Les Émigrants, W.G. Sebald
« Et le reste n'est-il
Par le souvenir détruit ! »
C'est par ces mots que Sebald ouvre son recueil. Quatre nouvelles, quatre portraits entre enquête, documents, fiction, biographie, récit imaginaire et témoignages. Quatre destins d'exilés, poussés sur les chemins du renoncement par l'énorme cruauté de l'Histoire, la nôtre, tellement déchiffrable. Quatre existences « documentées » par des photos de mauvaise qualité qui déjà portent la trace de leur disparition : peu de signes sur ces images, peu d'image en fait, à l'image. On est frappé en regard par la méticulosité des descriptions, en rien métaphoriques et qui, à elles seules, consignent ce qui de vivre n'existe plus. Ce sont les images qui paraissent d'un coup oniriques, quand le récit fonde la séparation entre le rêve et la réalité.
Fin septembre 1970. Hingham. Couché sur la pelouse, le Docteur Henry Selwyn, est le dernier habitant d'un vaste jardin qui naguère nourrissait plusieurs familles, aujourd'hui retombé à l'état sauvage. Le narrateur, W.G., loue dans l'immense maison naufragée quelques pièces. Il Interroge. Qui est Henry Selwyn ? Un juif de Lituanie. L'an 1899 sa famille dut partir. Elle pensait accoster à New York, elle toucha terre à Londres. S'y logea sans jamais parvenir à s'y installer vraiment. Le silence des origines est assourdissant quand Henry raconte son histoire. Septembre 1970. Quelques mois plus tard, Henry se suicidait.
Paul Bereyter, janvier 1984. Cet homme voulut toute sa vie enseigner aux enfants, être instituteur. Mais parce qu'il avait un quart de sang juif, les nazis l'en empêchèrent. Paul était l'ancien maître d'école de Sebald. Une photo de classe l'atteste. Sebald enquête cette fois encore. Paul se sentait allemand. Il était rentré de son exil hors de l'Allemagne en 1939. Enrôlé dans la Wermacht, il avait combattu les ennemis des nazis, ces nazis qui avaient envoyé sa fiancée dans un camp. Qui saura l'expliquer ? Convaincu que sa place était ailleurs, il s'exila de nouveau, avant de revenir mourir dans sa ville allemande de S., où il se suicidera.
Ambros Adelwarth. Grand-oncle de Sebald. Exilé parce qu'il ne pouvait vivre son homosexualité. Le récit le plus long de cet ensemble. Le plus intense. Au service d'un très riche new-yorkais, Ambros permit à toute sa famille de trouver un refuge en Amérique. Il aura vécu toute sa vie dans la passion d'un homme devenu fou, qu'il suivra un matin : « I go to Ithaca », l'hôpital psychiatrique monstrueux qui pratiquait sur ses patients le soin par électrochocs, qui les tuait. Non pas un retour donc à Ithaque, mais une sorte de suicide pour, ayant perdu l'être aimé, y « Annihiler toute capacité de réflexion et de souvenir ». Les dernières pages sont absolument sublimes.
Max Ferber. Un moment de fracture là encore, dans les décombres d'une ville ouvrière en ruine : Manchester. Max vécut dans une maison où séjourna Ludwig Wittgenstein. Il s'y enfermait nuit et jour, crayonnant ses dessins à la mine de plomb dans une ville recouverte de poussière. Max n'en sortit qu'une fois pour un long voyage aux abords du lac Léman et à Issenheim, pour y contempler le retable de Grünewald. Le narrateur découvrira le carnet fictif, rédigé par Sebald, de la mère de Max, déportée depuis son ghetto dans un camp où ses parents seront exterminés.
Que dire de cette œuvre ? Les grands écrivains que j'admire l'ont tenue pour une œuvre d'exception, de Susan Sontag à Arthur Miller. Elle l'est. Marquée par les débris d'un siècle d'horreur. Elle l'est, jamais jugeant, jamais condamnant mais narrant, avec retenue mais non sans lyrisme, l'impossible résilience. Ceux qui ont perdu leur monde ne purent y survivre. Érudite, fragile, l'écriture est devenue ce territoire refusé, enfoui, d'une mémoire fantomatique.
On a dit de la langue de Sebag qu'elle était sinueuse. C'est-à-dire ? La métaphore vaudrait-elle la peine d'être creusée ? Sinueuse au sens où elle se détournerait beaucoup, mais de quoi ? Il y a, oui, quelque chose du détour dans ces récits qui donnent à voir un monde raconté par l'Autre et dont chaque fois Sebag se fait le témoin. Du détour poétique : la prose de Sebald est méditative, ses phrases sont longues, « lentes », patientes, appelant le lecteur à plonger lui-même plus avant dans sa propre contemplation du monde silencieux des émigrés.
Et puis il y a ces images. Lessing, dans son Laocoon (1766), avait thématisé cette rupture entre dire et montrer. Le discursif n'est pas l'iconique. Se complètent-ils ? Ici Sebald nous invite à contempler ce que l'image, dans son impuissance à être, parvient cependant à nous faire dire. Et le texte à nous faire voir. Qu'y a-t-il de commun entre les deux, que nous dévoilerait la prose de Sebald ?
Le déchirement de l'intime : l'exil est le lieu d'un mourir infligé. Où l'effacement s'inscrit en maître des horloges. La lecture des images en est la première victime. A laquelle la langue tente de porter secours. Et avec l'image, ce qui disparaît, c'est la personne, dont l'écrit, territoire métaphorique de l'émigré, se charge comme d'un fantôme. Mais il ne reste à sauver que cette patrie : la littérature, où exister malgré «l’habilité avec laquelle tout a été rendu propre».
Où résister à l'engloutissement et à la séparation.
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W.G. Sebald, Les émigrants, Folio, F11, traduit de l'allemand par Patrick Charbonneau, mars 2003, première édition Actes Sud, 1999, ean : 9782070425228
Austerlitz, W. G. Sebald - La Dimension du sens que nous sommes (joel-jegouzo.com)
France Culture :
W. G. Sebald (1944-2001) : Une vie, une œuvre (2012 / France Culture) (youtube.com)
Le Songe d'une nuit d'été, Emmanuel Demarcy-Mota, Théâtre de la ville, Paris
La féerie de l’œuvre l'emporte, littéralement, dans la mise en scène d'Emmanuel Demarcy-Mota, la sublime si l'on veut, portée par une scénographie éblouissante qui vient comme épurer sinon dissimuler la portée philosophique du Songe. Onirique mise en scène, d'un drôle absolu qui compose, s'arrange plutôt, avec l'habituelle surcharge interprétative du texte pour la camoufler, presque la passer sous silence, le relatif mutisme de la cocasserie du texte shakespearien, son côté volontiers bouffon et graveleux servi en outre par une traduction qui plonge ses effets de parole dans notre vocabulaire contemporain usuel. Cette dissimulation dont je parle est un peu à l'image de l'interprétation qu'Élodie Bouchez donne du personnage d'Héléna, estomaquée devant les avances inouïes de Démétrius et Lysandre soudain tous deux amoureux d'elle, transis, prêts à en découdre pour celle qu'aucun des deux jusque là ne voyait. Élodie Bouchez joue à la perfection l'ahurissement. Ben mince alors... Et tient du coup tout le plateau, toute la comédie, la transporte et nous réjouit.
Le Songe, on l'a dit, c'est l'amour et le désir disséminés comme l'aigrette du pissenlit, au vent portée ici, se posant là, ou là et là encore, dans une dispersion que rien ne saurait contenir, pas même les barrières entre les espèces. Même si, magistralement, la métamorphose de Bottom en âne se présente sous son masque le plus inquiétant.
Que vaut l'amour, si inconstant ? Que vaut son théâtre ? Pas de mise en abîme pourtant dans cette mise en scène parfaitement fluide, où les lieux se défont plus qu'ils ne se font. La puissance philosophique du Conte y est presque gommée par tant de drôlerie. Magie, vérité, le symbolique, l'imaginaire, le réel, tout se chevauche, se contamine, s'entrecroise, le désir erratique in extremis rattrapé par la manche. Tout finirait bien ? A l'équilibre seulement. Dans son adresse au public, Puck lui souhaite bonne nuit. «To sleep, Perchance to dream»... Mais Shakespeare intercalait dans cette suite «to die» aussi, un trou, celui du mur à travers lequel les amants se parlent, ou de la mémoire, jamais refermé, ouvrant à l'inquiétante étrangeté de cette nuit d'été.
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William Shakespeare, Emmanuel Demarcy-Mota • Création, TDV- SARAH BERNHARDT - GRANDE SALLE 16 JANV.10 FÉVR. 2024
Début de siècles, Arnaud Cathrine
Siècles au pluriel. Deux en fait : le nôtre et celui de Jean Cocteau et de Raymond Radiguet.
« Je n'existe plus », ouvre la première nouvelle : notre siècle se déballe dans un immeuble insalubre et une chambre de bonne conçue comme un refuge. Ce siècle se défait plus qu'il ne s'inaugure dans un paysage urbain en ruines. Chez nous. Pas ailleurs. Juste là, ici. Porté par une comédienne qui fait sécession, refusant de jouer le jeu, de jouer tout court. Grande lectrice de Goliarda Sapienza, elle est libre désormais, puisque redevenue personne.
C'est sur ce même paysage de ruines, mais intérieures, que ce recueil de onze nouvelles va se conclure. Barthes en mémoire : «J'y suis», si intime, si poignant, réalisant que ce qui devait être un date s'achève en bouscueil : «quelque chose était fini : l'amour d'un garçon». Que devient-on quand l'amour déserte, quand fuit le désir, l'appel de l'autre ?
1920. A notre comédienne répond Jacques Rigaut : «Je serai un grand mort». Est-ce tout ce qu'il nous reste ? Tout quitter là encore. S'évader. Ou n'être que de passage, comme Vincent dans le troisième acte, fort de son ironie détachée.
Fuir toujours, comme Klaus Mann en 1932 : «Je ne suis pas l'Europe», du moins pas celle qu'ils nous ont concoctée, cette Union contre les peuples, qui résonne sous nos pas aujourd'hui comme une bête immonde. Fuir, ou partir en vacances, vivre dans l'insouciance de nos désirs adolescents ? Pas même. A tout, prix pourtant. On aimerait pouvoir encore courir, rêver, même un peu ? Peut-être même pas.
Au fond, c'est la problématique du XXIème siècle que déroule l'auteur. Ce qu'il reste de ce que l'on a cru -comme l'idée que l'on pouvait ne vivre que pour soi. Ce pour soi du siècle précédent qui nous a tant fait perdre et nous hante encore avec son imaginaire de guerre, de ruines, qui s'amoncellent déjà.
«J'ai le soleil en moins», écrit dans une lettre Jean Cocteau : il faudrait fuir, mais il ne le peut plus. Fuir l'illusion de la douceur de Radiguet.
Parce que l'on n'aurait « pas besoin d'amour » ? Au pied du Mont Ventoux, énoncé dans un très tendre récit dont on goûte jusqu'à l'ivresse la simplicité et la limpidité.
Onze nouvelles qui ont en commun, au-delà de la ruine, le refuge de la langue, sa beauté, sa fluidité, son miracle.
Arnaud Cathrine est un écrivain précieux. Non pas au sens d'une préciosité qui lui supposerait une vie littéraire faite de vanités, mais pour reprendre monsieur Bray qui tenta de théoriser ce mouvement littéraire si injustement moqué par la suite, au sens, un peu, d'une préciosité de figuration attachée à une certaine esthétique, plus qu'à une éthique de la vie. Mais l'un dans l'autre, n'est-ce pas... J'ai lu ses nouvelles comme des anti-scènes de fêtes galantes, entre mesure, politesse et ironie, attentives au raffinement de la langue, des évocations, fuyant les artifices dans cette volonté si affirmée de se créer un monde qui ne fût pas qu'à soi. Le goût de l'élégance littéraire, celui des portraits, de l'éloge, dans cet attachement à l'amitié tendre comme au salon de Mademoiselle de Scudéry.
Un art de vivre, que ce raffinement des idées et du langage. Et tout comme au salon de Scudéry, on y retrouve la subtilité d'une écriture qui s'est mise au service d'un discours sur l'amour. Mais nul langage ampoulé ici. Pas de jargon. Pas d'affectation et surtout pas le refus du sensuel. Pas de formules brillantes. La recherche de l'effet se cantonne aux titres des nouvelles si curieux -«J'y suis» : si fragile.
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Arnaud Cathrine, Début de siècles, Verticales, décembre 2021, 308 pages, 20 euros, ean : 9782072945618.
Une histoire subjective du Proche-Orient mais néanmoins valide...je pense, par le théâtre Théâtre Majâz, Théâtre Jean Vilar, Vitry-sur-Seine
La compagnie Le Théâtre Majâz a été fondée en 2009 à Paris, par l’autrice et comédienne franco-libanaise Lauren Houda Hussein et le metteur en scène israélien Ido Shaked. C'est dans une grande mesure leur propre rencontre qu'ils racontent dans cette pièce, une rencontre improbable, imaginez : en 2006, le personnage en scène fêtait ses vingt ans à Beyrouth, au moment même où l'armée israélienne attaquait le sud Liban, y massacrant des milliers de civils innocents, dont des membres de sa famille. Rentrée sur Paris, elle tombait amoureuse d'un israélien et l'accompagnait en 2007 à Jérusalem (Al Qods en arabe, surtout si l'on veut parler de ce que l'occident nomme abusivement Jérusalem-Est) puis dans sa famille à Saint-Jean-d'Acre, y découvrant un beau-frère qui, en 2006, avait combattu avec Tsahal et tué des civils libanais sans état d'âme... Comment un tel amour pourrait survivre aux horreurs de cette histoire ? A Paris, c'est ensuite la mémoire de son père qu'elle affrontait, imposante, omniprésente, avec derrière elle, celle d'un lignage qui n'avait cessé d'hypothéquer leur vie. Que faire d'une telle histoire ?
Une histoire de for intérieur au fond, de ce vieux mots français qui n'a plus guère cours aujourd'hui, et qui plus est du for intérieur d'un sujet féminin contraint de détricoter en lui la femme, la fille, le lignage, le récit familial pour espérer exister, tout autant que le récit colonial du vainqueur (Israël) ou les représentations des opprimés libanais pour demeurer politiquement juste.
Une histoire de for intérieur féminin, dont la chronique est récente, à peine plus de soixante ans en France : le milieu du siècle dernier aura été en effet celui de la promotion dans l'espace public du for intérieur des femmes, étrangères aux élites cultivées s'entend. Avant cela, ce for interne féminin n'était guère convoqué qu'autour de l'impératif de procréation, ou du nom du père, la femme devant rester sur son quant à soi. Avec Mai 68, écrivait l'historien Antoine Prost, c'est le moment où on s'est mis à parler à table. Ou les femmes et les enfants se sont mis à parler.
Pourquoi parler de for intérieur ? Parce qu'il s'agit ici d'une parole intime portée en public au théâtre, d'une parole qui se fait jour encore, qui fraie son chemin, fragile et qui, comme le suggère l'emploi du mot for, s'exprime sur fond d'un tribunal intime où la conscience s'est érigée en juge.
Quelle étrangeté tout de même, que cette expression de for intérieur qui me semble pourtant traduire avec une grande justesse ce qui se joue dans cette pièce. L'étymologie ici nous aide à le comprendre. For vient du latin forum, dans ses deux acceptions de place publique, et de tribunal. Autrefois existait l'expression de for externe, qui marquait mieux encore l'idée d'une juridiction de la justice des hommes. Et il n'est pas indifférent que ces racines aient pesé sur nos consciences : l'idée d'un espace public extérieur est ainsi devenue à travers cette expression de for intérieur, la métaphore de l'espace intérieur ! Comme une part despotique de la personnalité, ce tribunal marquant l'inclusion du monde extérieur dans le monde intérieur : l'inquisition de la pensée sur ses propres contenus...
Il existe toutefois d'autres pistes qui nous aideraient à comprendre les enjeux d'une telle scène. Pour le linguiste Benveniste, for, en latin, découlait aussi d'un verbe exprimant le fait de parler. Et dont les dérivés notables étaient autant facundus (disert), que fabula (conversation) ou infans (l'état de l'enfant qui ne parle pas encore)... C'est sans doute cette trajectoire de sens, de l'infans à la fabula, qu'il faut entendre ici proférée sur la scène de théâtre et que Lauren Houda Hussein, comme auteur et comédienne, explore. De cet autrefois de l'enfance sous la férule du père, des réquisits culturels propres à sa double appartenance et de cette succession ancestrale dont elle doit s'emparer pour renaître, là, sous nos yeux, on la voit se débattre. Être soi dans une perspective transculturelle. Objet désormais de ses propres constructions, donnant forme à son texte à partir de la situation d'écriture qui lui est propre. Normes, attentes, imaginaires, représentations, quelles possibilités se font jour ?
Mais du for intérieur, Lauren Houda Hussein se détache : ramener la vie psychique sous la seule juridiction de la conscience serait sans issue. C'est pourquoi son théâtre s'aventure aux portes de l'indicible. Des trous, des vides, des silences. Voire, sur scène, la beauté de l'interprétation musicale de l'oudiste. Lauren Houda Hussein ne parle pas pour enseigner, mais pour apprendre. Et se faisant, rompt avec la conception égocentrique occidentale de l'individu. Sa modernité relève de ce que l'on nomme désormais dans le monde anglo-saxon Multiple modernities, qui place les catégories de personne et de genre au centre de leurs recherches. Elle rompt aussi avec la pensée colonialiste qui suggérait que l'écriture de soi ne pouvait être liée qu'à l'individualisme occidental (cf les travaux du groupe de recherche de l'université libre de Berlin fondé en 2003 autour de l'écriture de soi, dans une perspective transculturelle).
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De et avec Lauren Houda Hussein
Mise en scène Ido Shaked Musique de Hussam Aliwat
Pleine terre, Corinne Royer
Le livre s'ouvre sur une dédicace forte : «A ceux qui luttent, à ceux qui tombent»...
Jacques Bonhomme est en cavale. C'est cette cavale qui est racontée, au jour le jour, neuf très exactement, avec les flics armés pour l'abattre à ses trousses, qui chaque jour se rapprochent un peu plus de lui. Jacques est agriculteur. Ils le sont depuis des siècles dans sa famille. Mais là, il n'a plus supporté, à égrener le nombre de suicides autour de lui, le nombre de cancers, la course au rendement, l'endettement chronique, la monoculture de masse... Il avait pourtant essayé, avant d'être convaincu «que cette modernité était dépassée, qu'elle était même le contraire du progrès ». Les sols malades, les forêts malades, les bêtes gavées d'antibiotiques, les pesticides partout. Un temps il avait cru à la lutte, s'était engagé, avait même fini porte-parole de la Confédération paysanne, avait milité pour un autre modèle. Un temps et puis...
«Les bêtes sont le Christ», hurlait-il aux flics qui le poursuivaient. Tout avait commencé par un contrôle administratif. Il s'était fait épinglé pour un retard dans sa déclaration. Un simple retard qui lui avait valu une grosse amende. Et la spirale de l'endettement, prenant conscience de l'injustice : après tout, c'était eux, les petits paysans, qui faisaient vivre les banques, le marché des pesticides, l'agro-industrie, la grande distribution... Partout des cohortes d'inspecteurs s'abattaient sur leurs champs. Vérifiant s'il ne manquait pas un vaccin, si l'on gazait bien les cochons au lieu de les saigner, si on élevait bien les poussins sur des tapis roulants. «Les bêtes sont le Christ» torturé, crucifié...
Avec la Confédération, il avait sauvé comme il avait pu le vieux Baptiste du cyber-élevage qu'on voulait lui imposer. Mais aucune victoire n'était durable avec ces gens-là. Partout des bêtes se retrouvaient confinées dans leurs élevages en attendant d'être abattues, faute de pouvoir exhiber les bons papiers...
La réalité, c'est qu'on enterrait vivant le monde paysan. La traçabilité, la sécurité alimentaire n'étaient que des leurres pour se débarrasser de la petite agriculture familiale.
Jacques avait reconverti sa ferme, pratiquait les circuits courts, biologiques. Mais l'été 2016, les contrôleurs étaient venus avec les gendarmes. Le contrôle s'était mal passé, cinq bêtes avaient fini dans la rivière. Jacques avait sorti son fusil et refusé de se rendre «complice d'un modèle qui entasse les bêtes vivantes comme des bêtes mortes».
Il devait maintenant payer au prix fort cette révolte.
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Corinne Royer, Pleine terre, Actes Sud, août 2021, 334 pages, ean : 9782330153908.
1983, compagnie Nova, Alice Carré, Margaux Eskenazi, Théâtre Jean Vilar, Vitry-sur-Seine
Théâtre politique, théâtre documentaire, théâtre citoyen. La compagnie Nova nous a invité, le 5 décembre 2023, à un grand moment d'Histoire, où non seulement recouvrir notre passé commun à travers celui des immigrés de France, mais nous interroger sur les représentations abusives qui nous tiennent encore lieu de récit national, dans l'exclusion des populations expulsées de ce récit, politiquement, économiquement, sociologiquement (l'INSEE dès les années 1980 s'évertua par exemple à gommer les prolétaires et les classes sociales pauvres de ses états des lieux, pour ne donner à contempler qu'une immense et fantasmatique classe moyenne), etc.
Théâtre du monde tout simplement, le spectacle proposé n'ouvrait à rien moins qu'à la nécessité de reprendre à nouveaux frais l'imaginaire des années 1980 et de leurs luttes, pour ne plus jamais les laisser entre «leurs mains», entendez : celles du néolibéralisme et de ses sirènes qui ont fait aujourd'hui long feu et nous conduisent tout droit aux catastrophes qui s'amoncellent, depuis le tournant de 1983.
«L'Histoire, affirmait l'historien Marc Bloch, c'est la dimension du sens que nous sommes». Cette dimension que précisément, la compagnie Nova nous invite à parcourir, ce sens qu'il nous faut désormais dans l'urgence, réinventer.
1983. L'année de la Marche pour l'égalité. Une mobilisation sans précédent qui vit les enfants des immigrés, essentiellement maghrébins, s'organiser, qui vit la jeunesse rêver une société meilleure et bousculer le vieux monde (Gramsci) qui n'en finissait pas de mourir depuis Mai 68 et qui pourtant, dans le clair obscur que la présidence socialiste lui offrait, couvait déjà les monstres que l'on voit aujourd'hui parader : l'extrême droite néo-nazie, l'illibéralisme décomplexé piétinant tous les droits humains, la misère comme mode de gestion des populations et le dérèglement climatique pour apocalypse finale. Des monstres qu'il nous faudra affronter pour accoucher de cet autre monde déjà appelé par les marcheurs de 1983, qui tarde, qui tarde et dont chaque journée de retard signe un deuil à venir toujours plus terrifiant.
1983, l'année du grand virage à droite, l'année de toutes les trahisons, mais aussi l'année tragique des renoncements et de nos échecs. Jamais scène de théâtre n'avait proposé un résumé aussi clair, aussi édifiant de ce tournant de l'histoire politique en France. Mais scène n'est pas le bon mot. Il n'y avait pas au loin les comédiens et quelque part dans l'ombre, les spectateurs. A bien des égards, il n'y avait que des espaces contigus souvent franchis, poreux, ouvrant au même partage, celui de l'effarement devant un pays dans lequel plus personne ne se reconnaît aujourd'hui, devant une (f)Rance qui, ayant perdu la guerre contre l'Algérie, se fit depuis cette défaite un devoir de faire la guerre aux algériens, une guerre coloniale en fait, qui n'avait pas cessé de faire des morts dans ce qu'avec mépris l'état allait bientôt appeler «les quartiers»... Et par «algériens», entendez tous les non caucasiens qu'elle rejetait. Et que lui importait que ces derniers fussent en réalité des enfants de la République : ils devaient payer l'humiliation de ces quelques aînés incapables d'assumer le désastre qu'ils nous besognaient pour toute identité.
Jamais théâtre ne fut plus déchirant que celui de ces années dont le tragique nous a sauté aux yeux d'un coup : en 1984, la Marche pour l'égalité s'échouait en récupérations odieuses. Mais tragique n'est le mot qui convient qu'à la condition d'en prendre la mesure qui nous fut proposée par la compagnie Nova d'en rire aux larmes... Oui, nous avons ri avec les comédiens, non pour ignorer les échecs, les souffrances, mais pour leur faire résolument face, pour affirmer que l'on pouvait tenir debout, et non effondré.
Pathétiques, ces quarante années passées, absurdes comme une fin de partie (Beckett). Mais que nous ne sommes pas prêts d'accepter.
Superbe spectacle, mais ce n'est pas le bon mot cette fois encore. 1983 constituait le troisième volet d'une écriture singulièrement engagée dans une réflexion, celle d'«écrire en pays dominé». Là où nous sommes. Là où nous en sommes.
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Crédit photographique : à partir des photos de Loïc Nys
texte : 1983, Alice Carré, esse que éditions, septembre 2023, 10 euros, ean : 9791094086636
Les mains de Céphise dans l'Adromaque de Braunschweig
Une mise en scène magistrale, des acteurs éblouissants, Andromaque révélée. La critique a unanimement applaudit la création que nous livre Stéphane Braunschweig de cette pièce de Racine.
Il y a beaucoup à dire sur cette pièce et sa mise en scène, mais beaucoup a été dit déjà. Je voudrais donc juste témoigner d'une émotion qui m'a saisi devant le jeu scénique de Boutaïna El Fekkak, interprétant Céphise. Oh, il y aurait beaucoup à applaudir au jeu de tous les acteurs, et signaler le sien n'est pas l'opposer au talent des autres. Mais encore une fois, je voudrais juste tenter de saisir quelque chose dans ce jeu qui m'est apparu comme fondamental.
J'ai été littéralement subjugué par l'interprétation corporelle du personnage de Céphise par Boutaïna El Fekkak et c'est de cela que je voudrais parler : du peu de mots de son personnage et de leur poids charnel, si magistralement interprété.
Dans un Discours aux chirurgiens du 17 octobre 1938, Paul Valéry écrivait : «Je me suis étonné parfois qu’il n’existât pas un « Traité de la main », une étude approfondie des virtualités innombrables de cette machine prodigieuse qui assemble la sensibilité la plus nuancée aux forces les plus déliées. Mais ce serait une étude sans bornes. La main attache à nos instincts, procure à nos besoins, offre à nos idées, une collection d’instruments et de moyens indénombrables. Comment trouver une formule pour cet appareil qui tour à tour frappe et bénit, reçoit et donne, alimente, prête serment, bat la mesure, lit chez l’aveugle, parle pour le muet, se tend vers l’ami, se dresse contre l’adversaire, et qui se fait marteau, tenaille, alphabet…»
C'est dans la scène 8 de l'acte III que tout m'est apparu, pour se poursuivre ensuite au IV,1., quand Andromaque réalise la cruauté du dilemme que Pyrrhus lui impose. «Quoi, je lui donnerai Pyrrhus pour successeur ?» (v. 984). «Hé bien ! Allons donc voir expirer votre fils», rétorquera Céphise (v. 1012). Voir quoi au juste, sur le tombeau d'Hector ? Peut-être jusqu'où l'amour peut pousser sa barbarie (v. 1041) ? Plus tard -(V,1)-, ces deux femmes s'affronteront, Andromaque révélant à Céphise qu'elle épousera Pyrrhus avant de se donner la mort. Céphise horrifiée tout d'un coup, déchirée, aux tirades courtes, presque haletantes, opposera aux longues tirades d'Andromaque l'immense gestuelle de ses mains, syllabaire de sa souffrance.
C'est de cette gestuelle que je veux parler : de l'agonie (au sens grec du terme) qui se joue entre ses mains. Les doigts comme vivants à part eux, détachés les uns des autres, autonomes. Elles frappent, ces mains, tordent, mesurent, reçoivent, se font marteau et tenaille, quête, danse, se touchent, s'empoignent, se réconfortent, se repoussent. Toute la gamme des sentiments qu'éprouve Céphise s'y exprime. Des mains dont la chorégraphie ne parvient pas à masquer l'anatomie : nous sommes face à un déchirement et l'effort de ne rien lui céder. Métacarpes, phalanges proximales et moyennes, distales, ces mains ne sont plus ces outils que l'on a cru épeler, mais un combat charnel et psychologique. Elles façonnent son angoisse, lui donne corps, s'y refusent, la soupèsent. Elles sont un niveau d'exigence qui s'est laissé traversé par les affres dans lesquels Céphise est précipitée. Chair qu'elles sculptent, façonnent, repoussent, portent et rejettent. Elles balbutient, se reprennent, tentent de figurer l'impossible, l'incommunicable et son désespoir, hésitent, affirment la colère, éprouvent une charge émotionnelle incroyable, articulant les émotions en mimodrames de prières et d'abandons, de rages et d'implorations, esquisses ferventes et paumes implorantes. Non les mains de la chapelle Sixtine dont les index ne se touchent pas, à peine celles, jointes, de Dürer. Elles sont, pathétiques. Ni pinces, ni prises, les paumes ouvertes et puis les poings fermés, le pouce effacé, la main retirée dans un réflexe de frayeur, ouverte, fermée, offerte dans un signe d’impuissance, l'index pointant, accusateur, pour se reprendre ensuite, blessé, happé. Un doigt comme une caresse rassurant le dos de l'autre main, le plat de l'autre main, verrouillant, renonçant, cherchant encore, éperdu.
Il n'y a plus de différence, sur la scène, entre ces mains et le dire théâtral. Des mains qui palpent un coin de tissu, un pli revêche, avant de retourner contre elles la palpation éperdue. Comment deux mains peuvent-elles vouloir s'étreindre, se rapprocher, s'accorder, se serrer l'une dans l'autre, s'aimer peut-être ? Elles sont la caresse de l'être dans le néant qui a surgi. Alors, descendre profondément dans la compréhension de ce moment. Se frayer un chemin jusqu'à Andromaque pour retrouver le pouvoir d'épouser encore le monde. C'est la pensée qui advient à ces mains et qui s'avance vers cette chair qui voudrait disparaître : celle d'Andromaque.
Ces mains sont l'essentiel, débordant toute connaissance. Et qui pourtant, s'étreignant, ne parviennent même pas à abolir la distance qui les séparent l'une de l'autre ! Proches et si loin d'Andromaque, elles signent dans l'infranchissable distance leur séparation radicale et se faisant, ouvre miséricordieusement un chemin vers autrui. Autrui c'est Andromaque, dans son absence déjà, dans l'insupportable distance, dans cette séparation où se pose la question de l'éthique.
Des mains qui jouent le premier rôle, dévoilent l'enjeu de l'œuvre, recentrant l'attention sur les corps, puissants, malmenés, solitaires, effarés. Ces mains qui savent, intimement, les raisons du cœur qu'elles révèlent dans ce jeu silencieux, et la situation théâtrale à laquelle engage cette pensée. Elles ne sont pas des signes, comme peut l'être le langage. Elles sont la chair et sa possibilité d'avoir lieu comme être.
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mise en scène et scénographie Stéphane Braunschweig
création à l’Odéon
16 novembre – 22 décembre
avec Jean-Baptiste Anoumon, Bénédicte Cerutti, Boutaïna El Fekkak, Alexandre Pallu, Pierric Plathier, Chloé Réjon, Jean-Philippe Vidal, Clémentine Vignais
crédit photographique :
Andromaque, photo Simon Gosselin
- A.Dürer, Hand of Apostle 1508
La main : Fonction – Symbole, Michel Merle
Dans Hegel 2018/1 (N° 1), pages 97 à 106
- Mis en ligne sur Cairn.info le 27/08/2020
- https://doi.org/10.3917/heg.081.0097
- Le toucher – lecture croisée de Levinas et Merleau-Ponty, Jérôme de Gramont,
revue Eros 20/2012, p. 39-53
sur le net : https://doi.org/10.4000/alter.1009
D'Ambre et de feu, Agnès Domergue, Hélène Canac
Magnifique album jeunesse, tant par les illustrations aux superbes planches en teintes automnales, que par le propos : «nous ne sommes que de passage, c'est la Terre qui nous possède»...
Il pleut, ça sent le pétrichor, cette odeur de terre après la pluie, d'humus aquifère.
Kitsune est une enfant, mais une déesse, la dernière de sa lignée, habitante d'un royaume auquel un mauvais roi a mis le feu. Littéralement : la forêt brûle, le village de Kitsune est en cendres et sous ses pas s'ouvrent des pièges, des déchirures, des trappes. Sauvée, Kitsune se voit offrir par des serpents une pierre d'ambre magique, que la fille renard va perdre et retrouver chez les Onibi, qui n'acceptent de la lui rendre qu'à la condition qu'elle ramène le cœur du fils du Roi, Koyo. C'est le prix à payer pour libérer les siens et recouvrir sa liberté. Kitsune part accomplir sa quête, mais ramenant Koyo, elle découvre en lui tout l'opposé de son père : un garçon aimable et tendre. Comment livrer un garçon aussi innocent, aussi plein de bonté, d'attention à autrui ?
De péripéties en péripéties, Kitsune doit choisir et fini par se proposer en sacrifice. Hélas il est trop tard, l'enfant a été transformé. Vraiment trop tard ? Kitsune veut rendre la pierre d'ambre : à quoi bon dans ces conditions ? Faut-il accepter que l'injustice demeure, quand bien même elle ferait partie du monde ? Kitsune finira par brûler la pierre d'ambre et renoncer à son immortalité. Le récit nous mènera de révélations en coups de théâtre, au seuil du renoncement de Kitsune : ni chasseur ni proie, on doit pouvoir vivre autrement.
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Agnès Domergue, Hélène Canac, D'Ambre et de feu, éditions Jungle, 2022, ean 9782822234061.
La Folle rencontre de Flora et Max, Martin Page, Coline Pierré
L'une est en prison pour mineurs, l'autre n'arrive plus à sortir de chez lui. Et l'une et l'autre vont correspondre, follement, se raconter, se confier, s'analyser. Ils ne se sont pas vraiment connu(e)s, mais étaient élèves dans le même lycée. D'une manière drôle et fascinante, ils commencent par échanger des photos floues d'eux. Faut-il en préciser la symbolique ?
Max vit son enfermement comme une liberté. Flora, incarcérée, veut sortir. Sortir... Bien que pour l'une et l'autre, ce soit le monde qui est raté, qui ait raté.
Max dévore Mary Shelley, Flora, Sylvia Plath et Pessoa, lucide sur sa condition féminine : «être une fille n'est pas un appel au viol, ni même à la drague !» Que serait alors la liberté sous cette condition ?
Elle se rappelle le lycée, les filles qui la moquaient en groupe, le harcèlement, les garçons si mauvais.
Sortir pour retrouver ce monde ? Flora veut être libre, partout, se sentir libre et non contrainte, ni sur la réserve, toujours.
Aux yeux de Sam, «le monde est effrayant : il lui manque un plafond.» Être libre serait aussi à ses yeux n'être plus contraint de faire bonne figure, se soustraire au jeu des relations sociales truquées, si souvent vides et hypocrites. Lui voit les adultes comme des somnambules égarés n'osant pas même ces gestes de suppliciés au-dessus de leur tête, qu'évoquait Artaud. Il comprend néanmoins que Flora veuille sortir. Encore que... Lui demandant de classer ses arguments : qu'est-ce qui vaut la peine de sortir ?La nature répond Flora. La nature. Et puis les librairies. Un enchantement.
Tout au long du récit, d'une main l'autre passe une poupée, très beau, très poignant fétiche, qui va représenter Max à l'enterrement de sa grand-mère, Max ne pouvant, psychologiquement, s'y rendre. Suivez le fil de cette poupée, tant il est fabuleux, littéralement.
Flora finira par écrire une lettre d'excuses à la fille qu'elle a agressée au lycée et qui lui a valu sa peine de prison. Elle va sortir, s'y prépare, tandis que Max s'y prépare lui aussi, cherchant des solutions pour affronter le monde extérieur. Et l'un et l'autre forment un projet d'avenir : une école alternative.
«La liberté, c'est la possibilité de s'isoler», écrivait Pessoa. Le roman s'achève la veille de la sortie de prison de Flora. On ne verra pas leur rencontre, qui très pudiquement, romanesquement, leur appartient.
Un roman tout en force et pudeur, puissant et subtil, écrit à deux mains dans une grande unité de style.
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Martin Page, Coline Pierré, La Folle rencontre de Flora et Max, éd. L'école des loisirs, poche, mai 2022, 200 pages, ean 9782211235174.
Comme un oiseau dans les nuages, Sandrine Kao
Sandrine Kao explore les traumas transgénérationnels. Un roman, certes, mais qui prend place dans une généalogie bien réelle. Un roman jeunesse, littérature young adult magnifique de profondeur et d'invention, qui scrute l'Histoire avec une lucidité inouïe, et celle de générations de femmes martyrs, tant l'Histoire est celle de leur leur domination.
Anna-Mei a 16 ans. Elle raconte le ciel immobile, la traîne des avions qui s'effiloche et se dilue avant de s'évanouir. «Je suis folle». Qu'est-ce qui soudain s'est éveillé en elle, au moment où sa vie semble être à un tournant, avec cette échéance d'un concours qu'elle ne sait ni vouloir réussir, ni vouloir échouer, avec sa relation à Simon, dont elle scrute, anxieuse, la sincérité ? Le confinement semble alors arriver au bon moment pour elle, qui voulait se couper du monde, faire le point. Est-elle folle ? Ou bien ? Chercher ailleurs ? Dans ces non-dits qu'elle sait à présent deviner, sa mère décédée dont on ne parle qu'à mi-mot, sa grand-mère, tellement secrète sur son histoire. Oui, le confinement est le bon moment pour scruter ce qui n'est pas passé, ce qui toujours revient, hante et obsède. Anna-mei interroge Ama, sa grand-mère, qui raconte la Chine du début du XXIème siècle où tout a commencé pour «elles», plus que pour le nous familial, tant l'épreuve aura été celle des femmes dans cette histoire. Elle raconte prudemment la branche maternelle. Zhau, cette aïeule qui refusa de se bander les pieds, du moins, ôtait ses bandelettes la nuit et dont les pieds devenus trop grands eurent des conséquences dramatiques sur sa vie. Elle raconte cette histoire des femmes chinoises aux pieds meurtries, nécrosés, mortes souvent de septicémie. Cendrillons inversées qui connurent des fins tragiques pour la plupart. Ama raconte Liying, la fille de Zhou dans la Chine envahie par le Japon, les massacres de Nankin. La fuite, encore, toujours, leur survie et la culpabilité qui s'y était attachée ! Elle raconte les amours ratés de mère en fille, les «échecs» de ces mêmes femmes rompues par la société, la «disparition» de Liying et sa fille Lin, recueillie par Zhou, déjà une histoire de fille élevée par sa grand-mère. Elle raconte le Grand Bond en avant (1959-1961), la famine, leur maison transformée en charnier. La fuite, encore et encore. Lian, la fille de Lin, et Mei, cette enfant si belle qui fuit la Chine à son tour pour Taïwan, seule avec deux filles, et qui finit internée dans un hôpital. Et Mei, la mère de Ama, elle-même orpheline et Lian et sa sœur jumelle partie vivre à Tokyo pour un garçon qui l'abandonna aussitôt. Et Ama, à se raconter, réalise que le trauma familial la rongeait elle-même et qu'il est temps de tout livrer, de tout révéler, de tout mettre à plat pour se débarrasser de la résignation et du malheur qui aura tant accablé les femmes de son lignage.
Alors Anna-Mei saura pour sa mère. C'est son père qui le lui avouera. Elle saura qu'elle n'est pas folle, qu'aucune de ces femmes n'a été folle et qu'à présent, perchée comme un oiseau sur son arbre généalogique, elle peut vivre sa vie la sienne, sans entraves, et en la portant à bout de bras, non pas racheter ni sauver, mais transcender cette douleur qui n'a cessé d'habiter leur maison.
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Sandrine Kao, Comme un oiseau dans les nuages, Syros éditeur, novembre 2021, 284 pages, ean : 9782748530490.