Ecrit en 1963, inédit en France et pour cause... Simeon Brown, le héros du roman, a fui le racisme anti-noir des américains, croyant trouver en France la paix tant promise par sa culture. Paris. Pour lui : la «sécurité» raciale. Peintre, journaliste, il se réfugie dans le quartier latin. Simeon ne peint à vrai dire qu'une seule toile : celle du flic qui l'a humilié, passé à tabac, parce qu'il était noir. A Paris, il rencontre la bohême internationale des années 60. Juste de quoi oublier l'enfer de Philadelphie, ses violences, les affrontements entre bandes, le racisme quotidien. Paris. Le jazz, les boîtes de nuit, les filles. Et puis un jour, à un carrefour, il voit un flic tabasser un homme. «Sans doute un arabe», croit-il entendre. Comme une routine parisienne. La guerre d'Algérie s'invite dès lors dans le roman. Partout désormais Simeon voit la violence qui s'abat contre une partie de la population française, au prétexte qu'elle est basanée. Parce que cette violence est visible et que déjà, elle crevait les yeux... Il entend partout des parisiens s'exprimer sur ce problème. «Les bicots» ne sont pas acceptés. Ou peu. Très peu. Dans un café qu'il fréquente, tenu par des «arabes», il voit les flics cogner pour un oui, pour un non, ces «bicots» dont il est à présent l'ami. Il voit partout fleurir ce racisme odieux qu'il a fui. Mais lui n'est plus victime : américain, il est traité comme un «blanc» à Paris. Non plus un noir à abattre, mais un homme respectable. Respecté par cette police française qui ne cesse de martyriser ses «noirs» : les «arabes». Le voici devenu «blanc» soudain. Le texte est fort, de cette prise de conscience ahurissante de Simeon. D'autant qu'autour de lui, même les intellectuels sombrent dans le déni : non, les français ne sont pas racistes prétendent-ils, mais avec les «arabes», «c'est autre chose»... Simeon ne sait pas que quelques décennies plus tard, ces «arabes» deviendront des «musulmans» sans place dans la société française, leur société... Pour l'heure, Simeon observe partout l'indifférence des parisiens au tabassage des «arabes». Portrait lucide d'une France à vomir.
Simeon est à Paris le 17 octobre 1961. William Gardner Smith raconte. L'horreur. Son dégoût, ces hordes de flics vomies par la préfecture non pour «casser» du «bougnoule», mais tuer. Il voit partout ces braves gens courageux que l'on traite d'étrangers, des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards, se faire assassiner. Tandis qu'à quelques pas des massacres, on danse le twist dans les caves de Saint-Germain. Le cha-cha-cha chez Régine. On joue au 421, on boit du vin. Indifférent aux bruits de bottes, aux cris de panique des femmes, des enfants. Paris se tait. Paris se bouche les oreilles. Ferme les yeux : silence, la police tue. Déjà elle a inventé le nassage des foules : il n'y a aucune fuite possible pour les «algériens» pris au piège. La police les rafles quand elle ne les tue pas. Elle sait faire : elle garde la mémoire de celle du Vel d'Hiv', si bien organisée. Tout un savoir faire que le roman décrit jusqu'à la lie. On rafle les survivants pour les envoyer dans un stade. Puis un camp pour beaucoup, que l'auteur n'hésite pas à qualifier de camp de concentration, quand pudiquement, les autorités françaises et leurs médias parlent de camps d'internement. Paris, la ville odieuse et lâche. On comprend alors que ce texte fut oublié commodément par l'édition française, jusqu'à aujourd'hui. Un roman puissant, un regard fort sur la France dont nous sommes les héritiers, sans concession pour ces expressions de sadisme policier dont la France n'a jamais cessé de se départir. Tandis que Paris dormait, tranquille.
William Gardner Smith, Le visage de pierre, traduit de l'américain par Brice Matthieussent, éditions Christian Bourgois, octobre 2021, 274 pages, 21 euros, ean : 9782267044768.
J'ai immédiatement pensé à ce concept forgé par Lacan et finalement défini par Serge Tisseron, lorsque j'ai vu les dessins et les images proposés à l'exposition comme une suite à la publication de leur ouvrage mais surtout, comme la poursuite du travail de réparation entrepris par Louise Oligny et Clémentine du Pontavice avec les femmes victimes de violences avec lesquelles elles « "travaillent" au sein de la Maison des Femmes. Car il s'agissait bien de les rendre visible, de leur restituer leur visibilité et non de retourner comme un gant leur intimité, ni moins encore de l'exhiber. L'extime, comme la réparation qui leur est due, cette «extériorité intime» (Lacan 1959-1960, au cours du séminaire L'éthique de la psychanalyse, transcription Saferla), devant laquelle nulle compassion n'est désormais nécessaire, ni gêne, ni souffrance : elles ont pris pied déjà dans une autre vie. L'extime... C'était bien là cet extérieur qui loge au-dedans de chacun de nous, qui emportait l'image et son spectateur. Des images où l'être s'est récupéré comme sujet de son existence, un mot dont nous ne pouvons oublier la construction : ex-sistere... Comme un mouvement essentiel à l'être humain, cet «ex». Non pas simple ex-pression de soi, mais appropriation où dessiner un autre mode d'échange entre soi et le monde.
L'extime donc, fragile encore, les dessins tout comme les images en témoignent. Une décision, un élan traité par Louise Oligny et Clémentine du Pontavice avec toute l'attention dont l'atelier les a rendues capables.
En regardant ces images, photos comme dessins, j'ai aussi songé au questionnement de W. J.-T. Mittchel sur la représentation. Qu'est-ce que les images nous veulent, réellement ? Dans la puissance inachevé de leur être, vers quoi font-elles donc signe ?
Que nous disent ces images ? Quelques visages, souriants, heureux, non pas meurtris, ni martyrs. Glorieux. Relevés disons, et en lisant leurs parcours, les parcours de ces corps, de ces visages, vous saurez de quoi. Mais là, dans la présence des images dont nous ignorons l'histoire, ces visages sont justes réjouis. Et puis des mains, beaucoup, protectrices, enveloppant le corps. Caressantes. Entourées de dessins comme inachevés souvent, ou plus exactement : en puissance d'être.
Attention. Quel que soit le côté d'où l'on parle, simple spectateur d'une exposition ou sa créatrice, il n' s'agit pas de déchiffrer le corps ici. L'exposition ne va pas dans ce sens. Mais de reprendre corps, comme on dit reprendre pied. Alors, que nous disent ces images ? Qu'est-ce qu'elles nous disent de ce que nous sommes en train de devenir ? Symptôme d'une élévation commune du sujet de l'image, du spectateur qui la voit et de celles qui les ont faites. Ces images font signe à notre humanité. Par la vertu d'un tel montage (et j'y associe le livre qu'elles ont publié autour de leur engagement), le moment d'exploration que nous offrent Louise Oligny et Clémentine du Pontavice est ce par quoi l'humain se sépare de la cruauté de son histoire pour avancer vers lui-même en donnant sens à tout ce qui le constitue.
Librairie l'établi, 8 rue Jules Cuillerier, 94140 Alfortville.
Du 1er au 30 octobre 2021.
Tirage Picto.
Merci à la Librairie l'établi et à l'Association des Amis de la librairie l'établi.
Réparer l'intime, L'atelier de la Maison des Femmes, Louise Oligny & Clémentine du Pontavice, éditions Thierry Marchaisse, préface de Ghada Hatem, 1er octobre 2021, 208 pages, 25 euros, ean : 9782362802690.
Je me suis d'abord demandé dans quel rayon d'une librairie ou quelle section d'une bibliothèque serait rangé cet ouvrage... Féminisme ? Justice ? Document ?...
L'ouvrage n'est pas un simple document. On le comprend rapidement à en suivre le fil : il est aussi le travail de réparation qui se poursuit par sa publication.
Comment est-il fait ?
C'est d'abord le récit d'une rencontre de trois femmes autour de La Maison des femmes, créée par Ghada Hatem à Saint-Denis, pour accueillir et soigner des femmes victimes de violences. De cette rencontre est née l'idée d'un atelier à leur proposer. Un atelier de création de bijoux. Un simple atelier de création de bijoux mais là, toutes assises à enfiler des perles, a surgi leur parole, celle de leurs histoires respectives. Les femmes ont commencé à se raconter. A se réparer : en parlant certes, mais aussi parce que créer des bijoux touche à la réparation de la féminité. Aux perles, elles ont ensuite ajouté la photographie, puis le dessin, puis une exposition, puis la musique, le chant, un concert et l'idée de cette publication, nouvelle étape dans le processus de réparation. C'est-à-dire qu'entre elles, elles ont inventé les moyens de leur réparation. Une méthode. Mieux qu'un document : une poïesis. Non pas dans cette acception à laquelle Aristote amarrera la technè, mais cette autre, qui s'occupe d'art et du soin de l'âme, de l'acheminement du non-être vers l'être.
Le livre comprend des images. Un parti pris photographique fort de la part de Louise Oligny. Quelles images faire en effet, quelles images retenir quand on est engagé dans un processus de reconstruction de l'image de soi ? Quelques visages, toujours souriants, heureux, non pas martyrs mais héroïques. Des mains, beaucoup, caressantes, protectrices, enveloppant ces corps meurtris. Des dessins, comme inachevés souvent, en puissance d'être et d'autres, de ces femmes, qui ont par le dessin figuré l'absence : celle de leurs enfants souvent, qu'elles n'ont pu ramener en France, celle de leur village, de leur famille. Des témoignages aussi, toujours volontaires, de celles qui pouvaient franchir cette étape. Des témoignages forts, bouleversants, qui nous mettent face à l'horreur. Des témoignages conduits sous la forme d'entretiens pour en guider l'émotion.
Que dire, qui ne nous projette pas dans l'insuffisance d'une fausse empathie à propos de ces témoignages, qui ne nous enferme pas dans le discours (non le récit) de ce que nous ne pouvons partager ? Que dire, sinon que c'est la résilience qui occupe tout l'espace du livre et non la clôture qu'une attention complaisante pourrait ouvrir à ses propres bouleversements intérieurs.
Le livre est résilient, résolument, encadré de réflexions sur le système judiciaire, policier, balisé par les thématiques des violences conjugales, de l'emprise, de l'excision, de la dissociation, du droit d'asile aujourd'hui en France, etc.
Un livre sans conclusion : le travail se poursuit. Encore une fois, cette publication n'est qu'une étape.
Un livre à ranger dans le rayon des droits de l'Homme, comme l'espère Karyn, la psychologue, dans l'entretien final : parce que cette violence est une atteinte aux droits de l'Homme. « Parce que dès lors qu'on se croit permis de se comporter de façon criminelle chez soi, il n'existe plus aucun frein à l'être dans l'espace public. »
Réparer l'intime, L'atelier de la Maison des Femmes, Louise Oligny & Clémentine du Pontavice, éditions Thierry Marchaisse, préface de Ghada Hatem, 1er octobre 2021, 208 pages, 25 euros, ean : 9782362802690.
Il y a d'abord le titre, l'exacte traduction du titre espagnol. Notre part de nuit. «Notre»... Une mise en abîme qui oriente la lecture, inaugure le processus d'identification, mais introduit également la possibilité de ruptures narratives : le lecteur, souvent, se prend à cet examen et sort de sa lecture. Moi, ici, en France, aujourd'hui, quid de cette part commune de nuit ? J'avoue que j'ai cherché longtemps, sans pouvoir m'en convaincre. L'auteure est argentine. Pour son temps et son espace, oui, je comprends ce qu'il peut y avoir de part de nuit sud-américaine. La question des disparus en Argentine par exemple, toujours pas complètement réglée. Plus de 30 000, mais des dossiers en cours bien qu'elle ait été la première grande exploration de l'après-junte. Ou bien celle des enfants volés. On en a identifiés 500, mais beaucoup d'autres restent en suspens, tant les documents ont été falsifiés. Enfants volés aux familles pauvres ou de gauche, pour être placés comme en rééducation dans des familles bourgeoises chrétiennes... Ou bien encore la question de la responsabilité de l'église catholique dans les exactions commises. Rappelons que le collège des cardinaux, auquel appartenait alors l'actuel pape, est allé cherché des textes de théologiens de l'Inquisition pour justifier l'usage de la torture, des assassinats, des massacres d'enfants... Et que s'il n'a pas souscrit à cette démarche, on ne l'a guère entendu s'y opposer avec force... Une église qui n'a toujours ni demandé pardon ni trop cherché à évaluer sa compromission.
Rappelons qu'elle partageait alors avec la junte la volonté de rétablir l'ordre moral chrétien, d'en sauver «la civilisation» en menant une «guerre sale» contre le peuple, dans un état ouvertement raciste qui avait pris en particulier pour cible les populations natives : il s' agissait d'inaugurer une sorte de grand remplacement à l'envers en massacrant tout ce qui n'était ni chrétien, ni «occidental»...
Alors là, oui, avec ces discours pré-présidentiels que le champ politico-médiatique français nourrit avec complaisance autour de la défense de l'occident chrétien je me suis dit que oui, en effet, il y a avait bel et bien une terrible part de nuit à partager sans doute...
Et puis il y a l'objet. Plus de 750 pages. Pas un de ces livres que l'on peut emporter partout avec soi pour le lire dans le métro par exemple, voire à la terrasse d'un café : un livre devant lequel il faut se poser. Un livre dont le façonnage est exceptionnel de solidité. Qui a quelque chose de rassurant et au toucher, avec le choix du papier qui a été fait, un livre dont le velouté est apaisant. Le titre invitait à une mise en abîme, l'objet, lui, produit comme un effet de réel qui entre dans la lecture à part entière, tant sa présence physique est forte. Le texte s'y incarne : aucune lecture n'est totalement immatérielle. Un livre donc, dont la présence physique est telle qu'il est une porte spatio-temporelle qui permet non seulement d'entrer dans le récit, mais d'en sortir quand celui-ci se fait trop sombre. Et Dieu sait s'il l'est, sombre, barbare, cru. Il m'est arrivé souvent de sentir au bout des doigts, dans le velouté des pages, l'apaisement que la narration me refusait.
Le livre donc, cet objet de librairie, dans toute la force de sa dimension, plus que jamais physique et partie prenante de l'économie de la lecture -ne lisez jamais autrement : c'est tout l'être qui est mobilisé quand on tient un livre entre les mains.
Une poésie de l'horreur donc. Mais de quelle horreur parler qu'il nous faudrait affronter et dépasser, plus sûrement encore aujourd'hui qu'hier ?
J'ai essayé de voir comment «on» avait lu ce livre. En France, les grands médias ont beaucoup mis l'accent sur le contexte historique, pour lire ce roman comme une métaphore de la brutalisation de la société argentine, voire sud-américaine -n'oublions pas que la junte a cherché à «occidentaliser» son «djihad» chrétien non seulement aux autres pays sud-américains, mais en Afrique et en Europe !
Il est intéressant de voir quels repères temporels l'auteure a disposés dans son roman. Il commence en janvier 1981. La dictature s'est déroulée de 1976 à 7983. Or en 1981, c'est le général Viola qui est au pouvoir. Un «modéré» qui a conscience des précipices vers lesquels la junte emmène tout droit la société argentine. Il cherche donc d'une part à mener des réformes économiques et monétaires, et d'autre part à réintégrer la société civile dans l'exercice du pouvoir. Attention, s'il est «modéré», c'est au sens argentin de l'époque : les exactions n'en continuent pas moins, le plus souvent sous l'égide des escadrons de la mort des armées de terre et de l'air, hors du contrôle de l'état. Viola, partageant leur idéologie national-chrétienne, bien que réalisant que de tels excès mènent droit dans le mur, ne s'en émeut pas outre mesure. Un «modéré» quand même, dont les réformes n'aboutiront pas et qui sera vite chassé du pouvoir au profit de factions plus dures. Il a tout de même ouvert une brèche, tandis que le pays s'effondre économiquement et va bientôt exploser en l'air avec l'atroce guerre des Malouines ( 2 avril, 24 juin 1982).
Que dire de cette métaphorisation française qui n'a vu qu'un corps d'armée homogène au pouvoir, alors qu'il ne l'était pas ?
La lecture que le personnel politique et médiatique argentin, reprise à l'envi par les médias français, a voulu faire de la dictature, c'est qu'elle était l'expression du mal absolu -ce qui est vrai. La presse, la société civile «bourgeoise», l'église et à leur suite les médias français, ont construit cette lecture autour de la métaphore de la monstruosité, apparue très tôt dans le rapport de la Commission Nationale sur les personnes disparus, abondamment relayé.
Mais l'effet immédiat aura été de circonscrire cette monstruosité à la seule junte militaire, épargnant ainsi l'église et la grande bourgeoise argentine. Or il est intéressant de découvrir qu'il est très peu question des exactions de l'armée dans ce roman. C'est vers l'église et la société civile que l'auteure a déplacé ce thème de la monstruosité. Et encore, quand on dit l'église, moins vers l'institution que sa philosophie : la question de la foi. Jusqu'où la foi peut-elle conduire ? Tout comme celle des puissants de ce monde, aux yeux desquels massacrer ou torturer sont des actes parfois regrettables, toujours nécessaires.
La réception hispanisante du roman a plutôt insisté sur son style et la question du genre : roman gothique ? Fantastique ? Poésie de l'horreur ?...
Peut-être est-il temps de le « pitcher » un peu... L'histoire ? C'est au fond celle de la famille Bradford, une très riche et très puissante famille capable de peser sur les décisions économiques au niveau national et international. Une famille éprise d'occultisme depuis plusieurs générations, à la recherche d'une religion nouvelle qui saurait apporter l'immortalité ici, et maintenant. Son Dieu, elle le nomme l'Obscurité -ce qu'était l'église catholique argentine sous la dictature... Il s'affiche du reste en première page du roman sous les traits de l'ange déchu, Satan, à travers un détail de l'œuvre picturale du peintre français Cabanel (L'ange déchu, 1847, Musée Fabre, Montpellier). Satan, le sub-jectum, le sous-jacent, celui qui veut être son seul commencement à défaut d'être son vrai commencement.
Le roman est l'histoire des Bradford et de Juan, qui fut acheté enfant par la famille Bradford à cause de ses dons et élevé pour devenir son prêtre, tandis que sa belle-mère poursuivait ses expériences sur d'autres enfants achetés ou volés, qu'elle torturait pensant que la souffrance était mystique et pouvait ouvrir au secret de la vie éternelle... Juan aimera Rosario, leur fille, avec qui il aura un enfant, Gaspar, appelé à accomplir l'œuvre de l'Obscurité, un dieu qui ne cesse de se nourrir de sacrifices humains. Mais Juan fera tout pour le soustraire à ce destin. Tout : jusqu'à le battre, le mutiler, jusqu'à mutiler, sacrifier, tuer les amis de son fils, non pour le bien de Gaspar, mais par nécessité. C'est que Juan veut à tout prix anéantir cette religion dont il est le prêtre. A tout prix : même celui de l'horreur.
Une sorte d'effondrement traverse ainsi tout le roman, avec plus de force que la métaphore sociale privilégiée en France. Une sorte d'effondrement métaphysique, existentiel, narratif. Oui, narratif...
L'immortalité, la famille Bradford a compris qu'elle ne pouvait être celle, chrétienne, de la résurrection des corps. Seule la conscience est immortelle et au fond, cette immortalité s'est incarnée là, dans ce livre, dans cet objet, dans une sorte de circularité borgésienne qui fonde le caractère autotélique de toute œuvre romanesque. Le reste est littérature, divertissement obligé, consolation quelconque. Contre l'éthique superstitieuse du lecteur, l'auteure a placé le fantastique au cœur de l'acte de lire comme la nécessité de toute fiction, un pacte qui pervertit subtilement les liens entre la réalité et la fiction. Nous lisons un roman réaliste fantastique, où le surnaturel participe à la structure même du romanesque. Ce à quoi Borges était sensible par-dessus tout. Et aussi bien, l'auteure s'est plu à confondre le monde du lecteur et celui du livre. Le déictique «Notre» en témoigne dès avant qu'on ouvre le livre, qu'on y entre, à nos risques et périls. Et fait de nous un personnage du récit qui s'élabore. Notre part de nuit, c'est cette histoire universelle que tous les hommes écrivent et lisent sans cesse, et tentent accessoirement de comprendre. Le procédé aura, le temps d'une lecture, dissout l'auteur et le lecteur dans l'univers créé par l'auteure, au sein d'un récit qui in fine se dérobe sans qu'on ait pu y prendre garde. Mais avant le terme, nous aurons partagé un même statut, fictif, et éprouvé la force du principe poétique mis en œuvre. Récit spéculaire, c'est toute une conception de la littérature au fond que manifeste ce roman sans comparaison dans la production de la rentrée, et vers lequel il vous faut oser vous aventurer. Le reste, encore une fois, est littérature...
Mariana Enriquez, Notre part de nuit, Editions du sous-sol, août 2021, traduit de l'espagnol (Argentine), par Anne Plantagenet, 760 pages, 25 euros, ean : 9782364684669.
Les luttes ouvrières dans l'Italie des années de plomb. Ici, le Sud agricole, détruit par les bulldozers. L'olivier ? Les patrons n'en veulent plus. Enfin, pas comme ça. Ils préfèrent baisser la qualité et produire en quantité. Il y a donc trop de bras à la campagne. Cela tombe bien, à Tarente, on embauche. L'Italsider, où les conditions de travail sont terrifiantes : on dénombre des dizaines d'ouvriers tués parce que la sécurité n'est pas respectée. Lotta Continua est sur le terrain. Grèves, manifestations, des milliers d'ouvriers défilent derrière les cercueils de leurs camarades assassinés par ces conditions de travail. En 10 ans, 280 sont morts. On compte 100 000 accidents. Comment ne pas parler de crimes ? Mais les syndicats « canalisent » la colère ouvrière, l'étouffent. Italsider est une fonderie « vitale » pour la région. Pas pour les hommes qui y meurent en cadence. 20 blessés par jour. Point d'orgue de cette situation : le vendredi 24 octobre 1975, des milliers d'ouvriers relèvent la tête pour réclamer les 35h par semaine. Mais les syndicats rechignent toujours. Lotta Continua est sur le terrain, milite pour la création d'assemblées ouvrières qui sauront décider seules du sens de la lutte. Les pêcheurs rejoignent les fondeurs : la pollution provoquée par Italsidert tue la pêche. Dans la « petite mer », les poissons ont disparu. Le capitalisme tue tout, hommes, bêtes, écosystèmes. Mais la lutte est difficile. Les paies sont misérables, comment renoncer à la moindre journée de salaire quand on gagne si peu ? Et puis, que Faire ?, comme disait ce vieux bon Lénine. Révolution, Grand Soir, ou aménagement de l'exploitation humaine ? On suit les débats, toujours d'actualité, et Sara, militante de Lotta, si juste dans on propos : la Révolution ? Elle n'est pas devant nous, elle est, déjà, inscrite dans nos moments de lutte. Sara du reste déploie cette réflexion dans tous les aspects de sa vie de militante, de femme, d'intellectuelle. Mais on sait, lecteur, que les années 70 finiront mal, que la bourgeoisie triomphera encore, avec l'aide des syndicats et des médias. L'album balaie ces luttes féroces qui ont traversées l'Italie des années de plomb. A Turin, chez Agnelli, on pratique la guérilla des blocages. L'usine est devenue une « zone de combat », tandis qu'à Rome des quartiers entiers sont occupés pour reloger les sans abri qui se comptent par milliers eux aussi. Les révolutions commencent quand on a décidé de ne plus baisser la tête. L'heure H revient et c'est encore la première, la seule nécessité terrible, malgré la répression hallucinante, toujours. Une invitation à ne pas tourner la page, mais à reprendre, encore et encore, là où nous avons laisser nos luttes d'antan en plan.
L'Heure H, pour ne plus jamais baisser la tête, Erri de Luca, Paolo Castaldi, Cosimo Damiano Damato, Futuropolis, traduit de l'itlaien par Danièle Valin, postface d'Alexandra Schwartzbrod, août 2021, 110 pages, 18 euros, ean : 9782754832182
1er mai 1891. Dans les usines textiles du Nord, les patrons ont tout fait pour que ce ne soit pas un jour férié. Ils refusent du reste toujours la journée de 8 heures, au prétexte que les ouvriers ne sauraient en faire autre chose qu’une journée avinée… Tôt le matin, un petit groupe s’avance dans les rues de Fourmies. Il fait encore nuit. Ils s’en vont chercher les tracts que les syndiqués ont tirés. Ils vont tenter de faire débrayer leurs camarades, d’empêcher les usines de tourner, de faire respecter les accords passés avec les directions patronales. Mais les patrons ont décidé de faire la guerre aux ouvriers, de bloquer à tout prix toute réforme, prétendant que les ouvriers sont déjà «traités comme des seigneurs»… Pire : ils veulent abolir le peu de droits conquis. L’embauche arrive, des manifestations sporadiques éclatent ici et là. Les gendarmes campent sur la grand place, la cavalerie circule entre les badaud. Des soldats arrivent. Un plein train. Des centaines. Habitués du lieu : c’est qu’à l’époque, l’armée servait aussi au maintien de l’ordre. La troupe connaît la région, nombre de soldats y comptent de la famille. Elle est donc accueillie sous les clameurs de la foule, qui voient en elle les sauveurs des boches. Pas une minute elle n’imagine que leurs fusils pourraient se retourner contre elle. Leurs fusils… Le tout nouveau Lebel, 10 coups, que les soldats étrennent avec fierté. La journée est calme plutôt que chaotique. Les soldats prennent position sur la grand place. Un campement bon enfant. Mais le matin, les gendarmes se sont emparés d’ouvriers contestataires. La nouvelle s’est répandu, une délégation a obtenu leur libération pour 17h. On l’attend. A 17h, aucun n’est libéré. La foule gronde. Même les commerçants s’insurgent. Une foule compacte se dirige alors vers la mairie. La panique s’empare des soldats. Un officier ordonne d’ouvrir le feu. On relèvera 9 morts et des centaines de blessés. Le massacre est ignoble.
En rouge et noir, avec une énorme économie de mots, l’auteur sait rendre l’émotion de l’événement, son atmosphère irréelle accentuée par ces traits hachurés. Superbes planches en noir/blanc/rouge, superbe encarté de 4 pages, du fusil Lebel qui étrenna là une longue carrière de crimes…
Fourmies la Rouge, Alex W Inker, éditions Sarbacane, 1er trimestre 2021, 110 pages, 19.50 euros, ean : 9782377316465.
Une plaque mortuaire. Voilà à quoi cela ressemble. Louise Bourgeois, née le, décédée le… Comme on en voit dans les champs funèbres aux Etats-Unis, recouvrant une partie du paysage funéraire. Une plaque. Qui, là, dit certes autre chose ; mais patientons… Louise Bourgeois a vécu, longtemps, à Choisy-le-Roi, avant d’émigrer aux Etats-Unis, où elle est morte. Une plaque donc. Les mots ne manquent pas. Vérité sensible ? Non, cette plaque mortuaire qui n’existe pas à Choisy, n’est dans mon propos qu’une apparence sensible. Son œuvre ? Je n’en parlerai pas. Je ne la montrerai pas. Un jeu de l’air, de l’eau, de la terre, dans l’arbre et son feuillage… Louise Bourgeois était prolixe au sujet de cette œuvre, ne cessant de l’enserrer dans un réseau serré de significations. Etrangement à mes yeux : comme s’il s’était agi d’un assemblage d’intentions, non d’une œuvre d’art. Mieux : ce qu’elle décrit quand elle parle de son œuvre, c’est une dramaturgie, une scène, une mémoire que les deux objets qui la composent ne contiennent pas, sinon sur ce mode discursif, extérieur à leur réalité.
Le jour où je suis passé devant Les Bienvenus, je ne l’ai pas vue tout d’abord. J’étais dans le parc derrière la mairie. Sous l’arbre où pendent les deux objets, je n’ai vu que l’imposant monument aux morts. Aux anciens d’Algérie, d’Indochine, à ceux de 14-18, ceux de 39-45. Une sculpture insignifiante bordait cette mémoire, encombrée des plaques de listes de noms. De jeunes gens pour la plupart : je regardai les dates, ce à quoi finit par se résumer une vie. Des fratries décimées. Les guerres. Not bienvenues…
Depuis quand les branches des arbres sont-elles devenues des objets de contemplation ? Pourquoi le monde est beau ? L’est-il du reste ? Depuis quand des filins d’acier, comme ceux qui retiennent les œuvres de Louise Bourgeois accrochées à leur arbre sont-ils devenus des objets picturaux ? J’y suis revenu un autre jour. Il y avait une grande flaque d’eau qu’il fallait contourner au pied de l’arbre massif où pendait l’œuvre de Louise Bourgeois. C’est en contournant cette flaque que j’ai vu son œuvre. Par hasard. Presque cachée au regard de ce feuillage têtu. Fermée au premier coup d’œil. N’apparaissait que le jardin de l’hôtel de ville. L’art des jardins est celui du regard, affirmait Kant, qui le fit entrer dans la catégorie des Beaux-Arts. Mais du côté de la peinture. Tout comme l’est cette œuvre à mon avis, plus une peinture qu’une sculpture.
Car Les Bienvenus de Choisy sont du côté du regard, non du toucher, ni même de la forme. D’autant qu’il s’agit d’une pièce explicitement faite pour souligner le caractère putatif d’une scène envisagée, d’un drame espéré. C’est ce que raconte Louise Bourgeois à propos de son œuvre, quand elle parle de son enfance, de sa situation d’immigrée aux États-Unis, de son désir de voir des mariés venir chercher sous son œuvre une sorte de promesse superstitieuse. Louise Bourgeois est allée en effet jusqu’à tenter de figer l’incertain dans son explication, jusqu’à prescrire l’identité de l’œuvre pour tenter d’éclaircir quelque chose de douteux en fait : ce qui nous lie à l’autre.
Louise Bourgeois a exprimé une idée, concernant son œuvre. Des idées. Or elle n’a pas réalisé une idée, mais un objet artistique.
Des idées nécessaires pour les besoins de la scène qu’elle rêvait de composer mais qu’elle n’a pas composée : seules existent ces deux cocons qui pendouillent à un arbre. Pardonnez provisoirement la vulgarité nécessaire du propos. Car ses idées encombrent les objets dont je parle. Pour, nous dira-t-on, que s’élève une dimension de symbole. Certes. Louise Bourgeois nous parle de liens, de fils, de méandres, d’entrelacs, de lacets qui vont dans une direction avant de changer de sens… Elle parle des promesses que s’échangent les amoureux. Des liens qui les unissent. Mais sous l’arbre, c’est tout autre chose qui s’offre au regard : un jeu d’apparences irrésolues. C’est en ce sens que j’affirmais plus haut que son travail, à Choisy, relevait plus de l’art du peintre que de celui du sculpteur : Louise Bourgeois ne s’est pas appliquée à produire des formes, mais à former une matière pour en tirer une manière de regarder et de sentir.
Cet arbre, cette mare, la nature ordonnée du jardin de la mairie, ordonnée plutôt que sublime, et ce jardin qui ne prend sens comme jardin public que dans le drame humain qui peut éventuellement s’y jouer. Telle solitude vacante. Telle brindille abandonnée au vent, entraperçue par un promeneur solitaire. Le jour où je suis allé contempler vraiment Les Bienvenus, il y avait sous l’aplomb des deux volumes qui la forme un vieil homme et une femme saoule qui se disputaient l’heure. Ni mariés ni à marier. Peut-être ne se connaissaient-ils que de s’être assis là, juste sous l’œuvre de Louise Bourgeois. Ils se disputaient. Je regardai la scène de loin. Elle contenait un je-ne-sais-quoi de cette puissance du sentir qui excède le voir. C’était d’ailleurs, à lire les explications de Louise Bourgeois, ce désir de peindre ces choses-là qu'elle ne pouvait pas voir, que ses mots avaient tenté. Car la scène qu’elle désirait n’existait pas. Depuis le trou de serrure de son œuvre, que voit-on ?
C’est l’imagination du spectateur qui est ici la norme, la puissance d’être de l’œuvre. Son achèvement. Banal pourrait-on dire, encore que : il manquera toujours à la scène un élément du dispositif pour que l’œuvre soit achevée : soit le couple de mariés à l’aplomb des cocons, soit l’observateur qui regarde et les mariés et la chose artistique. Toujours donc cette œuvre restera inachevée. Or, la sculpture était, de tradition, parfaite. Regardez le David de Michel Ange. Rien ne l’excède, rien ne l’obsède, rien ne lui manque, aucun dispositif ne le cache ni ne le recouvre. Pas celle de Louise Bourgeois : sa perfection est celle d’un art imparfait, comme l’est la peinture. Car elle a besoin d’un spectateur. Et d’acteurs. Elle n’est pas close sur elle-même comme l’est le David, elle n’est pas achevée dans une forme particulière. Elle demeure ouverte à sa réalisation finale. La sculpture de Louise Bourgeois est bancale : elle a en outre besoin de procédés discursifs pour exister. Une narration qui au demeurant la signale comme une ébauche à compléter. La plaque au pied de l’œuvre. Qui introduit et le dispositif et le couple de jeunes mariés et l’observateur esthète. De sorte que l’imagination est devenue ici cette «moitié de l’art», dont parlait peut-être Baudelaire pour faire tenir tout cela devant nous. Pour qu’elle devienne cette totalité jamais donnée nulle part. L’œuvre de Louise Bourgeois fonctionne ainsi comme une esquisse, contraignant l’œil à se projeter au-delà de toute vision. Car quelque chose échappe à la vue. Que l’imagination est appelée à concevoir elle-même, comme une calme élévation au-dessus des circonstances de la vie…
Se faisant, Louise Bourgeois a reformulé malicieusement, par la mise en avant de son idée sur l’œuvre pour en fonder prétendument le sens, le vieux débat entre ce qui est de l’art et ce qui n’en est pas. « Malicieusement » : en réintroduisant « dans » l’œuvre ce qui n’est pas de l’art : le monde tel qu’il va, les circonstances de la vie quotidienne, vive les mariés etc. Revoyons l’architectonique de la scène. Dans ses explications, Louise Bourgeois, me semble-t-il, évoquait la présence d'un banc sous les cocons. Il a disparu. Par prudence sans doute : au cas où l’œuvre se serait décrochée. Les pompiers certainement, en ont interdit l'usage. Le banc est caché désormais dans les replis d’un discours. Et ne se montre que comme œuvre de l’esprit. Que de restes dans cette œuvre !
« L’esthétique, affirmait Hegel, ne s’occupe que de la beauté créé par l’art ». Les explications de Louise Bourgeois feraient ainsi, au sens où l'entendrait Hegel, de son œuvre un objet vulgaire. Pourtant ce même Hegel ajoutait que l’art sublime ne pouvait être que celui dans lequel « la signification spirituelle ne pouvait se figurer en aucune forme visible », ce qui est précisément le cas des Bienvenus : aucune forme visible ne rend compte du dispositif final.
Qu’est-ce que les images nous veulent, réellement? Dans cette puissance inachevée de leur être, vers quoi nous font-elles signe ? Avec le discours qui la contraint, l’œuvre de Louise Bourgeois est plus proche des rites anciens que de l’esthétique contemporaine. Outre le chamanisme du porte-bonheur, elle nous confronte toujours au problème d’une image qui ne peut être vue, mais lue dans un rapport de soumission à l’écriture textuelle. Ce serait donc du côté de la légende qu’il faudrait regarder : l’ekphrasis, ou l’art de donner voix à un objet d’art supposé muet.
Depuis Lessing, ce dispositif de la représentation verbale du visuel passe pour totalement inepte. Nous avons appris à poser une frontière nette entre le sens, la sensation et les modes de leur représentation. Mais toute l’histoire de l’art, comme discipline, n’est pourtant pas autre chose que la représentation verbale de la représentation visuelle. C’est même un genre très distingué. Et personne ne s’étonne de découvrir que, quand les images parlent, elles parlent notre langue et notre langue la plus plate : grammaticalement, la description d’un tableau ne se différencie pas de la description d’un match de foot. Panofsky n’a pas fait mieux, lui qui a affirmé, au fond, que seule la langue pouvait rendre compte de ce qu’elle n’était pas. Que conclure ?
Qu’en fait aucun médium n’est pur. Toutes les structures de représentation s’enchevêtrent et s’entre-articulent. L’indifférence tranquille du vieil homme et de l’ivrogne au pied de l’arbre de Louise Bourgeois n’est pas plus la vérité ultime de l’œuvre, que le cartel qui en mentionne les usages et la compréhension, et pas davantage les deux objets suspendus aux branches…
John Keats : «Ode on a Grecian Urn». Cinq strophes pour faire dire quelque chose à cette urne, qu’il ne décrit pas, dont il ne consigne ni la date ni l’appartenance esthétique. Il évoque les personnages qui s’y trouvent : « Quels sont ces hommes ou ces dieux ? Quelle poursuite folle ? Quelle lutte pour échapper ? Qu’est-ce que l’extase sauvage ? ». Les figures semblent avoir perdu tout espoir, figées qu’elles sont dans leur artefact de mouvement. Pourtant, Keats suggère une sorte de salut émanant de la scène : «La beauté est vérité, vérité beauté». «Ode sur une urne grecque» a été perçue comme un manifeste célébrant l’ekphrasis, en tant que voie du commentaire menant à l’immortalité…
La vie comme une succession de «blocs hétérogènes», au gré des événements qui l’ont affectée… Pierre Nora nous confie –c’est le mot- une biographie au fort caractère rhapsodique, centrée sur sa jeunesse et en se concentrant sur ce qui a fait ce qu’il est devenu. Une biographie parfois intime –sa passion pour Marthe-, toujours sincère, comme l’homme qu’il est, qu’il a été. Je me souviens de lui à l’EHESS ou dans son bureau des éditons Gallimard comme d’un homme extraordinairement bienveillant, d’un homme avec lequel on pouvait parler sincèrement, presque de pair à pair alors que je n’étais qu’étudiant. Il avait renoncé à tout mandarinat et vous consultait avec sincérité, vous accordant toute son attention, soupesant, ne jugeant jamais, cherchant toujours à vous comprendre. Je me souviens de séminaires en présence d’étudiants embarrassés, intimidés peut-être, qui ne parvenaient pas à éclaircir le fond de leur pensée et Nora se tournant vers nous pour que nous leur venions en aide. Cette humilité, le mot n’est ni très juste ni trop fort, lui est peut-être venue au fond de ces trois échecs successifs à Normal Sup qu’il raconte sans fard, lui qui était entre tous les khâgneux, le cacique le plus propre à s’en distinguer. L’échec l’aura profondément marqué, qui explique peut-être ses raisons d’entrer à l’Académie Française, des raisons ancrées aussi très profondément dans sa trajectoire familiale. Pierre Nora est un homme franc. D’un bord politique tout à fait éloigné du mien, à qui l’on peut s’opposer. Un libéral, pourvu que l’on entende par là une école qui n’existe plus : celle du libéralisme philosophique qui s’est toujours refusé à prendre l’homme pour un moyen, une variable d’ajustement, ce qui n’est pas le cas du néo-libéralisme, où pourtant Pierre Nora comme tant d’autres ont fini par se fourvoyer.
Le «petit dernier», comme il se nomme, surprend d’être devenu le «patriarche» d’une famille moins nombreuse qu’elle ne l’était un siècle plus tôt. Il y a quelque chose de bouleversant du reste à suivre cette histoire, à en remonter le cours, à en concevoir le sens. Pierre Nora, dans cette ego-histoire, dépeint au fond le portrait d’une France bourgeoise et cultivée qui n’existe plus (guère). D’une France qui s’était assurée d’elle-même et qui a vu peu à peu ses privilèges non pas annihilés, mais chipotés, rongés, disputés par des crétins obséquieux, vulgaires, des arrivistes serviles obsédés d’y confisquer leurs prébendes et ce, dans son propre camp, celui de la bourgeoisie mais d’une bourgeoisie dégénérescente : celle de cette droite obscène (d’origine socialiste aussi bien) qui n’a cessé depuis de dériver vers l’extrême nauséabond. Mémoire civilisationnelle presque, d’une civilisation disparue dont on relève l’empreinte, de l’étrange défaite de la France de 40 au plateau du Vercors, en passant par ces années charnières du retour d’Algérie. Certes, Pierre Nora aura été toute sa vie un privilégié. Et un homme profondément attaché à son pays. Toujours sur le qui-vive quant à l’idée nationale, tentant à bout de bras d’en maintenir le roman à bien des égards lui-même aussi en perdition. Dès les années 60, Pierre Nora s’intéressa à cette histoire nationale et cela ne le quitta plus. Jusqu’à ses crispations ces derniers mois autour de la «concurrence des mémoires» ou de cette Histoire mondiale de la France de Patrick Boucheron. Bien qu’il sache au fond de lui que cette ténacité est vaine. Je me rappelle le séminaire de clôture des Lieux de mémoire. Prochasson s’était attelé à en dresser le bilan. Nora avait conclu ainsi : «Bref, si j’entends bien, c’est à refaire»… Pas simplement parce que, sur le plan de la méthode, nombre d’historiens qui y avaient participé n’avaient pas compris son ambition épistémologique. Mais plus profondément encore, rappelant le reproche qu’on lui avait fait d’oublier pour beaucoup ces territoires non français qui avaient fait la France, parce que tout simplement le roman national ne coïncidait plus avec les aspirations des France(s) qui s’y esquissaient, ne savait plus répondre aux mémoires qui s’y faisaient jour. Pierre Nora regrettait même l’immense fortune de son «devoir de mémoire» que l’on brandissait désormais partout comme un totem. La mémoire était pourtant devenue l’affaire de tous. Et les mémoires «minoritaires», sociologiques ou ethniques qui tentaient d’apparaître, devenaient de véritables laboratoires où forger une nouvelle sensibilité nationale. Les Lieux de mémoire se déployaient désormais en dehors des pouvoirs politiques. La demande était énorme tout d’un coup, l’investissement citoyen également. Pierre Nora aurait dû s’en réjouir, mais il redoutait que sa France s’en trouvât dépassée. Oubliant que son ami de toujours, Krzysztof Pomian, avaient décrit ces lieux comme des sémiophores, porteur d’un sens non pas labile mais sensible, apte à évoluer toujours au sein de l’histoire qu’ils étreignaient. C’est cette étreinte que redoutait Nora. Mais la pratique sociale de la narrativité du passé ne cessait de se diffuser. Le profane interrogeait désormais l’expert, s’emparait même souvent de ses outils pour ouvrir de nouveaux espaces mémoriels où refonder l’écriture du roman national. Car le mythe national n’était plus intimidant : il devenait le lieu de nouvelles expériences citoyennes, que l’on peinait à enfermer dans le prisme de la seule mise en scène d’exutoires transgressifs.
Vaincre l’enclos national… les Lieux de mémoire avaient ouvert la boîte de Pandore, libérant une explosion mémorielle. Il fallait l’accompagner, non rejeter ici et là les mémoires qui écornaient ce trop beau roman national écrit en forme d’étouffoir. Il fallait tourner le dos à cette France, la quitter pour entrevoir des chances d’en construire une nouvelle, d’espérance radicale. Il fallait lui tourner le dos parce qu’autre chose arrivait, portée par la praxis du soulèvement, d’un soulèvement propre à renverser les vieux lieux de sujétion de cette France moribonde dont Pierre Nora avait consigné et la mémoire toujours vivante, et l’agonie politique. Renverser les vieux lieux de la sujétion… Voilà bien vingt ans au moins que la France est entrée dans le champ de cette turbulence. Pour que le siècle vienne, pour que les intellectuels assument enfin leur rôle, il faut sortir de la grande nuit néolibérale qui ne sait que retrancher, mutiler du roman national toutes ses pousses les plus fertiles. Et reconstituer nos forces par le bas et par la prise en compte des multiplicités.
Pierre Nora, Jeunesse, NRF Gallimard, février 2021, 236 pages, 18 euros, ean : 9782072939672.
Emmanuel Lincot s’est emparé de cinq cas emblématique des questions patrimoniales : le Louvre d’Abou d’Abi, les stratégies patrimoniales de la Chine, les vandalismes en terres d’Islam et les contentieux patrimoniaux entre le Japon et la Chine, et/ou L’Inde et le Pakistan. Sensible… Comme le sont toujours ces questions de patrimoine, tant au niveau des populations du reste que de états, à nous contraindre toujours à reformuler nos héritages mémoriels pour les confronter aux héritages des autres. Sensible, d’autant que la question du patrimoine touche évidemment à la question du religieux, du divin, tout autant qu’aux symboles de la puissance séculaire et du softpower mondial. Dans son passionnant essai, Emmanuel Lincot nous montre combien le patrimoine est devenu un outil de compétition internationale, en plus d’être un outil de distinction sociale, au sens où Bourdieu l’aurait entendu. Emmanuel Lincot plonge ainsi dans l’épaisseur de l’histoire pour penser ce moment où le musée s’est imposé comme architecture nationale, sans pour autant renoncer à ses vertus «citoyennes» : en 1793, le Louvre devint un lieu de formation du citoyen. Se pose depuis la question de savoir quels musées, voire quelles collections bâtir qui nous situent dans le monde plutôt que nous en soustraient : imaginez qu’en Chine n’existe par exemple aucun musée de l'Europe, ou de l'Afrique !
C’est au fond poser la question du sens de l’héritage dont nous pouvons disposer : quelle dimension du sens commun organise-t-il ? D’un sens dont chaque citoyen s’est emparé sur fonds de polémiques depuis une trentaine d’années, arrachant le patrimoine aux seules affaires des lettrés ou des fonctionnaires… A poser cette question du sens, Emmanuel Lincot en vient tout naturellement à interroger ces imaginaires dont les peuples se nourrissent –ou dont on les nourrit, mais qui : «on» ? La question est d’importance. Sensible cette fois encore, quand il entend dépasser le critère colonial pour déconstruire ce rapport «idéologiquement stérile» du lien «morbide» des uns aux ex-colonies, des autres à la colonisation. Ce faisant, ce qu’il nous donne à réfléchir, c’est au fond une biographie des peuples qu’articulent ces objets sémiophores (Pomian, 1987) qui constituent leur patrimoine, et dont on oublie trop souvent que s’ils sont porteurs de sens, c’est parce que ce dernier n’y est jamais enfermé : il évolue toujours dans l’histoire qu’il étreint.
Mythologies nationales versus Histoires nationales… Le patrimoine mondial est devenu l’affaire de tous. C’est sans doute le plus intéressant de cette histoire qui se construit sous nos yeux : le patrimoine est devenu une sorte de laboratoire pour de nouvelles politiques de la sensibilité citoyenne. Par-delà ses instrumentalisations : lieux de mémoire et hors-lieux se déploient désormais en marge des pouvoirs politiques. La demande est énorme, l’investissement citoyen pas moins. De nouveaux acteurs ont surgi, invisibles, qui font de ce patrimoine un agrégat d’histoires anonymes de citoyens, comme on l’a vu faire avec l’inscription au patrimoine mondial de l’humanité du bassin minier Nord-Pas de Calais : ce qui s’y raconte entre les mailles de la mémoire nationale, ce sont des micro-histoires familiales. Des trajectoires intimes, domestiques, qui interrogent non pas la validité mais encore une fois le sens que tout cela peut prendre. Et au fond, ces récits intimes démontrent que cette histoire du patrimoine demande à être réécrite. Sans crainte malgré ce que l’on appelle l’éclosion des singularités communautaires, dont on redoute par trop qu’elles brisent le grand roman national français (Nora, 2021). Ces singularités ne brisent en rien ce récit, mais l’enrichissent au contraire : la pratique sociale de la narrativité du passé n’a cessé, au cours de ces dernières années, de se divulguer. Un dialogue s’est installé désormais, entre experts et profanes, pour poser la question du sens commun. Car le mythe national n’est plus aussi intimidant : il est devenu le lieu de nouvelles expériences citoyennes où l’on voit le public participer de plus en plus à des cérémonies, des rituels, des manifestations performatives. Alors plutôt que de voir ces manifestations comme la mise en scène d’exutoires transgressifs, interrogeons-nous sur la dimension analgésique des grandes célébrations nationales. Prenez l’exemple du débat, crispé, sur les langues régionales en France. S’agit-il à travers leurs demandes de renoncer au français comme langue commune ? Pas du tout : nous devrions au contraire y voir la volonté de ne pas enfermer le français dans son enclos national, pour ouvrir enfin les français au bilinguisme… Tous les jeunes hollandais s’expriment dans leur langue et en anglais. Sont-ils moins hollandais pour autant ? Peut-être alors ces langues régionales s’affirmeront-elles enfin hors d’une volonté de résilience sociale, pour dépasser le simple cadre de la demande de réconciliation : c’est d’enrichir dont on parle, non d’appauvrir. Finalement, la grande chance d’une histoire mondiale (géopolitique) du patrimoine, c’est au fond non pas de diluer les identités dans une soupe universaliste, ni de séparer l’un de tous les autres, mais de le compter au nombre des autres. Faire que la singularité ne s’excepte pas ni ne fasse défection à l’universel, faire que l’universel ne sombre pas dans l’abstraction vide de toute singularité : il n’existe pas de forme patrimoniale qui soit un obstacle à la constitution de l’universel : voyez l’universalité de la pensée d’Emmanuel Levinas quand il évoque la question de «l’appel». Chaque patrimoine a le goût même de l’essence dans une singularité toujours concrète.
Emmanuel Lincot, Géopolitique du patrimoine, L’Asie d’Abou Dabi au Japon, Mkf éditions, février 2021, 116 pages, 15 euros, ean : 9791092305685.
Le récit de Simeon Wade sur l’expérience qu’il avait proposé à Michel Foucault n’avait jamais été publié curieusement. Peut-être parce qu’il s’agissait d’un «voyage» sous acide conçu comme un événement de l’être dont Wade avait soigneusement orchestré la mise en scène : le paysage grandiose de la Death Valley, une musique de Stockhausen diffusée sur un matériel rustique (sur cassettes) à la nuit tombante, etc. … Du «voyage» lui-même, Wade ne dit pas grand-chose. Rien de sublime, quelques échanges sans grande consistance, beaucoup de prudence même pour un événement qui, aux dires de Wade, aura radicalement transformé la vie et la pensée de Foucault au point que, de retour en France, ce dernier détruira les manuscrits II et III de son Histoire de la sexualité pour les repenser entièrement (mais on ne saura jamais ce qu’il leur reprochait) et celui sur les «monstres», ne pensant plus en être un. Rien donc sur cette expérience, juste quelques allégations robustes : le lendemain, Foucault pleurait, affirme Wade, et racontait à qui voulait bien l’entendre qu’il avait été enfin exposé à la Vérité, qu’il en avait éprouvé, dans son corps, la justesse. On n’en saura pas plus. La description ici déroute, manque son objet, n’en dit rien plutôt… Zabriskie Point ramené à quelques lignes sans écho… Pour le reste, Wade «narre» -c’est le mot-, une rencontre, des rencontres : Foucault face aux étudiants américains de Claremont College, dans un style des plus conventionnels, sinon désuet, barbon… C’est que Wade ne cesse d’y exposer sa volonté d’apparaître à la bonne hauteur, rivalisant de cuistrerie quand le Foucault qu’il nous présente demeure modeste. Sous le fatras d’un texte par trop démonstratif, c’est peut-être son grand mérite que de nous montrer un Foucault apaisé, serein. Foucault en pattes d’éph, en 1975, fumant du hash mais sans perdre le contrôle, donnant du reste toujours l’impression de ne jamais vouloir perdre pied. De cette expérience intérieure dont rien ne nous est révélé, Wade affirme que Foucault en reviendra conforté et qu’il faut en chercher le sens dans ses deux derniers livres : L’Usage des plaisirs et Le Souci de soi, où l’on découvre un Foucault qui accepte enfin de se loger dans son corps, sans jamais enfermer ce corps dans sa finitude, ni sombrer dans le questionnement phénoménologique de ce corps, Foucault n’appréciant guère la façon dont la phénoménologie nous détourne des questions essentielles.
C’est un Foucault ravi qu’il dépeint, s’affirmant plus journaliste que penseur, un Foucault exprimant le vœu que son œuvre ne passe pas son époque, s’y réduise tant elle s’en voulait le simple questionnement ponctuel, une étape, et c’est peut-être sa force en effet : Michel Foucault a soulevé des montagnes pour nous léguer un outil de pensée, l’archéologie du savoir, et l’horizon d’une nécessité toujours renouvelée : poursuivre l’étude de ces événement discursifs qui fondent les Pouvoirs, d’un Pouvoir qui sans cesse sait se renouveler et prendre à défaut nos insurrections.
Il y a pourtant un point de fuite obscur dans ce texte. Un point de non-retour que rien n’explicite : Foucault expliquait que nous n’étions rien d’autre que ce qui est dit. Mais l’expérience qui nous est rapportée va sans dire. Elle ne dit rien, ni de Foucault, ni d’elle-même, et moins encore de cette fameuse exposition foucaldienne à la vérité… Foucault se tait, et fut tout autre pourtant…
Au final, c’est un récit plaisant que nous livre Wade, moins pour cette image de Foucault qu’il décerne que ce sens de l’amitié que l’on entrevoit en Foucault, attaché à découvrir plutôt qu’à recéler.
Foucault en Californie, Simeon Wade, traduit de l’américain par Gaëtan Thomas, préface de Heather Dundas, éditions zones, mars 2021, 144 pages, 16 euros, ean : 9782355221583.
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"L'Histoire, c'est la dimension du sens que nous sommes" (Marc Bloch) -du sens que nous voulons être, et c'est à travailler à explorer et fonder ce sens que ce blog aspire.