Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j'y fasse ?, Günther Anders
«La tâche morale la plus importante aujourd'hui consiste à faire comprendre aux hommes qu'ils doivent s'inquiéter et qu'ils doivent ouvertement proclamer leur peur légitime».
Peur du réchauffement climatique, quand le CNRS annonce qu'il sera pire que prévu en France.
Peur du climat politique, quand la classe politique française a glissé presque d'un seul homme à la droite la plus extrême.
Peur du climat médiatique, quand la presse comme un seul homme s'est mise au service des idées les plus rances.
Peur du climat social, quand nous ne savons plus espérer que dans la révolte de la jeunesse pour nous sauver de nos échecs. Voyez les lycéens en grève, jetés seuls en pâture aux forces d'un ordre barbare.
Peur du climat syndical, quand à force de compromis, presque toutes les centrales se sont vendues à l'ordre patronal.
Peur de la misère, peur du chômage, peur de la précarité, peur.
Alors il est grand temps de lire ou de relire ce philosophe juif allemand réfugié aux Etats-Unis dès l'accession de Hitler au pouvoir, qui comprit très tôt, quand toute la presse occidentale encensait le chef nazi (relisez les magazines et journaux de l'année 1933, ceux de France, ceux d'Angleterre, ceux des Etats-Unis, etc. ...), qu'il n'y avait au bout de ses lèvres que la destruction gourmande de l'humanité à savourer.
Günther Anders, c'est aussi et surtout l'homme qui a compris comment fonctionnait le libéralisme capitaliste, cette machine à broyer les vies et aux yeux de laquelle, «les armes sont les marchandises idéales» : les munitions ne servent qu'une fois et contraignent au rachat et à la production.
Lisez Anders, conscient de l'aveuglement dans lequel la civilisation bourgeoise aime à se bercer, son «telos blind» savamment entretenu et qui nous rend incapables de nous représenter ce que nous sommes vraiment.
Lisez Anders, dont la pensée fut marquée par l'irruption soudaine dans le champ de l'humanité, de sa destruction possible : Hiroshima et, déjà, la crise climatique qu'il pressentait à travers la destruction méthodique de l'environnement.
Sur ce dernier point, notait Anders, l'humanité était désormais confrontée à l'ultime impératif : non plus transformer le monde, mais le sauver...
Günther Anders, Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j'y fasse ?, éditions Allia, traduit de l'allemand par Christophe David, septembre 2010, 1ère édition janvier 2001 pour la France, 6.10 euros, ean : 9782844853899.
Le monde n'est plus géopolitique, Bertrand Badie
Affirmation déconcertante, alors que la guerre fait rage aux portes de l'Europe. Cependant... Bertrand Badie avait pensé ce tournant en 2019, alors que de Bagdad à Santiago, partout les mouvements sociaux bousculaient les relations internationales. Le social, à son sens, venait de conquérir cette scène chère à nos éditorialistes «patentés» comme à tout le personnel politique, toujours en quête d'étouffer la clameur des peuples sous le poids d'analyses étourdissantes... Partout il est vrai, et plus encore depuis, la misère, la pauvreté, les inégalités, la souffrance sociale imposaient une nouvelle lecture du monde contemporain et de ses enjeux. Partout les sociétés s'exprimaient directement sur cette scène internationale accaparées par les élites bien pensantes, qui avaient décrété depuis la Paix de Westphalie (1648), que la conception moderne des états ne pouvaient qu'être tributaire du jugement géopolitique, non des dynamiques sociales. Et toujours, seuls les marqueurs westphaliens avaient droit de cité : les frontières, les constructions politiques, la finance internationale, le marché... Repères commodes privant les peuples de leur autonomie.
De la Conférence de Westphalie, qui avait duré trente ans, avait émergé une structure nouvelle : celle de l'état, chargé d'exercer sa souveraineté sur tous les acteurs non étatiques de la société. Avec l'état avait aussi surgi l'idée d'intérêt national, seule rationalité acceptable, aux définitions et redéfinitions toujours plus arbitraires, vidant de son sens siècle après siècle l'idée de souveraineté nationale, pour clairement articuler l'intérêt national à sa seule raison d'être : l'intérêt des classes privilégiées.
Pour conserver la suprématie du politicien sur la société, les états n'ont cessé dès lors de réfuter et refuser cette sortie du système westphalien, tandis que le XXème siècle vivait la longue agonie de ce modèle à travers les innombrables mobilisations sociales qui tentaient d'en secouer le joug. Mais nos élites n'ont rien compris à cette évolution et ont agi à contresens, déployant par exemple la bannière fétide de la religion du marché comme ultime rationalisation de leur folie, religion qui n'est que la poursuite du modèle westphalien sous sa forme la plus immonde et la plus immorale.
Depuis 2008, tous les continents ont été traversés par les crises sociales. Depuis trois quinquennats en France, les mouvements sociaux se sont inscrits dans la durée. Partout le monde craque et partout les souffrances sont les mêmes, les enjeux sont les mêmes, les coupables sont les mêmes : ces Princes installés dans leur pompe et leur ordre politique devenu rageux et dangereux.
Partout les états, contre la menace économique, contre la menace politique, contre la menace sanitaire, contre la menace climatique, qu'ils soient prétendument démocratiques ou des dictatures, n'ont su apporter que des réponses militaires à ces menaces, alors que leur traitement ne peut être que social.
Comment réveiller la responsabilité sociale des états ? Il n'y a d'autres solutions, nous le savons désormais, que dans les mouvements sociaux.
#gépolitique #social #climatecrisis #chômage #pauvreté #politique #manif #grève #westphalie #crisesociale #inégalités #misère #marché #économie #CAC40
Bertrand Badie, Inter-socialités, Le Monde n'est plus géopolitique, CNRS éditions, octobre 2020, 228 pages, 20 euros, ean : 9782271134806.
De Mirdidingkingathi Juwarnda à Sally Gabori : l'«unique apparition d'un lointain, si proche soit-il» (Walter Benjamin)
Lorsque j'ai pris en photo cette toile, l'IA de mon smartphone a identifié l'image comme étant celle d'un paysage de montagne, avec glace et neige. D'une certaine manière, l'œil de mon Leica a vu juste. Certes, l'IA s'est trompée, il ne s'agissait ni de glace, ni de neige, ni d'un paysage de montagne mais, oui, d'un paysage tout de même. Re-certes, ce paysage, l'objectif (si peu objectif...) l'a vu de face, alors que Mirdidingkingathi Juwarnda le représentait vu du ciel...
Cela dit, quant à moi, malgré toutes les explications données par les médiateurs de la Fondation Cartier, je l'ai bel et bien vu de face moi aussi et j'y ai bien cru voir en effet un paysage de montagne, abstrait, avec des repentirs exceptionnels qui lui donnaient une profondeur et une sensualité incroyables...
De récentes études menées par des chercheurs de l'université polytechnique de Moscou ont montré que, bien que l'IA ait curieusement plus de facilité à «reconnaître» les humains qu'analyser les images de paysages, elle parvenait tout de même à les identifier. Non sans mal, car le fait qu'elle soit analytique cette IA, et sans couplage avec les caractéristiques de la physiologie humaine, l'éloigne beaucoup des particularités, sinon des différences, de la vision humaine. Les conclusions de cette étude ont été publiées dans les Actes du 7ème congrès international sur les technologies de l'information et de la communication.
Dans ce rapport établi sous la direction de Vladimir Vinnikov, les chercheurs parlent d'une perception «machine» des images. Pour mener à bien leur étude, ils ont, entre autres, confronté les images de la perception humaine à des images d'illusions visuelles sur le service en ligne IBM Watson Visual Recognition. L'invraisemblable de l'affaire, c'est que l'IA parvient à reconnaître les images de la réalité, mais très peu de figures imaginaires. Or l'œil humain, toujours d'après les expériences réalisées, est par exemple capable d'identifier une remorque de voiture, de nuit, à la simple vue des feux de position qui brillent à l'arrière : l'homme perçoit les formes géométriques imaginaires en complétant les vides de l'image.
(Ai-je dit que je ne suis pas parvenu, à la contemplation des toiles de Mirdidingkingathi Juwarnda, à les «compléter» pour «voir» vraiment de quoi il s'agissait ?)
L'être humain peut donc voir des illusions. Mais à la condition de comprendre la logique des points référentiels qui les relient : pour achever d'y voir quelque chose, son cerveau complète les formes. Or, cet accomplissement est semble-t-il lié à une fonction singulière de notre anatomie : l'extrême mobilité des yeux, caractéristique majeure de la vision humaine. Dans les systèmes optoélectroniques, tout est agencé autrement. Le système de lentilles n'est pas mobile par exemple. L'IA ne parvient ainsi pas à compléter les lignes imaginaires qui relient entre eux les fragments d'une illusion géométrique. Ce qui manque à la machine, c'est une description vectorielle des images, qui lui permettrait de compléter les vides : une description en mouvement.
Cela dit, l'IA a «vu» les toiles de Mirdidingkingathi Juwarnda. Les a reconnues. La perception machine des images construit ses algorithmes sur leur reproductibilité. C'est d'une certaine manière cette reproductibilité du tableau de Mirdidingkingathi Juwarnda dont je parle, qui a permis à l'IA de la reconnaître comme «paysage de montagne». Et non œuvre d'art. Sauf que le registre des formes qui ont permis ce regard de la machine relève d'une culture incapable d'identifier le fonctionnement des formes dans la culture aborigène Kaiadilt et c'est pourquoi l'IA n'a pu interpréter ces formes et ces couleurs qu'à partir de ses datas bien sûr, non d'informations en provenance de la culture aborigène. La reproductibilité de l'œuvre a ainsi mal été saisie et mal interprétée.
La reproductibilité... On ne peut pas ne pas songer à l'essai de Walter Benjamin ici... Benjamin n'avait certes pas songé à cet usage de la «reproduction mécanisée» : celle de l'IA des appareils photographiques des smartphones...
Avec l'IA, on a bien cette dimension sérielle qu'il évoquait à propos de la photographie, pour reprendre son vocabulaire, aujourd'hui applicable à toutes les images, quels que soient leurs objets, leurs provenances, et capables déjà d'identifier des Pollock ou d'une manière générale, de différencier les caractéristiques picturales de l'expressionnisme abstrait de celles des impressionnistes français, par exemple. Mais pas cette toile de Mirdidingkingathi Juwarnda. Pour les images de ses autres toiles, l'IA reconnaît cependant des «peintures». Elle les classe dans cette catégorie, comme l'a fait la Fondation Cartier.
Est-ce à dire que les unes seraient de l'art, et pas celle-ci ? Elle ne trouverait pas son intelligibilité dans le statut de l'image picturale ? Intéressant, car la Fondation Cartier, elle, en choisissant d'exposer Mirdidingkingathi Juwarnda, a doté ces œuvres d'un tel statut et particulièrement celle dont je parle, qui figure en bonne place dans la présentation de l'exposition, peut-être parce que c'est sa peinture (abstraite ?) la plus «achevée» formellement, c'est-à-dire la plus proche de nos standards d'appréciation esthétique.
Mais revenons à Benjamin. Ce dernier, dans son essai, tentait de théoriser le statut de l'image. On sait qu'il proposait du même coup de redéfinir l'art en relativisant son «moment pictural». L'idée force de Benjamin était que la photographie modifiait la perception humaine. En d'autres termes, ce qu'il signifiait, c'est que le rapport à l'image ne peut être qu'une pratique historiquement datée. En outre, Benjamin, en historicisant la perception des œuvres d'art, tentait de se défaire des catégories habituelles de l'esthétique, exigence qui aurait dû conduire à reformuler une théorie de la perception. Mais n'est-ce pas ce à quoi nous engage magnifiquement Mirdidingkingathi Juwarnda ?
Bon, le propos de Walter Benjamin était plus ample et plus ambitieux. Il envisageait par exemple la nécessité de dissocier l'art de sa valeur artistique. Mirdidingkingathi Juwarnda ne nous y invite-t-elle pas ? Aux yeux de Benjamin, la photographie inaugurait une autre fonction, sociale et politique. Avec les œuvres de Mirdidingkingathi Juwarnda, nous y sommes en plein : ses tableaux sont essentiellement des cartes, celle d'un territoire dont sa communauté revendique la propriété territoriale -et culturelle.
Le plus fort de ce travail, à mon sens, c'est qu'il bouleverse notre perception sensible sans passer par une technique du genre de celles que Benjamin décrivait : la technique de Mirdidingkingathi Juwarnda est celle du peintre. La plus basique semble-t-il, aisément descriptible sinon routinière pour nous. On sait documenter son geste, le définir, le cerner, rien de «révolutionnaire» dans cette approche. Au-delà du geste, pour représenter sa terre, elle a choisi une grammaire de formes qu'à la limite, l'IA pourrait mémoriser. A la condition de bousculer l'écliptique du regard, pour voir de face ce qui présente une vue depuis le ciel. Soit un point de vue «pratique», pour reprendre la terminologie de Benjamin : sa force n'est pas dans son apparence, mais dans ce que cette œuvre instaure : les conditions d'un rapport pratique au monde, très singulier. Ici une baie, là une maison. Et sa fonction est bien politique, au sens le plus fondamental du mot. Or il faut relativiser la valeur artistique du tableau pour l'appréhender, mise en garde que la Fondation Cartier n'a cessé de mettre en avant, dès l'abord du questionnement du regardeur : que croyez-vous voir ? Une toile abstraite ou figurative ?
L'art n'est pas fait pour être d'emblée, «vu»... Benjamin l'affirmait en contextualisant cette affirmation : voyez les dessins des enfants. Sans explication, vous n'y verrez pas grand chose la plupart du temps. Plus mystérieusement, il affirmait que ces images n'avaient d'importance qu'en «elles-mêmes»... Par le simple fait d'exister... Qui les faisait l'expression d'une technique, c'est-à-dire d'un certain rapport de l'homme à lui-même et au monde. Dit autrement : elles trouvent leur place dans un moment et un lieu de l'Histoire... C'est un prodige qui a fait venir les peintures de Mirdidingkingathi Juwarnda jusqu'à nous, dans cette distance que les mises en garde de la Fondation Cartier ne peuvent totalement recouvrir. Car la distance entre le regardeur parisien de ces œuvres et leur regardeur aborigène, n'est bien sûr pas du tout la même.
Jusqu'ici, j'ai évoqué le travail de Mirdidingkingathi Juwarnda. Parlons de celui de Sally Gabori, le nom que le colon australien lui a donné. De force. Son nom de peintre d'une certaine manière : les médiateurs de la Fondation Cartier nous ont affirmé que dans son ethnie, il n'existait pas de tradition picturale. En découvrant la peinture, en l'apprenant comme issue d'une autre culture, Mirdidingkingathi Juwarnda est devenue Sally Gabori, peintre. Un pont jeté entre nous et le peuple Kaiadilt.
La force de l'œuvre (l'ouvrage?) de Sally Gabori, outre qu'elle pourrait nous aider à transformer notre perception (C'est quoi un paysage? C'est quoi voir le paysage depuis le ciel ?), c'est aussi qu'elle a travaillé au niveau de la construction de l'apparence : elle nous donne à voir une autre réalité dans cette visibilité qu'elle a construite, qui ne va pas de soi dans notre culture.
De Mirdidingkingathi Juwarnda à Sally Gabori, il y a donc ce pont de la peinture, qui ne permet certes pas de rejoindre le hic et nunc du tableau peint qu'évoquait Walter Benjamin et où l'œuvre d'art fonde son aura, cette aura qui manque, écrivait-il, «à la plus parfaite reproduction», à savoir : «l'unicité de son existence au lieu où elle se trouve». Mais un pont tout de même, qui permet d'entrevoir l'«unique apparition d'un lointain, si proche soit-il».
Le caractère de reproductibilité de l'œuvre de Sally Gabori, n'en doutons pas, se trouve aussi dans l'institution de cette dernière comme exposition de la Fondation Cartier, centre d'art contemporain prédisposant le regard à l'entrevoir depuis ce filtre muséal. Au risque de voir se multiplier les porosités entre sa valeur d'exposition et sa valeur culturelle... Un risque calculé pourtant, bien que sans cesse aiguisé sur le fil de regards qui menacent toujours d'entraîner la disparition de cette aura (Benjamin), de ce hic et nunc (Benjamin toujours), dont nous «savons» à présent beaucoup grâce à la médiation de la Fondation Cartier, mais dont nous n'éprouvons pas grand-chose au travers d'une expérience presque impossible : ce qui se cache, ce qui se cherche, nous n'en saurons que ce que nous parviendrons à saisir, dans un énoncé négatif. Reste l'unique apparition de ce lointain qui nous semblait d'abord si proche et dont on peut espérer qu'il ne nous laissera pas en paix, lovés dans le confort de nos consciences rassurées...
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Mirdidingkingathi Juwarnda - Sally Gabori, Fondation Cartier pour l'art contemporain, du 3 juillet au 6 novembre.
Images : détails de l'œuvre : Dibirdibi Country, 2012, Queensland Art Gallery, peinture polymère synthétique sur toile de lin 121x484 cm (4 panneaux, 121x121 cm chacun).
Fondation Cartier pour l'art contemporain - Fondation Cartier pour l'art contemporain
Sally Gabori — Fondation Cartier pour l'art contemporain (sallygabori-fondationcartier.com)
Sois zen et tue-le, Cicéron Angledroit
«Cicéron»... Cicéron Angledroit. Ça commence comme ça. Par ce foutu prénom. Pour sa généalogie, franchement dingue, lisez donc ce roman d'un drôle absolu ! Quant à l'onomastique, elle est du même acabit jubilatoire.
Vitry-sur-Seine. Le centre commercial de l'Interpascher. Tous les vitriots connaissent cette galerie proche du commissariat, campée ici à peine plus pittoresque que dans la réalité. Cicéron y déboule, le chaos l'y accompagne : une bombe explose. Un attentat. A Vitry ! On imagine la scène. Non, on ne l'imagine pas, mais Cicéron en décrit l'absurde, la police chevrotant, les vigiles en perdition. Un attentat ! A Vitry ! Impensable et pourtant... On apprendra par la suite qu'il s'agissait d'une valise piégée, piquée par un SDF (!), programmée pour exploser dans l'heure, mais où, pourquoi, pour qui ? Incompréhensible. Cicéron, qui traverse une grosse loose habituelle, pas le moindre euro en poche, interroge ici et là. C'est un privé après tout, même privé de clients... L'occasion de nous régaler avec une galerie de portraits tous plus truculents les uns que les autres. Comme ce René, caddieman professionnel, qui sait tout et connaît tout le monde, développant sur le genre humain un regard acéré. La valise vient de la gare, où elle a été chouravée. On suit l'enquête au jour le jour, aux côtés de la vieille Ursule et de l'inspecteur Velu. A la valise succède une veste piégée. Ça meurt décidément beaucoup à Vitry. Mais pas de quoi faire entrer de l'argent dans les poches de Cicéron, qui accepte un boulot pour renflouer ses caisses : Mme Costa mère le recrute pour enquêter sur son mari, trépassé depuis un siècle presque, ce qui n'est pas du goût ni de sa fille, ni de son fils assureur -une crapule donc : le polar est affaire de mœurs.
Rédigé de bout en bout sans reprendre son souffle, le ton est jubilatoire, articulé à un sens féroce de la satire sociale. Il y a bien certes deux énigmes à résoudre, et l'auteur s'y emploie avec ruse sinon malice, distillant toutes les caractéristiques attendues du genre avec brio, entre peinture des lieux et folklore polardesque, sans oublier l'écart de l'humour et l'imaginaire surabondant qui fait de son roman une machine apologue (bah, on peut oser cette forme après tout, non?). Et si son imagination le loge souvent dans l'incongru, l'extravagance, l'efficacité narrative qu'il déroule est juste jubilatoire plus encore qu'efficiente.
Cicéron Angledroit, Sois zen et tue-le, Palémon éditions, janvier 2019, 276 pages, 10 euros, ean : 9782372600453.
@ciceron_angledroit
#SoisZenEtTueLe
@ciceron_angledroit #SoisZenEtTueLe #palemoneditions
Cicéron Angledroit - Auteur de romans policiers (mais rigolos quand même) (ciceron-angledroit.fr)
@joeljegouzo #joeljegouzo #polar #vitrysurseine #librairie
Ce genre de petites choses, Claire Keegan
New Ross en octobre, sous la pluie. Furlong est marchand de bois. Il fait froid, précocement. C'est bon pour les affaires. Sa mère l'a eu à seize ans. Domestique de Mrs Wilson, qui généreusement paya l'éducation de Furlong. On est en 1985 et le village sue la misère. Une indigence digne du XIXème siècle, telle, que beaucoup émigrent. Le dénuement le plus extrême. Toujours. Encore. Furlong s'en sort tant bien que mal avec sa femme et ses nombreuses filles. L'une d'entre elle est fan de Freddie Mercury. Comme une sorte de coup de poing : on se croyait dans un roman de Dickens, on est dans le monde d'aujourd'hui...
Furlong s'en sort plus ou moins, parce qu'il a bâti une routine à laquelle il ne déroge jamais. Jusqu'au jour où il livre aux «bonnes sœurs» du couvent voisin leur bois de chauffage et tombe chemin faisant sur une jeune fille qui lui demande de le conduire à la rivière, où elle préfère se noyer plutôt que de retourner au couvent... Troublé, déstabilisé, Furlong s'interroge. Qu'est-ce qui compte vraiment dans la vie ? Faut-il ignorer le sort fait à ces enfants ? Le lendemain il découvre dans le local à charbon des sœurs une fillette enfermée là. Jean-Paul II est pape. Qu'on se souvienne. Un pape qui ferme les yeux sur les exactions commises par son église. Les viols, la pédophilie. Un «saint» («sanctus subito» exigea la foule au moment de sa mort sous les fenêtres du Vatican). Pas très regardant sur ces crimes. Les pages qui suivent sont juste insoutenables. On découvre les trafics auxquels sont mêlées les sœurs. Qui n'hésitent pas à soudoyer Furlong pour obtenir son silence. Et lui de réaliser qu'en fait, chaque année, les sœurs glissent dans la main de sa femme une enveloppe contenant un peu d'argent pour les fêtes... Le prix de quoi ? Furlong n'en dort plus. Sa vie bascule. Il s'interroge, enquête, interroge, apprend qu'il est probablement le fils illégitime d'un Wilson, les aristocrates du coin. « Fuir, là-bas fuir »... Mais l'hiver 1994 révèle bien d'autres horreurs... Furlong réalise du coup qu'il a trop longtemps vécu lui-même aveugle à cette lâcheté qui caractérise ce monde dans lequel il a accepté de vivre. Toute l'hypocrisie accumulée lui explose soudain à la figure. Que faire ? Peut-on vivre sans, au moins une fois dans sa vie, s'opposer aux usages les plus ignobles de la vie en société ? Ces petites choses qui finissent par constituer une vie...
Claire Keegan, Ce genre de petites choses, Le livre de poche, traduit de l'irlandais par Jacqueline Odin, mai 2022, 124 pages, 6.90 euros, ean : 9782253934776.
Première édition en 2020 chez Sabine Wespieser.
#livre #roman #clairekeegan #cegenredepetiteschoses
La peau du dos, Bernard Chambaz
Auguste Renoir rencontre par hasard Raoul Rigault dans la forêt de Fontainebleau, où le premier a posé son chevalet, et le second fui la police de l'empire. Rigault, futur commissaire de la Commune de Paris, futur procureur de cette même Commune, après vingt-deux mois de prison et dix condamnations, se lie d'amitié avec Auguste qui cherche cette nuance de jaune qu'il ne sait encore reproduire sur la toile. On est en mai 1870. Une époque où un peintre risque la prison s'il se refuse à peindre des sujets nobles ou se permet de représenter le faciès hilare d'un crétin de village. Alors imaginez Courbet, exposant au profit de femmes condamnées pour fait de grève -dont La femme au perroquet ! Les deux jeunes hommes se reconnaissent donc pour compagnons l'un l'autre, alors que Renoir vient de sauver Rigault de la police en le faisant passer pour peintre.
La guerre les sépare bientôt. Renoir est enrôlé et va peindre la fille du capitaine de son régiment, qui a une peau du dos qui «repousse la lumière».
Jaillit l'insurrection. La Commune s'organise. Mais Auguste est accusé de peindre les plans de Paris pour les transmettre aux Versaillais. Cette fois, c'est Rigault qui le sauve. Bientôt Paris brûlera, Rigault sera abattu, son cadavre exposé toute la journée dans la rue avant d'être jeté à la fosse commune. Il meurt à vingt-cinq ans. La dernière barricade tombe, déjà l'on agence un tourisme des ruines à peine la semaine sanglante achevée...
Tandis que Chambaz rend un hommage appuyé à Rigault.
Renoir, peint. Loin du désastre. La nature. Cette exigence que tente au fond Chambaz, comme fasciné à son tour et curieusement, moins par l'engagement de Rigault dont il signe pourtant une sorte de mémorial, que par la quête de Renoir, dont il transpose les études picturales dans le champ de l'écriture. Comment peindre ou décrire la nature ? Ut Pictura Poesis... Son motif à lui, Chambaz, c'est Renoir allant au motif. Pas Rigault. Ses objets sont ceux du peintre : un nuage, la colline, le bleu du ciel... La Commune n'est qu'une toile de fond, souvent perçu négativement, qui va du reste toujours vers son échec.
Certes, il est bien question de l'amitié aussi dans ce court récit, comme d'un thème qu'il emprunte sans vraiment l'approfondir, comme s'il allait de soi. Glanant son vocabulaire dans celui du XIXème siècle, Chambaz parvient à poser ce regard d'hommes libres qui ne sont plus la proie des choses et qui se sont reconnus. Sereins. Bienveillants. Souvent dans ce récit, qui aurait pu être chahuté par l'Histoire immensément monstrueuse, Auguste et Raoul ne font rien qu'être là, présents l'un à l'autre, détendus. Deux amis, pelotonnés dans le déversement d'une douce amitié.
Et tout se passe comme si tout ceci pouvait, ou devait, s'abstenir de mots, comme si plutôt les mots de l'Histoire ne pouvaient que se briser sur l'horizon de l'action citoyenne qu'ils dressent en effigies barbares du réel. Comme si la seule perspective possible du langage ne pouvait être que le silence où la peinture le plonge. Comme si l'objet du récit d'une amitié par essence inexplicable, ne pouvait être que la beauté, qui est précisément l'objet de la peinture. Chambaz déroule une sorte d'anti- Laocoon (Lessing), en affirmant sans cesse que la loi de l'écriture est celle de la peinture. En poète, il travaille l'œil, pas l'Histoire, ouvrant sans cesse son récit moins aux concepts qu'aux percepts, c'est-à-dire y construisant une esthétique dont l'objet est la perception sensorielle. Or à bien des égards, il y réussit.
Bernard Chambaz, La peau du dos, éditions du sous-sol, août 2022, 140 pages, 17 euros, ean 9782364686601.
Une étrange obstination, Pierre Nora
Pierre Nora nous livre le second opus de son ego-histoire, celui des engagements intellectuels et éditoriaux. Un ouvrage essentiel, écrit dans la parfaite lucidité du poids qui aura été le sien, indispensable non seulement pour la compréhension des bouleversements de cette discipline dont, étonnamment, il n'était pas lui-même convaincu d'y être légitime, l'Histoire, mais qu'il porta pourtant de bout en bout sinon en anticipa les perspective, mais aussi pour l'appréhension de ces années 80 qui virent s'opérer un changement de paradigme non seulement dans le rapport des intellectuels à leur histoire, mais aussi et surtout, dans celle des français à la leur. L'opus, en définitive, se lit comme une contribution à une histoire intellectuelle du «présent», source incontournable pour la compréhension de l'histoire intellectuelle, sociale et culturelle de la France des sécessions : séparatisme des élites, désertion des oligarchies, reniement des médias, pronunciamiento des classes de pouvoir, sécession populaire, fracture sociale et désagrégation du vivre ensemble... Une histoire entièrement subsumée sous la montée en puissance des «sciences humaines» dans le champ éditorial et universitaire, symptôme de la mutation de la sensibilité intellectuelle et sociale de cette France du renoncement révolutionnaire autant que du recollement bataillonnaire : n'oubliez pas, il s'agissait alors de rompre avec le marxisme, rupture qui, dans le temps même où elle s'énonçait dans l'enthousiasme de la recognition savante, se claironnait dans l'euphorie des chargés de l'encensoir néo-libéral, qui ne se rendaient même pas compte qu'ils étaient les pires héritiers de ce qu'ils aimaient appeler «la pensée 68»...
C'est aussi toute la galerie des acteurs de ce «moment» dont Nora dresse le portrait, en même temps que l'analyse, fine, de ces «Trente Glorieuses de l'Histoire et des historiens», selon son expression, qui marquèrent la jubilation de vivre la fin de l'histoire «finie», à savoir, avant tout, l'échec de la conception marxiste de l'Histoire, et dont Faire de l'histoire aura été le manifeste.
Faut-il poursuivre ? Pierre Nora décrit parfaitement ce déplacement du centre de gravité de la discipline, accompagnant la montée en puissance du présent tout court dans nos vies, des vies de plus en plus soustraites au «collectif» pour le dire vite, jusqu'à poser désormais problème quant à la possibilité d'y faire société. Et peut-être est-ce là qu'il faut reprendre, là précisément où Pierre Nora met un terme à sa biographie «savante» (le dernier volume sera consacré à l'amitié, l'amour), en même temps qu'il vient de mettre un terme à la revue Le Débat, qui aura cornaqué toute cette période de réévaluation.
Le débat est donc clos, oserions-nous : même s'il nous laisse en plan au moment le plus crucial de l'histoire de nos sociétés, qui ont en charge et le dépassement de l'impasse néo-libérale et le devoir non plus d'inventaire, mais de prendre à bras le corps la possibilité d'une fin nouvelle, la nôtre, sous couvert de changement climatique.
Le débat est clos, il faut agir. L'histoire qu'évoque Pierre Nora «nous» a balayés, mais pas éliminés, pour reprendre la formule de Marcel Gauchet. Il faut à présent en changer le mot d'ordre, passer du «Penser le monde plutôt que le transformer» cher à Pierre Nora, à la nécessité de sortir de l'impasse dans laquelle Macron nous a enfermés. Il faut transformer le monde, changer de modèle de société. Il faut dynamiter les cadres de nos imaginaires politiques, une fois réalisé que l'implosion du système politique français n'était autre que le reflet de l'implosion du vivre ensemble français, sans cesse encouragée par le pouvoir discrétionnaire de Macron.
Partir de ce legs donc. Un vrai commencement, mais en partir.
Prenons par exemple la réflexion historiographique de Pierre Nora : l'Histoire changeait de route, écrit-il. Elle passait ailleurs, «moins par les actes que par les symboles», pour devenir une histoire qui n'était plus le récit de ce qui s'était passé, mais celle de la fabrique de l'événement, sinon de la vérité, tels que les médias et le pouvoir politique allaient en décider. Il y a là de quoi donner du grain à moudre, même si, dans sa réflexion, Pierre Nora ne va jamais jusqu'à dénoncer les lieux institutionnels de cette «fabrique» : la période qu'il décrit est celle de la montée en puissance des médias comme fondement du pouvoir politique et leur extinction en tant que contre-pouvoir. Les médias comme résidentiel de cette fameuse post-vérité dont les institutions ont hypocritement fait leur cheval de bataille, destiné à combattre un faux ennemi sur le seul terrain des réseaux sociaux alors que c'est en leur sein qu'il parade avec le plus d'outrecuidance.
Mais dans l'ordre qu'affirme ce pouvoir, le changement ne sera pas que sémantique ou sémiotique : la répression policière en marche partout dans le monde l'illustre bien : quoi qu'en dise Pierre Nora, ça saignera encore, ça saignera beaucoup.
Là est notre combat, bien que le champ parcouru par la promotion du retour du sujet ait mis à mal notre capacité à transformer la société, dont on sait pourtant aujourd'hui qu'il y a urgence à le faire.
Le Débat est clos : il faut penser la transformation de ce monde, plus que jamais !
Pierre Nora, Une étrange obstination, NRF Gallimard, août 2022, 342 pages, 21 euros, ean : 9782072995415.
Le Colonel ne dort pas, Emilienne Malfatto
L'exergue d'Aragon surplombe de bout en bout le roman : le lire ? Mais pourquoi donc ? Pour passer un bon moment ? Parce qu'il est bien écrit ? Parce qu'il remue ?... Vous en ferez quoi, vous ?
Le colonel en question dirige une section spéciale réduite à peu de choses : lui, son ordonnance, quelques hommes de sous-sol. L'ordonnance ? Un homme sans consistance, au fond inquiet, troublé plutôt que terrifié, cultivant l'art du rapport et en ce sens, l'idéale recrue d'un sale boulot qu'elle saura exécuter sans état d'âme. Le colonel donc, taiseux qui intimide beaucoup par ses silences, est marqué par des nuits sans sommeil. Il ne dort pas. Jamais. La nuit, il se rappelle. Les vies qu'il a prises. Ses victimes : le colonel est un spécialiste de l'aveu. Un écorcheur plus exactement, qui ne se pose comme unique question face aux «choses» humaines qu'il doit prendre en charge, que celle de savoir comment les défaire de leur corps. Il est à lui seul l'âme de cette section spéciale qui œuvre toujours dans les sous-sols des dictatures, convoqué par un général fou assis derrière son bureau, qui sent la triste fin d'un monde qui ne sait pas prendre fin. Un spécialiste donc que notre colonel, fin connaisseur de la nature humaine dont l'auteur raconte, en marge et en italique, les expériences innombrables depuis ce premier jour où, jeune et inexpérimenté, il électrifia un étang pour y repêcher au petit matin les dizaines d'hommes qu'il y avait électrocutés, devenus des «hommes-poissons» qui ne cessent de le hanter désormais. Son pire cauchemar.
En italiques, peu à peu les marges du récit l'envahissent, l'encombrent, le submergent. Tandis que le récit donne l'impression de tourner en rond, de répéter sans cesse la même histoire obsédante. Récit circulaire, qui revient toujours à son départ, comme une valse qui ne pourrait prendre fin, jusqu'à l'évocation de cet homme, ultime, qui torturé n'a jamais cessé de regarder le colonel droit dans les yeux, sans peur, sans haine, apaisé.
Entre reprises anaphoriques et répétitions, entre la contention du vocabulaire dans le champ lexical de l'ombre et le ton presque paterne, le récit est porté pourtant d'un bout à l'autre par une respiration impassible, et un grand vide qui l'habite, tout comme il habite le palais où il se déroule, abîmé dès la première ligne dans sa débâcle, que rien ne peut empêcher. Et puis un jour le colonel s'endort, et meurt enfin, sans que le monde ne soit ni meilleur ni pire : demain on le remplacera, et l'homme sans consistance prendra son relais. Les guerres sont faites pour revenir sans cesse sinon durer, à leur manière, dans l'éternel retour de la barbarie.
Emilienne Malfatto, Le Colonel ne dort pas, édition du sous-sol, août 2022, 111 pages, ean : 9782364686649.
Se pose alors, encore, toujours, la question de savoir ce que vous ferez de l'exergue : à quoi bon lire un roman qui parle de barbarie ?
Cher Connard, Virginie Despentes
Augustin Trapenard, lors de l'émission télévisée La Grande librairie, dont Virginie Despentes était, entre autres, l'invitée, parlait à son propos de «réconciliation». Une idée dont il avait du reste fait le thème de son émission, «reliant» entre eux les auteurs conviés. Ailleurs, d'autres ont évoqué un texte apaisé, voire une autrice assagie qui, l'âge aidant, s'était délestée de sa violence, sinon l'avait trahie...
C'est sous cet éclairage que je voudrais lire Cher Connard, ainsi que sous celui de sa construction formelle : un roman épistolaire.
Le reste est l'affaire de tous tant l'autrice pèse dans les lettres françaises et notre imaginaire. Une autrice installée sous les feux de sa propre réputation, mesurée à l'aulne de ses excès (passés ?). Laquelle serait donc (enfin ?) réconciliée. Mais avec qui, avec quoi ? Voulait-on dire par là qu'elle en avait fini -ou devait en finir- avec la colère, voire du moins avec sa rage de jeunesse ? Comment donc, à qui sait lire un roman qui s'ouvre sur une chronique du désastre, autant celui des individus que d'une époque «qui se barre en couille» ? Syndrome de Noé peut-être, qui en a fini d'alerter ses compatriotes et lève l'ancre avec qui veut bien se sauver avec lui...
Rebecca, Oscar. Les deux figures mondaines de son roman, croisent, quelques pages plus loin, Despentes qui vient de sortir son Katana : Zoé. Plus trouble, cette Zoé : parce qu'en devenir. Moins tranchante au final, émoussée par la fleur de l'âge... Grimpée sur la scène pour le coup trop vite... Que frappent les trois coups...
La forme est donc celle du roman épistolaire. Ce genre qui triompha entre le milieu du XVIIIème siècle et le début du XIXème. Celui dont le Gradus de Dupriez nous dit qu'il est en réalité «un monologue du signataire assumant seul un dialogue», toujours différé sinon congédié. Celui dont Furetière, dans son Dictionnaire universel, affirme qu'il s'agit d'un «écrit qu'on envoie à un absent». Qui donc est l'absent dans le roman de Despentes ?
Un roman sur l'amitié a-t-on dit aussi. Certes, on s'écrit entre amis et c'est un peu une amitié qui semble se construire ici, ou se reconstruire, et dont Cher Connard nous offre le spectacle. Mais... Ne serait-ce pas l'ami qui serait absent en réalité de ce roman, voire l'amitié, recueillie ici dans de longs monologues qui excluent de fait le partage dont toute amitié est faite ?
Virginie Despentes a écrit un roman épistolaire. On songerait à tort à la marquise de Sévigné et à ses lettres, dont celles à Mme de Grignan, sa fille : l'échange n'y était pas que fictionnel dans cette correspondance au statut littéraire clairement affirmé. Une correspondance organisée autour de son dessein littéraire, de celle où le sujet écrivant s'exhibe paré de tous ses fards, de celle qui s'offre comme œuvre clôturée, presque exclusivement attentive à ses modalités narratives, ses commodités lexicales. De celle qui déjà visait un public : la marquise le savait, devinant ces lectures à voix hautes qu'en donnait sa fille. Théâtre toujours : de celle donc qui n'était pas autre chose qu'une mise en scène littéraire de soi. Or Virginie Despentes en a fait autre chose : les rédacteurs des lettres de son roman sont tous de fiction, surplombés par un auteur curieusement de nouveau omniscient, quand la marquise rompait avec cette dimension du roman.
L'écriture est solitaire, déploraient presque tour à tour les invités de Trapenard. Faites autre chose s'il ne vous est pas nécessaire d'écrire, alla même jusqu'à proférer Lola Lafon. L'écriture est solitaire : voilà qui renforce le caractère de monologue de ce Cher Connard, dont les protagonistes ne sont que des personnages de fiction.
Derrière eux, l'autrice. Omnisciente, on l'a dit. A qui donc écrivait alors Virginie Despentes, sinon me semble-t-il, c'est l'hypothèse que j'avance, d'abord à son propre public, celui qui a lu ses précédents romans, qui connaît ses textes, ses colères, ses excès ? C'est avec lui qu'elle poursuit son «dialogue» jusque dans l'émission de Trapenard, quand elle évoque sa lassitude, peut-être, maladroitement, son désir, avec ce texte, de ne pas s'exposer tant elle a déjà reçu de coups. Dans ce hors texte de l'émission télévisée, Virginie Despentes fait en effet cette «confidence», dont se sont emparés certains de ses lecteurs pour déplorer aussitôt son manque de rage, sa trop prématurée réconciliation...
C'est à ce public averti qu'elle s'adresse et à celui-ci qu'elle confie son Cher Connard qui, si on le lit bien, passe au demeurant en revue tous ses thèmes de prédilection, de la violence au féminisme, mais comme mezzo voice. Du ton, déjà, de celui qui lègue : comme si ce public devait à présent en hériter et elle, s'en absenter. N'écrit-elle pas, dans son roman cette fois-ci : «J'ai envie de bifurquer» (114) ?
Peut-être alors était-ce elle, la grande absente de ce roman. Paradoxe, puisque j'ai écrit qu'elle a réinitialisé le roman épistolaire pour y réintroduire la fonction du narrateur omniscient... Mais parler de «réconciliation» ou d'un texte assagi, me paraît relever d'un tel constat : elle se serait absentée d'une œuvre qu'on a aimé pour sa rage, pour sa violence, pour ses excès, elle, l'autrice, tant identifiée à ses excès justement. Pourtant c'est oublier ce dont elle témoigne dans le hors texte de l'émission, plein champ cette fois, quand elle avoue le poids de sa notoriété, qui a peut-être fini par la noyer dans cet espace fictionnel qui est le lieu de la célébrité, et dont elle semble lasse d'un coup. Rappelez-vous ses commentaires, la musique, les amis, les soirées entre amis, loin des feux de la rampe... D'où le besoin d'être physiquement là, sur le plateau de Trapenard, pour sortir de cette fiction, pour n'être pas, justement, enfermée dans la posture de l'écrivain, un refus de la posture qu'elle a accompli ce soir-là magistralement : Virginie Despentes était troublante de sincérité dans ce hors texte de La Grande Librairie. Mue par la volonté farouche d'être fidèle à elle-même.
L'écrit, confiaient tour à tour Lola Laffon et Virginie Despentes, nous fait entrer dans une dimension fantasmatique : le lieu de l'écriture est un lieu improbable, sinon délirant.
Dans le roman épistolaire, ce délirant est plus sensible encore : car ce genre place toujours son auteur dans du méta où l'énoncé exacerbe le repli de l'écrivain sur l'acte discursif qu'il construit. L'auteur épistolaire, plus que tout autre, se regarde écrire en somme : nécessairement, puisque son modèle conversationnel est un leurre.
Mme de Sévigné avait en son temps brouillé les rapports entre épistolier et auteur épistolaire, ouvrant par ce brouillage l'espace du littéraire. Avec elle, on entrait en fiction. Avec Virginie Despentes on ne sait pas comment en sortir.
Pourquoi écrire encore ? L'entêtement à s'y adonner (une addiction ?, l'un des thèmes de Despentes) inscrirait précisément dans la répétition la fameuse «réconciliation» évoquée par Trapenard. Pourquoi écrire encore ? Despentes s'en pose la question. Je soutiendrais volontiers cette thèse, qu'elle étaye elle-même dans son roman : «La plupart des artistes ont trois choses à dire, une fois que c'est fait, ils feraient mieux de changer d'activité». Participer à La Grande Librairie en relevait, de ce questionnement.
Prenons la chose sous un autre angle. Celui de l'instance narrative dans le roman épistolaire à la Sévigné : déléguée à chaque « personne » épistolière, elle instruit un faux dialogue dont on ne sait jamais où il va : c'est au lecteur de construire le sens, l'auteur, lui, en est incapable : il s'y est invisibilisé. A l'inverse, Virginie Despentes, en récupérant l'omniscience de l'auteur, a recouvré cette visibilité. Son moi imaginaire est toujours posé devant nous. Roman spéculaire, l'écueil narcissique ne peut y être conjuré. Ne reste pour lui échapper qu'à mener solitairement son écriture au bout du plaisir qui l'anime. Les thèmes ? Dynamiter les genres, les identités, les classes, les religions, les races, la violence, centrale, Despentes s'y est employée avec méthode, avec une énergie incroyable. Poursuivre ? Despentes nous l'a écrit : à trop y revenir, on tourne en rond et on ferait mieux pas...
Je prends donc à ce compte que j'initie, cette petite phrase posée au tout début du roman : «mettre des années à admettre qu'on ne redeviendra pas celle qu'on était, avant à jamais disparue.» (29).
Ce n'est pas simplement «vieillir», même si elle en traite là encore magistralement pour conclure qu'au fait, ce qui disparaît quand on vieillit, ce n'est pas sa jeunesse, c'est le monde dans lequel on a vécu. Et ce que l'on devient ce n'est rien moins que «les rescapés d'un terrifiant naufrage» : «Nous sommes le hors champ» (197).
Qu'est-ce qui justifie nos vies ?
Au fond, c'est ça le thème du roman.
«Ce que je suis, ce sont les gens qui m'entourent.» (60). Ceux qu'elle évoque furtivement à La Grande Librairie, et que nous ne connaissons pas.
Virginie Despentes affirme une éthique très forte de la vie à travers cette leçon de «sincérité», qu'elle «montre», qu'elle a montré le soir de l'émission, qu'elle a «démontré» dans son roman qui ne sert en rien la soupe à personne mais pointe, simplement, ce hors champ où tous nous poursuivons nos vies éparses.
«Nous sommes le hors champ» (197). C'est le mot de la fin.
Virginie Despentes, Cher Connard, Grasset, juillet 2022, 344 pages, 22 euros, ean : 9782246826514.
La Grande librairie :
Bouillon de culture (1998) :
1998, Virginie Despentes : "Le rôle des femmes, c'est de faire les putes" | INA
Images : Captures d'écran, Virginie Despentes sur le plateau de la Grande Librairie, le 7 septembre 2022.
Günther Anders, Nos catastrophes, Florent Bussy
Ayons le courage d'avoir peur, car «C'est en tant que morts en sursis que nous existons désormais», ainsi que l'affirmait le philosophe allemand G. Anders après Hiroshima et face, déjà, à l'imminence des catastrophes écologiques qu'il pressentait.
«Semeur de panique», ainsi que le nomme très justement Florent Bussy, Anders avait fait de l'obsolescence le concept fondamental de son œuvre. Cette obsolescence constitutive de notre modèle économique, et dont il avait compris qu'elle s'étendrait à tous les domaines de la vie, au point de rendre un jour l'humain lui-même obsolescent.
Ancien élève de Husserl, de Heidegger, premier époux de Hannah Arendt, ami de Hans Jonas, Anders avait fui l'Allemagne nazie avec Hannah dès 1933, lucide quant à ce qui arrivait. Très tôt, il avait fait des camps de concentration (Dachau fut ouvert dès 1933 sans que le monde y voit à redire), de la technique, des nouvelles technologies puis de la bombe atomique ses objets d'étude philosophique, avant de fuir l'université, à ses yeux incapable de nous aider à y voir clair. C'est là du reste que pour lui, se manifestait avec le plus d'acuité le décalage prométhéen qui a saisi l'humanité, dans cette séparation entre le penser et l'agir qui nous livre à la catastrophe et nous rend même incapables de penser ces catastrophes.
Reprenons. Pour Anders, «l'apocalypse» a déjà eu lieu : Auschwitz, Hiroshima. Nous croyons lui avoir survécu, mais elle n'a ouvert aucune issue et s'avance vers son achèvement : l'effondrement écologique. Pourtant, chacun a été mis en demeure de se prononcer, en demeure de prendre ce danger au sérieux. Son injonction à la peur vaut la peine d'être entendue face à la violence inouïe de notre monde et à la surdité fantastique du personnel politique face à l'imminence de la catastrophe écologique. Il est frappant au demeurant d'entendre l'ancien président du GIEC, Jean Jouzel, déclarer aujourd'hui que l'une des grandes erreurs du GIEC aura été de ne pas communiquer sur les catastrophes climatiques qui ne vont cesser de se multiplier, comme si résister à la panique légitime face à ce qui nous attend, avait permis de l'éviter...
Il aurait donc fallu déjà que notre sens de l'existence soit ébranlé avec Auschwitz et Hiroshima. Mais il ne l'a pas été. Le pire, c'est que le monstrueux d'Auschwitz par exemple, on ne l'a pas vu : que des millions d'êtres humains, ingénieurs, chauffeurs, fonctionnaires, aient participé à la mise en œuvre de la solution finale sans broncher. Que des millions d'êtres humains aient pu réduire les enfants à des «produits» soumis à un processus industriel d'abattage, sans méchanceté aucune. Or tout cela a été rendu possible parce que nul ne voyait le rapport de soi à soi-même. Et c'est bien ce décalage qui nous conduira de nouveau à la répétition de l'horreur, dont la possibilité est inscrite au cœur même de notre modernité économique : le système néo-libéral est devenu notre destin à tous, avec son organisation du travail qui dilue les responsabilités, son organisation des responsabilités qui interdit d'avoir une vision globale de ce à quoi une tâche contribue : «nous ne restons concentrés que sur d'infimes segments des processus d'ensemble». Pour Anders, cette logique a pour conséquence que les êtres humains ne sont plus capables de penser ce qu'ils font et leur savoir est ainsi plus proche de l'ignorance que de la compréhension : nous savons que nous allons droit dans le mur, mais nous ne le comprenons pas. L'effacement des responsabilités est tel, que nous pensons en dehors de toute implication de ce que nous faisons, sur la nature par exemple. «Délivrés» de la liberté de conscience, nous agissons sans penser et pensons sans agir...
Anders a interrogé le pilote de l'avion de reconnaissance chargé d'assister le largage de la bombe A sur Hiroshima. Au cours de leur entretien, ce pilote a fini par avouer que tout en donnant les indications techniques qui permettaient un largage sans défaut, il songeait à ses propres problèmes domestiques... La vidange de la voiture, changer le réfrigérateur... Nous sommes ce pilote incapable d'avoir une vision des conséquences de sa tâche.
Le néo-libéralisme ne survit que grâce à l'obsolescence des objets qu'il produit, avec force destruction des ressources naturelles. Des objets sans valeur et la plupart du temps inutile. Si bien que dans cette logique, l'humanité est elle-même devenue inutile...
Florent Bussy, Günther Anders : nos catastrophes, éd. Le Passager clandestin, 3ème trimestre 2020, 124 pages, 10 euros, ean : 9782369352440.