LA VILLE COMME MARCHANDISE, ou la gentrification des sociaux-démocrates…
En France, ils se sont dénommés «Bobos». Bourgeois Bohêmes… Une manière de ne pas paraître ce que l’on est, de le cacher sous des discours fantasques, voire une identité artiste, alors que ces bourgeois-là n’ont pas grand-chose à voir avec les artistes bohêmes du XIXème siècle, qui crevaient vraiment la dalle pour le coup, et risquaient des attitudes autrement dérangeantes. Là, on a plutôt affaire à des créateurs –ils le sont tous-, plutôt à la remorque des valeurs bourgeoises -songez au programme artistique de Baudelaire : «effrayez le bourgeois». Pensez quel renoncement traduit l’art bobo –enfin, ne tombons pas dans une critique réactionnaire de l’art contemporain non plus. Mais tout de même, des faiseurs d’un art trop souvent plaisant, promu à longueur de pages culturelles sous l’espèce de pseudos transgressions dont la grande bourgeoisie fait son miel, participant ainsi à une nouvelle forme de conformité conservatrice en phase avec l’esthétisation de leur mode de vie, qui leur a tant permis de se démarquer du vulgaire. Bref, un consumérisme culturel qui n’a rien à envier au consumérisme de masse.
Bobos donc, plutôt que néos petits-bourgeois, particulièrement à l’aise avec le post-capitalisme contemporain, tout comme avec les codes de la grande bourgeoisie éclairée. Des bobos qui ne connaissent ni la marginalité, ni la pauvreté, et fabriquent leurs coûteuses différences culturelles pour alimenter un marché de l’exclusion sociale en pleine expansion, à la grande satisfaction de la bourgeoisie éclairée, à l’affût des dernières nouveautés en matière d’exclusion positive (en gros : comment exclure sans que ça se voit). Des bobos qui passent leur temps à admirer les puissants de ce monde -ils ne cessent d’en conforter l’assise, de créer du prestige, de la notoriété, de l’académisme. Reçus dans les lieux de pouvoir, encensés par une critique stipendiée, oubliant fâcheusement qu’ils ne doivent leur statut qu’à cette grande bourgeoisie qui les a préposés aux tâches de re-médiation…
Tandis que partout dans le monde s’accélèrent les démolitions des quartiers populaires. Certes ailleurs -Chine, Afrique- d’une façon plus visible et plus musclée que chez nous, pour construire les immeubles de l’heure globale. Tandis que partout ailleurs on procède moins à la liquidation des classes pauvres qu’à leur dissimulation, le bobo continue de privilégier obséquieusement son épanouissement personnel et sa montre, tournant le dos aux idéaux de solidarité collective. Acquis très tôt à la globalisation mercantile, bien que partisan d’une certaine régulation néo-libérale, moderniste plutôt que «progressiste», le bobo se fiche du social, comme l’affirme J.-P. Garnier : seul compte le sociétal et la possibilité de gloser sur une société qui ne représente plus à ses yeux qu’un vaste sujet d’étude, d’intervention artistique ou de conversations mondaines. Seule attitude recevable, nous dit encore Garnier, et sur laquelle il faudrait s’interroger, l’exotisme de son engagement auprès des sans-papiers. Une danseuse, abandonnée sitôt qu’elle a obtenu ses papiers et déboulée dans les rangs de ces fameuses classes populaires qui savent si mal habiter leurs attrayants quartiers.
Car voilà le seul vrai critère d’appartenance du bobo: résider... Comme jadis pour les plus réactionnaires des propriétaires fonciers, la pierre est devenue le socle de sa stratégie de distinction sociale. Une prise de pouvoir symbolique sur la ville. Une prise de pouvoir politique au niveau local.
Or pour mieux résider, il faut virer les pauvres. Les virer et monter en gamme les produits qui sauront les convaincre de partir. Qu’on se le dise, commente Garnier : la ville est une marchandise réservée aux riches. L’économie politique urbaine se restructure du reste autour du consumérisme bobo : essentiellement l’industrie de la culture, meilleure dissimulation possible de sa soumission aux élites de la grande bourgeoisie. Car désormais tributaires des modalités de l’accumulation capitaliste, le bobo ne saura plus rompre avec et devra tôt ou tard se soumettre au pouvoir de la grande bourgeoisie consolatrice…
Son Grand Paris (heureusement : il accouchera vraisemblablement d’une souris) sera donc une ville bourgeoise, offrant toutefois un paysage multiculturel : celui de la ‘diversité’ de la néo-domesticité qui remplira les emplois de service dont cette bourgeoisie intellectuelle s’entourera. Des gens de couleur, bien sûr, pour laver, repasser, nettoyer, cirer les chaussures, des pauvres et des immigrés au service de la ville globale, voire, demain, de ces éco-quartiers qui vont fleurir partout (un vieux mot d’ordre maoïste à recycler dans le vocabulaire bobo).
On comprend alors que déloger les sans-abri et les rebelles sans cause qui perturbent encore le système de leur ville, deviendra l’un des engagements majeurs de la cause bobo dans les années à venir. Cela dit, la violence assourdissante des cités risque fort de s’amplifier, à ce régime. Nous verrons bien comment ils s’en dépêtreront, notamment quant à la diffusion de la violence sur l’ensemble du territoire, désormais. Frustrations accrues, radicalisation dont on ne sait trop quelle chemin elle empruntera, force est de constater que l’embourgeoisement de l’électorat socialiste -phénomène massivement européen-, risque fort de produire des conséquences désastreuses.—joël jégouzo--.
Une violence éminemment contemporaine , Essais sur la ville, de Jean-Pierre Garnier, Agone éditions, coll. Contre-feux, mars 2010, 254 pages, 18 euros, ISBN-13 : 978-2748901047.
Photo : Canal Saint-Martin, Paris.
Images de la Chine à l’heure globale, les pauvres et les riches de Shangaï (le World Financial Center) , et leur ordre attentionné.