Lénine, Robert Linhart : d’une révolte dont nous avons fait table rase…
"Toute cette bourgeoisie qui se goberge, tout ce sarkozysme, c’est ignoble, ça me fait vomir." Robert Linhart…
Mars 2010. L’avant-propos à cette édition de 1976 s’ouvre sur la photo de Lénine grabataire, les yeux exorbités, quelques mois avant sa mort. Sa jeune sœur est penchée sur lui. Un médecin les accompagne. "A quoi pense-t-il, au bord du néant ?", s’interroge Robert Linhart. A cette nouvelle de Jack London qu’il affectionnait tant (L’Amour de la vie ) ? Et dont Linhart nous apprend qu’il se la fera relire deux jours avant sa mort, en janvier 1924. Ou bien à la brutalité de Staline, qu’il voudrait écarter du poste de Secrétaire Général ?
En 1976, Robert Linhart publiait cet ouvrage comme une réponse aux démissions des nouveaux philosophes, Glucksmann en tête, qui s’apprêtaient à liquider la contestation sociale en attendant de rallier le sarkozysme, l’indigence théorique la plus spectaculaire que la France ait connue (le couronnement de cette démission insalubre). Mais en 76, personne ne voulait entendre Linhart. Personne ne lut l’ouvrage. Deux ans plus tard, on fut contraint de saluer du même L’établi . Un chef d’œuvre, tout court, de littérature française. Une vision, un style, une émotion du monde et de ce qu’est écrire, proprement immenses.
Dans l’avant-propos à cette réédition, on retrouve –enfin pourrait-on dire-, un Linhart accrocheur. Qu’en est-il aujourd’hui de la question de la résistance à l’exploitation ? La question est pertinente, quand aucune réponse ne se fait vraiment entendre à Gauche. L’URSS s’est effondrée et avec elle, les idéologies de la révolte. Mais le Tiers-monde ? Que plus personne n’appelle comme cela du reste, que Linhart est le dernier a appelé comme cela. Qu’en faisons-nous ? Les pays "impérialistes", que Linhart est le dernier a appeler par leur nom dans cette formulation lapidaire, qu’en dénonçons-nous aujourd’hui ? Quid encore de la "classe ouvrière", que Linhart est le dernier a appeler de son nom et dont il veut retenir, lui, qu’elle se bat toujours, "pied à pied pour défendre ses emplois" menacés par la mondialisation (son seul vocabulaire neuf, dirait-on). Une globalisation obnubilée par sa "course au profit capitaliste" qui non seulement ne s’est pas démentie depuis 1976, mais n’a cessé de s’amplifier sans que nos élites intellectuelles ne s’en soucient. Et pour cause : ces élites trahissaient en masse leurs engagements de jeunesse pour s’enrichir sans vergogne et se claquemurer, in fine, dans leurs identités résidentielles…
On retrouve dans cet avant-propos pourtant si bref, ce Linhart qui percutait tant dans les années 60. Qu’on daigne le lire, tout simplement : "La misère, dans nos pays, frappe avant tout les immigrés, les sans-papiers, les sans-droits, pendant que les riches affichent avec insolence leurs gains mirifiques". L’air de rien, ce que Linhart décrit dans ce constat édifiant, c’est rien moins qu’une stratégie de liquidation de toute contestation politique de gauche dans ce pays, qui n’est pas sans rappeler celle mise au point dans les années 30 par les nazis -toute proportion gardée-, nazis qui n’avaient alors qu’une certitude en tête : pour gagner nos franches coudées, il faut d’abord, dans l’ordre, se débarrasser de l’opposition morale (chez nous, la compromission des intellectuels de gauche), puis asséner la violence sur les catégories les plus fragiles de la population (chez nous les immigrés, les sans-papiers, les sans-droits), avant, enfin, de réprimer en grand et ouvertement… Débarrassée de son menu peuple, la Nation, saignée au flanc et contrainte de vivre ce poids de culpabilité, ne saurait s’en relever. Alors de grandes ambitions répressives pourront se faire jour.
Lisez Linhart parler de "l’affreuse nuit coloniale". Relisez-le nous exhorter à convoquer "les centaines de millions d’esclaves d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine". Voyez-le rappeler cette Europe de 14 qui s’enfonça dans la barbarie. Ecoutez-le raconter, déjà, la trahison des sociaux-démocrates et lui trouver un écho dans ce moment de décomposition du gauchisme en France, qui vit s’affirmer dans nos élites une véritable haine du Peuple. La misère d’aujourd’hui en est l’héritière. Vite, Linhart, ne te contente pas d’exhumer tes vieux libelles, écris, pense, publie de nouveau, enfonce de nouvelles portes, il n’est que temps !--joël jégouzo--.
Lénine, les Paysans, Taylor, de Robert Linhart, éd. Du Seuil, mai 2010, 218 pages, EAN13 : 9782021027938.