Veiller sur elle, Jean-Baptiste Andréa
A paraître en août. L'un de ces romans de la rentrée littéraire qui s'en distingue en ambition, en singularité, en qualité. C'est l'histoire d'un homme qui agonise dans une abbaye. C'est l'histoire de l'Italie moderne qu'on traverse sur plusieurs générations, de celle d'avant Mussolini à celle de l'après-guerre et jusqu'aux années 80. L'enfance et la maturité d'un siècle tragique. C'est l'histoire d'une révolution technologique sans précédent, celle de l'électricité, du train, de l'apparition des voitures et du téléphone. C'est l'histoire d'un monde bouleversé, enraciné pourtant dans la nuit des temps et que cette nuit des temps recouvre toujours. C'est l'histoire de l'église romaine, traversée de part en part par la figure de Pierre, celui du traître, du lâche, du Quo Vadis ? rebroussant chemin sur la route de Rome, trahissant par trois fois avant que le coq ne chante, lâchant les clefs du Paradis qu'il n'a pas méritées. C'est l'histoire de Viola et d'un amour littéralement métempirique, qui aura tout emporté et charrié dans ses décombres l'inouï scandale d'aimer.
Le Piémont à l'automne 1986. Une abbaye presque quelconque perchée au bout de ses mille ans d'âge. Des moines en prière au chevet de l'un d'entre eux, qui n'est pourtant pas un frère mais qui se meurt, emportant son dernier secret dans la tombe, un secret qui ne sera révélé qu'au lecteur attentif au moment où son souffle s'éteindra. Celui qui meurt ne vécut là que pour veiller sur elle. Qui donc ? Et lui, qui est-il ? Un ancien criminel réfugié chez les moines ? Un immigré clandestin ? Que tente-t-il d'avouer dans ce dernier souffle qui tarde juste le temps d'en comprendre le sens ? Un secret... L'immense justification d'une vie démesurée. Non, c'est plus que cela. Un secret qui dépasse même ce qu'IL fut, ce que nous lisons, ce que nous comprenons ou pas et ce qui, de tout temps, échappe aux êtres humains.
Le mourant, c'est un nain. Michelangelo Vitaliani (1904-1986). Dit Mimo. Sur son lit de mort, Mimo voit passer sa vie l'instant d'une lecture. La petite enfance malheureuse, l'enfance plus malheureuse encore, ou ce moment d'octobre 1916 dans le train qu'il vient de prendre, l'Italie qu'il découvre enfin, la grande ville et sa soif de connaissance. Le voici apprenti sculpteur. Enfin, presque. En d'incessants allers et retours, dans le temps comme dans l'espace, par petites touches arrachées à l'Histoire, lentement se révèle sa stature : celle d'un géant. Mais sur son lit de mort, on sait qu'il veille sur «Elle», la captive de Pietra d'Alba où s'élève l'abbaye qui les a recueillis, Elle et lui, Mimo. Nous traversons avec Mimo le temps, celui des guerres et de leurs semailles de chairs martyrisées, au pas de course, comme si elles n'étaient que de rudes parenthèses à l'échelle du temps que la sculpture, la vraie passion de Mimo, a vertigineusement creusé sous nos pas. Le récit est tactile : de son souffle, on sent la tiédeur, l'intimité du bord des lèvres, ce grain de la voix qu'évoquait Roland Barthes, mieux : cette manducation de la parole qu'évoque Marcel Jousse dans son anthropologie du geste, un souffle qui, littéralement là encore, page après page, ne cesse de s'amplifier au fur et à mesure que celui de Mimo s'épuise. Et il s'épuise le sien, d'accidents en catastrophes, de drames en tragédies. Mimo enfermé dès sa naissance dans un corps malade, dessinant dans le marbre la possibilité d'une vie mais l'éprouvant toujours comme à deux doigts du bonheur qu'il ne connaîtra jamais, tâtonnant d'une passion l'autre pour, au final, n'accéder à l'auto-révélation pathétique de la chair aimée que dans le marbre d'une Pietà. Sublime.
C'est l'histoire d'une sublimation sublime...
C'est l'histoire d'une œuvre et peut-être de l'art tout entier, quand toute sculpture ne peut qu'être une Annonciation ou n'être pas, Fra Angelico en embuscade.
C'est l'histoire de Viola, qui se brisa les ailes croyant doubler Icare. C'est l'histoire d'un amour si libre qu'aucune histoire ne pourra jamais le contenir.
C'est l'histoire d'enfants qui jamais ne firent le deuil des rêves de l'enfance.
C'est l'histoire d'une institution incroyablement lucide qui confia les clefs de son royaume à un traître et un lâche.
C'est l'histoire d'un peuple, agrippés les uns aux autres jusqu'à l'aube incertaine, tant les nuits tanguaient. (D'un peuple agrippés, oui).
C'est l'histoire de ce bazar d'ivrognes à la dérive qu'est devenue l'humanité.
Celle des tyrans de cour de récréation, d'arrière-boutique, de fond de cale.
C'est l'histoire de la Chute Primordiale telle que nous ne pouvons que la vivre : «Je sais depuis ce matin gris et tendre que lorsqu'une femme se couche sous un homme, dans le port de Gênes, à l'arrière d'un camion ou sur un champ de foire, c'est pour adoucir sa chute».
C'est l'histoire du sentiment de miséricorde, exact écho de cette Chute.
Et celle d'une Pietà que la trop catholique église de Rome devait soustraire à la vue des fidèles, tant elle débordait d'Amour.
Une œuvre ce roman, on l'aura compris, plutôt qu'un genre littéraire et moins encore de rentrée, écrit comme on cisèle un bloc de marbre, d'une écriture éblouissante ramifiée en images somptueuses et glaçantes, à couper le souffle et d'une richesse qu'aucun commentaire ne saurait réduire.
Un roman qui d'une certaine manière évoque de l'amour ce que nos siècles ont égaré, qui n'ont gardé mémoire de sa richesse antique que celle de l'amour passion, platonique, dévoué, raisonnable, etc., abandonnant sur le bas-côté de nos routes abîmées l'homophronysê, pas moins charnel ou attentif au bien de l'autre que suggèrent sans y parvenir l'éros, la philia ou l'agapê, mais à découvert l'un de l'autre, dans la révélation d'une évidence, même si ce mot d'évidence prête à bien des suspicions.
Veiller sur elle, Jean-Baptiste Andréa, L'iconoclaste édition, 17 août 2023, 592 pages, 22.50 euros, ean : 9782378803759.
L'anabase de l'établi Robert Linhart
Dédicacé à Ali, «fils de marabout et manœuvre à citroën», le récit de Robert Linhart s'ouvre sur sa première journée en usine : «Montre-lui Mouloud». La suite est magnifique, d'observations méthodiques de la chaîne, sans concession au niveau de l'écriture, impressionnante de maîtrise littéraire. Regards, odeurs, bruits, tempo : le «long glissement glauque» de la chaîne... La force de Linhart, c'est de convoquer immédiatement les corps pris dans ce glissement. Car le travail dans l'usine s'adresse aux corps tout d'abord, tout comme l'école les prend en main ces corps, avant de s'attacher aux esprits. Il ne faut pas seulement les discipliner, il faut les violenter. Linhart décrit également avec la précision de l'anthropologue, «l'éternité vide qu'est le poste de travail», où ce travail justement n'est jamais accompli, «la tâche jamais achevée». On est d'emblée dans le simulacre, dont le régime est celui d'une danse des morts... Car l'usine contraint les vies aux «quantités infimes», dont le récit se fait le réceptacle inouï.
Linhart a pris 10 ans pour se décider à l'écrire, le consignant en quelques jours fiévreux, après avoir réalisé que la classe ouvrière ne faisait plus sens mais que son absence de sens était une tragédie. Alors il raconte. L'usine ouvertement policière précédant de quelques décennies une société devenant à son tour ouvertement policière.
La résistance ? A l'époque elle était enfouie dans des collectifs nationaux. Aujourd'hui, dans ces corporations syndicales qui ne permettent pas la convergence des luttes. Pourtant, le 17 février 1969, tout s'était arrêté. De nouveau après 68. Un bref instant, semblant inaugurer cette série de défaites qui allait nous frapper jusqu'à aujourd'hui.
Le sentiment du monde... Ali, «frère obscur, un instant surgi de la nuit qui allait le happer de nouveau». Combien d'entre nous «surgis» de nulle part lors de ces révoltes qui ne cessent plus de traverser la France ?
Le dernier chapitre du récit s'intitule «l'établi». Celui du retoucheur de portière. Demarcy. Son établi, il l'a bricolé, scrutant les tâches à accomplir, soupesant la matière à reformer, inventant les aspérités, les angles, les cavités où réparer la tôle. L'établi de Demarcy est l'objet de son intelligence. Et il est la métaphore de la trajectoire inversée de Robert Linhart. Son anabase : il est ce point d'où il serait parti dix ans après les faits, sans le savoir, devenu ce moment où la conscience se cristallise.
Qu'on se rappelle : les établis étaient «descendus de cheval» pour tenter de comprendre la classe ouvrière et l'aider à s'organiser. De l'extérieur, guidés par des concepts abstraits, ils étaient venus fournir aux ouvriers un nouvel établi... Un outil méthodologique importé des œuvres de Lénine, de Mao, de Marx. Tout comme les cadres du service des méthodes de Citroën étaient venus un jour remplacer l'établi de Demarcy par un objet machiné dans leur bureau d'étude, plus apte à leurs yeux, à répondre aux charges de la production.
Mais l'établi de Demarcy, c'était une intelligence humaine, individuelle, de bout des doigts et d'observations critiques, une ruse de la raison laborieuse pour répondre aux tâches d'une réalité indéfinissable : comment savoir où et comment la tôle serait abîmée ? Une intelligence que les cadres de Citroën ne pouvait supporter : non pas concurrente, mais triomphante : «Le nouvel établi (conçu par les cadres) ne vaut rien».
Linhart a rencontré dans cette figure son inversion. Le dernier chapitre est le vrai commencement du récit, là où ce récit découvre -et recouvre-, sa vérité.
Il y a ainsi une vraie homologie de structure entre l'objet du récit et son écriture subsumée sous ce moment ultime. L'expérience tragique de Demarcy est celle de Robert Linhart, réalisant son égarement. Demarcy cassé, en déroute, annihilé, signe la fin de tous les enchantements révolutionnaires en même temps que le vrai but à atteindre. Il signe l'exil des militants désormais orphelins, quittant les usines pour n'arpenter qu'un monde politiquement désert. Abasourdis. Tout comme l'est Demarcy, lequel est en fait déjà mort quand on lui retire son établi. (Le militantisme maoïste fut déjà mort sitôt entré dans les usines). Demarcy est seul, comme Linhart, inexorablement usés l'un et l'autre, exilés du monde qui les a broyés. «Bloom, nous dit Tiqqun, c'est l'être en phase terminale dans un monde lui-même en soins palliatifs». Il y a un peu de Bloom dans l'expérience narrée. Mais ils ne le savent pas encore. Malgré leurs tubes et leurs respirateurs, les années 80 se payaient d'illusions. Une poignée de personnes le pressentait, L'établi en est le témoin : ils devenaient «étrangers face à l'étrangeté du monde» (Tiqqun), cet immense spectacle du mensonge de la société marchande.
Dès la fin de Mai 68, le patronat avait compris qu'il fallait se débarrasser du salariat. Et pour cela, commencer par broyer les individualités. Demarcy en est la métaphore : il fallait exclure de l'espace productif la possibilité même d'une intelligence autre que mécanique, répondant à des standards abstraits. Qu'un ouvrier fût le maître de son outil était devenu symboliquement inacceptable. Seule la machine devait pouvoir récupérer une identité, tout le reste devait devenir jetable : gommer l'ouvrier en tant qu'ouvrier, exclure l'humain en tant qu'être. Pas même le subordonner à la machine, à peine provisoirement en faire son excroissance, en attendant son expulsion définitive.
Mais à l'époque, il devait encore collaborer à son extinction. «Veiller à l'aliénation de son être» dit Tiqqun. Il s'agissait de le réduire progressivement à l'état de rien. Qu'il consente à n'être que l'attribut de sa propre insistance -et non existence. «On le poussait hors de lui » (Tiqqun encore). C'est cette sortie que l'établi de Linhart a enregistrée. Tout comme le récit a enregistré le fait que les ouvriers répondaient à un nom qui n'existait plus. Le patronat vidait leur monde de toute signification.
L'anabase, expliqua un jour Alain Badiou (Le Siècle, pages 119 à 139, 10 novembre 1999), «est une expérience exilée du commencement».
Chaque mot pèse dans cette définition (tronquée, la sienne est plus riche). A condition évidemment de ne pas lire ce commencement dans une perspective métaphysique. Car ce commencement dont je parle, c'est celui qui prévaut aujourd'hui. Un commencement de la fin si l'on veut. C'est cette expérience que relate Linhart, celle de l'exil, de notre exil, ce moment où nous sommes devenus les spectateurs de nos échecs à répétition. Quarante années de luttes mises en échec pourrait-on dire, même si aucun d'entre eux n'a été un véritable échec -or c'est là où d'autres commencement sont possibles, plutôt que ce début de fin du monde qui déroule sous nos yeux effarés ses vestiges barbares.
liens vers les articles précédents écrits autour de L'établi :
Robert Linhart, avec philosophie... - La Dimension du sens que nous sommes (joel-jegouzo.com)
Robert Linhart, rescapé des années d'hiver...
Le 20 août 2013, Robert Linhart était l'invité de Laure Adler, sur France Culture, dans son émission Hors-Champ. Au cours de l'entretien, Laure Adler fit lire un passage d'une nouvelle de Jack London, dont Lénine avait demandé lui-même lecture sur son lit de mort : L'amour de la vie. L'histoire d'un homme blessé, égaré dans les neiges du Klondike, poursuivi par un loup affamé. L'un et l'autre obstinés au guet de leur survie. On en comprendra la métaphore plus avant dans l'émission : «Vous êtes un rescapé», devait conclure Laure Adler. Lénine n'échappa pas au loup. Linhart, j'y reviendrai.
L'émission est passionnante en dehors de cette assignation qui concernait au fond davantage Laure Adler que Robert Linhart. Passionnante en ce qu'elle donna à ce dernier l'occasion de mieux se raconter, depuis sa naissance à Mai 68, que Linhart vécut comme une crise de folie. La sienne, jeté dans l'exaltation extrême de la pensée, si extrême qu'il dut se faire hospitaliser et soigner à coup de neuroleptiques. Puis il affronta la tragédie du couple Althusser, Hélène assassinée, la folie là encore, décidément figure tutélaire des maoïstes parisiens, tragédie dont Linhart rapporte qu'il «ne peut pas interpréter ça». Impensable «coup» de folie. Une altérité radicale dont on ne peut revenir. N'y revenons donc pas, nous qui ne furent pas même témoins de ça. Rappelons simplement que témoin, il le fut lui, au sens fort du terme et de son étymologie grecque où le témoin est martyr.
Du mouvement des établis, Linhart ne raconte pas grand chose, Laure Adler résumant l'affaire sous les espèces d'un proverbe maoïste : il s'agissait de descendre de cheval pour cueillir des fleurs. L'image n'est pas heureuse, même si elle est historique. Nombre d'établis, en province, n'avaient jamais étés à cheval, beaucoup vivaient contraints au ras des pâquerettes. Mais de cela, l'Histoire n'a rien dit, pour cette fois encore se concentrant sur ces grands intellectuels parisiens qui firent du mouvement un enfer.
Puis Linhart s'est tu.
En 1981, il a commencé de se taire. D'une certaine manière, tout le monde s'est tu avec les années 80 : plus personne ne voulait rien entendre. La France se peupla de cyclopes qui ne voulaient croire que le chant des sirènes du projet néolibéral. On allait tous s'enrichir -on s'est tous appauvris. «Le poids de l'histoire, sa rigueur, sa grandeur» (Mitterrand), commandait la liquidation des luttes sociales en France.
Les années Reagan, Thatcher, chez nous celles des nouveaux philosophes, Glucksman père, BHL, tout un monde d'anciens militants de «Gauche» rejoignait les salons réactionnaires qui se mirent à foisonner, tandis qu'un glissement s'opérait dans la composition des partis. Think tank, le clubisme rebattait les cartes, accompagnant le mirage du libéralisme hayékien : le marché seul pouvait garantir la liberté individuelle... Et tant pis si Hayek restait confus quand il évoquait le marché comme l'exemple le plus «convaincant» d'un ordre spontané construit spontanément comme le résultat d'une évolution spontanée, mais que des règles délibérées devaient encadrer et qu'une coercition "minimale" devait accompagner... Tant pis, sinon que sa conception de la liberté restait franchement négative et dans son délire d'affirmer que la justice sociale n'était qu'une notion vide de sens, que cette liberté n'était que le privilège des nantis, un projet au fond vide de sens. Un projet que L'établi de Linhart révélait dans toute son étendue et son horreur.
A l'époque, un penseur, Félix Guattari, résistait encore. Rappelez-vous : Foucault allait mourir (1984), Derrida était parti aux États-Unis et Deleuze s'occupait de cinéma. Mais Guattari, encouragé dans sa réflexion par Deleuze, demeurait si isolé qu'il ne savait ni comment formuler, ni comment se faire entendre et son livre, recueil d'articles à propos de ce qu'il voyait venir de ces années 80, Les Années d'hiver, avouons-le, était illisible.
Guattari tentait de comprendre notre immense défaite. Il exhuma le vieux concept d'aliénation pour tenter de le dépoussiérer : le capitalisme n'était pas seulement une économie de la domination, mais une forme de civilisation qui procédait au démontage, en tout être, de son humanité. On voit cela à l'œuvre dans L'établi. La vision est forte. Armée d'une constatation simple : l'industrie publicitaire était devenue le second poste de dépenses mondiales derrière l'armement. Cela disait quelque chose de ce qui se tramait : le contrôle quotidien des esprits. La société du spectacle, certes, cela n'avait presque rien de nouveau et beaucoup ne virent pas en quoi Guattari jargonnant pouvait nous aider à penser notre situation dans le Temps. C'était cependant de montrer que ce contrôle s'étendait désormais à toutes les formes de la vie personnelle, intime, pour s'incarner dans nos manières de vivre, au quotidien. Un salut pour le capitalisme qui sans cela, pouvait s'effondrer du jour au lendemain. Ce qu'il est au demeurant en train d'accomplir. Non sans résistance, contraint qu'il est d'engager une véritable guerre civile contre des citoyens de moins en moins dupes malgré l'atomisation réussie de la société, qui voit nos luttes échouer les unes après les autres.
L'échec et le martyre : n'était-ce pas déjà le cas rapporté par L'établi ?
Guattari observait qu'à ce stade de survie, le capitalisme se devait de ne plus produire de lien social pour préserver son devenir, mais que cela aussi le conduisait à sa perte. L'insouciance égotiste n'est pas la liberté, la grande claque subies par les bassins miniers du Nord aurait dû nous alerter à l'époque : ne restait déjà qu'une vision policière du social, alors que les socialistes étaient au pouvoir.
Mais on piétinait dans ces années d'hiver. Or si on les considère de plus près aujourd'hui, on découvrira avec stupeur que tous les thèmes qui agitent notre société contemporaine avaient déjà germé dans les années 80 : racisme, immigration, pauvreté, sdf, tournant ultra conservateur de la droite, poussée du Front National... Et déjà, comme l'affirmait Guattari : «la Gauche se fout du monde !».
La grande affaire du capitalisme dans les années 1980, c'était la production des subjectivités. La fabrique de sujets sans sujet.
«Vous êtes un rescapé», trancha Laure Adler. Né à Nice accouché par une infirmière pétainiste, recueilli par une famille de Justes, Robert Linhart finit par s'en amuser. Un rescapé ? «Un peu»... «L'idée d'être un rescapé, ça remonte à ma naissance»... Oui. Pas le bon mot donc. Ni vraiment la bonne idée quand on décide de repêcher L'établi. Mais pour en faire quoi ? Que faire de l'un des plus beaux récits de la littérature française du XXième siècle ? Le livre d'un rescapé ? D'accord, mais alors, au sens où Guattari tentait lui-même d'échapper à ces années d'hiver dont nous subissons aujourd'hui encore le poids.
L'établi n'appartient pas à la littérature du Retour (Nostos). Il ne s'agit pas de sauver le marxisme, il ne s'agit pas de se faire révolutionnaires, gauchistes, black blocs, communistes, que sais-je. Il s'agit de survivre à un monde dont nous savons qu'il court à notre perte. Il s’agit donc de comprendre de quoi Linhart est le rescapé…
(à suivre dans une prochaine chronique)…
liens vers les articles précédents écrits autour de L'établi :
Robert Linhart, avec philosophie... - La Dimension du sens que nous sommes (joel-jegouzo.com)
Robert Linhart, avec philosophie...
Le 5 avril 2023 sortait le film L'établi, de Mathias Gokalp. Le 7 avril, Robert Linhart était l'invité de Géraldine Muhlmann, dans son émission Avec philosophie, sur France Culture. Sans doute la plus poignante et la plus étonnante de toute sa carrière. La plus magnétique, de part en part découverte, déroutée par ces silences, ces vides radiophoniques qui l'absorbaient et que Géraldine Muhlmann sut accueillir avec bienveillance et un immense respect. Mais...
Que fallait-il prendre avec philosophie ? Les longs silences de Linhart, très peu intéressé par le discours d'autorité, sinon disciplinaire, de la philosophie, qui semblait du coup en panne sèche devant l'événement ?
«L'expérience des anciens établis, interrogea Géraldine Muhlmann, avait-elle encore quelque chose à nous apprendre aujourd'hui ?» Une question sans détour, fleurant son pharmakon, pariant encore et toujours sur l'efficience du discours philosophique et son aptitude à rendre le vrai non seulement disponible, mais énonçable. Comme s'il existait comme objet de pensée déjà là, en attente de son interprétation.
Pour y répondre, Géraldine Muhlmann avait invité Robert Linhart, sa fille et deux philosophes dont un, spécialiste du travail, qui ne nous apprit strictement rien, faisant du silence des Linhart la matière même avec laquelle débattre, sinon se débattre.
La question liminaire, négligeable sinon obsolète, improductive à tout le moins, pour se saisir d'un vocabulaire qui depuis L'établi n'a cessé de dévorer nos vies, s'égara sous le manque de pression de la parole, laborieuse -au plein sens du terme-, de Robert Linhart. Il y avait tant à dire pourtant. Mais ses silences défiaient la prétendue présence de ce qu'il restait à dire sous la langue du philosophe...
Qu'on se rappelle tout de même son livre éponyme, cette grève échouée qui concernait précisément ce avec quoi nous sommes aux prises aujourd'hui : travailler plus pour gagner moins, voire : pour perdre nos vies.
La question de Géraldine Muhlmann rebondit en circonspections plus vaines encore, autour de cette fameuse barrière de classes entre Robert et les ouvriers. Barrière ? Non, répondit-il magistralement, pour s'emporter contre l'intérieur bourgeois qu'on lui avait machiné dans le film, pour mieux exhiber sans doute cette fameuse barrière qu'il récusait. Classe ouvrière et bourgeois pouvaient-ils s'entendre ?, répétait Géraldine Muhlmann... Mais non, vraiment, là n'était pas le propos, ni du livre ni de Robert Linhart, ni moins encore celle de l'expérience qu'il avait vécue. Mais Géraldine Muhlmann y revenait sans cesse, classant plutôt qu'identifiant. Cette Gauche Prolétarienne «infiltrée» dans les usines, dites-moi... Évoquant burlesquement au détour de l'entretien «les» Black blocs, pour ne révéler qu'une chose : c'est qu'elle ne savait pas de quoi elle parlait en les subsumant sous cette forme conspiratrice, alors qu'il s'agit d'une tactique de manifestation qui aura vu tout au long de l'année 2023 le cortège de tête s'allonger incroyablement et s'épaissir de toutes les couches sociales et de tous les âges de la vie dont une société est faite, battant en brèche, pour qui savait le voir, les discours sur les factieux qui sont, eux, la contingence des Droites illibérales.
Mais Géraldine Muhlmann devait inlassablement revenir à son idée, construite comme originaire et sous laquelle organiser le sens de l'expérience de Robert Linhart, celle contre laquelle cogner ses silences têtus pour qu'au-delà de la réponse administrée (le pharmakon) il ne restât plus rien à penser. Trans-classe, c'était cela le mot l'ultime, le fondement de ce qui pouvait être pensé, le référent suprême et tant pis si le mot était anachronique : il logeait assez bien la spéculation philosophique du moment. Il déposait même plutôt aimablement la réflexion pour laisser place à sa contemplation : trans-classe, et tout était dit... Elle y revint donc encore une dernière fois pour évoquer, assurément, la douleur intérieure du militant normalien si loin du monde ouvrier, construit sur le modèle exotique de l'éloignement culturel.
Curieusement, personne sur le plateau ne réalisa que le film avait abusivement fait de Robert Linhart un philosophe, sinon Robert Linhart lui-même, s'emportant contre ces dernières images qui le montraient, de retour de son établissement, rétabli dans son statut de professeur de philosophie : le film l'exhibait professant un cours magistral sur Hegel. «Je n'ai jamais fait ça», affirma Robert Linhart, à qui l'on n'avait pas même posé la question. Personne pour s'interroger sur le fait que, philosophe de formation, il s'était fait sociologue. Personne pour tenter de comprendre sa sortie de la philosophie. Comment sort-on de la philosophie ?
En 2023, on faisait donc rentrer Linhart dans le rang. Le rétabli... En oubliant allègrement les débats qui avaient agité les années 60 autour, justement, de la question de la sortie de la philosophie !
Personne pour rappeler le grand débat Derrida/Lévi-Strauss, sur ce thème. Personne pour se rappeler que le second avait choisi de n'être plus philosophe. Personne pour se rappeler Foucault, Benvéniste, Bourdieu, qui tous avaient déserté le champ autoritaire que traçait autour des philosophes leur discipline. On ré-assignait à résidence philosophique Linhart ! Sans l'entendre. Sans entendre cette simple petite phrase énoncée en cours d'émission.
Personne pour se rappeler qu'Althusser, qui fut non seulement son professeur mais son ami, avait lui aussi choisi de se méfier des accommodements de sa discipline (au sens de ces petits arrangements qui fondent aujourd'hui l'exercice public du métier), d'interroger à tout le moins l'arrière-plan social et sociétal que convoquait la figure du philosophe, tout comme les procédures argumentatives de sa parole, qui en faisait une drôle de parole d'évangile : abaisser, refouler... Tous avaient oublié combien la langue philosophique pouvait être celle de la violence, celle d'une société sans «différance», incapable de s'interroger sur ses préjugés comme sur les logiques dans lesquelles s'inscrivent ses concepts (re)fondateurs, moins innovants (on dit disruptifs dans la novlangue du pouvoir) qu'obscurantistes.
Peut-être parce que depuis, une génération de philosophes postiches s'est emparée de la perruque du sens pour oublier d'en interroger l'esprit... Peut-être parce que ces pseudos philosophes de plateau ont réussi : parvenus au bout de leurs efforts, ils savent tenir leur rôle d'astreinte réactionnaire nécessaire dans une société de souffrances et de révoltes toujours sur le fil de l'étincelle...
Et puis Robert Linhart s'est tu. A quoi bon ?
«Je ne dirai rien de la philosophie» énonce Descartes dès la première partie de son Discours de la méthode.
Quand le philosophe remplace le prêtre, comment ne pas sortir de la philosophie ? S'il ne reste qu'à clarifier ce sens là, clarifions alors, jusqu'à le rendre diaphane, émacions-le, qu'il en devienne étique, ce qu'il est du reste, décharné, sec comme une trique, assommoir et casse-tête, à l'image de ces violences qui ont fondé le nouveau pouvoir des nouveaux philosophes que Robert Linhart combattit dès leur apparition à travers son récit écrit littérairement plutôt que philosophiquement -question que personne ne se posa non plus.
Restent ses silences qui témoignent de ce que seul le suspens du sens, en longs détours odysséens, nous offrira les naufrages à tout prendre préférables à l'effondrement que les discours d'autorité nous promettent.
liens vers les articles précédents écrits autour de L'établi :
L'établi, un film de Mathias Gokalp et Nadine Lamari
Classé dans le genre «drame» et sous-genre «historique», le film semble tout entier construit autour d'un hiatus, d'une défaite et de l'élaboration d'un martyrologue... Et pourtant, quels espoirs dans ce film sans espoir, quelle espérance, quelle résonance en outre aujourd'hui sous l'ère illibérale d'un Macron, à condition de garder à l'esprit la révolte des Gilets Jaunes méprisées par la classe intellectuelle et ces mêmes intellectuels aujourd'hui effarés devant les dérives policières pourtant prévisibles de Macron...
Le hiatus, c'est la différence de classe qui sépare l'établi normalien de la classe ouvrière, enfermée tout à la fois dans ses préjugés (la scène de la réunion maoïste dans l'appartement des Linhart, racontée par cette militante lâchée par ses «collègues» ouvriers, calomniée, brutalisée par les mêmes), une classe enclose dans son être, privée de tout devenir, de toute échappée quand lui, l'intellectuel, sait pouvoir compter sur un avenir plus clément.
Le film insiste lourdement sur ce qui sépare Robert Linhart de ses camarades ouvriers, pour nous le dépeindre en bourgeois plastronné dans un appartement digne de «modes et travaux» devait fustiger dans un entretien à France Culture sa fille, Virginie Linhart. A de nombreuses reprises, cette différence est exhibée, amplifiée, brodée à travers des ajouts au livre de scènes qui n'y figurent pas pour mieux «montrer» et insister sur le fait qu'une «sortie» de crise attend le normalien, que l'on voit même en fin de parcours administrer un cours besogneux sur Hegel, alors que Linhart, reprenant un poste somme toute modeste à l'université, n'a plus jamais donné de cours de philosophie -un point sur lequel il reste à s'interroger et à interroger la philosophie sur ce dont elle est le nom dans un monde sans partage qui reste plus que jamais à «transformer», dixit le jeune Marx...
Et tout cela alors que les camarades de travail de Linhart ne l'ont jamais vécu comme étranger à leur monde dès lors qu'il s'y tenait. Alors certes, ça et là le film le laisse transparaître, dans au moins deux scènes : celle de l'aveu de ses origines lors d'un midi festif, et celle de la sortie d'un petit chef à son encontre, révélant sa vraie identité sociale, scène inventée pour les besoins de la cause prolétarienne, oserai-je. Piètre rachat.
Les établis, affublés des oripeaux de la bourgeoisie, passeront ainsi à travers ce film pour des révolutionnaires d'opérette, poussant à la révolte des hommes et des femmes qui avaient plus à perdre qu'eux. Certes : pour partie, grande si l'on veut ne tenir le compte que des établis parisiens, ces jeunes gens étaient issus de la bourgeoisie et ne firent pour certains d'entre eux qu'un petit tour cavalier dans les usines pour y exhiber leur superbe. Encore que : les maos eurent tout d'abord la sagesse de reconnaître leur échec et de dissoudre un mouvement pensé sur de mauvaises bases. Et avant cela, c'est oublier que la lutte des classes traversa aussi le mouvement maoïste français, tel «dirigeant» remis en cause pour son mépris de l'argent abandonné au patron au moment de son licenciement, telle ville, Grenoble pour ne pas la citer, nommant un ouvrier à la tête d'un mouvement qui s'était structuré sur un modèle par trop stalinien. Le film, du reste, ne sait pas parler de l'organisation maoïste derrière le mouvement des établis et ne sait donc pas comprendre les enjeux politiques, moraux, idéologiques, culturels de l'établissement. Ensuite ce n'était pas si simple de s'établir et d'en vivre la condition une année pour les uns, plusieurs pour les autres. La répression du patronat était féroce à l'égard de ceux qu'il parvenait à démasquer, isoler, jeter en vindicte et livrer aux représailles. Sans parler de l'absolue mépris qu'ils durent encaisser des intellectuels «bourgeois» pour le coup, qui refusaient de se mêler au Peuple de près, tout en le glorifiant du plus loin qu'ils pouvaient. Enfin et surtout peut-être, personne n'a écrit l'histoire du derniers tiers d'établis et de ce que ce dernier tiers, souvent des lycéens, loin de la figure caricaturale campée dans le film, a porté. Leur établissement fut pour la plupart d'entre eux sans retour possible, un renoncement qu'ils durent transformer en accomplissement. Dans les usines, dans les champs, ceux-là incarnèrent une raison, celle de la révolte contre les injustices sociales dont beaucoup, Mai 68 passé, voulaient enterrer à la hâte la violence inouïe. Ils furent le pont, d'un mouvement l'autre, du front des luttes féministes à celui des luttes contre le nucléaire en passant par les combats contre la maltraitance carcérale, ils furent le pont d'un discours qui n'a pas cessé, malgré le renoncement des années 80, 90, de hanter la société française. Ceux-là sacrifièrent beaucoup, bravant ensuite les chimères des années 80, 90, jusqu'à ce que l'aujourd'hui leur donne raison : il n'y a pas de hiatus, sinon entre l'extrême petit nombre des nantis et leurs dogues, et «nous», les classes rançonnées, qui sommes le nombre et la justice.
La défaite. C'est celle d'une grève échouée, sinon ratée. Échouée sur les pavés d'une plage qu'on ne cesse toutefois d'entrapercevoir, d'une grève qui ne cesse de déchirer l'épais tissu mortifère jeté comme un linceul sur le beau mois de Mai. Inutile donc d'en chercher les causes, qui ne sont surtout pas à relever d'une quelconque direction d'un mouvement qui aurait été mal conduit -et par qui ? Linhart n'est fort heureusement (encore que) pas vraiment présenté comme le meneur, bien que son personnage soit encombré par la culpabilité d'une responsabilité qui n'était pas la sienne mais celle de tous : celle de cette minorité, le comité de base, qui un jour a pu dire non. Un non jubilatoire, libérateur, et c'est cette jubilation que le film, parfois sur un mode mineur tant il veut nous donner à croire que l'établi, avec ses airs gourmands quand la grève s'enclenche, s'est hasardé dans une aventure qui le dépassait, c'est cette jubilation seule qu'il faudrait retenir comme vraie victoire qui laissa des traces positives. Ou plutôt cherchons les causes de l'échec du côté du patronat, du côté du gouvernement, du côté des forces de réaction si puissantes et promptes à écraser toute rébellion à son ordre mortifère. Et retenons pour leçon qu'aucune lutte n'est gagnée, mais que toutes les luttes sont gagnables : on doit toujours se révolter. Qu'on réalise : trois mois à peine se sont écoulés depuis les accords de Grenelle que Citroën veut faire payer aux ouvriers les concessions salariales de Mai 68 ! Qu'on réalise un peu à l'aulne de ce que nous vivons aujourd'hui : ce si grand bond en arrière que Macron et son gouvernement veut nous faire accomplir pour nous ramener à la France de Vichy après avoir enterré les conquis de Croisat !
Le film s'achève sur des raisons d'espérer, mais dans l'orbe d'horizons privés. Face à l'échec de l'émancipation collective, il ne resterait pour salut que la solution individuelle : Linhart de retour à la fac, Christian (il n'y a pas de traître dans le récit de Linhart) les yeux grands ouverts sur son destin de meneur d'hommes. C'est là toute sa limite et toujours l'obstacle majeur aujourd'hui, celui par exemple des bifurcations qu'ici et là les élèves des grandes écoles entendent embrasser. Il n'y a pas d'issue quand il n'y a que soi pour seule issue au monde.
Le martyrologue, c'est autant celui de la classe ouvrière que celui de Linhart qui nous est composé. Le climat pesant, même lissé du film, donne à sentir l'oppression qui règne non seulement sur la chaîne, mais dans la vie des protagonistes. La tonalité est pessimiste. Une chape de plomb repose sur la condition ouvrière. Qu'on y songe : rien n'a su l'en débarrasser, sinon l'INSEE en nous faisant croire qu'elle n'existait plus, cette condition. De Sarkosy à Macron, en passant par Hollande, les socialistes furent les plus acharnés à nous faire croire à la disparition de cette condition d'opprimés, préparant le terrain au fumeux concept de «start up nation», qui a fait long feu. Son martyrologue a fini par s'écrire en lettres de sang, yeux crevés, mains arrachées, des millions jetés dans la misère. C'est cette misère que l'on sent éclore dans le film, qui nous réjouit tout de même de tirer un trait sur la parenthèse sociale-démocrate qui faillit nous enterrer tous. La grève réprimée, il reste les ouvriers à la rue et Linhart dépouillé comme de lui-même, témoin, au sens fort de l'étymologie grecque du mot, où le témoin est un martyr, oscillant entre expiation et rédemption, sauvé in extremis par une lettre qui n'a jamais existé.
L'établi, un film de Mathias Gokalp et Nadine Lamari, 5 avril 2023, 117 minutes, Production Antoine Rein, Fabrice Goldstein et Antoine Gandaubert, sociétés de production : Karé Productions, Scope Pictures, France 2 Cinéma, Auvergne-Rhône-Alpes Cinéma, société de distribution : Le Pacte (France), pays de production : France, Belgique.
Guerre, texte de Lars Norén mis en scène par Christian Benedetti, Théâtre Studio, Alfortville
Celle des Balkans. La guerre oubliée, gommée par celle d'Ukraine, comme si elle n'avait jamais existé. Occultée surtout. La guerre honteuse. Rappelez-vous Srebrenica, juillet 1995, dans une ville déclarée «zone de sécurité» par l'ONU, 8 000 hommes et adolescents massacrés. Rappelez-vous le comportement des armées amies : 400 casques bleus néerlandais présents sur les lieux, refusant l'appui aérien au prétexte qu'ils pouvaient subir des dégâts collatéraux. Rappelez-vous surtout : 50 000 femmes bosniaques violées, la mise en place de camps de viols...
Rappelez-vous Tadeusz Mazowiecki en 1995, l'expert de l'ONU démissionnait avant d'envoyer son 18ème rapport, en expliquant que l'ONU avait failli à refuser d'empêcher l'épuration ethnique à Srebrenica comme à Zepa, enclave pourtant sous sa protection. Rappelez-vous ses paroles : «Je ne peux participer à un processus fictif de défense des droits de l'homme.»
Rappelez-vous encore cet homme, qui aura rendu audible la question du viol en temps de guerre et oubliez la guerre : ces viols ont été commis par toutes les armées présentes, y compris les casques bleus des Nations Unies. Oubliez la guerre : les armées amies ont profité, c'est le mot, de l'extrême fragilité dans laquelle se trouvait les populations victimes pour satisfaire sur les femmes leurs jouissances pourries : les femmes qu'ils ne violaient pas servirent comme prostituées.
Le sujet est au centre de la pièce de Lars Norén. Mais peut-être pas la guerre, finalement...
La guerre est atroce, la guerre est prépotente. Elle contamine vainqueurs et vaincus, agresseurs et agressés. Mais qu'on ne mette pas en avant les traumatismes qu'elle génère comme autant de fils qui permettraient de «comprendre» les usages que l'on fait des comportements les plus aveugles, tel la cruauté post-traumatique ou le sadisme égotique. Ici, le retour d'un soldat mutilé. Traumatisé. Certes. Aveugle. La symbolique a son importance : à quoi est-il aveugle ? A quoi avons-nous été aveugle face à cette guerre ? Qu'avons-nous refusé de voir ? De quoi, de qui avons-nous détourné la tête ? De qui ?
Dans le parti pris de mise en scène, les acteurs détournent beaucoup la tête du public. Ou bien c'est l'inverse plutôt, dans ce dispositif scénique qui nous contraint à ne les voir que de biais, que depuis ce biais qui mate leurs regards, étouffe leurs paroles. Nous aurions du reste sans doute préféré ne rien voir, ne rien entendre de ce qui se dit dans ce théâtre et ne se «joue» plus... Il faut pourtant, dans ce biais, autant physique que théâtral, puisqu'on est au spectacle après tout, prêter notre attention à ce qui se dévoile. Ai-je bien vu ? Ai-je bien entendu ? Non pas un théâtre de retenue, mais d'attention, d'une attention insoutenable. Franchement, c'est insoutenable.
Les femmes sont sur cette scène à trois âges de leurs vies. Trois âges qui ne leur appartiennent pas, tracés, compilés, déterminés, inscrits dans les fantasmes du mâl(e). Leur vie est l'enjeu, leur mort. La mort des autres dans cette pièce. La mort des autres. Sidérant : l'effet de sidération est constant, qui du plateau aux fauteuils où le public croit pouvoir s'installer envahit l'espace de la représentation, le suffoque. Ai-je bien vu ? Ai-je bien entendu ?
La mise en scène de Christian Benedetti s'y déploie dans son accoutumée : une diction rapide entrecoupée de longs arrêts brusques. Silence sans échappée possible. La fin de la proposition est brusque, terrifiante, qui vous étourdit et vous plonge dans un malaise que les applaudissements ne peuvent rompre. La fin est brusque : ai-je bien entendu ce qui vient d'être dit ? Je n'ai pas même le temps de reprendre mon souffle que le noir est tombé, que la lumière est revenue, que les acteurs dépouillés de leurs oripeaux sont là au centre de la scène, qu'il me faut applaudir, que faire d'autre ? Convoqué, le public se retrouve au centre de la scène. Sans répit. Mais il n'y a pas de face à face. Nous ne sommes pas «ensemble», nous sommes laissés, là, en plan, sur le bord d'un gouffre. Que s'est-il passé ? Que se passera-t-il ? Qu'en ferons-nous ? Je ne sais que conclure. Peut-être, surgie d'un gouffre elle aussi, cette phrase du récit Nuit d'Edgar Hilsenrath qui fait retour «Le crépuscule tombait. Encore un jour absurde qui touchait à sa fin»...
Le spectacle est fini. Christian Benedetti a pris grand soin de l'encadrer dans le temps d'un moment théâtral qui ne parvient pas, cependant, à prendre fin, nous renvoyant chacun dans la nuit nous débrouiller avec ça, comme les personnages l'étaient, en prise avec... ça !
Guerre, Texte de Lars Norén mis en scène par Christian Benedetti, Théâtre Studio, Alfortville, 16 rue Marcelin Berthelot, du 18 au 29 avril 2023, durée : 1h45, téléphone : 01 43 76 86 56.
Le silence, Dennis Lehane
Boston en 1974. La ville est administrée autoritairement, par décrets. Tout près : Harvard. Mais à Boston, Dennis Lehane a choisi d'évoquer deux quartiers de misère pour parler de cette page sombre de l'histoire de la ville, celui du ghetto noir et celui des irlandais autour de la cité de Southie. South Boston donc. Deux quartiers qui se touchent, épaule contre épaule, mais qui ne s'épaulent pas. Peu avant l'été 1974, le Juge de Boston a décidé que ces deux quartiers devront se plier à sa Loi sur la mixité : des bus iront chercher les enfants noirs pour les emmener dans les écoles blanches. Pour Mary Pat, qui bosse à Harvard mais habite Southie, cela n'a pas de sens de décider autoritairement que pour échapper à son trou du cul du monde noir, on atterrisse dans le trou du cul du monde blanc. La décision, forcément, attise l'amertume de ces deux communautés également livrées au désespoir, engendrant beaucoup de ressentiment du côté des blancs, révélant le racisme qui structure leur communauté comme un garde-fou à leur colère sociale. Mary découvrira bientôt que ce ressentiment des blancs est attisé par la pègre irlandaise qui règne sur leur monde. Cela les arrange bien en fait, eux qui ont fait main basse sur Southie. C'est ça la grande affaire du roman : en plus d'être victimes de l'injustice sociale programmée par Boston, blancs et noirs sont la proie d'hommes peu scrupuleux qui bénéficient de la protection de la police blanche pour asseoir leur domination sur un monde pauvre, sans horizon.
Mary Pat va le découvrir peu à peu, tout comme elle découvrira, elle le croit du moins, qu'elle a enfanté un monstre en la personne de sa fille, brusquement mêlée au meurtre sordide d'un jeune noir qui a commis l'erreur de tomber en panne de voiture dans Southie. Mais cette fille elle-même a disparu. 17 ans, on la retrouvera assassinée, coulée sous une chape de béton parce qu'elle s'est approchée de trop près du boss de la pègre irlandaise. On suit l'enquête, dure, acharnée, de Mary, assistée par un flic que les exactions de la police dégoûtent, et les parents de la jeune victime noire.
Superbe personnage que celui de Mary, pont entre les deux communautés, qui poussera jusqu'au sacrifice sa lucidité vengeresse. Sublime d'humanité, d'intelligence, de volonté, Mary Pat est la seule à comprendre que «les riches font en sorte qu'on continue à se battre entre nous comme des chiens qui se disputent les miettes pour qu'on ne les attrape pas en train de se tirer avec le festin».
Le 12 septembre 1974, dans les annales cette fois réelles de la ville de Boston, des flics anti-émeutes accompagneront le bus des élèves noirs dans un lycée blanc, déserté par ses élèves. Le bus sera caillassé. La misère pourra reprendre ses droits et l'humanité, sa pente mortifère.
Dennis Lehane, Le silence, éditions Gallmeister, traduit de l'américain par Francis Happe, avril 2023, 444 pages, 25.40 euros, ean : 9782351783221.
Macron ? Une poubelle de retard, mais beaucoup de casseroles d'avance...
Dans les poubelles de l'Histoire, Macron apparaîtra comme le vieil enfant d'une présidence incongrue qui porta à bout de bras les idées d'un autre temps, celles du libéralisme autoritaire qu'un Léon Daudet, qui dirigeait alors l'Action Française, avait thématisé dans les années 1920 et qui inspirèrent Carl Schmitt, théoricien du nazisme. Nous verrons cela.
Sur le plan économique, là aussi, il faudra fouiller dans les poubelles de l'histoire et en ressortir le vieux Reagan et son consensus de Washington, pour comprendre comment ce vieil enfant a conduit la France à la faillite économique en appliquant stupidement les recettes des années 1980...
Mais revenons à Carl Schmitt (1888-1985). Le 23 novembre 1932, il fut convié à Düsseldorf par un parterre de patrons, à prononcer un discours de validation du plan emploi de Von Papen, qui venait de démissionner quelques jours plus tôt tandis que dans la coulisse, Hitler trépignait. Ce plan emploi ressemblait fort à ceux imaginés par Macron et les siens -mais imagination n'est pas le mot, Macron et sa clique en manquant gravement. Crédits d'impôts pour les employeurs, baisse des salaires pour les employés, austérité pour les plus modestes, ruissellement pour les plus riches, Schmitt disserta sur la nécessité de contrôler l'opinion en faisant main basse sur la presse, dénonça l'égalitarisme qui avilissait les énergies créatrices et bien évidemment, condamna la démocratie parlementaire qui ne pouvait être qu'un frein à l'enrichissement du pays. Il préconisa donc de se défaire du parlementarisme, pour s'orienter vers ce qu'il nommait l'état «total» (sans jeu de mot), dont l'Administration serait confiée aux grandes entreprises (Total ?). Encore une fois, ces idées lui étaient venues à la lecture de Léon Daudet... On est ici en plein dans le bain sémantique et culturel du président Macron, non ?
Schmitt appelait donc de ses vœux un état autoritaire, entre les mains d'un seul homme, débarrassé du pluralisme politique (Macron a tenté d'y parvenir, recrutant à « gauche », débauchant à «droite» puis au «centre», avant de renifler du côté des sirènes du RN). Il fallait à tout prix se débarrasser de la démocratie, le pouvoir politique ne pouvant tenir aux yeux de Schmitt qu'à la condition de n'avoir d'autre légitimité que la sienne... Dès lors, la seule question valide restait de savoir envers qui cet état devait être autoritaire : en gros, il s'agissait de construire un état fort avec les faibles, faible avec les forts (Total, LVMH, etc.). Un état capable de légiférer sans rendre de comptes, quand bien même 90% de la population lui serait opposée...
Macron a suivi cette ligne politique. A terme, Hitler vint.
Or ce que Macron n'a pas compris, c'est qu'on ne construit pas une République de mille ans sur les ruines de la démocratie...
L'effondrement de la légitimité de sa gouvernance l'atteste. Quand bien même elle est devenue la source d'une immense violence, du fait même qu'elle est illégitime désormais. Et là encore, c'est l'idéologie de Léon Daudet qui soutient ce «projet» : vers une guerre totale (on a entendu un député «Renaissance» l'évoquer ces derniers jours) contre ce qu'il veut désormais appeler «l'ennemi injuste» et non «intérieur». «Injuste», c'est-à-dire tout autant «ingrat» qu'illégal, «factieux», justifiant qu'on le mutile, qu'on lui crève les yeux. Un ennemi pour tout dire, déshumanisé. Yeux crevés, mains arrachées. Un ennemi contre lequel brandir sa police érigée en caste violente, chargée de sous-traiter cette violence pour donner à croire qu'elle ne viendrait pas de l'état lui-même, mais d'hommes de mains à peine contrôlables (Mussolini). Une police commettant ainsi une violence dont l'état ne serait pas responsable, traçant un odieux trait d'union : violence pour violence, qu'ils s'arrangent entre eux et que le plus violent l'emporte... Mais au centre de cette arène, il y a la société française. Affrontée à cette transformation des paramètres de la guerre : ne nous y trompons pas, la police est mieux équipée que notre armée. Les années 30 ne nous ont jamais quittés. L'état autoritaire de Macron est une dictature à bas bruit. Celle d'une bourgeoisie sans scrupules qui, en termes gramsciens, en imposant sa terreur, avoue qu'elle n'est plus capable de diriger le pays, mais juste de le violenter.
Le Monde ne sera plus comme avant, sous la direction de Bertrand Badie et Dominique Vidal
Avec force, Bertrand Badie dénonce les mirages et les dangers de la croyance en un éternel retour, de la guerre en Europe, de la Nation, des frontières, du religieux, etc. Les thuriféraires des temps présents, à prêcher ce retour, ne font que nous embarquer dans de fausses réponses qui pourraient nous êtres réellement fatales. Il nous faut au contraire «saisir la nouvelle grammaire des relations internationales», affirme Bertrand Badie, nous ouvrir aux décalages, aux inédits, aux surprises du monde mondialisé dans lequel, partout, le social a repris ses droits. Assez étrangement, mais en accord avec la vision qu'il nous propose, son approche se fait volontiers plus sociologique qu'historienne. C'est que ce «nouveau monde est plus social que politique». Pour preuve, ces insurrections qui de la France à l'Amérique latine bousculent le conservatisme que brandissent de pseudos élites en place, pour s'en faire rempart. Une classe dominante et non plus dirigeante aurait dit Gramsci, qui ne dirige plus rien mais tente de soumettre les populations à ses rationalisations absurdes, pour tenter de sauver l'illusion de sa légitimité. Ce sont ce que Bertrand Badie nomme les inter-socialités qui ont pris le pas sur la géopolitique westphalienne. Et tandis que les médias mainstream et les diplomaties ringardes tentent encore de nous faire croire à l'utilité d'une diplomatie campiste, force est d'observer que dans la réalité, ce à quoi on assiste c'est à la confusion d'une diplomatie «attrape-tout». Mais non, la classe politico-médiatique court toujours à la remorque d'un mauvais rêve, qui à peu près partout en Europe débouche sur le même ressentiment d'une culture nationale-réactive mortifère, chassant le pauvre et l'immigré pour en faire les figures de leurs pogroms à venir.
Or partout les peuples se lèvent : la réinvention sociale du monde est en marche. Mais un Macron ne peut le voir : l'horloge du vieil enfant s'est arrêtée sur ces nuances de gris qui agitaient les époques terribles des jupes de ses mères.
L'Ukraine, par exemple, est une fausse guerre froide. Les guerres, du reste, quand on les examine, nous disent les collaborateurs de Bertrand Badie, ne sont plus inter-étatiques, mais intra-étatiques. Cela parce que ce que l'on observe, c'est «l'effondrement de la légitimité de la gouvernance» des personnels au pouvoir, un effondrement qui se traduit partout par la même montée en puissance de la violence policière des états contre leur peuple. Les vrais enjeux sont là. Ne laissons pas ceux qui nous dominent nous maintenir dans leur ignorance criminelle.
Le Monde ne sera plus comme avant, sous la direction de Bertrand Badie et Dominique Vidal, éditions LLL, coll. Le monde d'après, novembre 2022, 332 pages, 22 euros, ean : 9791020911346.
L'œuvre-vie d'Antonio Gramsci (1891-1937), Romain Descendre, Jean-Claude Zancarini
Le fruit de dix années d'études consacrées au problème d'une œuvre toujours renouvelée mais dispersée entre notes théoriques, articles journalistiques et courriers militants. Dix années d'un séminaire qui s'est largement bâti autour des apports de la recherche italienne contemporaine, exhumant de très nombreux inédits qui auront permis de mieux comprendre les raisons de l'approche gramscienne du marxisme pour rendre compte, des années de formation à Turin jusqu'à sa mort à Rome, de l'incroyable originalité de cette pensée à travers un processus d'élaboration complexe, qui lui imposait d'inventer des concepts nouveaux pour décrire le monde tel qu'il changeait. Non pas un terme au demeurant, les études gramsciennes allant aujourd'hui de découverte en découverte, documents, lettres, notes exhumés ici et là, en Europe comme en Russie. Dix années consacrées au penseur de la Révolution le plus fertile et le plus lu après la chute du communisme, trop souvent certes réduit à ces quelques phrases étincelantes que tout le monde a en tête («Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres», tellement, tellement appropriée à notre situation!) -et pourquoi du reste, devrait-on se couper des fulgurances de sa pensée ?
C'est à l'articulation de cette pensée en prise avec la vie, d'une pensée qui n'aura jamais renoncé à se faire, se défaire, avancer, que nos auteurs se sont affrontés, dans un essai d'une richesse absolue. Un travail qui éclaire de façon saisissante les concepts désormais majeurs de la pensée de Gramsci, de celui d'hégémonie à celui de Praxis, pour dessiner une tout autre figure d'intellectuel que celles que nous continuons d'adorer, idolâtrant des icônes qui passent leur temps à faire rentrer par la fenêtre cet autoritarisme que l'on a voulu chasser par la porte.
Une maïeutique pour tout dire, éloignée de tout cours magistral, luttant de toutes ses forces contre le principe d'autorité qui règne sur nos castes d'instruits. C'est ainsi tout son itinéraire intellectuel et de vie qui nous est reconstruit dans une sorte de corps à corps avec les idées de son temps, reconstituant le parcours d'un combattant qui n'a jamais cessé de penser le monde dans l'instant de ce monde.
Une leçon !
Romain descendre, Jean-Claude Zancarini, L'œuvre-vie d'Antonio Gramsci (1891-1937), éditions La Découverte, avril 2023, 568 pages, 27 euros, ean : 9782348044809.