en lisant - en relisant
Colère chronique, Louise Oligny
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55 ans, virée. Trop rémunérée, maugréent ses patrons. Qu'elle se fasse auto-entrepreneuse et vive de clopinettes. Comme tout le monde dans la start-down nation. Virée donc, du jour au lendemain. Ses droits ? Nos droits... Sur le papier ça semble tenir la route, mais dans la réalité, les patrons n'en ont rien à fiche. Patrons de presse qui plus est : Diane est journaliste. Enfin : photographe de presse. Pour les patrons de la dite presse, c'est pas journaliste. Mais elle, avec carte de presse. Une emmerdeuse. En colère. Comme désormais tant d'économistes, atterrés sinon en rage, d'infirmier·ères sidéré·es, d'électeur·ices catastrophé·es, de citoyen·nes révolté·es, avec ou sans gilet jaune, etc. Qui pourrait bien ne pas l'être ? La (f)Rance frappée d'éréthisme nerveux presque porté à son comble...
Une grosse colère donc, que ses médecins soignent à coups de médocs, refusant d'écarquiller grand leurs yeux pour voir qu'il ne s'agit pas de maladie, mais de colère sociale légitime. Diane avale quand même ses médocs, mais pas les couleuvres qu'on lui sert de tous côtés. Trop, c'est trop. Et côté couleuvres justement, son roman est une énorme machine à déballer les foutaises qui nous tiennent lieu de raisons politiques. Si on peut encore qualifier de raison l'affligeant délire qui nous tient lieu de maxime, au rabais. Un élément de langage que cette raison-là, quand il ne reste qu'une funeste loupiote pour toute lucidité sociétale.
Or de cette colère Diane tient la chronique. Le roman est même l'agenda de ses longues journées à attendre que quelque chose d'un peu éclairant arrive. Un agenda où elle consigne ses rêves, pas si incongrus que cela, comme celui de voir crever Dufaye, le big boss, puis le DRH, puis Villeneuve, etc. Diane rêve de tous les tuer, « Et voilà, (que) tout le monde est mort », annonce l'incipit... Sériale killeuse ? Peut-être bien... L'intrigue brouille les pistes, multiplie les interrogations. On ne voit pas le coup venir, sinon que Diane devrait cesser de rêver qu'elle assassine, puisque ses rêves se réalisent. Se peut-elle qu'elle soit... ?...
Diane boit beaucoup et ne se souvient de rien, s'esquive, s'interroge, plonge à corps retrouvé dans une aventure ahurissante avec le flic de la crim' qui devrait enquêter sur elle et qui finit par s'interroger lui aussi, la quitter, la retrouver, tandis qu'elle part dans tous les sens, nous épate et s'esbroufe, jusqu'à se retrouver en prison, apaisée et drôlement riche soudain, filant son aventure de trompe-l'oeil en rocambole, menant inlassablement l'enquête à la remorque toujours du meurtre suivant qu'elle a peut-être commis... par omission de l'autrice ?
C'est adroit, furieusement social, éperdument cocasse, pêchu et fou en bref, à lire.
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Louise Oligny, Colère chronique, Le livre de poche, juin 2024, 314 pages, 8.90 euros, ean : 9782253245537.
Le ruisseau que je suis, Emma Peiambari
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Une enfance iranienne. Avant la grande démolition des corps, des cœurs, des esprits.
Une enfance écrite le plus souvent au présent, comme une récollection amoureuse de la vie. Avec néanmoins, au gré des souvenirs qui remontent, cette vulnérabilité, qu'Emma Peiambari a fini par transformer en force.
Le ton est dépouillé, presque factuel : voici, ici, là, sans rien vouloir conclure, sinon la joie toute métaphorique d'évoquer le joob, ce ru qui court pour irriguer la ville. Une vraie métaphore en effet que ce ru, celle de l'intimité citadine pour qui a connu ces villes écrasées de chaleur où murmure un mince filet d'eau aux pieds des maisons, la vie, encore.
On se laisse bercer au gré des évocations, le mûrier de la grand-mère ou telle immense place de sable chauffée à blanc l'été, les camarades de classe, l'entrée en sixième, la famille avec la mère aux allures de princesse. On découvre sans fard ni trivialité l'aventure d'une fillette se révélant à elle-même femme, bientôt. On accompagne l'adolescente jaillie cette fois par la lecture de Kafka. Les grands auteurs, les mêmes, ici que là-bas, pas un autre monde : le nôtre, en partage.
De ce récit, Emma Peiambari nous dit qu'il est un rite de passage. Les lieux de cette enfance heureuse ne sont plus, tant elle sait désormais ne plus y retourner. En la lisant, je songeais à l'autobiographie de Bertrand Badie, Vivre deux cultures. La même incroyable tolérance, la même stupéfiante humanité. Peut-être parce que tout comme lui, elle n'a pas fait l'impasse sur sa fragilité. Une souffrance ancienne mue en espérance.
Connaissant ses origines, je pensais lire le récit du temps des humiliés. J'ai lu en fait celui de l'humain retrouvé. Non pas une sagesse vide et creuse qu'une fausse sérénité habiterait, mais la richesse d'un ancrage qui n'est pas une fin. Peut-être est-ce cela, répondre à l'appel de l'écriture, cet appel qui traverse de part en part son témoignage.
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Emma Peiambari, Le ruisseau que je suis, préface de Claude Lorin, L'Harmattan, mars 2024, 234 pages, 24 euros, ean : 97882336441399.
Nous n'étions pas des tendres, Sylvie Gracia
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Meschonnic, dans sa Critique du rythme (1982), affirmait que c'était le rythme qui donnait la signifiance du texte. La chair du texte, dans son essai, ouverte par sa dédicace «à l'inconnu», cet imprévisible auquel nous sommes si souvent fermés.
Dans le roman de Sylvie Gracia, la mort est prévisible. Mais aussitôt qu'annoncée (le premier accident de voiture du père, les deux cannes qui supportent Rosie, la plus belle femme de la région quand elle avait vingt ans et que le père aimerait retrouver comme à ses vingt-ans, n'était l'appui irréparable de ses deux cannes), la mort s'évanouit dans l'inconnu, cédant la place à cette «(...) opération que réalise le poème : non pas exemplaire d’un genre mais invention d’une parole par un sujet, d’un sujet par sa parole.» (Maïté Snauwaert, voire infra).
Ce qui frappe dès l'abord dans ce roman, c'est son rythme. Un continu aurait dit Meschonnic. Régulier comme le pouls sous la peau, égal sinon étal, à peine quelques temps forts, deux ou trois et encore, des «ça suffit la nostalgie» auxquels on ne croit guère puisqu'il n'y a pas de nostalgie dans cette écriture mais une lucidité coriace (qui serait le «n'être pas tendre» ?), malgré, aussi, quand bien même déposé sur le papier et par deux fois, le mot «colère», qui n'advient pas non plus. Tout comme malgré «l'urgence de vivre» et de vivre jusqu'au bout, ainsi que le père en fait la démonstration, amoureux, toujours, jusqu'à ce qu'il soit fauché dans le sang de l'accident qu'il n'a pas versé tout d'abord.
Ce qui s'empare de la lecture de ce récit donc, c'est son rythme. Celui d'un pouls régulier qui mène jusqu'à la fin sa ligne indéfectible : l'art est la sortie du signe, l'art de couper court à la logique binaire du signe...
Le sujet de l'art, affirmait Meschonnic, tient dans ce que ce qu'il réalise n'existe pas encore. Sans doute parce que ce qu'il réalise, c'est l'émotion de tout ce par quoi l'être fait sens au terme de son parcours.
Rien de serein pourtant dans ce parcours apaisé. Rien de vraiment joyeux, ni de triste.
Les deux premières phrases du récit le donnent à entendre, ambivalentes. Il y a tout d'abord l'évocation de ce père si vite endormi. Dormir, rêver, dormir, mourir peut-être ? (Hamlet). Et puis la phrase suivante qui voit Hélène grimper, non pas comme dans l'expression quatre à quatre d'on ne sait quelles marches d'escalier, non, grimper comme on le ferait depuis une fosse, certainement commune quand on y songe, pour ouvrir en grand volets et fenêtres d'une pièce trop longtemps close, comme après l'agonie, pour laisser s'envoler l'air moite des poumons gorgés d'eau.
Et ce finalement qui fait la césure entre les deux phrases, articulant clairement la fin dès le commencement.
A ces deux phrases répondent l'adios en dernier mot qui volette incongrûment, partagé au cœur de ce qui n'est ni retrouvailles ni vraiment rencontre entre Hélène et Patrick, mais qui résiste à tout ensevelissement, «même quand le corps ne suit plus».
Et entre ce finalement et cet adios, un rythme à l'accord continu, cette manière de fluer la voix du récit, que l'on nommerait acceptation pour un peu. Pourtant pas une attente, non : qu'y aurait-il à attendre ? Peut-être pour nous lecteur, cette dernière conversation entre le père et sa fille dont nous ne saurons rien, sinon qu'il s'agissait d'aller. Ou plutôt, de savoir comment l'on va. Plutôt que où. Car où, tout le monde sait. Et ce n'est guère important. D'autant que sur la fin, ce que l'on a tendance à voir, ce sont tous les chemins fermés et non les sautillants sentiers ouverts dans l'inconnu qui nous absorbe.
C'est au fond à cet inconnu qu'ouvre le récit, bien inscrit dans notre vivre et non hors de lui. Accessoirement, il ouvre à l'invention de Sylvie Gracia par elle-même, mais plus décisivement, à l'invention d'un sujet par sa parole, et à cette liberté qu'elle nous offre en partage : ce que l’œuvre fait à la langue. A toute langue. Au travers de mots simples. D'un style sobre qui ne met pas en scène quelque chose qui serait la figure hiératique de l'auteur, ni même celle, sympathique, de l'individu qu'elle est, mais qui bat simplement le rappel d'une activité qui devrait nous être chère : celle d'une parole où faire corps.
Le rythme est corporel, affirmait encore Meschonnic. Sylvie Gracia ne cesse d'aborder aux corps du récit et de nous en faire retour. Et c'est ce rythme corporel qui dessine dans le silence de nos lectures individuelles ce que la parole fait à l’œuvre : la possibilité d'un corps commun.
Rappelons ici que le récit de Sylvie Gracia venait clore un cycle de manifestations consacrées à la littérature jeunesse et young adult, intitulé corps e(s)t politique.
Et qu'elle nous parle d'avancer dans les âges de la vie. Or la vieillesse est un âge politique. Elle le dévoile assez. Non cette maladie qu'on voudrait nous faire croire, de corps exhaussés par des flopées de cachets, pastilles, capsules, comprimés, gélules, par toute la pharmacopée du subsister, du demeurer, du se maintenir à tout prix. La vieillesse n'est pas une maladie mais un âge politique. Il était bon de conclure ces manifestations par ce qui ne nous conclut même pas : la vie achevée n'est jamais close.
Le corps est politique donc, ce n'est pas la moindre des qualités de ce roman que de nous y amener, là où partout autour de nous la société voudrait nous voir «vieillir sans être vieux» (Franck Damour, voir infra), là où partout autour de nous l'on voudrait considérer la vieillesse comme «un état de la médecine» et non un âge de la vie. Sylvie Gracia s'en fiche comme d'une guigne du «bien vieillir» qui tant effraie, pour nous débusquer un regard de l'intérieur du temps qui a passé déjà, montrant qu'au fond, «la vieillesse n’existe que dans le regard de ceux qui ne sont pas encore vieux – comme un anti-monde». (Franck Damour).
Quand Winnicott griffonna son autobiographie qu'il n'acheva jamais, dans un coin de l'un de ses brouillons il consigna cette prière : «Ô mon Dieu ! Fais que je sois vivant au moment de ma mort !» ( «Oh God ! May I be alive when I die ! »).
Ainsi d’Évariste, le père d'Hélène dans ce roman, fauché en pleine romance amoureuse, libre, toujours. Son fils a beau hurler à la perte de l'autonomie du père et suggérer de médicaliser sa fin de vie, Évariste le devance, ailleurs, dans l'échappée de ses émotions. Le fils soupçonne-t-il un Alzheimer, il ne témoigne que du «poids du modèle cognitif qui nous fait prendre pour des dysfonctionnements ce qui est une autre façon de penser » (Damour), incapable d'imaginer son père heureux, car désirant.
Vulnérable ? Certes, mais qui ne l'est ? Il faut donc applaudir à cette vision où faire corps depuis la vulnérabilité de chacun, et que cette manifestation initiée par la librairie l'établi n'a cessé de mettre en avant.
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Sylvie Gracia, Nous n'étions pas des tendres, éd. L'Iconoclaste, novembre 2023, 232 pages, 20.90 euros, ean : 9782378804183.
L'incipit :
«Mon père a été vite endormi, finalement. J'ai grimpé à l'étage et j'ai repoussé les volets de ma chambre.»
Maïté Snauwaert, Le rythme critique d’Henri Meschonnic
DOI: https://doi.org/10.58282/acta.7129
Franck Damour, Études 2016/4 (avril), pages 39 à 50, La vieillesse, un âge politique | Cairn.info
Henri Meschonnic, Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Éditions Verdier, « Verdier poche », [1982] 2009, 713 p., ean : 9782864325659.
Le conte de la dernière pensée, Edgar Hilsenrath
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«Je suis le conteur dans ta tête», endosse Hilsenrath en prologue. Le conte ? Une dernière pensée logée dans un cri d'effroi, une pensée envolée au pied du mont Ararat, le pays des ancêtres de Thovma Khatisian, le pays des Arméniens. Pays sacré profané par les Turcs, d'où les Arméniens n'ont pas disparu : ils reposent par millions sous la terre.
Hilsenrath signe un bouleversant hommage au peuple Arménien, abasourdi qu'il est de réaliser que ce génocide perpétré au début du XXième siècle ait d'abord si vite disparu de nos mémoires. L'extermination oubliée qu'il ne peut, lui, juif ayant survécu aux ghettos, à l'horreur nazie, que regarder en face comme la sienne propre, celle de l'humain, de tout être tout simplement, fût-il «le plus impuissant témoin du monde».
Alors Hilsenrath souffle à l'oreille des nations l'histoire oubliée de l'extermination du peuple Arménien. «Je dis : je voudrais simplement rompre le silence», affirme-t-il au fictif secrétaire général de l'Union de la Conscience des Peuples, qui a du mal à comprendre.
Le personnage qu'il invente, adopté en 1915, émigré en Suisse, a été contraint de s'inventer un nom lui qui, orphelin, ne savait même pas d'où venait sa famille, exterminée ou morte pendant l'exil, ou peut-être pas. Il a cherché pendant des décennies des traces qui toutes jusque là conduisaient au néant. Et puis, de nouveau, Hilsenrath nous confie cette quête, imaginaire donc, une fiction parce que pour beaucoup, il ne reste que cela.
Dès le Livre I, la Dernière Pensée, qui est dans ce roman un personnage puissant, s'envole vers 1915 pour observer le grand massacre ( Հայոց ցեղասպանություն ). Elle vole auprès du père de Thovma qui, torturé, évoque les massacres de 1876. Le récit est violent et cru et cependant narré sur le mode de l'innocence, les faits exposés comme allant de soi dans un monde fermé à toute empathie. Et file une veine grotesque, moins l'absurde que le grotesque des grands romans de l'ex-Est : songez à Karel Čapek, Bohumil Hrabal, Jaroslav Hašek, etc. Car ce que les turcs, dans le roman d'Hilsenrath, veulent faire avouer au père de Thovma, n'est rien moins qu'il est à l'origine de la guerre de 14-18... Ils chérissent leur Grande Conspiration Arménienne contre l'Occident.. Et qu'importe si rien ne tient debout, si la ficelle est énorme : les turcs ont besoin de justifier aux yeux du monde le génocide qu'ils préparent... Hilsenrath est incomparable pour mettre pareilles aberrations en scène. On rit aux larmes, mais l'on s'arrache les cheveux à découvrir la complaisance de l'occident face à ces comédies. Bouffon, notre monde ?
«L'extermination du Peuple Arménien ne dépend en fin de compte pas seulement des exterminateurs, mais aussi du silence de leurs alliés », pose Hilsenrath et là, on ne rit plus. C'est bien encore, toujours, de notre monde dont il est question.
De Livre ne Livre nous remontons toute la chaîne familiale. C'est tout un monde engloutie qu'Hilsenrath révèle. Et son engloutissement : les violences, les tortures, les assassinats sommaires, les exécutions de masse, les déportations, les spoliations... Les hommes massacrés, les marches de la mort qui tournent en rond pour laisser le temps aux soldats turcs, aux pilleurs, aux brigands, aux assassins de piller, violer, massacrer les femmes, les enfants, les vieillards. Officiellement, il n'y a pas de déportation, mais le déplacement de populations hors des zones de guerre... Tout un peuple jeté sur les routes, assailli par les chiens errants qui suivent les familles en haillons pour dévorer les faibles, les blessés, les malades, les vieux qui ne peuvent plus marcher. C'est cette traîne de balluchons abandonnés qu'Hilsenrath décrit, avec la foule des turcs qui suit derrière, pour dépouiller encore.
La Dernière Pensée finira par raconter cette histoire à son ombre. On glisse vers tant d'absence, métaphore d'une humanité sans humanité, où les victimes ne sont même plus l'ombres d'elles-mêmes, abandonnées à l'oubli, que ce roman réfute.
«Que toutes les victimes du monde se mettent à chuchoter», conclut magistralement Hilsenrath. Les autres, à leur prêter l'oreille.
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Edgar Hilsenrath, Le Conte de la dernière pensée, éd. Le Tripode, traduit de l'allemand par Bernard Kreiss, hiver 2014, 554 pages, première édition 2012, Francfort, 24 euros, ean : 9782370550484.
Les Émigrants, W.G. Sebald
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« Et le reste n'est-il
Par le souvenir détruit ! »
C'est par ces mots que Sebald ouvre son recueil. Quatre nouvelles, quatre portraits entre enquête, documents, fiction, biographie, récit imaginaire et témoignages. Quatre destins d'exilés, poussés sur les chemins du renoncement par l'énorme cruauté de l'Histoire, la nôtre, tellement déchiffrable. Quatre existences « documentées » par des photos de mauvaise qualité qui déjà portent la trace de leur disparition : peu de signes sur ces images, peu d'image en fait, à l'image. On est frappé en regard par la méticulosité des descriptions, en rien métaphoriques et qui, à elles seules, consignent ce qui de vivre n'existe plus. Ce sont les images qui paraissent d'un coup oniriques, quand le récit fonde la séparation entre le rêve et la réalité.
Fin septembre 1970. Hingham. Couché sur la pelouse, le Docteur Henry Selwyn, est le dernier habitant d'un vaste jardin qui naguère nourrissait plusieurs familles, aujourd'hui retombé à l'état sauvage. Le narrateur, W.G., loue dans l'immense maison naufragée quelques pièces. Il Interroge. Qui est Henry Selwyn ? Un juif de Lituanie. L'an 1899 sa famille dut partir. Elle pensait accoster à New York, elle toucha terre à Londres. S'y logea sans jamais parvenir à s'y installer vraiment. Le silence des origines est assourdissant quand Henry raconte son histoire. Septembre 1970. Quelques mois plus tard, Henry se suicidait.
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Paul Bereyter, janvier 1984. Cet homme voulut toute sa vie enseigner aux enfants, être instituteur. Mais parce qu'il avait un quart de sang juif, les nazis l'en empêchèrent. Paul était l'ancien maître d'école de Sebald. Une photo de classe l'atteste. Sebald enquête cette fois encore. Paul se sentait allemand. Il était rentré de son exil hors de l'Allemagne en 1939. Enrôlé dans la Wermacht, il avait combattu les ennemis des nazis, ces nazis qui avaient envoyé sa fiancée dans un camp. Qui saura l'expliquer ? Convaincu que sa place était ailleurs, il s'exila de nouveau, avant de revenir mourir dans sa ville allemande de S., où il se suicidera.
Ambros Adelwarth. Grand-oncle de Sebald. Exilé parce qu'il ne pouvait vivre son homosexualité. Le récit le plus long de cet ensemble. Le plus intense. Au service d'un très riche new-yorkais, Ambros permit à toute sa famille de trouver un refuge en Amérique. Il aura vécu toute sa vie dans la passion d'un homme devenu fou, qu'il suivra un matin : « I go to Ithaca », l'hôpital psychiatrique monstrueux qui pratiquait sur ses patients le soin par électrochocs, qui les tuait. Non pas un retour donc à Ithaque, mais une sorte de suicide pour, ayant perdu l'être aimé, y « Annihiler toute capacité de réflexion et de souvenir ». Les dernières pages sont absolument sublimes.
Max Ferber. Un moment de fracture là encore, dans les décombres d'une ville ouvrière en ruine : Manchester. Max vécut dans une maison où séjourna Ludwig Wittgenstein. Il s'y enfermait nuit et jour, crayonnant ses dessins à la mine de plomb dans une ville recouverte de poussière. Max n'en sortit qu'une fois pour un long voyage aux abords du lac Léman et à Issenheim, pour y contempler le retable de Grünewald. Le narrateur découvrira le carnet fictif, rédigé par Sebald, de la mère de Max, déportée depuis son ghetto dans un camp où ses parents seront exterminés.
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Que dire de cette œuvre ? Les grands écrivains que j'admire l'ont tenue pour une œuvre d'exception, de Susan Sontag à Arthur Miller. Elle l'est. Marquée par les débris d'un siècle d'horreur. Elle l'est, jamais jugeant, jamais condamnant mais narrant, avec retenue mais non sans lyrisme, l'impossible résilience. Ceux qui ont perdu leur monde ne purent y survivre. Érudite, fragile, l'écriture est devenue ce territoire refusé, enfoui, d'une mémoire fantomatique.
On a dit de la langue de Sebag qu'elle était sinueuse. C'est-à-dire ? La métaphore vaudrait-elle la peine d'être creusée ? Sinueuse au sens où elle se détournerait beaucoup, mais de quoi ? Il y a, oui, quelque chose du détour dans ces récits qui donnent à voir un monde raconté par l'Autre et dont chaque fois Sebag se fait le témoin. Du détour poétique : la prose de Sebald est méditative, ses phrases sont longues, « lentes », patientes, appelant le lecteur à plonger lui-même plus avant dans sa propre contemplation du monde silencieux des émigrés.
Et puis il y a ces images. Lessing, dans son Laocoon (1766), avait thématisé cette rupture entre dire et montrer. Le discursif n'est pas l'iconique. Se complètent-ils ? Ici Sebald nous invite à contempler ce que l'image, dans son impuissance à être, parvient cependant à nous faire dire. Et le texte à nous faire voir. Qu'y a-t-il de commun entre les deux, que nous dévoilerait la prose de Sebald ?
Le déchirement de l'intime : l'exil est le lieu d'un mourir infligé. Où l'effacement s'inscrit en maître des horloges. La lecture des images en est la première victime. A laquelle la langue tente de porter secours. Et avec l'image, ce qui disparaît, c'est la personne, dont l'écrit, territoire métaphorique de l'émigré, se charge comme d'un fantôme. Mais il ne reste à sauver que cette patrie : la littérature, où exister malgré «l’habilité avec laquelle tout a été rendu propre».
Où résister à l'engloutissement et à la séparation.
#wgsebald #jJ #joeljegouzo #litterature #roman #wgsebald_dieausgewanderten #emigre #émigrés
W.G. Sebald, Les émigrants, Folio, F11, traduit de l'allemand par Patrick Charbonneau, mars 2003, première édition Actes Sud, 1999, ean : 9782070425228
Austerlitz, W. G. Sebald - La Dimension du sens que nous sommes (joel-jegouzo.com)
France Culture :
W. G. Sebald (1944-2001) : Une vie, une œuvre (2012 / France Culture) (youtube.com)
Début de siècles, Arnaud Cathrine
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Siècles au pluriel. Deux en fait : le nôtre et celui de Jean Cocteau et de Raymond Radiguet.
« Je n'existe plus », ouvre la première nouvelle : notre siècle se déballe dans un immeuble insalubre et une chambre de bonne conçue comme un refuge. Ce siècle se défait plus qu'il ne s'inaugure dans un paysage urbain en ruines. Chez nous. Pas ailleurs. Juste là, ici. Porté par une comédienne qui fait sécession, refusant de jouer le jeu, de jouer tout court. Grande lectrice de Goliarda Sapienza, elle est libre désormais, puisque redevenue personne.
C'est sur ce même paysage de ruines, mais intérieures, que ce recueil de onze nouvelles va se conclure. Barthes en mémoire : «J'y suis», si intime, si poignant, réalisant que ce qui devait être un date s'achève en bouscueil : «quelque chose était fini : l'amour d'un garçon». Que devient-on quand l'amour déserte, quand fuit le désir, l'appel de l'autre ?
1920. A notre comédienne répond Jacques Rigaut : «Je serai un grand mort». Est-ce tout ce qu'il nous reste ? Tout quitter là encore. S'évader. Ou n'être que de passage, comme Vincent dans le troisième acte, fort de son ironie détachée.
Fuir toujours, comme Klaus Mann en 1932 : «Je ne suis pas l'Europe», du moins pas celle qu'ils nous ont concoctée, cette Union contre les peuples, qui résonne sous nos pas aujourd'hui comme une bête immonde. Fuir, ou partir en vacances, vivre dans l'insouciance de nos désirs adolescents ? Pas même. A tout, prix pourtant. On aimerait pouvoir encore courir, rêver, même un peu ? Peut-être même pas.
Au fond, c'est la problématique du XXIème siècle que déroule l'auteur. Ce qu'il reste de ce que l'on a cru -comme l'idée que l'on pouvait ne vivre que pour soi. Ce pour soi du siècle précédent qui nous a tant fait perdre et nous hante encore avec son imaginaire de guerre, de ruines, qui s'amoncellent déjà.
«J'ai le soleil en moins», écrit dans une lettre Jean Cocteau : il faudrait fuir, mais il ne le peut plus. Fuir l'illusion de la douceur de Radiguet.
Parce que l'on n'aurait « pas besoin d'amour » ? Au pied du Mont Ventoux, énoncé dans un très tendre récit dont on goûte jusqu'à l'ivresse la simplicité et la limpidité.
Onze nouvelles qui ont en commun, au-delà de la ruine, le refuge de la langue, sa beauté, sa fluidité, son miracle.
Arnaud Cathrine est un écrivain précieux. Non pas au sens d'une préciosité qui lui supposerait une vie littéraire faite de vanités, mais pour reprendre monsieur Bray qui tenta de théoriser ce mouvement littéraire si injustement moqué par la suite, au sens, un peu, d'une préciosité de figuration attachée à une certaine esthétique, plus qu'à une éthique de la vie. Mais l'un dans l'autre, n'est-ce pas... J'ai lu ses nouvelles comme des anti-scènes de fêtes galantes, entre mesure, politesse et ironie, attentives au raffinement de la langue, des évocations, fuyant les artifices dans cette volonté si affirmée de se créer un monde qui ne fût pas qu'à soi. Le goût de l'élégance littéraire, celui des portraits, de l'éloge, dans cet attachement à l'amitié tendre comme au salon de Mademoiselle de Scudéry.
Un art de vivre, que ce raffinement des idées et du langage. Et tout comme au salon de Scudéry, on y retrouve la subtilité d'une écriture qui s'est mise au service d'un discours sur l'amour. Mais nul langage ampoulé ici. Pas de jargon. Pas d'affectation et surtout pas le refus du sensuel. Pas de formules brillantes. La recherche de l'effet se cantonne aux titres des nouvelles si curieux -«J'y suis» : si fragile.
#jJ #joeljegouzo #litterature #nouvelles #arnaudcathrine #jeancocteau #raymondradiguet @arnaudcathrine #editionsverticales #jacquesrigaud #rolandbarthes #klausmann #goliardasapienza
Arnaud Cathrine, Début de siècles, Verticales, décembre 2021, 308 pages, 20 euros, ean : 9782072945618.
Pleine terre, Corinne Royer
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Le livre s'ouvre sur une dédicace forte : «A ceux qui luttent, à ceux qui tombent»...
Jacques Bonhomme est en cavale. C'est cette cavale qui est racontée, au jour le jour, neuf très exactement, avec les flics armés pour l'abattre à ses trousses, qui chaque jour se rapprochent un peu plus de lui. Jacques est agriculteur. Ils le sont depuis des siècles dans sa famille. Mais là, il n'a plus supporté, à égrener le nombre de suicides autour de lui, le nombre de cancers, la course au rendement, l'endettement chronique, la monoculture de masse... Il avait pourtant essayé, avant d'être convaincu «que cette modernité était dépassée, qu'elle était même le contraire du progrès ». Les sols malades, les forêts malades, les bêtes gavées d'antibiotiques, les pesticides partout. Un temps il avait cru à la lutte, s'était engagé, avait même fini porte-parole de la Confédération paysanne, avait milité pour un autre modèle. Un temps et puis...
«Les bêtes sont le Christ», hurlait-il aux flics qui le poursuivaient. Tout avait commencé par un contrôle administratif. Il s'était fait épinglé pour un retard dans sa déclaration. Un simple retard qui lui avait valu une grosse amende. Et la spirale de l'endettement, prenant conscience de l'injustice : après tout, c'était eux, les petits paysans, qui faisaient vivre les banques, le marché des pesticides, l'agro-industrie, la grande distribution... Partout des cohortes d'inspecteurs s'abattaient sur leurs champs. Vérifiant s'il ne manquait pas un vaccin, si l'on gazait bien les cochons au lieu de les saigner, si on élevait bien les poussins sur des tapis roulants. «Les bêtes sont le Christ» torturé, crucifié...
Avec la Confédération, il avait sauvé comme il avait pu le vieux Baptiste du cyber-élevage qu'on voulait lui imposer. Mais aucune victoire n'était durable avec ces gens-là. Partout des bêtes se retrouvaient confinées dans leurs élevages en attendant d'être abattues, faute de pouvoir exhiber les bons papiers...
La réalité, c'est qu'on enterrait vivant le monde paysan. La traçabilité, la sécurité alimentaire n'étaient que des leurres pour se débarrasser de la petite agriculture familiale.
Jacques avait reconverti sa ferme, pratiquait les circuits courts, biologiques. Mais l'été 2016, les contrôleurs étaient venus avec les gendarmes. Le contrôle s'était mal passé, cinq bêtes avaient fini dans la rivière. Jacques avait sorti son fusil et refusé de se rendre «complice d'un modèle qui entasse les bêtes vivantes comme des bêtes mortes».
Il devait maintenant payer au prix fort cette révolte.
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Corinne Royer, Pleine terre, Actes Sud, août 2021, 334 pages, ean : 9782330153908.
D'Ambre et de feu, Agnès Domergue, Hélène Canac
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Magnifique album jeunesse, tant par les illustrations aux superbes planches en teintes automnales, que par le propos : «nous ne sommes que de passage, c'est la Terre qui nous possède»...
Il pleut, ça sent le pétrichor, cette odeur de terre après la pluie, d'humus aquifère.
Kitsune est une enfant, mais une déesse, la dernière de sa lignée, habitante d'un royaume auquel un mauvais roi a mis le feu. Littéralement : la forêt brûle, le village de Kitsune est en cendres et sous ses pas s'ouvrent des pièges, des déchirures, des trappes. Sauvée, Kitsune se voit offrir par des serpents une pierre d'ambre magique, que la fille renard va perdre et retrouver chez les Onibi, qui n'acceptent de la lui rendre qu'à la condition qu'elle ramène le cœur du fils du Roi, Koyo. C'est le prix à payer pour libérer les siens et recouvrir sa liberté. Kitsune part accomplir sa quête, mais ramenant Koyo, elle découvre en lui tout l'opposé de son père : un garçon aimable et tendre. Comment livrer un garçon aussi innocent, aussi plein de bonté, d'attention à autrui ?
De péripéties en péripéties, Kitsune doit choisir et fini par se proposer en sacrifice. Hélas il est trop tard, l'enfant a été transformé. Vraiment trop tard ? Kitsune veut rendre la pierre d'ambre : à quoi bon dans ces conditions ? Faut-il accepter que l'injustice demeure, quand bien même elle ferait partie du monde ? Kitsune finira par brûler la pierre d'ambre et renoncer à son immortalité. Le récit nous mènera de révélations en coups de théâtre, au seuil du renoncement de Kitsune : ni chasseur ni proie, on doit pouvoir vivre autrement.
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Agnès Domergue, Hélène Canac, D'Ambre et de feu, éditions Jungle, 2022, ean 9782822234061.
La Folle rencontre de Flora et Max, Martin Page, Coline Pierré
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L'une est en prison pour mineurs, l'autre n'arrive plus à sortir de chez lui. Et l'une et l'autre vont correspondre, follement, se raconter, se confier, s'analyser. Ils ne se sont pas vraiment connu(e)s, mais étaient élèves dans le même lycée. D'une manière drôle et fascinante, ils commencent par échanger des photos floues d'eux. Faut-il en préciser la symbolique ?
Max vit son enfermement comme une liberté. Flora, incarcérée, veut sortir. Sortir... Bien que pour l'une et l'autre, ce soit le monde qui est raté, qui ait raté.
Max dévore Mary Shelley, Flora, Sylvia Plath et Pessoa, lucide sur sa condition féminine : «être une fille n'est pas un appel au viol, ni même à la drague !» Que serait alors la liberté sous cette condition ?
Elle se rappelle le lycée, les filles qui la moquaient en groupe, le harcèlement, les garçons si mauvais.
Sortir pour retrouver ce monde ? Flora veut être libre, partout, se sentir libre et non contrainte, ni sur la réserve, toujours.
Aux yeux de Sam, «le monde est effrayant : il lui manque un plafond.» Être libre serait aussi à ses yeux n'être plus contraint de faire bonne figure, se soustraire au jeu des relations sociales truquées, si souvent vides et hypocrites. Lui voit les adultes comme des somnambules égarés n'osant pas même ces gestes de suppliciés au-dessus de leur tête, qu'évoquait Artaud. Il comprend néanmoins que Flora veuille sortir. Encore que... Lui demandant de classer ses arguments : qu'est-ce qui vaut la peine de sortir ?La nature répond Flora. La nature. Et puis les librairies. Un enchantement.
Tout au long du récit, d'une main l'autre passe une poupée, très beau, très poignant fétiche, qui va représenter Max à l'enterrement de sa grand-mère, Max ne pouvant, psychologiquement, s'y rendre. Suivez le fil de cette poupée, tant il est fabuleux, littéralement.
Flora finira par écrire une lettre d'excuses à la fille qu'elle a agressée au lycée et qui lui a valu sa peine de prison. Elle va sortir, s'y prépare, tandis que Max s'y prépare lui aussi, cherchant des solutions pour affronter le monde extérieur. Et l'un et l'autre forment un projet d'avenir : une école alternative.
«La liberté, c'est la possibilité de s'isoler», écrivait Pessoa. Le roman s'achève la veille de la sortie de prison de Flora. On ne verra pas leur rencontre, qui très pudiquement, romanesquement, leur appartient.
Un roman tout en force et pudeur, puissant et subtil, écrit à deux mains dans une grande unité de style.
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Martin Page, Coline Pierré, La Folle rencontre de Flora et Max, éd. L'école des loisirs, poche, mai 2022, 200 pages, ean 9782211235174.
Comme un oiseau dans les nuages, Sandrine Kao
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Sandrine Kao explore les traumas transgénérationnels. Un roman, certes, mais qui prend place dans une généalogie bien réelle. Un roman jeunesse, littérature young adult magnifique de profondeur et d'invention, qui scrute l'Histoire avec une lucidité inouïe, et celle de générations de femmes martyrs, tant l'Histoire est celle de leur leur domination.
Anna-Mei a 16 ans. Elle raconte le ciel immobile, la traîne des avions qui s'effiloche et se dilue avant de s'évanouir. «Je suis folle». Qu'est-ce qui soudain s'est éveillé en elle, au moment où sa vie semble être à un tournant, avec cette échéance d'un concours qu'elle ne sait ni vouloir réussir, ni vouloir échouer, avec sa relation à Simon, dont elle scrute, anxieuse, la sincérité ? Le confinement semble alors arriver au bon moment pour elle, qui voulait se couper du monde, faire le point. Est-elle folle ? Ou bien ? Chercher ailleurs ? Dans ces non-dits qu'elle sait à présent deviner, sa mère décédée dont on ne parle qu'à mi-mot, sa grand-mère, tellement secrète sur son histoire. Oui, le confinement est le bon moment pour scruter ce qui n'est pas passé, ce qui toujours revient, hante et obsède. Anna-mei interroge Ama, sa grand-mère, qui raconte la Chine du début du XXIème siècle où tout a commencé pour «elles», plus que pour le nous familial, tant l'épreuve aura été celle des femmes dans cette histoire. Elle raconte prudemment la branche maternelle. Zhau, cette aïeule qui refusa de se bander les pieds, du moins, ôtait ses bandelettes la nuit et dont les pieds devenus trop grands eurent des conséquences dramatiques sur sa vie. Elle raconte cette histoire des femmes chinoises aux pieds meurtries, nécrosés, mortes souvent de septicémie. Cendrillons inversées qui connurent des fins tragiques pour la plupart. Ama raconte Liying, la fille de Zhou dans la Chine envahie par le Japon, les massacres de Nankin. La fuite, encore, toujours, leur survie et la culpabilité qui s'y était attachée ! Elle raconte les amours ratés de mère en fille, les «échecs» de ces mêmes femmes rompues par la société, la «disparition» de Liying et sa fille Lin, recueillie par Zhou, déjà une histoire de fille élevée par sa grand-mère. Elle raconte le Grand Bond en avant (1959-1961), la famine, leur maison transformée en charnier. La fuite, encore et encore. Lian, la fille de Lin, et Mei, cette enfant si belle qui fuit la Chine à son tour pour Taïwan, seule avec deux filles, et qui finit internée dans un hôpital. Et Mei, la mère de Ama, elle-même orpheline et Lian et sa sœur jumelle partie vivre à Tokyo pour un garçon qui l'abandonna aussitôt. Et Ama, à se raconter, réalise que le trauma familial la rongeait elle-même et qu'il est temps de tout livrer, de tout révéler, de tout mettre à plat pour se débarrasser de la résignation et du malheur qui aura tant accablé les femmes de son lignage.
Alors Anna-Mei saura pour sa mère. C'est son père qui le lui avouera. Elle saura qu'elle n'est pas folle, qu'aucune de ces femmes n'a été folle et qu'à présent, perchée comme un oiseau sur son arbre généalogique, elle peut vivre sa vie la sienne, sans entraves, et en la portant à bout de bras, non pas racheter ni sauver, mais transcender cette douleur qui n'a cessé d'habiter leur maison.
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Sandrine Kao, Comme un oiseau dans les nuages, Syros éditeur, novembre 2021, 284 pages, ean : 9782748530490.