
Et le fait est massif, têtu, clairement décryptable : l'abstention en question est une abstention politique, protestataire, d'électeurs en outre dont le Parti socialiste se croyait propriétaire. Une abstention de colère, d'amertume, de citoyens convaincus d'avoir été trompés par cette Gauche de Pouvoir qui n'en finit pas d'accumuler les trahisons. Victoire de l'abstention, donc. Et du Front National. Dans les bras duquel cette Gauche insupportable nous jette à son tour. Tandis que l'UMP se gausse stupidement de recueillir demain les sièges perdus par son rival. On tient bien, là, la manifestation de la plus évidente illusion du suffrage universel, qui est de masquer la fabrique d’une majorité n’exprimant qu'un jeu de dupes : l'UMPS. Alors le PS pourra bien tenter demain de nous ramener au deuxième tour dans le giron de ce jeu républicain malpropre. Il pourra bien tenter de nous appeler au sacrifice du vote responsable, ou souligner le caractère de proximité d'une élection dont il avait pourtant par avance scellé le sort (trente ans de régime des partis mettant à sac ce fameux caractère de proximité), il ne nous restera que le dégoût d’un geste auquel on a ôté ses vrais fondements politiques.
La confiance est rompue. Celle qu'évoquait le sociologue Georg Simmel, aux yeux duquel cette confiance collective était "l’une des forces de synthèse les plus importantes au sein de la société", l'un des fondements de l’organisation sociale. Nous ne cessons au contraire d'apprendre jour après jour la défiance. Envers les politiques, envers les médias, envers le législateur, envers la science, l'éducation, la santé, etc. Comment un tel gouvernement, sourd au désarroi des citoyens, pourrrait encore prétendre remplir sa mission ? Comment même pourrions-nous encore avoir confiance dans cette pseudo-démocratie qu'il tente de nous refiler en douce et qui n'est créatrice que de méfiance ? D'autant qu'à l'horizon ne se profile pour méthode qu'un insultant remaniement ministériel annoncé depuis six mois déjà... Comment Hollande ne peut-il pas voir que la confiance ne peut être que le fruit d'un processus historique et politique global, plutôt que celui d'un replâtrage démagogique ?
La confiance est rompue. Clairement. C'est tout le fonctionnement du système qui est remis en cause. Et non de simples personnes. Comment refuser d'en prendre acte, comment ne pas réaliser que la demande de confiance s'est muée cette fois en exigence, en intelligence d'une société civile qui a compris que les mécanismes sociaux de confiance supposaient un encadrement juridique de cette souveraineté dont l'Etat abuse ? L'Histoire nous a montré qu'il fallait nous méfier de l'Etat. Chaque échéance électorale ne dit rien d'autre que cette méfiance. Mais tant qu'au PS succèdera l'UMP, et inversement, il semble que la surdité politique demeurera la règle... La défiance est collective désormais. C'est tout un climat de protestation qui s'affirme. Qui ne tend pas encore à se muer en décision politique, encore que : le Front national s'enracine, s'affirmant de plus en plus comme la dernière solution de ce funeste paysage politique dessiné par une UMPS forcenée. La confiance est rompue. Mais en favorisant cette rupture, le PS n'a fait qu'ouvrir les vannes à un horizon pire encore, celui du Front National prodigué désormais comme une routine, comme la sémantique frauduleuse de victimes qui parleraient aux victimes... La confiance est rompue, mais il nous faut dessiner de nouvelles solutions politiques sous peine de voir ce dernier virage à droite nous prendre de cours.
Quand Napoléon III décida d’assassiner la République, il proclama le suffrage universel. Quand Bismarck voulut garantir la victoire des libéraux prussiens, il proclama le suffrage universel. Dans les deux cas, l’octroi du suffrage universel scella le triomphe du despotisme.
On tient bien, là, la manifestation de la plus évidente illusion du suffrage universel, qui est de masquer la fabrique d’une majorité n’exprimant qu’un jeu de dupes féroce. Des leçons de Napoléon III et de Bismarck, il nous faudrait admettre que le cirque électoral ne vise rien d’autre que la confiscation du pouvoir. Un cirque qui fait vivre aux citoyens, démocrates épuisés, la prostration de l’illusion démocratique. Car nous vivons bel et bien les temps du pouvoir confisqué. Voyez les cinq années de présidence Sarkozy. Son règne d’arbitraire. Rappelez-vous l’une de ses premières décisions, très symbolique, face au referendum de 2005, biffé d’un trait de plume. Les français avaient mal voté ! Voter était brusquement devenu un acte sans fondement politique. Et quand on y regarde de plus près, ce que l’on constate en étudiant par exemple la question de la légitimité du pouvoir aux Etats-Unis, c’est qu’un Bush n’aura de fait été élu que par 25% des électeurs américains. La lutte des pouvoirs politiques contre la démocratie passe aujourd’hui par la tyrannie des majorités fabriquées et le dégoût d’un geste auquel on a ôté ses vrais fondements politiques.
La comédie des consultations démocratiques se double bien trop souvent de la comédie des promesses que l’on ne tient jamais. Doublées elles-mêmes de la comédie des engagements politiques – comme la comédie de la lutte contre le chômage, ou la comédie des réformes de l’Etat qui n’est l’expression que de son cynisme éhonté. Le tout relayé servilement par un défunt contre-pouvoir qui a cessé depuis belle lurette de jouer son rôle dans la société : les médias, la démagogie elle-même a baissé de niveau !
Le vote n’est plus une délégation de pouvoir mais l’abdication rabâchée, affirme Jean Salem dans son ouvrage. L’exacte traduction de notre misère civique, le modèle occidental de la corruption politique et de la domination des masses. Et l’élection ininterrompue est l’instrument de cette domination. Qui nous maintient dans l’illusion d’une démocratie fétiche où le processus électoral suspend plus efficacement les libertés politiques qu’aucun autre.
Quant au changement, ce slogan vide de tout sens de François Hollande, il sent à satiété une République qui fleure la péremption. A commencer par cet ordre politique électoral qui n'a cessé de s’affirmer contre l’ordre social. A commencer par la dénonciation de cette fumeuse pacification des mœurs politiques que l’on nous sert comme une nécessité faisant force de loi et qui ne fait qu’affirmer sa toute puissance sur les citoyens d'une République sans nation. Alors bien sûr, on nous dira que les municipales sont un vote de proximité. Vraiment ? Ne s'agit-il pas là encore d'élire de petits hobereaux qui sitôt au pouvoir sauront le confisquer avec conviction ? Je ne vois pas, sinon dans les communes les plus modestes, qu'il y ait dans les villes de quelque importance de vraies démocraties en place là encore. On y apprend au contraire bien vite l'art de conserver le pouvoir, loin des citoyens que l'on tient à distance de lambris pitoyables la plupart du temps.
Elections piège à cons –que reste-t-il de la démocratie, de Jean Salem, Flammarion, février 2012, 120 pages, 7 euros, ean : 978-2081248793.
"Il est bien de donner, prendre de force est mal"… D'éloge de la justice en éloge du travail, du calendrier des travaux des champs à celui des jours néfastes, Hésiode semble composer à travers son poème une sorte d'Amanach Vermot à l'usage des bien pensants. On croirait presque tomber, à vingt-huit siècles d'intervalle, sur quelque comte-sponvillien petit traité des grandes vertus. A peine moins distingué, sûrement plus pratique, toujours prodigue en bons conseils adressés la plupart du temps à son frère Persès (l'insensé), ce traité de circonstance est sans aucun doute à méditer -on ne résistera pas à l'envie de réfléchir à ce conseil sage par temps de pollution : "N'urine jamais à l'embouchure des rivières, ni à leur source"…
Plus sérieusement : contemporain d'Homère, Hésiode tourne à la fois le dos au monde maritime et à la poésie épique pour tenter de construire, sur les pentes de l'Hélicon en proie à la guerre et à la famine, des règles de vie commune. Une idée prépondérante structure son poème : celle du travail comme fondement de la justice sociale. On aurait tort, ainsi, de prendre Hésiode pour un faiseur d'almanach. Le Temps cyclique et ordonné qu'il pose, sa foi en un ordre olympien qui transcende l'apparent chaos des vicissitudes humaines font de lui, selon les mots de J.P. Vernant, "le plus ancien poète théologien de la Grèce".
Les Travaux et les jours, Hésiode, présentation de Claude terreaux, éd. Arléa, septembre 1995, 126 pages, ISBN-13: 978-2869592520.
Riga. Trois hommes en noir prennent place dans une voiture, noire. Une Volga. Le monument à Lénine tend son bras vers l'Est, quand tout l'Occident se tourne d'un même mouvement vers l'Ouest. Bruits étouffés, paroles chuchotées. Ne pas laisser de traces. Jamais. C'est comme vouloir regarder le monde à travers la vitre d'un train de banlieue. Dans les années soixante-dix, la Russie n'offrait guère que le visage haineux ou résigné des soviétiques. Silences. La Baltique comme un fragment usé d'ambre jaune. Un paysage désert dans lequel les êtres ne se rencontrent pas, ou furtivement. Nicolas Bokov ramasse des lambeaux de sa vie, d'une écriture rêche, presque frustre. Il découpe des scènes infimes dans un théâtre d'ombres. Les animent sans ostentation. Les contours d'un homme assis, ses gestes minuscules pour survivre. Les formes s'éclairent tour à tour, qu'il commande d'une voix lasse, comme un montreur désabusé. Puis les silhouettes s'immobilisent, figées dans le mémorial de ses souvenirs. Derniers instants du dissident avant l'exil. La femme qu'il aime en contreplongée. Une poétique de l'effacement. De son inscription dans l'écriture même, attentive aux détails les plus modetes. Sans tenter jamais d'ajouter autre chose au ciel plombé d'angoisse des appartements moscovites. On se rappelle l'ouvrage poignant qu'il écrivit en 1998 : Dans la rue à Paris. Il relatait alors son expérience de SDF, avec cette force étrange de l'être acculé. Nicolas Bokov vit toujours à Paris, et continue d'écrire.
Déjeuner au bord de la Baltique, Nicolas Bokov, traduit du russe par Maya Minoustchine, éd. Noir sur Blanc, coll. Littérature étrangère, septembre 1999, 96 pages, 15,15 euros, ISBN-13 : 978-2882500779.
Des bribes. Najmeh, étoile en persan. Son nom d'enfance. En prison, on l’avait nommée Nasserine. Elle commença plus tard à écrire sous le nom de Homa Dejam, avant de s’exiler en France pour prendre le nom de son mari et à la mort de celui-ci, celui d’Emma, en souvenir de l’Emma Bovary de Flaubert. C’est un peu ce chemin de Najmeh à Emma que ces fragments de vie nous content, dans le flottement constant d’une identité qui a vacillé un jour en Iran. Des parcelles de terres promises, celles de l’enfance en particulier, sauvées du désastre entre l’ici et un ailleurs qui n’existe sans doute pas, plus. Avec en outre sans cesse la nécessite de se recréer soi-même. De l’enfance de Najmeh en Iran, pourtant, de minces écarts nous différencient. La bourgeoisie iranienne ne vivait guère autrement que nous à Paris. Tout juste les quartiers pauvres de la périphérie paraissent à peine plus indigents que les nôtres. Pour le reste, la même légèreté d’une enfance privilégiée, le même appétit de savoir et l’école pour rythmer les jours. Vision sereine d’un ordinaire arrimé à la fluidité du récit. Peut-être tout juste cette tradition de se marier jeune, le rêve prématuré bien souvent de quitter au plus vite les terres de l’enfance quand chez nous on y campe indéfiniment. Mais bientôt le paysage politique change, arrachant les familles à elles-mêmes. Partout Najmeh côtoie des enfants de prisonniers politiques. L’exil ouvre ses tranchées, engloutit les vies dans l’éparpillement des amis de jeunesse. Déjà s’avance l’âge des regrets. Il ne reste bientôt que les bribes de la mémoire recomposée, des instants échoués, le compte des temps révolus, des amis perdus. Et l’exil, l’inquiétude pour les siens restés au pays, le dur labeur d’avoir à vivre l’espoir dans une autre langue que la sienne.
Eclats de vie – Histoires persanes, Emma Peiambari, L’Harmattan, février 2014, 124 pages, 12 euros, ISBN : 978-2-343-02670-1.
MIKLÓS RADNÓTI écrivit son dernier recueil de poèmes alors qu’il se trouvait dans un camp de travail. Fuyant l’avancée soviétique, les nazis poussèrent leurs prisonniers dans une marche forcée qui dura des mois. Une marche de l’épuisement.
«La mort, dans la poussière / ardente de la Voie Lactée /, marche et poudre d’argent / ces pauvres ombres qui trébuchent.»
Une marche imposée par le boucher nazi vers une destination de longtemps mûrie, celle de la mort bestiale. A la première halte, 500 prisonniers sont massacrés. Il en reste 400. Les tueries se succèdent.
«Toujours en quelque lieu l’on tue : au sein d’une vallée aux cils clos, sur une montagne fureteuse, n’importe…»
MIKLÓS RADNÓTI écrit encore, les pieds ensanglantés :
«Du mufle des bœufs coulent sang et bave, / tous les prisonniers urinent du sang, / nous piétinons là, fétides et fous, (…)», et meurt.
Marche forcée, MIKLÓS RADNÓTI , Œuvres 1930 – 1944, traduit du hongrois et présenté par Jean-Luc Moreau, éd. Phébus, avril 2000, 190p., 19 euros, EAN : 9782859406080