VIOLENCES URBAINES : L’APARTHEID RESIDENTIEL FRANÇAIS.
La série d’essais publiés par J.P. Garnier sur la ville est vigoureuse et va bien au delà d’une simple réflexion sur l’urbanisme. Sans doute parce qu’il a su traiter entre autres de la gentrification des cœurs urbains comme d’un symptôme politique : celui de l’abandon des couches populaires par les forces politiques de gauche. Car c’est bien cette histoire, navrante sinon nauséeuse, qui est au cœur du problème auquel l’on touche dès lors qu’il s’est agi de «changer la ville» -slogan du renoncement socialiste qui succéda, dans la Gauche dite plurielle, à sa capitulation devant l’audace qu’exigeait un «changer la société».
Que l’urbanisation engendre la barbarie, à travers l’accentuation sans précédent de la ségrégation sociale inventée en France depuis plusieurs décennies, peu voudront s’en convaincre, tant l’instrumentalisation de la violence des quartiers dits sensibles est commode. Or nous vivons un véritable apartheid résidentiel. Il n’est que d’observer l’explosion de l’inégalité scolaire pour s’en convaincre, explosion qui reflète parfaitement le découpage géographique de ces Frances qui décidément n’ont plus rien à voir les unes avec les autres…
C’est ce fil noir de l’histoire moderne du capitalisme qu’explore J.P. Garnier : celui de l’expulsion des couches populaires hors des lieux convoités. Aujourd’hui, en France, on assiste à une redistribution géographique massive des riches et des pauvres. Cela se fait sous nos yeux, là, maintenant. La colonisation des anciens quartiers populaires. Lofts, friches, maisons ouvrières réaménagées, toute honte bue et jusqu’à l’écœurement, avec le soutien des élus locaux, souvent de gauche bien entendu. Comment éliminer les couches populaires des espaces urbains ? Voilà qui semble être la seule préoccupation de ces élus, affairés, partout, à privatiser leurs quartiers. Car seule une petite élite dispose du droit de façonner l’usage urbain à sa guise – éco-quartiers du XIIIème, celui du BedZed dans le sud londonien, celui de Fribourg, etc. Asymétries et inégalités sont la règle, dans ces lieux voués aux entreprises de domination. Ces cœurs des villes qui se présentent, selon l’expression du sociologue américain Mike Davis, comme des îlot de richesses au milieu du bidonville global où les populations paupérisées, pourtant de plus en plus nombreuses, sont jetées à l’écart. Ne nous laissons pas abuser par les discours, ni les décors urbains : repousser les couches populaires est la règle dans un monde où réduire la pauvreté n’a pris qu’un sens : celui de bannir les pauvres pour les rendre invisibles. Car ne nous y trompons pas non plus : cette reconstruction urbaine est «globale». De Mumbaï à Pékin, en passant par Londres et Paris, partout les quartiers populaire sont réaménagés, les couches défavorisées déplacées pour faire place nette à un habitat de standing et d’équipements culturels prestigieux. Partout, comme l’écrit si bien David Harwey : «le bidonville global entre en collision avec le chantier de construction global».
La dissymétrie est atroce. Elle reflète une confrontation de classe sans précédent. Offrant un déséquilibre de taille et c’est là que le bât blesse : car sous l’impulsion de la tertialisation de l’économie occidentale, les effets idéologiques et politiques de la recomposition des groupes sociaux ont été tels, qu’on voit même la culture monter au créneau pour mieux servir cette transformation insane. La culture est devenue l’instrument de différenciation apte à éjecter les couches populaires. Elle est devenue l’outil du front libéral, imprimant «à la conflictualité sociale un tour nouveau», comme l’écrit J.P. Garnier, en plaçant les couches populaires dans une position d’infériorité sans précédent dans l’histoire, depuis que leurs alliés d’autrefois les ont abandonnées. Ce qui est à l’œuvre dans cet apartheid résidentiel n’est en effet rien d’autre que l’aveu de la montée en puissance d’une classe cultivée qui a lié objectivement son destin à celui de la grande bourgeoisie libérale.—joël jégouzo--.
Une violence éminemment contemporaine , Essais sur la ville, de Jean-Pierre Garnier, Agone éditions, coll. Contre-feux, mars 2010, 254 pages, 18 euros, ISBN-13 : 978-2748901047.