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23 juin 2010 3 23 /06 /juin /2010 08:49

isba.jpgL’ouvrage de Robert Linhart, publié en 1976 et réédité cette année, s’affirmait d’abord comme une réponse à l’offensive des nouveaux philosophes, prompt à liquider Lénine de la plus stérile des façons, au prétexte qu’ils avaient renoncé à leur révolte. Il vaut la peine aujourd’hui de relire cette analyse, exemplaire sur le plan de la réflexion intellectuelle, des conditions matérielles dans lesquelles la première dictature du prolétariat eut à s’inventer et durer. Analyse exemplaire en ceci qu’elle refusait de faire abstraction des conditions effroyables de formation du premier Etat prolétarien, conditions qui lui furent imposées -d’aucuns l’ont volontiers oublié-, par la barbarie impérialiste.

Quelles étaient ces conditions ? Se nourrir, se chauffer. La Russie de 1917 affrontait des réalités aussi élémentaires que de chercher à tout prix de quoi se nourrir et se chauffer. Le blé, le pain, le bois, les labours, les saisons… C’est cela, par parenthèse, faire de l’Histoire ! Les paysans russes périssaient sur les terres seigneuriales. La révolte grondait. Fallait-il prendre ces terres ? Fallait-il indemniser leurs propriétaires anciens ? Sur quelles bases devait-on partager ? L’automne arrivait et avec lui le temps des labours, qu’il ne fallait pas rater, car non seulement l’hiver en dépendait, mais la survie de l’année à venir. Que fallait-il donc faire, concrètement ? Fonder un Droit nouveau ? Certes, mais comment pouvait-on le conduire dans le concret du paysage russe ? Les masses paysannes, exaspérées, passèrent à l’action d’un coup, partout en Russie. Un soulèvement populaire. Qu’on relise les archives. Un vrai soulèvement populaire et non le décret de Lénine. Car si Octobre 17 eut lieu en octobre, ce fut d’abord parce que les paysans russes passèrent à l’action au moment crucial des labours. Ensuite vint l’insurrection armée, la décision de Lénine, convaincu qu’il fallait mettre les masses paysannes à l’abri d’une répression féroce et que c’était le seul moyen d’y parvenir. Une ligne politique ne se réduit pas à un corps de doctrine. Lénine avait hésité, certes : le programme des Bolcheviks était doctrinal. Mais devant le mouvement de masse, il n’hésita plus : il fallait libérer l’initiative révolutionnaire de la paysannerie.

Lénine-Linhart1918. La Russie crève toujours de faim. L’écueil idéologique est alors celui du ravitaillement des villes. C’est là encore avec une exemplarité intellectuelle sans équivalent que Robert Linhart rend compte de la complexité des luttes qu’il fallut engager, contre les blancs, contre les égoïsmes, contre les idéologues, pour mener à bien cette "croisade" du blé si cruciale pour la Nation en ruine. Mais dans le même temps, Lénine réalisait que cela ne pouvait se limiter à une politique de persuasion et de coercition menées de front. Ce sur quoi la Révolution achoppait était d’un autre ordre : culturel. Le terrain des valeurs. Du sens. En 1923, Lénine voulut engager une réflexion de fond sur cet aspect si déterminant, pour favoriser l’émergence d’une révolution culturelle, seule capable de jeter un pont entre les différentes couches de la société soviétique balbutiante, seule capable de permettre aux élites et aux masses de trouver un terrain d’échange à partir duquel inventer enfin vraiment un monde nouveau. La maladie l’en empêcha. Staline vint, qui ne voulait guère rêver à une offensive idéologique pour laquelle il n’existait, en effet, pas de forces politiques prêtes à s’y engager, et pour cause… In fine, il est intéressant d’observer que, et l’avant-propos du Lénine de Linhart le montre bien, c’est sur cette même question culturelle qu’achoppa en partie l’alternative "révolutionnaire" des années 60/70 en France, la liquidation des idéologies de révolte ayant par la suite ouvert à cette haine du Peuple que le sarkozysme a déployé depuis.--joël jégouzo--.

 

Lénine, les Paysans, Taylor, de Robert Linhart, éd. Du Seuil, mai 2010, 218 pages, EAN13 : 9782021027938.

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22 juin 2010 2 22 /06 /juin /2010 08:05

Lenine-Linhart.jpg"Toute cette bourgeoisie qui se goberge, tout ce sarkozysme, c’est ignoble, ça me fait vomir." Robert Linhart…

 

Mars 2010. L’avant-propos à cette édition de 1976 s’ouvre sur la photo de Lénine grabataire, les yeux exorbités, quelques mois avant sa mort. Sa jeune sœur est penchée sur lui. Un médecin les accompagne. "A quoi pense-t-il, au bord du néant ?", s’interroge Robert Linhart. A cette nouvelle de Jack London qu’il affectionnait tant (L’Amour de la vie  ) ? Et dont Linhart nous apprend qu’il se la fera relire deux jours avant sa mort, en janvier 1924. Ou bien à la brutalité de Staline, qu’il voudrait écarter du poste de Secrétaire Général ?

 

 En 1976, Robert Linhart publiait cet ouvrage comme une réponse aux démissions des nouveaux philosophes, Glucksmann en tête, qui s’apprêtaient à liquider la contestation sociale en attendant de rallier le sarkozysme, l’indigence théorique la plus spectaculaire que la France ait connue (le couronnement de cette démission insalubre). Mais en 76, personne ne voulait entendre Linhart. Personne ne lut l’ouvrage. Deux ans plus tard, on fut contraint de saluer du même L’établi  . Un chef d’œuvre, tout court, de littérature française. Une vision, un style, une émotion du monde et de ce qu’est écrire, proprement immenses.

 

 Dans l’avant-propos à cette réédition, on retrouve –enfin pourrait-on dire-, un Linhart accrocheur. Qu’en est-il aujourd’hui de la question de la résistance à l’exploitation ? La question est pertinente, quand aucune réponse ne se fait vraiment entendre à Gauche. L’URSS s’est effondrée et avec elle, les idéologies de la révolte. Mais le Tiers-monde ? Que plus personne n’appelle comme cela du reste, que Linhart est le dernier a appelé comme cela. Qu’en faisons-nous ? Les pays "impérialistes", que Linhart est le dernier a appeler par leur nom dans cette formulation lapidaire, qu’en dénonçons-nous aujourd’hui ? Quid encore de la "classe ouvrière", que Linhart est le dernier a appeler de son nom et dont il veut retenir, lui, qu’elle se bat toujours, "pied à pied pour défendre ses emplois" menacés par la mondialisation (son seul vocabulaire neuf, dirait-on). Une globalisation obnubilée par sa "course au profit capitaliste" qui non seulement ne s’est pas démentie depuis 1976, mais n’a cessé de s’amplifier sans que nos élites intellectuelles ne s’en soucient. Et pour cause : ces élites trahissaient en masse leurs engagements de jeunesse pour s’enrichir sans vergogne et se claquemurer, in fine, dans leurs identités résidentielles…

 

On retrouve dans cet avant-propos pourtant si bref, ce Linhart qui percutait tant dans les années 60. Qu’on daigne le lire, tout simplement : "La misère, dans nos pays, frappe avant tout les immigrés, les sans-papiers, les sans-droits, pendant que les riches affichent avec insolence leurs gains mirifiques". L’air de rien, ce que Linhart décrit dans ce constat édifiant, c’est rien moins qu’une stratégie de liquidation de toute contestation politique de gauche dans ce pays, qui n’est pas sans rappeler celle mise au point dans les années 30 par les nazis -toute proportion gardée-, nazis qui n’avaient alors qu’une certitude en tête : pour gagner nos franches coudées, il faut d’abord, dans l’ordre, se débarrasser de l’opposition morale (chez nous, la compromission des intellectuels de gauche), puis asséner la violence sur les catégories les plus fragiles de la population (chez nous les immigrés, les sans-papiers, les sans-droits), avant, enfin, de réprimer en grand et ouvertement… Débarrassée de son menu peuple, la Nation, saignée au flanc et contrainte de vivre ce poids de culpabilité, ne saurait s’en relever. Alors de grandes ambitions répressives pourront se faire jour.

Lisez Linhart parler de "l’affreuse nuit coloniale". Relisez-le nous exhorter à convoquer "les centaines de millions d’esclaves d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine". Voyez-le rappeler cette Europe de 14 qui s’enfonça dans la barbarie. Ecoutez-le raconter, déjà, la trahison des sociaux-démocrates et lui trouver un écho dans ce moment de décomposition du gauchisme en France, qui vit s’affirmer dans nos élites une véritable haine du Peuple. La misère d’aujourd’hui en est l’héritière. Vite, Linhart, ne te contente pas d’exhumer tes vieux libelles, écris, pense, publie de nouveau, enfonce de nouvelles portes, il n’est que temps !--joël jégouzo--.

Lénine, les Paysans, Taylor, de Robert Linhart, éd. Du Seuil, mai 2010, 218 pages, EAN13 : 9782021027938.

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3 juin 2010 4 03 /06 /juin /2010 07:24

 

arton125Retour en arrière : du temps de Sartre, la nécessité de fournir un travail était la norme éthique de la société bourgeoise. Aujourd’hui, c’est fini. Le pouvoir politico-médiatique, le plus scandaleux et le plus cynique qui ait jamais vu le jour, part, lui, du principe que les précaires ne sont plus des agents sociaux. De proche en proche, ce pouvoir instruit ainsi des groupes sociaux comme n’étant plus des sujets du Droit français. Voir, hors de ces définitions du travail, des couches de la population qui redeviennent des citoyens de seconde zone, des indigènes, les petits-enfants des immigrés, pourtant français. Ce n’est pas seulement que la norme ancienne, bourgeoise, ait été suspendue ; la visée est plus terrible que cela : il s’agit d’éliminer purement et simplement ces groupes sociaux qui ne doivent plus appartenir à la Cité sinon comme ré-articulant la nécessaire trope de l’ennemi… L’un des moyens pour y parvenir est simple : la violence des exclus. Cette violence inacceptable, irrécupérable, hors norme, mise en perspective dans l’espace social par des discours qui, dans le même temps, ne lui trouvent aucune justification. On se souvient du Kärcher. La violence symbolique de l’Etat, avec l’Etat sarko, s’exprime désormais ouvertement. Le populisme noir des années 30 paraît de nouveau taillé à notre mesure !

med-precariteLe populisme noir pour ultime vérité d’un Peuple moins introuvable que dissimulé. Une pathologie sociale terrifiante pour bilan, où le monde des citoyens de la France d’en bas a lentement pourri. La France d’aujourd’hui ? Une foule tragique qui somnole. Du sommeil de la défaite. Une foule sans légitimité, forclose dans ses gestes de désespérés, qui ne rencontre pour écoute que le sociologisme d’intellectuels en proie eux-mêmes à leur manque de légitimité. Un vrai crime pour exclus que ce roman noir de la société française contemporaine. Un vrai crime d’Etat, ce dernier ayant depuis belle lurette tranché : qu’on se le dise, il ne protègera que certaines vies, définies sous le manteau de cet ensemble social qu’est le milieu politico-médiatique. La précarité de masse ? Ils s’en fichent. Le travail ? Une simple variable d’ajustement. Tout centime financier vaut mieux que la vie d’un travailleur. Et l’on ne nous demande sûrement pas de donner notre avis sur cette option fondamentale de la société française. Au mieux, le discours se fait technique : le Capital France relève du bon usage des techniques financières. Plus d’interdit : la vie humaine n’est pas sacrée et les médias actualisent cette ultime vérité - quel journaliste s’indignerait réellement du scandale de la misère en France ? Cette amoralité sordide qui ne veut accepter l’interférence d’aucune éthique entre les deux compères, le journaliste et le politique, masque tout de même de plus en plus mal qu’il y a réellement un cadavre dans le placard de la Nation française : celui de la France d’en bas, et que sous ce cadavre repose une plage, une vraie, où les nantis se dorent la pilule. L’horreur est à venir. C’est peut-être notre seul avenir commun ! Il suffit même de porter la main à l’oreille pour l’entendre croître sous la précarité de masse qui est aujourd’hui le vrai destin de la France. Superbe pied de nez à l’Histoire : la France d’en bas est ruinée par une certaine idée libérale de la Nation française ! "Ruinée" : cela dit assez que la France d’en haut ne fait qu’imposer un cheminement pseudo éthique à l’opinion : on demande aux plus désespérés de garder une conduite exemplaire ! Enorme mystification : car l’option morale est en fait une option politique au sein de laquelle l’intolérance est devenue la norme. Une norme institutionnalisée par l’Etat lui-même!joël jégouzo--.

Observatoire National de la Pauvreté et de l’Exclusion Sociale, rapport 2009-2010 :

http://www.onpes.gouv.fr/Le-Rapport-2009-2010.html

le rapport lui-même, en pdf :

http://www.onpes.gouv.fr/IMG/pdf/RapportONPES_2009-2010.pdf

Le Salarié de la précarité, de Serge Paugam, PUF, coll. Le Lien Social, mai 2000, 437 pages, ISBN-13: 978-2130508182.

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21 mai 2010 5 21 /05 /mai /2010 09:24

meilleur-des-mondes.jpgUn monde parfait… L’art de la propagande politique n’a cessé, au cours du terrifiant XXème siècle, de nous promettre son (presque) immédiat accomplissement, nazi, soviétique, fasciste ou maoïste. La collection rassemblée par John Fraser sur les utopies politiques et léguée à la Bodleian Library d’Oxford, dont quelques images nous sont ici présentées, constitue à coup sûr un patrimoine que l’on ferait bien d’étudier de plus près, tant il témoigne d’un moment de l’Histoire particulièrement singulier dans la course collective des hommes au bonheur.

Des cartes postales… Des cartes paraphées de l’intime, l’affectueux, l’amical, dédicaces abandonnées aux avions de transports et aux rails des chemins de fer d’une conviction de soi et de l’autre devenues, par quel tour grimaçant d’une histoire s’insinuant dans nos pas, support publicitaire des régimes totalitaires. Une esthétique de la candeur, certes, comme l’observe l’auteur, avec ses mises en scènes empreintes d’allégresses et d’héroïsme candide. Une propagande grossière jusqu’à l’absurde, Hitler en armure argentée, en selle sur son destrier noir, Lénine posant parmi les paysans, affable, maître spirituel sinon religieux, éclairant les masses de son intelligence surnaturelle. L’artifice partout à l’œuvre, cette déformation outrancière de la réalité réalisant peut-être mieux qu’un art plus raffiné, l’audace et la violence de la quête révolutionnaire, le retournement ahurissant des valeurs qu’elle impliquait égaré en revanches populistes. Suspendre l’incrédulité (Coleridge). Dans la rage de n’avoir pu être encore. L’espoir d’advenir enfin.

Mais sans doute ne faut-il pas exagérément chercher l’explication de ce désir d’un monde meilleur, ainsi que le fait l’auteur de l’opus, dans le psychisme humain qui nous pousserait à croire dans l’avènement d’un système politique où règnerait la Justice. Non plus que dans quelque psychisme de masses commodes à dénoncer. Toutes ces visions esthétiques, à cette distance d’où nous pouvons enfin les observer, révèlent autre chose encore, comme le fait que, curieusement, cette propagande politique est celle de la suspension du politique.

Elle est celle de Partis refusant de déployer la conception d’un Etat neutre moralement. Elle est celle d’Etats mettant partout au poste de commandement des morales sectaires. Morale ouvriériste, morale patriotique, c’est ce recouvrement du politique par la morale qui est ici en cause. La suspension du politique dans le cadre d’un Etat au sein duquel l’adhésion morale est requise sans concession. Elle est celle d’un Etat moral qui subordonne le droit de ses citoyens à sa conception de la vie bonne. Celle de Partis ayant développé une philosophie de l’homme, plutôt qu’une doctrine politique. Car si l’expérience politique du XXème siècle aura été celle d’armées ignorantes s’affrontant dans la nuit, cela vient moins du psychisme de l’homme que de ce détournement du politique subsumé sous des visions morales sectaires. Le bonheur n’est pas un objet politique. La Justice, si. Et le désir d’un monde plus juste n’est pas celui d’un monde parfait, on aurait tort de l’oublier.joël jégouzo--.

 

Cartes postales du Meilleur des mondes : L'art de la propagande politique, de Andrew Roberts, traduction de Catherine Guillet, éd. Les Quatre Chemins,  avril 2010, 111 pages, 14,50 euros, ISBN-13: 978-2847842005.

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18 mai 2010 2 18 /05 /mai /2010 12:09

hedge.jpgLes pouvoirs Publics donnent l’impression de vouloir lutter contre les paradis fiscaux, nous faisant oublier, rappelle Alain Deneault, que ce sont d’abord des juges qui furent mobilisés sur cette question dès 1996, à travers leur Appel de Genève. C’est que nos juges réalisaient qu’il leur fallait attendre des années pour obtenir une information juridique, sur des transactions exécutées en moins de 5 secondes…

Par la suite (en 2000), les paradis fiscaux devinrent un problème politique quand on s’avisa de mesurer leurs effets sur les économies du monde libéral. Les premières publications critiques virent alors le jour pour en dénoncer les dérives, dans le monde anglophone essentiellement. Puis furent établies les premières listes noires, dénonçant à la vindicte les places les plus stigmatisées. Mais très vite, Bush donna un coup d’arrêt aux investigations les plus sérieuses : dénoncer, on le pouvait, mais sanctionner, sûrement pas…

Dans la foulée et grâce à un lobbying subtil, méticuleusement démonté par Alain Deneault, les Bermudes et la Suisse se firent retirer de ces fameuses listes noires. Si bien qu’aujourd’hui la Suisse, par exemple, ne compte que 10 agents affectés à la surveillance des mouvements du tiers de la banque privée mondiale… Une farce.

 

Au cours de l’été 2009, la farce reprit : le G20 et l’OCDE exigèrent des états offshore, d’un ton commun et particulièrement virulent pour donner le change à une opinion publique agacée, l’accès à leurs comptes secrets. Mais du coup, l’on risquait de donner en pâture à la presse l’Europe des comptes à numéro… On se contenta alors de ramener la fameuse liste noire à une liste grise plus soft, dès la fin de l’été, et les Hedge founds (fonds d’investissements à risque), ceux-là même qui avaient ruinés nos banques, purent continuer à se faire enregistrer dans les paradis fiscaux assujettis à aucun contrôle d’aucun Etat constitué…

 

Enfin, le FMI de DSK édicta des règles dites de "bonnes pratiques", conditionnées à l’application volontaire des paradis fiscaux et autres acteurs offshore… On finit donc l’année sur une note optimiste : le FMI, l’OCDE et le G20 avaient fait leur boulot, ils avaient communiqué sur la question, laissant en sous-main des officines plus discrètes réduire le périmètre des comptes offshore aux occidentaux, autant qu’il était possible. Les listes noires, puis grises, furent soigneusement circonscrites, et dans les couloirs autorisés l’on se gaussait, ainsi que le rapporte Alain Deneault, parce que toutes ces grandes manœuvres n’avaient été en fait programmées que pour tenter de plumer la Suisse…--joël jégouzo--

 

Paradis fiscaux et souveraineté criminelle, Alain Deneault, La Fabrique éditions, avril 2010, 170 pages, 14 euros, ISBN-13: 978-2358720083.

 

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18 mai 2010 2 18 /05 /mai /2010 10:39

paradis-fiscaux.jpgHors des frontières formelles du Droit, des puissances se sont constituées avec la complicité de décideurs de la Chose pourtant Publique. Une souveraineté offshore où des juridictions politiques furent taillées sur mesure pour accueillir la moitié du stock mondial des devises, ne constituant ainsi certainement pas cet ailleurs de la finance internationale auquel l’on voudrait nous faire accroire. Il n’y a du reste pas d’économie parallèle, martèle Alain Deneault dans son essai. Nous devons absolument cesser d’analyser les paradis fiscaux en termes d’évasion fiscale : ils sont nos économies réelles, qui mettent à mal le financement des Institutions Publiques et nos marchés commerciaux. Ils sont l’ordre normal de marche d’une Finance mondiale qui dépouille jour après jour les notions de Bien Public et de Bien Commun de leurs fondements républicains. Et ils sont le fruit d’une histoire peu reluisante mais fort ancienne : celle des mécanismes financiers de production d’avoirs fictifs qui, depuis le XIVème siècle florentin, ont construit des moyens efficaces pour échapper à tout contrôle politique démocratique.

 

C’est du coup un regard neuf qu’Alain Deneault nous invite à poser sur ces paradis qui défraient faussement la chronique et voient nos dirigeants pousser de temps à autres leurs cris d’orfraie avant de refermer cet épineux dossier sur une irrésolution éprouvée. Un regard qui invite à reconsidérer ce modèle de confiscation politique à la lumière d’un éclairage peu mis en perspective dans ce cadre : celui de la colonisation.

Deux exemples particulièrement éclairants illustrent bien le propos. Celui du Congo Belge tout d’abord, où, au lendemain de la Conférence de Berlin, Léopold II décida de fonder une colonie personnelle, en son nom propre et non celui de la Belgique, créant de fait une souveraineté privée au mépris du Droit des Peuples, le prototype même du paradis fiscal contemporain. Sur son territoire –un espace théoriquement politique mais dédié désormais exclusivement au commerce-, tout devint permis : sévices, massacres, servage et ce jusqu’en 1908, date à laquelle le récit des exactions commises se fit jour en Europe, obligeant la Belgique à reprendre officiellement la colonie à son compte.

 

javaB.jpgAlain Deneault est, sur cet exemple, d’une clarté édifiante. Rien n’est laissé dans l’ombre, des lectures bréviaires de Léopold II (James William Bayley Money : Java, or how to manage a Colony), à sa fascination pour l’explorateur vedette du Congo, Stanley, qui faisait signer aux chefs locaux des contrats d’abdication sur leurs propres terres, obtenus par la force quand la ruse n’y suffisait pas. Dans les salons, bien évidemment, ces factices transferts de souveraineté légitimaient à eux seuls l’appropriation d’un pays par les Blancs, qui créèrent de l’offshore à tout va : les intérêts d’exploitation demeuraient strictement privés. Léopold II confia ainsi le commerce du Congo à des entreprises signataires de chartes, tandis qu’il en restait l’actionnaire le plus important à titre privé…

 

Le second exemple est celui de l’Allemagne, avec l’Empereur Guillaume II confiant l’exploitation des côtes africaines à une société privée de gestion : la Deutsche Ost-Afrika Gesellschaft. Il ira jusqu’à offrir à des entreprises privées la "conquête" de l’Afrique, transformant de fait l’espace public en paradis commercial.

 

Mais aujourd’hui, captifs d’un vocabulaire perverti pour masquer des souverainetés de complaisance qui trouvent leurs assises en Europe et en Amérique du Nord, à vouloir toujours penser ces juridictions hors la loi comme lointaines, nous nous lions pieds et poings à de vagues discours nous interdisant d’en penser l’histoire.--joël jégouzo--.

 

 

Paradis fiscaux et souveraineté criminelle, Alain Deneault, La Fabrique éditions, avril 2010, 170 pages, 14 euros, ISBN-13: 978-2358720083.

Java : or, How to Manage a Colony, Volume I, James William Bayley Money, BiblioBazaar, december 8, 2008, 358 pages, 25 dollars, Language : English, ISBN-13: 978-0559875304.

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17 mai 2010 1 17 /05 /mai /2010 08:28

3303338301090_GF.jpegOn savait que l’accès des lycéens aux différentes filières du supérieur était lesté par leur appartenance sociale. Les enfants de cadres par exemple, qui ne représentent que 15% des enfants entrant en sixième, constituent plus de 55% des inscrits en classes prépas, tandis que les enfants d’ouvriers (38% des collégiens), ne représentent que 9% des entrants en prépas.

La construction du parcours scolaire, bien évidemment, obéit à des choix complexes, faisant intervenir des variables individuelles et d’autres, dont les effets sont cumulatifs : la réussite scolaire, l’orientation, etc. L’étude de Nadia Nakhili, du Laboratoire des Sciences de l’Education de l’Université de Grenoble, introduit une variable peu explorée jusque là : celle de l’environnement dans lequel les élèves effectuent leur scolarité. Or il apparaît de cette étude que ce contexte de scolarisation a un effet aussi important que celui de l’origine sociale, qu’il renforce en outre spectaculairement. L’effet établissement révèle ainsi qu’à niveau scolaire égal, les élèves des lycées favorisés ont près de 80% de chances de plus de s’orienter vers une classe prépa, lorsque cet établissement en héberge une. Poncif ? Voire : c’est un véritable bain sémantique qui se met en place dans ces établissements, négligé dans les études sur la ségrégation scolaire en France. Effet d’émulation, effet de pairs, voire effet sur la pratique même des enseignants, liée au public auquel ils s’adressent. Et il ressort de cette étude que l’effet établissement, qui joue évidemment à l’inverse, dans les lycées "défavorisés" par exemple, bride massivement les élèves de ces établissements. De sorte que pour réduire les inégalités d’orientation, les Pouvoirs Publics devraient peser sur la composition sociale des établissements et le rééquilibrage des offres de formation supérieure dans tous les territoires. Mais bien évidemment, la privatisation rampante de la carte scolaire, sous l’influence même d’une urbanisation ségrégationniste, n’incline pas l’Etat à prendre de pareilles mesures.

Inegalites_scolaires_-_OCDE.jpgL’étude, convaincante, mériterait d’être poursuivie sur ce front inédit, pour mettre à jour par exemple quelque chose comme la nature et la valeur du "bain sémantique" que propose chaque établissement. Loin de l’inscrire dans le cadre d’une simple étude sur la reproduction sociale, elle permettrait de mettre à jour les stratégies déployées par les établissements pour conquérir de nouveaux publics ou sélectionner avec plus de rigueur les leurs. Elle permettrait en outre de dévoiler les leurres introduit par les classements des lycées, et l’hypocrisie du discours ambiant sur la réussite scolaire.—joël jégouzo--.

 

Orientation après le bac : quand le lycée fait la différence, n°271, février 2010, Céreq issn : 0758-1858.

Centre d’études et de recherches sur les Qualifications, 10 bplace de la Joliette, BP 21321, Marseille cedex 02

www.cereq.fr

L'orientation scolaire et professionnelle dans un monde incertain (n.109 Janvier-Mars 2010), Céreq, Réf. : 3303338301090, 160 pages, 23 euros, ISSN : 0759-6340.

Culture écrite et inégalites scolaires ; sociologie de l'échec scolaire à l'école primaire, Bernard Lahire, PU de Lyon, 312 pages, 18,50 euros, EAN : 9782729706661.

Projet de Loi de finances pour 2009 : Enseignement scolaire – rapport du Sénat

http://www.senat.fr/rap/l08-099-313/l08-099-313.html

www.democratisation-scolaire.fr

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10 mai 2010 1 10 /05 /mai /2010 11:46

canal-saint-martin-a-paris.jpgEn France, ils se sont dénommés  «Bobos». Bourgeois Bohêmes… Une manière de ne pas paraître ce que l’on est, de le cacher sous des discours fantasques, voire une identité artiste, alors que ces bourgeois-là n’ont pas grand-chose à voir avec les artistes bohêmes du XIXème siècle, qui crevaient vraiment la dalle pour le coup, et risquaient des attitudes autrement dérangeantes. Là, on a plutôt affaire à des créateurs –ils le sont tous-, plutôt à la remorque des valeurs bourgeoises -songez au programme artistique de Baudelaire : «effrayez le bourgeois». Pensez quel renoncement traduit l’art bobo –enfin, ne tombons pas dans une critique réactionnaire de l’art contemporain non plus. Mais tout de même, des faiseurs d’un art trop souvent plaisant, promu à longueur de pages culturelles sous l’espèce de pseudos transgressions dont la grande bourgeoisie fait son miel, participant ainsi à une nouvelle forme de conformité conservatrice en phase avec l’esthétisation de leur mode de vie, qui leur a tant permis de se démarquer du vulgaire. Bref, un consumérisme culturel qui n’a rien à envier au consumérisme de masse.

Bobos donc, plutôt que néos petits-bourgeois, particulièrement à l’aise avec le post-capitalisme contemporain, tout comme avec les codes de la grande bourgeoisie éclairée. Des bobos qui ne connaissent ni la marginalité, ni la pauvreté, et fabriquent leurs coûteuses différences culturelles pour alimenter un marché de l’exclusion sociale en pleine expansion, à la grande satisfaction de la bourgeoisie éclairée, à l’affût des dernières nouveautés en matière d’exclusion positive (en gros : comment exclure sans que ça se voit). Des bobos qui passent leur temps à admirer les puissants de ce monde -ils ne cessent d’en conforter l’assise, de créer du prestige, de la notoriété, de l’académisme. Reçus dans les lieux de pouvoir, encensés par une critique stipendiée, oubliant fâcheusement qu’ils ne doivent leur statut qu’à cette grande bourgeoisie qui les a préposés aux tâches de re-médiation…

La stigmatisation des quartiers populaires empêche toute cTandis que partout dans le monde s’accélèrent les démolitions des quartiers populaires. Certes ailleurs -Chine, Afrique- d’une façon plus visible et plus musclée que chez nous, pour construire les immeubles de l’heure globale. Tandis que partout ailleurs on procède moins à la liquidation des classes pauvres qu’à leur dissimulation, le bobo continue de privilégier obséquieusement son épanouissement personnel et sa montre, tournant le dos aux idéaux de solidarité collective. Acquis très tôt à la globalisation mercantile, bien que partisan d’une certaine régulation néo-libérale, moderniste plutôt que «progressiste», le bobo se fiche du social, comme l’affirme J.-P. Garnier : seul compte le sociétal et la possibilité de gloser sur une société qui ne représente plus à ses yeux qu’un vaste sujet d’étude, d’intervention artistique ou de conversations mondaines. Seule attitude recevable, nous dit encore Garnier, et sur laquelle il faudrait s’interroger, l’exotisme de son engagement auprès des sans-papiers. Une danseuse, abandonnée sitôt qu’elle a obtenu ses papiers et  déboulée dans les rangs de ces fameuses classes populaires qui savent si mal habiter leurs attrayants quartiers.

world_financial_center_shangai.jpgCar voilà le seul vrai critère d’appartenance du bobo: résider... Comme jadis pour les plus réactionnaires des propriétaires fonciers, la pierre est devenue le socle de sa stratégie de distinction sociale. Une prise de pouvoir symbolique sur la ville. Une prise de pouvoir politique au niveau local.

Or pour mieux résider, il faut virer les pauvres. Les virer et monter en gamme les produits qui sauront les convaincre de partir. Qu’on se le dise, commente Garnier : la ville est une marchandise réservée aux riches. L’économie politique urbaine se restructure du reste autour du consumérisme bobo : essentiellement l’industrie de la culture, meilleure dissimulation possible de sa soumission aux élites de la grande bourgeoisie. Car désormais tributaires des modalités de l’accumulation capitaliste, le bobo ne saura plus rompre avec et devra tôt ou tard se soumettre au pouvoir de la grande bourgeoisie consolatrice…

Son Grand Paris (heureusement : il accouchera vraisemblablement d’une souris) sera donc une ville bourgeoise, offrant toutefois un paysage multiculturel : celui de la ‘diversité’ de la néo-domesticité qui remplira les emplois de service dont cette bourgeoisie intellectuelle s’entourera. Des gens de couleur, bien sûr, pour laver, repasser, nettoyer, cirer les chaussures, des pauvres et des immigrés au service de la ville globale, voire, demain, de ces éco-quartiers qui vont fleurir partout (un vieux mot d’ordre maoïste à recycler dans le vocabulaire bobo).

h_4_ill_1239973_chine-police.jpgOn comprend alors que déloger les sans-abri et les rebelles sans cause qui perturbent encore le système de leur ville, deviendra l’un des engagements majeurs de la cause bobo dans les années à venir. Cela dit, la violence assourdissante des cités risque fort de s’amplifier, à ce régime. Nous verrons bien comment ils s’en dépêtreront, notamment quant à la diffusion de la violence sur l’ensemble du territoire, désormais. Frustrations accrues, radicalisation dont on ne sait trop quelle chemin elle empruntera, force est de constater que l’embourgeoisement de l’électorat socialiste -phénomène massivement européen-, risque fort de produire des conséquences désastreuses.
joël jégouzo--.

Une violence éminemment contemporaine , Essais sur la ville, de Jean-Pierre Garnier, Agone éditions, coll. Contre-feux, mars 2010, 254 pages, 18 euros, ISBN-13 : 978-2748901047.
Photo : Canal Saint-Martin, Paris.
Images de la Chine à l’heure globale, les pauvres et les riches de Shangaï (le World Financial Center) , et leur ordre attentionné.

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8 mai 2010 6 08 /05 /mai /2010 15:24

 

 

jardin-moulin-parc-paris-massena-rive-gauche1-700x465Le renouvellement urbain, lancé sous le gouvernement de la Gauche plurielle dans le cadre de sa politique de la ville, contribua largement à transformer sociologiquement la population du cœur des villes.

Ainsi, ce que décrit le livre de Jean-Pierre Garnier, c’est aussi bien la mue du PS qui est allée en s’accélérant jusqu’à l’arrivée de Martine Aubry à sa tête.

Une mue caractérisée par l’abandon des couches populaires, faisant suite au naufrage des discours de transformation de la société. Cet abandon eut pour conséquences leur isolement radical, et pour ces couches démonétisées, la perte de conscience de leur existence collective. Exit les luttes urbaines des années 70, qui avaient pour objet la solidarité sociale. Les classes moyennes intellectuelles désertaient ces luttes pour toucher leurs dividendes, tandis que les mandarins universitaires de la Seconde Gauche ne cessaient de vanter les charmes de la réhabilitation, dissimulant sous leur bon goût une vraie logique de classe, confisquant "les espaces qualifiés pour les réserver à des gens de qualité", ainsi que l’analyse J.-P. Garnier.

 

garnierDans le même temps, cette Seconde Gauche évacuait de ses préoccupations la question sociale -les discours sur l’abstention des quartiers sensibles en sont aujourd’hui la survivance (par parenthèse, pour qui voteraient-ils, bon sang, ceux qui n’ont rien vu changer dans leurs conditions de vie malgré les promesses de la Gauche, comme de la Droite ?).

Or, tandis que la petite bourgeoisie intellectuelle se ralliait à la grande bourgeoisie spéculatrice, les effectifs des couches populaires ne cessaient de croître. De fait, la pauvreté s’étendait sociologiquement, rattrapant les fanges les plus modestes de la classe abusivement nommée moyenne, tour de passe passe de l’INSEE permettant de subsumer l’ensemble de la population française ou peu s’en faut, sous un vocable indolore, gommant à grands traits forcenés des aspérités pourtant criantes.

La petite bourgeoisie intellectuelle aura ainsi été, selon J.-P. Garnier, l’arme fatale qui permit (presque) de liquider les classes populaires. Spéculation immobilière aidant, la défaite de ces classes allait être totale –n’était la crise et son prétexte, faisant basculer toujours plus de monde dans les affres de la pauvreté, à un point tel qu’il est devenu difficile aujourd’hui d’en contourner l’angoisse. Ne restait aux petits bourgeois intellectuels qu’à revêtir leurs nouveaux oripeaux, taillés à leur juste mesure, exhibant leur identité résidentielle en lieu et place de toute identité politique. Le concept est fort, intéressant, et mériterait d’être creusé…joël jégouzo--.

 

Une violence éminemment contemporaine , Essais sur la ville, de Jean-Pierre Garnier, Agone éditions, coll. Contre-feux, mars 2010, 254 pages, 18 euros, ISBN-13 : 978-2748901047.

 http://www.assemblee-nationale.fr/12/rapports/r3675.asp

ASSEMBLÉE NATIONALE, N° 3675, Avis portant sur le Droit au logement Opposable, présenté par PAR M. JÉRÔME BIGNON, Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 7 février 2007.

Photo : jardin du Moulin, Paris XIII, Paris Masséna, Rive Gauche.

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7 mai 2010 5 07 /05 /mai /2010 11:08

garnier.jpgLa série d’essais publiés par J.P. Garnier sur la ville est vigoureuse et va bien au delà d’une simple réflexion sur l’urbanisme. Sans doute parce qu’il a su traiter entre autres de la gentrification des cœurs urbains comme d’un symptôme politique : celui de l’abandon des couches populaires par les forces politiques de gauche. Car c’est bien cette histoire, navrante sinon nauséeuse, qui est au cœur du problème auquel l’on touche dès lors qu’il s’est agi de «changer la ville» -slogan du renoncement socialiste qui succéda, dans la Gauche dite plurielle, à sa capitulation devant l’audace qu’exigeait un «changer la société».

Que l’urbanisation engendre la barbarie, à travers l’accentuation sans précédent de la ségrégation sociale inventée en France depuis plusieurs décennies, peu voudront s’en convaincre, tant l’instrumentalisation de la violence des quartiers dits sensibles est commode. Or nous vivons un véritable apartheid résidentiel. Il n’est que d’observer l’explosion de l’inégalité scolaire pour s’en convaincre, explosion qui reflète parfaitement le découpage géographique de ces Frances qui décidément n’ont plus rien à voir les unes avec les autres…

C’est ce fil noir de l’histoire moderne du capitalisme qu’explore J.P. Garnier  : celui de l’expulsion des couches populaires hors des lieux convoités. Aujourd’hui, en France, on assiste à une redistribution géographique massive des riches et des pauvres. Cela se fait sous nos yeux, là, maintenant. La colonisation des anciens quartiers populaires. Lofts, friches, maisons ouvrières réaménagées, toute honte bue et jusqu’à l’écœurement, avec le soutien des élus locaux, souvent de gauche bien entendu. Comment éliminer les couches populaires des espaces urbains ? Voilà qui semble être la seule préoccupation de ces élus, affairés, partout, à privatiser leurs quartiers. Car seule une petite élite dispose du droit de façonner l’usage urbain à sa guise – éco-quartiers du XIIIème, celui du BedZed dans le sud londonien, celui de Fribourg, etc. Asymétries et inégalités sont la règle, dans ces lieux voués aux entreprises de domination. Ces cœurs des villes qui se présentent, selon l’expression du sociologue américain Mike Davis, comme des îlot de richesses au milieu du bidonville global où les populations paupérisées, pourtant de plus en plus nombreuses, sont jetées à l’écart. Ne nous laissons pas abuser par les discours, ni les décors urbains : repousser les couches populaires est la règle dans un monde où réduire la pauvreté n’a pris qu’un sens : celui de bannir les pauvres pour les rendre invisibles. Car ne nous y trompons pas non plus : cette reconstruction urbaine est «globale». De Mumbaï à Pékin, en passant par Londres et Paris, partout les quartiers populaire sont réaménagés, les couches défavorisées déplacées pour faire place nette à un habitat de standing et d’équipements culturels prestigieux. Partout, comme l’écrit si bien David Harwey : «le bidonville global entre en collision avec le chantier de construction global».

La dissymétrie est atroce. Elle reflète une confrontation de classe sans précédent. Offrant un déséquilibre de taille et c’est là que le bât blesse : car sous l’impulsion de la tertialisation de l’économie occidentale, les effets idéologiques et politiques de la recomposition des groupes sociaux ont été tels, qu’on voit même la culture monter au créneau pour mieux servir cette transformation insane. La culture est devenue l’instrument de différenciation apte à éjecter les couches populaires. Elle est devenue l’outil du front libéral, imprimant «à la conflictualité sociale un tour nouveau», comme l’écrit J.P. Garnier, en plaçant les couches populaires dans une position d’infériorité sans précédent dans l’histoire, depuis que leurs alliés d’autrefois les ont abandonnées. Ce qui est à l’œuvre dans cet apartheid résidentiel n’est en effet rien d’autre que l’aveu de la montée en puissance d’une classe cultivée qui a lié objectivement son destin à celui de la grande bourgeoisie libérale.
joël jégouzo--.

Une violence éminemment contemporaine , Essais sur la ville, de Jean-Pierre Garnier, Agone éditions, coll. Contre-feux, mars 2010, 254 pages, 18 euros, ISBN-13 : 978-2748901047.

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