes. Battue, violée, déplacée, c'est l'histoire de sa traversée vers des douleurs anciennes, l'histoire d'une jeune femme qui a fini par vouloir être totalement défaite.
Mais c'est plus que cela. C'est l'histoire d'une jeune femme lucide qui observe l'énormité de l'histoire et du temps à l'échelle des millénaires. Son histoire, nos histoires, dans cet horizon aujourd'hui dévasté et comme anhistorique : c'est l'histoire du fabuleux déni des autorités australiennes, qui laissent filer le monde à sa perte.
Et c'est encore bien sûr plus que cela, car « le plus terrible, c'est que le temps suit son cours »... Un cours qui voit son apothéose s'achever dans le dernier chapitre où le destin du monde se conjugue à celui de la narratrice. N'évoquons que celui du monde : voilà ce qui se passe, déjà, avec le réchauffement climatique... A +2° (nous en sommes à 1,2°), les eaux submergeront la côte australienne et s'infiltreront jusqu'à cet immense lac intérieur souterrain qui existe bel et bien. Les collines s'effondreront, l'Australie deviendra une île gorgée d'eau, mais ses villes resteront inflammables. En outre, leurs canalisations éclateront, les égouts déborderont... Quant aux incendies à répétition, déjà ils ont créé leur microclimat. Le ciel australien, de semaine en semaine, verra fleurir les nuages de feu des pyrocumulonimbus, qui ressemblent trait pour trait au nuage qui suit une explosion nucléaire.
Enfin, c'est bien plus que cela. C'est un texte magnifique, virtuose, poignant. Un premier roman accompli, parfaitement maîtrisé malgré son invraisemblable ampleur. Celui d'une professeure de littérature qui de page en page n'a cessé de se poser cette question : qu'est-ce que la littérature ? Sinon aller au devant du monde réel pour se défaire, nous dit l'autrice, de la langue de l'université. Il faut aller là où vivent les « voix authentiques », ajoute-t-elle, là où la brutalité du monde se saisit du langage pour en tordre les codes. Ce n'est qu'à cette condition qu'on peut espérer laisser quelques traces que d'autres ramasseront.
PS : traduit par Brice Matthieussent !
Madeleine Watts, triple Zéro, traduit de l'anglais (Australie) par Brice Matthieusent, éditions Rue de l'échiquier, avril 2022, 302 pages, 24 euros, ean : 9782374253268.
Sous d'autres formes nous reviendrons, Claro
Vanités... Claro explore ces vanités qui nous retiennent au chevet de nos propres vies. Du bûcher ordonné par Savonarole à celui qui lui fut destiné, de la prière contrapuntique à la mémoire du maître de chapelle, Johanes Ockeghem, aux plâtres de Pompéi, en passant par la momie du film de Karl Freund (1932), Claro interroge : que sont les choses vaines ?
Savonarole pendant au bout d'une corde à l'aplomb des flammes qui le dévorent, de quoi nous renseigne-t-il ? Littéralement, c'est une question de corps, de chairs, de désirs qui informe son texte, de bout en bout poétique, au sens où la poésie est événement (de l'âme pour Roger-Gilbert Lecomte). Mais, même si Claro insiste, à travers ses exemples, pour nous offrir l'analyse fine, décortiquée si l'on peut dire, de ce qui ne peut s'assembler, et même si toutes les vanités qu'il énumère ne se valent pas, tout reste à la fin une histoire de crâne, celui qu'Hamlet tient dans sa main (Alas poor Yorick). L'allégorie d'un crâne, un seul pour toute l'humanité et lui suffisant bien, « missel osseux à jamais clos ». Un crâne devenu objet posé sur une table -celle qui répond à la Cène ? Posé avec science entre divers autres objets disposés avec soin eux aussi, dans ce tableau de fleurs sèches offert à la contemplation des vivants : memento mori, ne reste au bout du compte que la « magnificence effondrée de tous nos autrefois » (Nietzsche).
Le texte qu'il nous offre est ainsi composé, comme le sont ces vanités vers lesquels il fait signe en bout de page. Comme pour habiller, peut-être, ce désastre qui habite l'être dès avant son décompte. De l'intime expérience de sa propre vie qu'il nous livre (le Père, la Cène encore, le tombeau vide...), à l'analyse des raisons qui donnent aussi à penser au fond que c'est la mort qui n'est que « magnificence effondrée » et nous incitent dès lors à lire de bout en bout un texte pas moins enchâssé dans le néant qu'il décrit, c'est à mon sens là qu'il faut l'appréhender plutôt que dans ses contours, ses grimaces aurait dit Gombrowicz, le déploiement de son artifice.
C'est là le point de bascule me semble-t-il. Pas tant la question du statut de l'écrivain, cette vanité qui en a pris plus d'un à son fard et que l'on rabâche avec beaucoup de paresse. Voire pas même celle du livre comme objet, même si Claro pose la question de savoir si « faire un livre » ne reviendrait pas, là encore, à sacrifier à quelque inavouable vanité. (Mais son livre est un bel objet dont on ferait volontiers un atelier, une fois le dos cassé, les pages arrachées, griffonnées, mises en marge du texte déjà écrit, car le livre physique est bien plus encore, qui excède ces vanités qui voudraient l'enfermer). Non, le point de bascule n'est pas non plus le logos qui sait si bien nous obliger, mais la poésie encore une fois, plutôt que l'écriture ou la littérature, ce grand corps ahuri d'être toujours pareillement en expansion. Pas même écrire donc, ce foutoir que sa pagaille (son innocence ?) défend. A remarquer que d'écrire, Claro n'a retenu que l'écriture « littéraire », qu'il peut alors commodément suspecter d'être une ruse du vain.
Non donc cet écrire là, mais l'écrire comme atelier (non celui de Kundera : celui des mécanos amateurs, le bordel partout, la graisse, les odeurs de soudure). Cet écrire qui informe le vivre et s'informe d'une vie, chaque fois, dans l'éblouissement de cette nuée d'enfants applaudissant au feu qui consume Savonarole, que Claro imagine au début de son texte et qui en sont l'étincelle, non le feu purificateur : cette « Nudité jeune à jamais » que Gombrowicz saluait, et qui sans cesse nous interpelle : à quel moment avez-vous oublié d'écrire ? Lorsque sans doute vous envisagiez de changer les pages d'écriture en stèles ?
J'ai peur quant à moi de ne pas devoir écrire : cette épopée de mon propre vide m'obsède.
PS : Le titre... Comme un pied de nez, sursaut de vanité que d'espérer revenir, ne pas lâcher... Non demeurer mais surseoir, persister, persévérer dans une forme nouvelle de son être, quand bien même revenir serait ne pas revenir à soi mais l'enjamber, dépouille même débarrassée de sa forme, dégradée ou augmentée selon les croyances, portée ou non par l'espérance d'y revenir en conscience. Ne pas renoncer en somme, à tenter d'accroître sa puissance d'être avant que tout cela ne rompe. Et qu'importe alors que cela rompe, n'avouons-nous que rarement, puisque nous nous faisons la promesse que cela pourrait tenir, d'une manière ou d'une autre, avant d'avoir disparu tout à fait...
Claro, Sous d'autres formes nous reviendrons, Seuil, collection Fiction & Cie, avril 2022, 114 pages, 14 euros, ean : 9782021497687.
Le luxe de l'indépendance, réflexions sur le monde du livre, Julien Lefort-Favreau
Auteurs, éditeurs, libraires, médias... Ne manque qu'une analyse du segment diffusion/distribution pour que cette chaîne du livre soit complète. J'y reviendrai. Julien Lefort-Favreau a tenté dans cet essai de comprendre les vertus et les impasses du monde du livre. Un travail essentiellement centré sur les acteurs « indépendants » ou déclarés tels de cette chaîne, prenant pour modèles certains d'entre eux, emblématiques de la « résistance » du secteur aux dérives du marketing culturel, qui ne voit dans l'objet livre que sa valeur marchande et font litière de ses dimensions culturelles. Une réflexion documentée, argumentée, mais datée, j'y reviendrai là encore, qui d'emblée s'affronte à un problème de définition : qu'est-ce qu'un éditeur indépendant, quand de grosses structures comme Actes Sud, qui dégagent des millions de bénéfice réinvestis en spéculations immobilières, dixit Julien Lefort-Favreau, s'en revendiquent ? D'autant que Julien Lefort-Favreau a écarté de son panel les micro structures éditoriales qui ne cessent de fleurir en France, à croire que l'on est revenu à l'ère du samizdat... Micro structures indépendantes par la force des choses, écartées ici pour des raisons d'efficacité politique disons : Julien Lefort-Favreau a choisi de ne s'intéresser qu'aux structures qui ont acquis de la visibilité, considérant qu'au fond, c'est de l'intérieur même du marché du livre qu'il faut en combattre les dérives. Il n'a pas tort. Mais peut-être faudrait-il reprendre à nouveaux frais cette réflexion, pour comprendre et la situation de l'édition et celles des auteurs, et dans une large mesure, celle aussi des petites librairies indépendantes, dans un marché qui s'est concentré si vite que l'étude de Julien Lefort-Favreau en paraît déjà dépassée !
Boloré s'est en effet implanté dans ce marché, pour y devenir « le Monsanto de l'édition », selon l'expression d'un journaliste d'ActuaLitté, et sa présence massive conjuguée aux dernières concentrations dans le secteur de la diffusion/distribution, d'Hachette/Editis à Sodis/Flammarion, concentrations qui ont largement dépassé le cadre de la distribution pour envahir le champ éditorial et imposer en aval des conditions de vente exorbitantes aux librairies indépendantes, font que l'indépendance est devenue héroïque, sinon suicidaire : nous assistons peut-être en direct à l'effondrement de notre culture...
Inutile de préciser ici les conséquences de ces concentrations sur la création littéraire, en amont comme en aval, car soumis à l'oppression financière des grands groupes capitalistes, ce que signe le groupe Boloré n'est rien moins que la généralisation de l'imposture sociétale et l'achèvement de notre décomposition morale...
La disparition de la petite librairie indépendante en est le symptôme au demeurant, celui du vide sidéral qui jalonne l'hygiénisation forcenée de nos centres urbains, où tout est petit à petit vidé de toute aspérité culturelle, où la neutralisation de l'espace politique doit devenir la règle. La globalisation des industries « culturelles » engendre au fond la disparition de la culture, à l'image des espèces animales en voie d'extinction... Fort heureusement, comme le signale Julien Lefort-Favreau, des résistances s'organisent : celle d'Eric Hazan et de sa maison d'édition La Fabrique en est la vivante preuve.
Julien Lefort-Favreau, Le luxe de l'indépendance, réflexions sur le monde du livre, Lux éditeur, coll. Futur proche, 1er trimestre 2021, 160 pages, 14 euros, ean : 9782895963554.
Les choses que nous avons vues, Hanna Bervoets
« Quelle est la pire chose que tu aies vue ? »... Voir... Il s'agissait d'être attentif et de regarder défiler les images, les vidéos. Les vidéos du net : Kayleigh travaille comme modératrice chargée d'évaluer les contenus signalés pour un géant d'internet. On devine Facebook, Instagram, Twitter... Comme tant d'autres, elle travaille littéralement à la chaîne pour un salaire de misère : pointeuse à l'entrée et pauses pipi décomptées du temps de travail... Soumis en outre à un score journalier : l'objectif est de faire en sorte que ses évaluations suscitent le moins de réactions négatives possibles. Pourtant, à tout prendre, Kayleigh pense que c'est presque mieux que son ancien boulot, quand elle bossait pour une plateforme d'appels à se faire insulter toute la journée...
Kayleigh a vu donc. Des ados s'ouvrir les veines, des nazis vanter Hitler, des hommes tabasser leur chien, leur femme, leurs gosses et publier leurs exploits sur internet. Autour d'elle, le peu d'amis que son travail lui laisse, veut savoir. Qu'a-t-elle vu ? Pour tenter de voir chacun à son tour l'horreur du monde dans lequel nous vivons et d'en jouir, non pour se porter au chevet de ce monde... Petit à petit, le monde révèle sa nature cauchemardesque. Et les directives de la plateforme pour évaluer ses contenus ne sont pas en reste. Sadisme ou pédagogie ? Ce contenu peut-il rester en ligne ? Qu'on ne se méprenne pas : ces directives sont claires quant à leur finalité, car ce n'est pas l'éthique qui est en jeu, mais le bénéfice commercial. La défenestration d'un chat par exemple n'est pas permise, qui révulserait les internautes. En revanche, écrire « Tous les terroristes sont musulmans » peut l'être, les terroristes n'appartenant pas à une catégorie protégée et le terme de « musulman » n'étant pas employé dans cette phrase, prétend le commanditaire, comme un terme offensant... Ou bien encore on a le droit de souhaiter la mort d'un pédophile, mais pas d'un homme politique.
A force de visionnage, Kayleigh a fini par voir sa vie partir en lambeaux, les yeux rivés sur ses scores et soumis à l'interdiction de porter secours aux personnes en détresse.
Le récit, désabusé, s'adresse à un responsable de la plateforme. Kayleigh raconte ses quelques mois d'exposition permanente à des images choquantes, sa vie détruite, le sentiment amoureux qui n'y survit pas, tout comme sa foi en l'humain. Et elle finira par... Non, découvrez-le !
Hanna Bervoets, Les choses que nous avons vues, éditions Le bruit du monde, traduit du néerlandais par Noëlle Michel, janvier 2022, 148 pages, 16 euros, ean : 9782493206039.