Colonisations, notre Histoire, sous la direction de Pierre Singaravélou
Celles de la France bien sûr, depuis le XVème siècle. Et bien évidemment, une histoire «survolée», malgré les mille pages de ce recueil d'essais. Survolée mais non superficielle, entendez que le collectif rassemblé a tenté d'y jeter les bases d'un renouvellement historiographique, en empruntant à Marc Bloch sa méthode, à rebours, pour démarrer par les conséquences de ces colonisations sur notre quotidien d'aujourd'hui.
Les inégalités économiques, le racisme, etc., autant de legs d'une structure qui aura charpenté notre histoire, économique, politique, culturelle et dont la multiplication des approches, historienne, littéraire, ethnologique, sociologique, philosophique, linguistique, etc., permet, seule, de rendre compte.
L'enjeu de cette recherche n'est en effet pas simplement d'en débusquer les traces dans notre aujourd'hui, de la description des restes du port négrier de Bordeaux à ceux de la ville impériale de Cherbourg, en passant par ces stigmates déposés dans notre langue, de «bougnoul» à «kiffer», mais d'en révéler le présent, à travers par exemple le scandale du chlordécone aux Antilles.
Le recueil s'ouvre du reste avec force sur cette mémoire photographique du 17 octobre 1961, exposant le graffiti du quai de Seine : «Ici on tue les algériens»...
Une histoire qui pose ainsi une question simple, toujours d'actualité : comment l'histoire des ponts (celui de Doumer en Indochine par exemple), et des écoles, a-t-elle pu nous absoudre de toutes les atrocités commises ? Travail forcé, massacres, pillage des ressources naturelles, déculturation, le fait colonial n'en finit pas de fracturer notre société.
Cet essai tente donc de saisir le fait colonial sous tous ces angles, ouvrant largement ses pages aux études et récits des colonisés pour nous aider à voir cet objet des deux côtés.
Ouvrage décisif donc, pas seulement parce qu'il comble les manques, sinon les manquements, mais parce qu'il offre enfin la possibilité de réécrire une Histoire de France inscrite dans le monde et dans son vrai parcours.
Rappelons à ce propos que jusqu'au XXème siècle, la colonisation était envisagée comme un fait extérieur, sinon étranger à l'Histoire de France. Aujourd'hui encore, entré tardivement dans les manuels scolaires des lycées comme un épisode et non la structure même de l'Histoire de France depuis quelques cinq siècles, il reste étranger au collège. Or, comment comprendre l'Histoire de France sans appréhender celle de ses colonisations, sans lesquelles la France ne serait pas ce qu'elle est ?
Exclue de nos mémoires, la colonisation par exemple n'apparaît en 1992, dans l'immense travail sur notre histoire culturelle dirigé par Pierre Nora, Les Lieux de mémoire, que dans une seule contribution, sur 130 ! Et encore, une contribution autour d'un événement parisien circonscrit dans le temps, celui de l'exposition coloniale de Paris en 1931... Comme si cette histoire n'avait pas imprégné totalement l'Histoire de France depuis cinq siècles ! Comme si cette histoire n'avait pas imprégné nos mentalités, notre culture, notre économie, notre politique....
Fort heureusement, l'historiographie de ces dernières années en a fait l'enjeu majeur des avancées des disciplines des sciences sociales, conduisant à rebâtir la démarche historienne autour de cet objet, renouvelant au passage tout le champ disciplinaire des sciences sociales.
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Colonisations, Notre Histoire, sous la direction de Pierre Singaravélou, éditions du Seuil, septembre 2023, 944 pages, 35 euros, ean : 9782021494150.
Fuck up, Arthur Nersesian
East Village, dans les années 1980. Aux hippies succèdent les yuppies et l'idéologie néolibérale qui va bientôt s'incarner dans la «sanctification» du training. On y est : exit les Révolutions, en France, on le découvre depuis le fameux slogan dodeliné par François Furet en 1978 : «La Révolution est terminée»... l'Amérique triomphe et nous fait vivre en direct l'agnelage du grand aveuglement : demain nous serons tous riches, il suffira pour cela de traverser la rue, n'est-ce pas ?... La gentrification démarre. A peine. On n'est pas avant, on est juste à son point d'allumage. La bourgeoisie urbaine assiste, médusée, à la conquête des friches et des centres villes loqueteux par une «faune» «déjantée», qui sait placer ses «billes»... En masse, le monde occidental tourne le dos à la misère sociale pour s'emparer de l'habitat des «pauvres», au moment même où le chômage de masse fait son apparition, dans le plus grand déni de la classe politico-médiatique. Tout le monde doit se mettre au diapason : there is no TINA... Le marché, la mondialisation, ne sont pas seulement nécessaires, ils deviennent notre «horizon incontournable»... En France, le libéralisme à gros nez rose s'apprête à enterrer définitivement toute idée de révolte contre l'ordre mondiale des choses. Émerge alors ce «gendarme» totalitaire du monde que l'on baptisera États-Unis, recouvrant inlassablement d'une voix bêlante son immoralité sous le fatras d'un discours hypocrite, tartufe... La «liberté», l'entreprise, sous peu les start-up nations deviendront nos lendemains glorieux...
Les années 1980 donc... Celles du grand leurre. Publié en 1997, Fuck up nous en livre les délires. Le narrateur s'est retrouvé à vivre adulte dans une ville qu'il n'aimait pas (NY), marié à une femme qu'il n'aimait pas... Il le raconte sept années plus tard, dans la même ville, avec la même femme... Mais le voici soudain viré de son bull shit job, viré de chez Sarah, contraint de se réfugier chez son pote Hemsley, prof viré de la fac, lecteur de Das Kapital qu'il possède en édition allemande originale, trois volumes historique ! A côté de cela, écrivain gâché, traducteur honteux. Ces deux-là ont tout loosé : leur vie professionnelle, intellectuelle, amoureuse... C'est néanmoins l'époque du grand mélange des genres. On se mélange encore un peu socialement, et on arnaque pour tenter d'y être. Où ? Là où ça se passe, les soirées, les fêtes, la Factory, le marché quoi. Survivre. Alors le narrateur finit par voler un boulot au vif d'une conversation de bistrot, usurpant l'identité de celui qui devait s'y rendre et qui a trop tardé. Un job dans un cinéma porno, le Zeus theater, après un entretien d'embauche halluciné où il est encore question des tantras des années 70, de pratique ou non de la méditation, de cristaux extatiques... Nouveau provisoire bullshit job, avant d'en finir après une arnaque à la caisse pour se retrouver gardien de l'appartement luxueux d'un cinéaste expérimental blindé de thunes... Péripéties toutes plus grand-guignolesques les unes que les autres, on croise Mick Jagger, Lionel Richie, Bruce Springteen, à se tordre de rire ligne après ligne, n'était qu'on est dans ce Brooklyn des Yuppies où déferle confusément, mais résolument, l'effervescence capitaliste qui va submerger l'occident pour engloutir tous nos espoirs de vie meilleure, comme de justice sociale...
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Arthur Nersesian, Fuck up, traduit de l'américain par Charles Bonnot, éditions La Croisée, août 2023, 332 pages, 22 euros, ean : 9782413079521.
Kintsugi, le fil doré de ma vie, Mathilde Paris
«Maman est partie». Avec le cactus dont elle disait qu'il était une leçon de vie, capable qu'il est de survivre en milieu hostile. Maman a disparu, les laissant seules, elle, Lorna, seize ans, et sa sœur Ebony, six ans, et seul leur père désemparé, littéralement, sans prise sur rien désormais.
C'est Lorna la narratrice. Qui file le récit, intime, dans la fragilité d'un Je en recherche de lui-même. Maman est partie et ce vide, c'est d'abord celui de son odeur. Qui lui rappelle que lorsque «l'odeur de (sa) grand-mère a laissé place à celle de (son) grand-père, il est mort à son tour».
Lorna, dans une poignante anamnèse, regarde depuis cette absence la maison, la ville, ses habitants et tout ce vide entre leurs gestes et comment ils s'en défont ou au contraire le comblent, l'émouvante maladresse des ponts qu'ils dessinent, ces quelques effleurements, l'infime toucher d'un doigt sur un bras, une épaule, quand il s'agit d'aller à la rencontre d'autrui dans la sincérité d'une émotion dont on ne sait pas encore si elle est partageable et jusqu'où elle l'est. Le ton est celui de la méditation. Lorna se rappelle ses apnées infantiles comme autant d'exercices spirituels. Sa première : elle avait quatre ans, sa mère venait de l'humilier : «J'ai retenu mon souffle pour ne pas arrêter de respirer»...
Nous en sommes tous là, au mieux.
Les phrases sont à la mesure et du vertige et de la tendresse portée sur cette nécessité de croire encore possible un autre récit de soi, du monde, fluides, aimantes, d'une douceur inouïe. Lorna campe à terre au milieu de ce monde où «toutes les odeurs finissent pas disparaître». Jusqu'au moment de la rencontre. La seule, inattendue, sublime parce qu'inattendue et forcément amoureuse, de Sam le jeune mécano, alors qu'autour d'elle s'agitent d'autres «prétendants». Sam, si différent, qui lui raconte des histoires d'arbres protecteurs, pourvu que l'on sache s'y lover. Sam si étranger à son monde, si patient. Lorna résiste, tente Hugo plus conforme à son milieu, mais se sent elle-même devenir de plus en plus étrangère aux siens. Sam l'initie à l'art du Kintsugi : l'art de réparer les objets cassés -la réparation ne doit pas être masqué. Des pages magnifiques sont consacrées à l'histoire d'un bol restauré. «Il faut laisser le temps dériver pour retrouver le présent». Ces objets raccommodés d'un fil d'or prenant la place des ruptures. Il faut du temps pour comprendre ce qu'aimer vaut d'être. L'objet ne peut être restauré dans ce qu'il était : il faut en faire une œuvre, non un pis-aller. Mais Sam doit partir. La quitter. Il doit marcher droit devant lui, aller voir les cerisiers en fleurs avant que de pouvoir revenir, peut-être, auprès d'elle.
Alors Sam est parti, et Maman est revenue.
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Mathilde Paris, Kintsugi, le fil doré de ma vie, éditions Auzou, 2022, 272 pages, 14.95 euros, ean : 9791039512084.
La Révolte des filles perdues, Dorothée Jardin
6 mai 1947, Fresnes, en pleine campagne à l'époque. Dans une section à part, quatre-vingts jeunes filles recluses, entre seize et vingt ans. Encloses plus qu'enfermées, maltraitées. Ce ne sont pas des criminelles mais «des mauvaises filles», des fugueuses «inamendables», «vicieuses». Elles sont là parce qu'elles sont «de mauvaise vie». Parce qu'elles contreviennent aux attentes de la société bourgeoise. Parce qu'elles ont refusé l'inceste, les viols, la soumission aux mâles de leur propre famille. Le 6 mai donc, elles se révoltent, parviennent à envahir les cours intérieures, les cuisines, à grimper sur les toits de la prison. La presse de l'époque est hallucinante à lire : ces adolescentes sont décrites comme des «sauvageonnes», des «folles», des «hystériques avinées». Elle insiste sur la sauvagerie de leur débordement : les flics sont accueillis par des jets de tuiles lancées du toit et... «des bordées d'injures» ! ... Voilà ce qui choque : leur langage. Cru. A un point tel que le directeur de la prison soulignera devant les journalistes sa vertu outragée par leur vocabulaire grossier... La presse insiste sur ce caractère ordurier de leur langage...
Qui sont-elles vraiment ? Pour la plupart d'entre elles, elles sont emprisonnées à titre «préventif». Aucune n'est passée devant un juge. On les a enfermées parce qu'on les soupçonnait, les unes d'être «tentées par la débauche», les autres pour avoir failli fuguer ou fugué vraiment. «Pré-délinquantes» ! Elles ne le sont même pas encore mais pourraient le devenir ! Cette France de l'après-guerre est odieuse ! Dans la réalité, nombre d'entre elles ont fui des abus sexuels au sein même de leur famille ! Et se sont retrouvées «placées» par la volonté des pères, sur simple déclaration de «correction paternelle» !
L'autrice a enquêté. Il y avait ces filles à Fresnes, mais des milliers d'autres ailleurs, brisées sous le joug des institutions catholiques qui avaient main mise sur l'éducation dites «surveillée»... Des nonnes malfaisantes, odieuses, ordurières. Notre héritage chrétien. Les filles leur étaient «confiées» pour y été «traitées» : comprenez remise dans le droit chemin. Dressées. Vaincues. Avec au centre de cette «éducation» les arts ménagers, qui fleurissaient alors pour libérer les «ménagères» des tâches les plus chronophages.
La presse fut ignoble durant les trois jours que dura la révolte. On ne s'en étonnera pas : celle d'aujourd'hui en est l'héritière. Ces adolescentes battues, enfermées, sans droits, la presse les décrivit comme des monstres lubriques, redéployant le vocabulaire des chasses aux sorcières des siècles passées pour évoquer leur «possession satanique»... La figure de la grisette ressurgit et avec elle l'imaginaire des maisons closes... Les journalistes s'en donnèrent à cœur joie, déshumanisant ces jeunes filles pour en faire des succubes offertes à tous les vices, jouissant elle-même, cette presse abjecte, de ses fantasmes de viol à leur encontre... A vomir !
La police vint à bout des jeunes filles qui furent cette fois présentées devant un juge. Elles furent alors condamnées à de très lourdes peines, sur des motifs futiles : l'une prit huit mois de prison supplémentaires pour avoir recelé dans sa poche quelques carreaux de chocolat volés à l'économat... Une autre un an pour injure au personnel de la prison. Personne ne les a écoutées.
Juste ce roman pour en témoigner. Un peu surchargé, tentant de nouer des fils imaginaires au récit de cette révolte héroïque. L'autrice ne voulait pas faire œuvre d'historienne, mais son roman dissémine l'horizon d'attente et finit par dissoudre la force de cette histoire dans un romanesque surabondant. C'est dommage. On l'aurait préféré dépouillé, ce récit : l'abjection déployée par la Justice et la presse suffisait en matières pour délivrer l'hommage qui leur est dû.
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Dorothée Jardin, La révolte des filles perdues, Stock, août 2023, 380 pages, 21.50 euros ean : 9782234095090.
La Déferlante, la revue des révolutions féministes
«Brisons les murs : nos lieux de vie sont des lieux de lutte». Le numéro d'août de la revue consacre un gros dossier à l'habitat. L'approche impressionne, qui rappelle tout d'abord que ces espaces de l'intimité familiale ont d'abord été conçus pour enfermer les femmes et les minorités et qu'ils en portent toujours la mémoire, le modèle étant resté celui de la famille patriarcale hétérosexuée, modèle qui contraint par exemple les familles recomposées à s'entasser dans des espaces trop petits. On y trouvera également une analyse documentée du home guère sweet du confinement, ayant livré nombre de femmes aux violences de leur conjoint. Par ailleurs, on peut y lire une rencontre décapante entre Liv Strömquist, autrice de bande dessinée, et Mona Cholet, essayiste, chacune s'exprimant sur les raisons de ses choix éditoriaux et nombre d'autres thèmes, dont un dialogue croisé autour de nos représentations de l'amour romantique, observées cette fois sous le prisme des inégalités amoureuses et de l'amour -(ce crime parfait)-, comme conquête territoriale.
Une livraison à foison, ouvrant et des perspectives et des questionnements des plus urgents, acérée jusqu'au courrier des lecteurs, loin du satisfecit habituel, soumettant ici la rédaction à l'épreuve des lectures de ses abonnés, sans fard, sans réserves, sinon celle de faire avancer autant qu'il est possible les débats en cours.
Enfin, on tombera presque stupéfait au regard de l'actualité d'octobre, sur une incroyable enquête de Sarah Benichou sur les objecteurs de conscience israélien.nes, dans un pays dont elle évoque la culture militariste, gagnée par l'idéologie d'extrême droite. L'outil féminisme/antiracisme/pacifisme offre dans son analyse des perspectives vivifiantes. Un outil conceptuel en construction dans la revue, qui en fait tout l'intérêt et qu'on aurait avantage à exporter dans bien d'autres champs. La triade capitalisme/patriarcat/colonialisme a su déjouer toutes nos tentatives de libération jusque là. Conceptuellement, elle ne tient plus que par la mauvaise foi des élites et de leurs laquais : les médias mainstream. Les coups de butoir sont venus d'autres champs, en particulier des mouvements féministes et LGBTq et c'est en articulant ces critiques d'un système à l'agonie, pour peu qu'on réussisse à intégrer dans cette même critique la question environnementale, qu'on en viendra à bout. «La Bourgeoisie produit avant tout ses propres fossoyeurs», énonçaient Marx et Engels dans le Manifeste de 1848. On sent plus proche le moment de sa fin.
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La Déferlante, La revue des révolutions féministes, n°11, août 2023, 146 pages, 19 euros, ean : 9782492300332.
Une Histoire globale des révolutions
«La Révolution est terminée», affirmait François Furet en 1978. Il s'agissait alors pour le camp néolibéral de mettre fin à toute contestation de l'ordre bourgeois en décrétant indépassable l'horizon du capitalisme. Il s'agissait aussi de délégitimer par avance toute contestation d'un système qui fonçait tête baissée vers plus d'inégalités, plus d'injustices et moins de démocratie : c'est l'égalité qu'il fallait exclure de cette révolution bourgeoise pour n'en conserver que la dynamique propriétaire dont la ligne de fuite ne pouvait être qu'illibérale.
Voici reprise à nouveau frais la réflexion sur les révolutions. Dans la perspective d'une histoire globale, l'imprécation de Furet révèle toute son exécration. Enfin un souffle neuf pour nous aider à repenser ce qu'il nous faut entendre par Révolution, que rien ne saurait réduire à son emblème français.
Quelle(s) définition(s) en donner du reste ? Quand le terme est-il apparu ? Dans quel contexte est-il employé ? Pourquoi diable est-il si arpenté à l'étranger et si peu en France, qui se targue pourtant d'en avoir quasi inventée la formule ? Qu'est-ce qu'une situation révolutionnaire ? Que faire de la périodisation que Furet et d'autres historiens nous ont léguée ? Assez habilement, le collectif réunit pour en débattre a reformulé, justement, cette périodisation, non plus de 1770 à 1871, mais de 1945 à 1991, en y intégrant les libérations nationales du joug colonial, qui se poursuivent du reste sous nos yeux aujourd'hui, comme en Palestine occupée.
Cet énorme essai a donc entrepris d'évaluer nos représentations, nos conceptions, nos définitions, nos géographies : achevé, le temps des révolutions ? Ce serait omettre les révolutions africaines qui se déroulent sous nos yeux, du Niger au Mali, pour en finir avec la colonisation française !
L'objet était donc verrouillé : François Furet prétendait en confisquer les clefs. L'Institut Raymond Aron, qu'il dirigeait, en savoura longtemps le triomphe... Mais il restait trop de tyrans et trop de tyrannies pour en clore les séquences.
Nos auteurs partent ainsi d'un constat simple : les révolutions sont ordinaires, multiples, incessantes. «Il faut sortir du panthéon des grandes révolutions» pour le comprendre. Certes, tous les soulèvements n'en sont pas, mais là encore, on débat avec clarté là où l'idéologie avait imposé sa chape de plomb. Cet énorme essai à plusieurs voix tente ainsi de scruter les révolutions passées de tous les continents pour comprendre ce qu'est l'objet dont on parle. Qu'est-ce qu'une révolution ? L'ouvrage en décline les acceptions, tentent d'en délimiter les phénomènes, les expressions, d'en débusquer les ruptures, les renversements.
Et, paradoxe, Etienne Balibar y ajoute sa voix pour tempérer notre ferveur : il nous faut considérer la révolution bourgeoise de 1789 comme le vecteur d'une transformation révolutionnaire de la société, qui a porté au pouvoir ce singulier système capitaliste capable de tant de résilience qu'il a fini par nous apparaître en effet indépassable. Il a signé tous nos échecs depuis et ce, bien qu'il ait confisqué entre quelques mains la souveraineté et artificialisé ses légitimités, rendant tout nouveau passage à l'acte collectif infiniment problématique.
Le Capitalisme a-t-il signé l'échec de l'idée même de Révolution ? Mais qu'est-ce qui échoue quand une révolution ne parvient pas à son terme ? Elle est une praxis affirme Balibar et en ce sens, parce qu'elle transforme ses protagonistes et laisse des traces durables, elle n'est jamais un échec. Certes. Mais dans le même temps, toute révolution suppose un sujet révolutionnaire. Or celui-ci est infiniment précaire : rappelez-vous les Gilets Jaunes. De plus, le capitalisme a toujours su, jusqu'ici, révolutionner ses conditions d'exploitation et d'existence, par l'innovation technologique aujourd'hui.
Pas d'espoir ? Pourtant, «la Bourgeoisie produit avant tout ses propres fossoyeurs», énonçaient Marx et Engels dans le Manifeste de 1848. C'est toujours vrai aujourd'hui. Même si la triade capitalisme/patriarcat/colonialisme a su déjouer toutes nos tentatives de libération. On la sent tout de même fragilisée, vacillante, subissant les assauts portés par les mouvements des femmes violentées, par les attaques portées de nouveau contre le néo-colonialisme. Et quant au capitalisme, il rencontre désormais un mur qu'il ne lui sera pas facile de briser : celui du défi climatique. Balibar a sans doute raison d'affirmer alors que la rupture climatique, ajoutée aux précédentes, pourrait bien lui être enfin fatale.
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Une histoire globale des révolutions, sous la direction de Ludivine Bantigny, Quentin Deluermoz, Boris Gobille, Laurent Jeanpierre, Eugénia Palieraki, éd. La Découverte Histoire-Monde, septembre 2023, 1198 pages, 36.90 euros, ean : 9782348059346.
Humus, Gaspard Koenig
J'avoue ne pas comprendre l'engouement de la critique pour ce roman, tout comme pour son auteur, voire la méprise d'un certain public à l'égard d'un faux roman de lutte écologiste qui s'achève sur une aberration : un coup d'état, à Paris, fomenté par Extinction Rébellion...
Quant à l'auteur, tout le monde semble avoir oublié qu'il anime un Think Tank passablement conservateur, pour ne pas dire frigorifère : «Génération Libre», qui défend sans rire un «libéralisme rebelle», à savoir anti-colbertiste, homélie sans fin de l'impayable «trop d'état» libéral, pourfendant en réalité l'état providence pour s'agenouiller devant les chimères de la main invisible du marché, d'un marché qui ne cesse de confisquer la manne commune au profit de nantis et qui, pour y parvenir, ne cesse d'avoir besoin d'un état fort -entendez «policier» plutôt que policé. Rien de nouveau donc, si ce n'est que notre auteur porte «en même temps» aux nues les Physiocrates du XVIIIème siècle -c'est pas tout neuf non plus-, dans leur apologie de l'agriculture, que le libéral Adam Smith (la main invisible, le marché régulateur), ne cessa de combattre. Mais Gaspard n'en est pas à une contradiction près, ni une absurdité, nous le verrons par la suite, oubliant au passage leur doctrine dite du «despotisme légal», qui ravirait un Macron, ce despotisme affirmant que le pouvoir ne peut être déposé que dans les mains d'un souverain absolu, et non républicain...
On croit rêver... D'autant que pour faire savant lettré, notre Gaspard (des montagnes russes?), se revendique de Flaubert, libéral «enragé», dont il n'a pas la plume mais le plumail, à camper sur l'immense naïveté de quémander de la Finance un peu de raison, quand elle n'est que l'aboutissement de cette logique de marché qu'il soutient avec un bel entêtement… Et puis la Finance ennemie, on a déjà donné...
Beaucoup de confusion intellectuelle donc...
Quant au bouquin...
Il s'ouvre sur l'apologie méritée des lombrics : sans eux, pas d'humus et sans humus, pas d'humanité. Lombrics que l'agro-industrie, fidèle aux lois du marché, a exterminés... On sort de ce chapitre ravi, en imaginant que l'auteur nous convie à une réflexion d'envergure sur le dérèglement climatique et la sauvegarde de l'environnement. Il va tout de même jusqu'à poser que l'échec de l'industrie agro-alimentaire est celui de l'humanisme (ce serait pas plutôt celui de l'antihumanisme?). Mais très vite, cette défense de l'environnement trouve ses limites : quelques pages plus loin on voit l'auteur s'en prendre à ces étudiants d'AgroTechParis qui bifurquent et tentent de poser les bases d'une autre agriculture possible, refusant de jouer le jeu que... l'auteur semblait pourtant vouloir dénoncer ! Le voilà donc raillant la prise de conscience écologique pour la réduire à ses avatars bobos parisiens, avec leurs commerces alternatifs tournés en dérision quand nombre de ces épiceries ne se contentent pas de «vendre» (notre homme est libéral, ne l'oubliez pas) mais de faire un réel travail sur un autre vivre ensemble. Bref, on se demande où il veut en venir : nulle part, sinon que sa dénonciation porte surtout sur tous ceux qui se soucient d'écologie. Car s'il nous rappelle que 90% des terres seront dégradées à la surface de la planète d'ici 2050, c'est pour affirmer vaines et sottes les manifs pour la sauvegarde de l'environnement, et dénoncer dans la foulée les réseaux sociaux, qui procurent une «illusion de révolte, (…) tolérée, confortable et donc bénigne»... Faut-il lui rappeler que sans ces réseaux sociaux, jamais la dénonciation des méga-bassines par exemple n'aurait pu voir le jour ? Faut-il lui rappeler que sans ces réseaux sociaux, aucune dérive policière n'aurait pu être dénoncée ? Une révolte «confortable» ? Faut-il lui rappeler le rôle joué par les réseaux sociaux dans l'appel aux révoltes qui ne cessent de se succéder en France depuis les Nuits debout ? Faut-il lui rappeler le nombre de blessés, de morts, de mutilés que la répression policière a engendré ?
Quelle serait selon lui une vraie révolte ? Il n'en dit évidemment rien. Lui se contente de stigmatiser des «groupuscules» à l'œuvre, reprenant à son compte les absurdités d'un pouvoir à l'agonie qui a cru pouvoir «dissoudre» ce qu'il croyait être un groupuscule organisé, quand les Black Blocs sont en réalité des stratégies de lutte des cortèges de tête face à la répression policière... Sorti un poil trop tôt, pour sûr, il en aurait lui aussi appelé à la dissolution des Soulèvements de la terre. Mais peut-on dissoudre un soulèvement ? Quelle blague ! Tout comme l'intention d'en faire un grand "témoin" de notre société...
Bon, mais là, on n'est pas dans le romanesque. On est dans l'idéologie, où campe son écriture en réalité. Pour ce qui est du romanesque, il s'exprime dans la composition laborieuse de ses personnages, à commencer par ces deux étudiants en géodrilologie, la science des vers de terre : «c'est l'humus qui sauvera l'homme». Arthur, très bobo retour théorique à la terre mais loin de toute pratique «paysanne», et Kevin, de la start up nation. Thoreau versus capitalisme vert pourri par la finance... Deux personnages dessinés pour servir la cause idéologique confuse de l'auteur... Arthur installe son Walden à Saint-Firmin et rate sa bifurcation, qu'un paysan de bon sens souligne : monsieur Jobard avec ses gestes à l'ancienne... Très année 1950, sauf qu'il n'en reste plus beaucoup de son type : la FNSEA les a tués. Mais de leur perte, motus dans le roman... Et Kevin, qui va lever beaucoup d'argent pour son industrie du lombric soutenue par l'Oréal. Peu de consistance en l'un et l'autre, sinon qu'il les encombre là encore, toujours dans le même esprit dit «critique», de mœurs, c'est comme ça qu'on dit, pseudo avant-gardistes : Kevin est pansexuel, le + de LGBT+, permettant à Gaspard de se payer cette fois... le «groupuscule» (?) selon Saint Gaspard, LGBT ?
Arthur et Kevin vont se fâcher, puis se réconcilier in extremis lors du coup d'état raté d'Extinction Rébellion... Et Arthur mourir, ses cendres dispersés dans un sidéral morceau d'écriture romanesque -bof...
Mais avant cela, c'est la jalousie qui va diriger nos deux personnages. La jalousie comme fable de l'Histoire... Soumis à la démonstration axiologique du roman, Arthur et Kevin sont vides. Sans épaisseur. Tout comme Salim, l'extrémiste de twitter, inventé pour tourner en ridicule les réseaux sociaux. C'est grossier. Comme l'est Arthur en rebelle avec son refus de payer ses impôts, lui qui empoche tout juste un possible RSA, et son buzz de plainte pour écocide contre le ministre de l'économie... Et puis bon, le final... Un coup d'état. Pas une révolution. Un coup d'état : le pouvoir confisqué par une clique autoritaire... Bien dans l'esprit de son Think Tank ça...
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Gaspard Koenig, Humus, Les éditions de l'Observatoire, 23 août 2023, 380 pages, ean : 9791032927823.
A pied d'œuvre, Franck Courtès
Écrivain ou manœuvre ? Jadis photographe reconnu, riche, côtoyant la jet set. Un type qui a réussi, hier, aujourd'hui un gars qui n'est rien, comme dirait Macron. Déserteur ? Pas vraiment : on le sent réintégrer en fin d'ouvrage et grâce à ce récit, son statut égaré. Non pas perdu. Simplement égaré. Certes un type qui a déserté un temps la réussite. Enfin, photographique, et qui attend celle de son entrée en littérature. A-t-il pour autant déserté les vanités ? La questions se posera demain, en fonction des ventes d'à pied d'œuvre...
Photographe à succès, Franck Courtès est devenu écrivain à succès. Dès son premier roman. Enfin, pour son premier roman. Succès «d'estime» entendez. Ce qui ne fait pas vivre son homme. Il le déplore. Et lui qui vivait confortablement jusque là, s'interroge. A quoi bon tout ce bazar ? Mais il a continué : écrire, quoi qu'il en coûte. Une folie peut-être. On ne sait pas trop, ni trop combien de temps cela a duré, puisque de nouveau le succès frappe à sa porte. Notons au passage cette curieuse mention, la joie des dernières pages, son éditeur lui apprenant qu'il est retenu dans la liste des Goncourables (un fantasme ? de l'ironie de dernière minute ?). Comme si finalement le salut ne pouvait venir que de ces prix marchands qui occupent le devant de la scène littéraire française, démultipliés au fil des ans pour que tout le monde reçoive sa part de gâteau... Plus ou moins grande, ou petite, mais... pourquoi espérer, dans ce récit, ce gavage ? (Sinon ironiquement, mais alors, en dérouler les raisons).
Lui qui avait renoncé à l'aisance de la photographie -d'agence-, dégoûté par le métier. Trop d'images flamboyantes, pas assez de réflexion et des gens trop bien payés pour cesser d'alimenter ce flux étourdi. Vers quoi font-elles signes toutes ces images qui circulent frénétiquement ? Il a donc fui la trivialité du marché de l'image. De la peinture ? De l'art ? Pas du roman ? Ni de la littérature, dont il attend... les honneurs sonnantes et trébuchantes si possible ? Avec ce récit par exemple, trempé dans «la sueur» et un peu de sang du travail manuel ? Il écrit en tout cas. Préférant l'image littéraire à l'image photographique. Malgré leur parenté. Ut pictura poesis...
Franck Cortès raconte donc. Sa «descente aux enfers». Toute relative cependant : il est resté écrivain plutôt que manœuvre. Moi lecteur (aurait dit Hollande), je ne sais qu'en penser. Me rappelle ces intellos de 1968 qui ne se sont établis en usine que pour raconter leur histoire et frapper à la porte des grandes maisons d'éditions, enthousiastes : un ouvrier capable de narrer les cadences infernales ? On prend. Même si tout était biaisé : l'ouvrier n'en était pas un, le témoignage, écrit dans la solitude de l'intellectuel qui sait pouvoir l'écrire ne valait pas tripette la plupart du temps. Ne valait pas en tout cas le singulier et unique récit de Linhart, L'établi. Un chef d'œuvre lui.
Franck Courtès ne s'est pas établi. Il s'est « enfui en littérature »... Et a été contraint de vivre la vie des pauvres. Arrachant à cette vie de très fortes observations, de très belles pages. Il est entré en littérature comme on entre dans les ordres mendiants. Il a dû déménager pour un rez-de-chaussée. A peine de quoi se lever, s'asseoir, se coucher. Il a vécu d'austérité. Il raconte ça très bien. L'austérité. Pas la misère, qui est un état permanent. Mais dont il décrit très bien le quotidien : traverser chaque jour le trottoir pour tenter de trouver en face un boulot à 5 euros de l'heure. Il raconte là pour le coup avec force ces plateformes, véritables marchés de «serviteurs précarisés», où l'on doit pour se vendre au plus bas prix, aux enchères... Un monde d'algorithmes odieux, «qui transforme notre instabilité passagère en désespoir permanent».
Mais il reste un riche sans argent. Un écrivain momentanément dans la dèche. Fasciné par la littérature, « ce fleuron de l'excellence française », tiré à quatre épingles -à nourrice en fait : un fleuron «qu'on s'échine tous à faire exister et survivre», et dans lequel la plupart des auteurs «se débattent dans des conditions effroyables».
Une société de survie en somme, conforme secteur par secteur, à l'impératif catégorique du néolibéralisme : sois disponible à toute heure au plus bas prix.
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Franck Cortès, A pied d'œuvre, NRF Gallimard, juin 2023, 180 pages, 18.50 euros, ean : 9782073024916.
Tu n'es pas un poète à grenade, Najwan Darwish
La présentation de ce poète palestinien par son aîné en poésie, Abdellatif Laâbi, mérite d'être lue, qui insiste sur l'étendue du drame palestinien et observe que la poésie palestinienne des années 60, 70, était remplie d'espoir. Pas celle d'aujourd'hui, qui semble ne devoir scruter qu'«une impasse en guise d'horizon». Les récents événements le confirment, qui voient la répression aveugle de Tsahal s'abattre sur les civils, plus que sur le Hamas...
Poète, Najwan l'est, douloureusement. S'interrogeant sur l'existence ou plutôt, la négation de cette existence palestinienne par les autorités israéliennes. Mais sa poésie n'a plus ce «rugueux» de celle des années 70, qu'observait Abdellatif Laâbi. Elle n'est pas revendicative, elle n'est pas une poésie de colère ou de révolte : « Les crucifiés sont las », elle ne témoigne que de cette tragique lassitude d'un peuple abandonné. Elle est terrible donc, tragique au plus haut point, une dépouille autour de laquelle s'agitent les bavardages immondes des barbares de tout poil. Elle a beau rappeler que les enfants gazaouis naissent sous les bombardements depuis 75 ans, leur drapeau défait, les nations tournent la tête et regardent ailleurs. Si le peuple palestinien n'a pas le droit à l'existence, quel autre peuple pourrait y prétendre ?
Tout autour, le silence de ces consommateurs qui marchent « dans le cortège funèbre du capitalisme palpitant ». Najwan Darwish ne marche pas lui : il n'a aucun pays à rallier. Pas même, écrit-il, comme exilé : « Je n'ai pas de pays pour pouvoir y retourner ». La Palestine ? Les palestiniens savent ce qu'il en est de leur « pays qui se multiplie dans la perte ». Kurdes, Arméniens, Amazighs, Najwan Darwish connaît ces peuples que l'histoire a voulu annihiler. Ils sont là pourtant, toujours, encore, debout pour la plupart, «fantômes» pour nombre d'entre ses frères palestiniens, qui savent de quoi ils retournent de l'être.
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Najwan Darwish, Tu n'est pas un poète à grenade, traduit de l'arabe par Abdellatif Laâbi, Le Castor Astral éditions, coll. Poésie, septembre 2023, 100 pages, 15 euros, ean : 9791027803613.
Étraves, Sylvain Coher
Fin de partie, Génèse 7,17 à 24 : «Et les eaux couvriront la surface de la terre»... Ne reste qu'un immense océan encombrée des restes abrutis de l'anthropocène, GPS détraqués, climatiseurs à la dérive, navires échoués, robots de toutes sortes, l'intelligence artificielle en déroute parce qu'il n'y a plus de réseau, plus d'antennes, plus de piles, plus rien, l'intelligence tout court en faillite et sur la mer, des royaumes de plastiques hérités des temps jadis. Sur ces ondes croise le Ghost, à l'étrave opiniâtre, toute coque fendue, sillonnant les eaux souveraines, attentif aux proies, aux dépouilles, aux navires ennemis, éternellement : la terre ou plutôt ce qu'il en reste, éparse et chiche, c'est un autre royaume, inaccessible : «Il y a ceusses de la mer, et ceusses de la terre», les Pousse-cailloux et les Fruits-de-mer, irréconciliables.
Bon... Une mise au point s'impose d'emblée : le conflit de territorialité mer/terre structure bien le roman. Voulu par l'auteur. Pour autant, ce ne sera pas ma lecture : il me paraît ramener le roman à un topos par trop éculé. Blanc/noir, blanc/rouge, blanc/jaune, Nord/Sud, c'est-à-dire riche/pauvre, c'est-à-dire blanc/noir-rouge-jaune etc. On retrouve cet attendu indépassable de l'espèce humaine, incapable de construire son identité autrement que sur le modèle de l'exclu nécessaire. Mais bon... Gardez-la en tête l'opposition, le dénouement est fait pour la valider.
Il y a donc l'immense océan, et puis des îlots ça et là. Et à la proue du Ghost, Petit Roux, qui tient d'un bras Câline et de l'autre un sabre bien affûté. Près de lui, l'Empereur et Blaquet le cuisinier, «humble délateur», qui raconte. L'Histoire. Ou ce qu'il en reste : ce récit. Câline vient de mourir. Petit Roux la serre contre lui tandis que quarante estomacs affamés, hérissés de bout de bois, de battes, de manches de pioche, de haches, serpettes, bref, tout objet contondant qui permettrait de venir à bout du sabre de Petit Roux, veulent lui voler son bout de gras : Câline. Elle est morte de toute façon, ce serait peine de la jeter à la mer par ces temps de pénurie...
Mais Petit Roux n'en démord pas : personne ne mangera sa mère, il veut l'enterrer, il le lui a promis. 15 ans, un claquefaim lui-même, acharné de la disette, juste la peau sur les os mais quand même, la peau... on n'imagine même pas les rumeurs de tuerie que cela signifie... A la faveur de la nuit, il réussit à voler un canot de sauvetage et à s'enfuir. Où va-t-il ? Il sait : on raconte qu'un bout de terre singulier existe de par le vaste océan. C'est vers ce bout de terre qu'il hisse sa voile, poursuivi le lendemain par l'équipage du Ghost.
C'est l'odyssée de cette poursuite que raconte Blaquet, aux temps de l'Inondoir, quand «les ceusses de la mer et les ceusses de la terre» n'étaient qu'un immense naufrage. Odyssée maritime, humaine, «tout ce qui flotte étant amené à disparaître», écologique : l'auteur a compulsé d'énormes encyclopédies pour approcher au plus près la vérité d'un monde piloté par une immense pression océanique. Odyssée initiatique bien sûr, l'enfant se construisant dans cette «déposition», de la mère cette fois, et qui, pour la première fois de sa vie, parvient à changer littéralement de point de vue sur le monde : lui qui est né sur l'eau sans infinie pour la borner, voit enfin la mer depuis un monde plus fini qu'il ne se donnait à voir.
Et puis une odyssée de l'imaginaire : une chasse au trésor ! Pirates sans Caraïbes, on songe à Conrad, au monde des flibustiers, des jonques, des radeaux qu'on jurerait sortis tout droit des romans de pirates, avant de réaliser qu'on lit un monde issu du nôtre, renvoyé à l'époque des galères, de la sueur et de la mécanique musculaire pour seul combustible.
Et pour finir, une odyssée de la langue. On est saisi par la métaphore, ce fil de décomposition que l'auteur suit avec talent. La langue donc qui se décompose et se recompose sous nos yeux, subclaquante, repêchant de vieux mots enfouis sous les siècles, achevant tout le vocabulaire maritime accumulé au cours de ces mêmes siècles et, lessivée, s'ouvrant à l'épiphanie de l'invention langagière, cette langue, le vrai trésor à découvrir, une écriture rythmée en pentasyllabes souvent, qui viennent rompre la ligne mélodique d'un phrasé alexandrin, volontiers. «Nous les matafs» signe un extraordinaire travail sur la langue, énorme sur le lexique, bousculant le français écrit trop mielleux pour accueillir un tel «débordement». Ici, l'écriture sent la laitance de morue, au lieu que le beau français flotaillerait plus volontiers sur son achalandage de locutions apprêtée. Une langue dure parfois, mais c'est la langue qu'il nous reste et avec laquelle il faudra nous battre quand tout sera renversé -«Ce vieux monde s'usera jusqu'à la corde», énonçait Shakespeare ; n'en doutez pas : on y va.
Une langue empruntant au vocabulaire de la navigation, précise, ciselée, mais surtout exempte de mignardises et n'hésitant jamais à nous confondre de mots inconnus, de sens non pas à trouver mais à éprouver, d'expressions désuètes sauvées d'on ne sait quel lexique dont seul l'auteur a eu vent.
Or donc, Petit Roux parviendra-t-il à mettre sa mère en terre ? C'est pas lui qui raconte. Prêtons plutôt l'oreille à Blaquet, qu'il l'accommode finement...
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Sylvain Coher, Étraves, Actes Sud, août 2023, 248 pages, 21.80 euros, ean : 9782330182274.