Défense de Louise Michel
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Le 22 juin 1883 avait lieu le procès de Louise Michel à la Cour d'Assise de la Seine. Elle y fut condamnée lourdement, ainsi qu'elle s'y attendait, à une peine de six années de prison, assortie de dix année de «surveillance» pour «incitation au pillage»...
Quelques mois auparavant, Louise Michel avait participé à une manifestation de «sans-travail», aux Invalides. Le 9 mars, lors d'un meeting organisé en bonne et due forme par le syndicat des menuisiers, quelques milliers de parisiens étaient venus manifester leur colère. La police les avait tout d'abord dispersés, mais la manif s'éparpilla pour mieux exister. Des milliers d'entre eux marchèrent sur l'Élysée. Plusieurs centaines d'autres, dont Louise Michel, se dirigèrent vers le quartier latin. Louise Michel brandissait un drapeau noir sur le manche duquel on pouvait lire : «Du pain ou la mort». Sur son partage, le cortège cassa le mobilier urbain, les vitrines des grands magasins, pilla les boulangerie et les rôtisseries. C'est à l'occasion de la mise à sac de la boulangerie de Monsieur Augereau au 13 rue du Four, que Louise Michel fut appréhendée.
Louise Michel comparut donc aux Assises pour avoir volé du pain... Sa défense, puisqu'il s'agit de cela, est mince. C'est qu'elle ne se fait aucune illusion sur l'issue du procès. Louise Michel dénonce dans une adresse vibrante à la Cour la misère et la répression que subissent les ouvriers parisiens, rappelant la Commune. «J'ai vu les généraux fusilleurs», les massacres de prisonniers, les charniers dans Paris, et la faim aujourd'hui : «Nous sommes en pleine misère, (...et) ce n'est pas là la République». On y parle de liberté, mais c'est le bagne qu'on agite. «Le peuple meurt de faim», mais il n'a même pas le droit de le dire. Elle ne voit qu'une chose, toujours tellement vrai aujourd'hui encore : la bourgeoisie ne cherche qu'à perpétuer l'Empire, si arrangeant pour ses affaires. L'extrait «aux communaux» rédigé en 1874 par les proscrits de la Commune et placé à la suite de sa défense vaut la peine d'être évoqué, tant la situation perdure : «Les autres déguisent du nom de République la forme perfectionnée d'asservissement qu'ils veulent imposer au peuple»... Chacun s'y reconnaîtra.
Louise Michel condamnée sera graciée en janvier 1886 par Jules Ferry. Jamais elle ne cessera son combat.
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Défense de Louise Michel, édition Dernier Télégramme, coll. ZA, printemps 2023, 22 pages, 6 euros, ean : 9791097146535.
La propagandiste, Cécile Desprairies
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La propagandiste, c'est la mère. Collabo fermement attachée à l'idéologie nazie, elle opéra à la Propaganda puis toute sa vie, resta fidèle à son engagement pétainiste. Enfin, sauf au moment de la Libération... Son histoire est racontée par sa fille, née en 1957, devenue historienne de la propagande sous l'occupation... Une position qui brouille les genres. L'éditeur écrit «roman» sous le titre, donnant à lire le texte comme une pure fiction : «et si ma mère avait été collabo ?»... Mais nombre d'attestations contraignent à le lire comme un document. L'énonciation elle-même l'y rangerait. Entre document et auto-fiction peut-être, le «romanesque» venant remplir les trous d'une mémoire, celle de la mère, qui s'est toujours refusée à tout révéler, le « comme si » lui tenant toute sa vie d'après la collaboration lieu d'oubli.
En historienne, Cécile Desprairies reconstitue avec tout le sérieux du métier le contexte historique, donnant à comprendre ce choix que nombre de français ont fait, de collaborer. La généalogie familiale est implacable passée à ce tamis, non pour excuser ce qui était tout sauf un égarement, mais comprendre ces français qui ont voulu saisir l'aubaine de la présence nazie pour jouir leur vie et vécurent ainsi l'occupation comme un conte de fées...
Écrit au présent, le récit est accablant, qui révèle l'insouciante légèreté de ces familles bourgeoises qui ne ressentirent aucun état d'âme à s'emparer des biens spoliés, à vivre dans les appartements spoliés (sa mère), à négocier les meubles spoliés (sa tante), à dépenser frivolement l'argent volé à ceux qu'on envoyait jour après jour dans les camps pour les exterminer.
Le dégoût vous saisit devant tant d'ignominie. On croise sans fard les personnages aujourd'hui et hier, comme la grand-mère hier, empochant une montre en or tendue par un désespéré qui espérait en échange un simple verre d'eau qu'elle ne lui donna pas. On pleure devant le récit de l'oncle journaliste grimpant dans l'appartement des grands-parents tenter de faire une ou deux photos originales du Vel d'Hiv', juste en face... On enrage des non-dits d'après guerre de la famille lavant à peu de frais ses horreurs assénées pendant la Collaboration, pudiquement voilée sous le terme générique de «guerre».
Au delà des membres d'une famille opportuniste, on croise du beau monde dans ce roman. Céline, à vomir, aux conférences du Professeur Montandon. Un bénédictin fasciste, Doriot et on jette par dessus l'épaule de la narratrice un œil sur les revues destinées à l'édification de la jeunesse française et dans lesquelles travaillait la mère, comme ce «Youpino» à gerber, dont elle confectionnait les slogans, sans parler de Signal et de ses unes franchouillardes exaltant la France des vieux viticulteurs à béret...
La propagandiste... C'était le nom que les nazis avaient donné à sa mère. Et tout ce petit monde, fidèle à sa veulerie, s'en sortira bien la défaite consommée ! La mère fera du zèle auprès des militaires américains, les suivant jusqu'aux States pour se refaire une virginité, ou l'oncle journaliste passant en Suisse pour y jouer les résistants, tout comme le père, pétainiste de cœur, se déguisant en résistant lui aussi les derniers jours.
Tout un monde infâme, mort très récemment, jamais disparu : l'après-guerre ne les a pas changés. Leurs convictions sont restées et tout un peuple de collabos a survécu longtemps. «Ce serait comme si» la Libération n'avait rien changé en profondeur, ou si peu. C'est donc plutôt comme si : ils ont fini par ressurgir. L'extrême droite a droit de cité, le racisme, plus que jamais à son ordre du jour... Ce «comme si» qui était devenu après la Collaboration le mode d'être de sa mère et dans lequel la narratrice a failli s'épuiser, est devenu le nôtre. Vertige : raconté à l'indicatif, le récit laisse grammaticalement émerger ce qui a été et qui aurait dû ne plus être. Comme un retour, mieux, ce temps du récit, c'est déjà celui de notre présent...
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Cécile Desprairies, La propagandiste, Seuil, août 2023, 218 pages, 19 euros, ean : 9782021523720.
Les Ciels furieux, Angélique Villeneuve
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Quelque part en Russie. Henni ne sait pas bien où, ni d'ailleurs où s'arrête vraiment le shtetl où sa famille, les Sapojnik, habite. Que s'est-il passé ? Elle vivait là, heureuse dans cette famille nombreuse où la mère ne se relevait d'une couche que pour enfanter un nouveau bébé que ses aînés prenaient à tour de rôle en charge. Et son tour était venu, le père s'affairait à faire rentrer du matin au soir l'argent pour nourrir la famille, la mère se reposait, et elle tenait à présent le dernier né, Avrom, dans ses bras. Que s'est-il passé ? Henni vivait heureuse, admirative de sa grande sœur qui savait tout sur tout, élevée par leur grand-mère qui n'avait cessé de tout lui transmettre, un savoir précieux que Zelda transmettait à présent à Henni. Que s'est-il passé ? Un jour des hommes fanatiques sont entrés dans la maison, ont tout cassé, tout détruit. Des hommes ordinaires poussés par quoi ? Le père a hurlé : «Fuyez !», alors ils ont fui sans savoir trop ni comment ni où. Que s'est-il passé ? Les gens du village du bout du shtetl sont devenus une milice enragée. Ce qui s'est passé, Henni l'a juste subi, l'a mesuré autour d'elle en découvrant les maisons des juifs dévastées, brûlées, leurs biens volés, les femmes, les hommes, les bébés jetés au feu par ceux qu'elle ne sait nommer autrement que «les brigands». Les brigands sont venus, ceux qu'on croisait hier dans le village et ils ont tout dévasté. Ce qui s'est passé, Henni n'en connaît même pas le nom, sinon que tout un village s'est rassemblé pour tuer les juifs, sa famille, ses amis, pour tout détruire et tout brûler. Et nulle part où fuir au long de ces vingt-quatre heures d'une violence innommable qui encadrent le récit. Ce qui s'est passé, c'est que les juifs ont tenté de fuir comme chacun le pouvait, à marche forcée dans la neige, la boue, la peur au ventre, les chiens lancés à leur poursuite. Ce qui s'est passé, c'est l'histoire d'un pogrom dont les livres ne pèsent pas la densité de chair, de souffrance, et dont le roman d'Angélique Villeneuve témoigne pour en saisir l'horreur et la grâce, oui, la grâce de ce personnage, Henni, qu'elle a refusé d'enfermer dans la monstruosité du pogrom révélé. Les massacreurs n'existent du reste pas dans le récit, ils restent indistincts, une masse indifférenciée, inarticulée, proprement inhumaine et congédiée à son néant vertigineux. Quelle focale que celle de cette enfant dont nous apprenons les rires, les joies, les soucis, jamais dépossédée de son humanité même au plus abject de la saleté du monde. Tout se passe au cours de ces vingt-quatre heures comme si l'horreur était une contiguïté incompréhensible qu'on ne pouvait ni absoudre, ni comprendre, une rupture de la trajectoire humaine dans la continuité d'un monde pourtant passablement vil déjà. «Ce qui s'est passé», Henni ne peut le comprendre. La question revient dans le texte comme un leitmotiv entêtant, ouvrant démesurément à l'incompréhension des hommes et se dressant comme un mur contre lequel est venue s'écraser l'innocence d'une très jeune fille.
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Angélique Villeneuve, Les Ciels furieux, éd. Le Passage, août 2023, 210 pages, 19 euros, ean : 9782847425048.
L'indésir, Joséphine Tassy
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« Un petit deuil boiteux »... Au retour d'une soirée arrosée, au petit matin, Nuria se réveille un homme à ses côtés et le téléphone qui ne cesse de l'alarmer. C'est Jeanne qui appelle : « Maman est morte ». La première idée qui lui vient, c'est le type à côté d'elle. « J'ai pas fait exprès », lui semble une raison suffisante. Que maman soit morte ? Qu'elle l'ait ramené chez lui ce type ? Elle ne la voyait plus de toute façon, sa mère. Jeanne, c'est sa grand-mère. Le gars dans son lit se nomme Abel. La crémation a lieu le matin même. Nuria invite Abel à l'accompagner. Histoire de faire connaissance. Lors de la crémation, Nuria est intriguée par la foule d'inconnus qui se presse autour du cercueil. En fin de cérémonie, elle est abordée par un très jeune homme : Félix. Il se présente comme l'amant de sa mère. Enfin, il «sortait» avec elle. Du moins : il l'aimait. Il les embarque chez lui. Intarissable sur la défunte, que Nuria découvre. Plus tard déboule Arnaud, son oncle et frère de sa mère, avec sa femme Constance qui, elle, ne se cache pas de n'avoir jamais aimé la défunte. Qui n'aimait au fond personne semble-t-il. Les uns et les autres se perdent en anecdotes, dans toutes ces histoires qu'on se raconte en famille les jours de deuil pour éclairer la vie éteinte. Une femme téléphone, une inconnue que Nuria a aperçue lors de la cérémonie de crémation : Salomé. Elle a trouvé le porte monnaie de Nuria et l'invite à passer le chercher dans le club où elle officie. Salomé, insolemment belle, sensuelle, impudente. Danseuse de cabaret, qui aimait sa mère à la folie. Tout ce monde caché dresse en creux le portrait d'une femme outrageusement désirée. Mais Nuria réalise aussi que sa mère ne l'a pas aimée. Qu'elle n'a pas voulu ses enfants, qu'elle n'a peut-être désiré personne, aimé personne. De l'inutilité d'aimer à l'inconvénient de l'être, s'allonge une étonnante galerie de renoncements. Ou de subtils arrangements : chacun a vu la vie depuis ce qu'il, elle, était, non telles que les «choses» (de l'amour?) étaient... On songe presque à une éthique à la Cioran : «L'art d'aimer ?, écrivait-il, c'est savoir joindre à un tempérament de vampire la discrétion d'une anémone». Nuria n'a rien su de la vie d'indésir de sa mère, que nombre de vampires entouraient, à tout le moins, elle même vampirisant ce monde. Tout juste a-t-elle peut-être vécu l'amour comme une invraisemblance dont elle a su quoi faire : son entourage... « L'amour, écrivait Niklas Luhmann, n'est pas seulement une anomalie, mais une invraisemblance tout à fait normale ». De l'Amour, ce dernier posait qu'il était une sorte de réponse prémonitoire à la logique de déliaison à l’œuvre dans toute liaison. Une branche à laquelle se raccrocher. L'amour libre, souverain, lui semblait s'être par trop confondu avec la quête de l’autonomie personnelle, et comme exprimant avant tout la "validation de la présentation de soi". La Passion, c'était les autres qui la portaient, pas sa mère. Nuria au fond, paraît tout proche elle-même de vivre dans l’érection de ce Moi somptuaire où chacun, laissé seul face à lui-même, se trouve aux prises avec un problème de communication obscur, sinon improbable : comment aimer ? Comment tomber amoureux depuis ce Moi somptuaire dressé pour parer à ce genre d'éventualités ? Sauf à accepter de prendre le risque d'en découdre avec lui, d'abord. Un risque que sa mère n'a jamais pris. Ce risque où les révélations faites autour de son cercueil ont plongé désormais Nuria. La question se repose alors : de quoi faire le deuil, plutôt que de qui ?
L'indésir, Joséphine Tassy, L'indésir, L'iconoclaste, août 2023, 382 pages, 2090 euros, ean : 978-2378803735.
#joeljegouzo #Liconoclaste #roman #litterature #lindésir #josephinetassy #rentréelittéraire #librairieletabli
Lu sur épreuves non corrigées. Et cela a son importance : le texte est hachée typographiquement dans ces épreuves. J'ignore s'il l'est dans la version finale, s'il s'agissait donc d'une intention et non d'erreurs de mise en page. En outre j'aime à laisser irrésolue ma lecture : il y a dans le manque de logique à l'œuvre dans ces erreurs un manque de réalisation qui laisse ouvert la question du deuil, qui restera ainsi boiteux.
Et vous passerez comme des vents fous, Clara Arnaud
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Trois vies, trois rêves, trois destins, qui vont passer en effet comme des vents fous, avec ces gestes de suppliciés au-dessus de leurs têtes qu'un Antonin Artaud prophétisait et que nos temps, comptés, accomplissent. Trois destins ? Non, un seul, le nôtre dans celui d'un monde qui s'éteint. Mais celui de Jules avant cela, rampant au printemps 1883 dans la tanière d'une ourse qu'il a guettée tout l'hiver, sortie chercher de quoi nourrir sa progéniture, pour lui voler une femelle de quelques mois : depuis toujours, Jules veut se faire montreur d'ours. Celui de Gaspard ensuite, de nos jours, néo berger qui aimerait conduire encore longtemps ses bêtes à l'estive comme à l'ancienne, en trois longues journées de marche qui faisaient du berger un nomade, au lieu qu'on les charrie désormais en camions par souci d'économies. Celui d'Alma enfin, docteure en biologie comportementale qui tente, sur les terres de Gaspard, de réconcilier les hommes avec les ours dans ces Pyrénées centrales qui de mois en mois se consument et se vident de toute vie. Jules vit l'ourse, Alma l'étudie et Gaspard l'épie, traumatisé par ses attaques l'année précédente, qui lui valut de perdre trop de brebis. Avec passion, l'autrice nous livre ces regards croisés sur ce qui fait au fond la matière et la perspective de son roman : le monde sauvage. Plus qu'un paysage, plus qu'une scène, la trame même du vivant que jour après jour nos sociétés s'efforcent de conjurer sinon d'anéantir, parce que le monde sauvage est trop peu prévisible... Les ours sont le prétexte pour arpenter les plis de cet univers, sans lesquels il ne serait qu'une surface lisse, vaine et insipide. Particulièrement documenté, sur l'estive, l'éthologie des ours, la montagne, l'autrice nous donne par son roman à vivre, littéralement, tous les cycles du vivant. Ou ce qu'il en reste. Déréglé, la vie en sursis à travers ses troupeaux qui ne cessent de monter toujours plus haut dans la montagne, toujours trop tôt, à la recherche des pâturages qui demain ne seront plus. «Le monde est en proie à une lente combustion», écrit Clara Arnaud. Sa montagne tout près de se taire pour tourner notre page, pour refermer le pitoyable chevet que les hommes griffonnent en bordereaux imbéciles. C'est nous qui passons comme des vents fous, repus et terrassés.
Clara Arnaud, Et vous passerez comme des vents fous, Actes Sud, août 2023, 374 pages, 22.50 euros, ean : 9782330182250.
Un simple dîner, Cécile Tlili
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Etienne reçoit. A dîner. Pas si simple, ni si modeste. Certes pas de grande cuisine, mais tout de même : Claudia, sa compagne, a mis les petits plats dans les grands -l'expression est triviale, mais Claudia se sent bien dans cet état d'esprit pour honorer le couple convié : les amis d'Étienne. Un dîner en forme d'examen de passage donc pour Claudia, qui ne sort ni d'une grande école, ni d'une grande famille. Rémi est arrivé. On attend Johar, sa femme, le clou de la soirée. Tailleur sombre, chaussée Louboutin -on l'espère du moins. Ou Clergerie, plutôt que Charles Jourdan ou Dior, trop quelconques désormais. Johar à qui tout réussit. Grande classe, femme de tête, une ancienne camarade d'Étienne. Enfin : camarade n'est pas le bon mot évidemment. Elle sonne ; C'est charmant chez vous. Entrée, long couloir illuminé, salon, salle à manger, terrasse rue des Saints-Pères. Elle, c'est boulevard Raspail, pas loin de la Fondation Cartier bien sûr. Flatteries d'usage entre vieux amis qui ont réussi : Étienne est avocat d'Affaires. Vanités en apéritifs, tandis que Claudia, kiné de profession, campe dans la cuisine. Premier impair : ça sent partout l'odeur tenace de curry du plat exotique qu'elle a conçu. Fille de psychiatre tout de même, cette Claudia, et d'une gynéco. Pas la classe moyenne quoi. Et du coup ça sonne un peu faux sociologiquement parlant... Bon, mais on parle vacances. L'île de Ré. Sauf Claudia, qui ne parle pas. Trop intimidée. On se demande pourquoi. Complexée sans doute, en retrait. La star, on l'a dit, c'est Johar, sortie de nulle part pourtant, qui a gagné au mérite sa place parmi les nantis. Elle va prendre la tête d'une entreprise côtés au CAC 40, forte de 100 000 employés. Un vrai rêve américain en somme... Qui sonne bien faux dans la France de Macron, et même celle d'avant, tout comme sonnent fausses les trajectoires des uns et des autres, à l'image de celle de Rémi, «petit prof», de prépa tout de même. Bon, là, agacé par le ton, les stéréotypes, une conversation qui se voudrait élégante et bobo à souhait entrelardée de culture et de visions sociétales mais qui n'est que banale, on a juste envie de refermer le livre et pour passer au suivant. La rentrée n'en est pas avare. La comédie du dispositif effare, tout sonne la méconnaissance du milieu bourgeois parisien cultivé. J'ai poursuivi tout de même, curieux : pourquoi ce roman ? Johar se souvient de son enfance tunisienne, de la faim, des dortoirs improvisés chaque soir dans la salle à vivre, des matelas qu'on ramasse au petit matin, Rémi de ses parents commerçants, certes à Reims, Étienne de la vaste bibliothèque à échelle de ses parents... Et puis, bon : c'est un huis clos. Peut-être quelque chose à en tirer. Étienne apprend que Johar vient donc d'être nommé à la tête d'une multinationale. Courbettes. Rémi laisse tomber son smartphone qui affiche un message de son amante, que Claudia découvre. Claudia qui ne parvient pas à exister. Elle ne sait même plus comment apprendre à son compagnon qu'elle est enceinte... Et finit par faire une fausse couche dans les toilettes. Le drame se noue. Johar affronte cette pitoyable comédie, annonce qu'elle n'acceptera pas le poste alors qu'Étienne, avocat d'Affaires en délicatesse, l'a déjà annoncé à ses chefs pour redorer son blason. Rémi voit Johar partir, pour de bon, le quitter, partir quoi, définitivement. Étienne voit Claudia partir. Définitivement elle aussi. Le temps des ruptures s'invite dans le huis clos, et ça en est jubilatoire. Ne reste que le vide des vanités masculines.
Cécile Tlili, Un simple dîner, Calmann Lévy, août 2023, 180 pages, 18 euros, ean : 9782702188408.
Triste Tigre, Neige Sinno
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Un témoignage. L'enfance violée. «Pas de la grande littérature», prévient Neige Sinno. «Juste» un témoignage. Pas de l'autofiction. De la «non-fiction», un document, Mais qu'est-ce qui fait d'un témoignage une œuvre littéraire plutôt qu'un exercice judiciaire ? Ni construit, ni déconstruit : «ça irait à l'encontre de la sincérité». De quoi ? De la démarche ? Du ton ? Pas une autobiographie : un autre pacte. Voire pas de pacte du tout. Débrouillez-vous avec ça. C'est un peu de cela qu'il est question : qu'allons-nous faire de cette histoire, nous autres lecteurs ? De son histoire ? Qu'elle reste la sienne uniquement ? Pas de pacte donc, sinon sans cesse renouvelé, sans cesse dénoncé d'une certaine manière, car c'est nous l'enjeu de ce témoignage... C'est pourquoi Neige Sinno interroge par avance sa réception, qui pourrait bien le faire sombrer, ce témoignage, dans une littérature de genre -comme s'il pouvait exister, à propos de viol, à propos d'inceste, une littérature de genre... On se rappelle pourtant celle des «déportés» s'échouant sur le récit de Binjamin Wilkomirski, faux déporté ayant emprunté au genre sa structure, ses codes, ses «manies» -(l'analyse littéraire est parfois à vomir). Mais Neige Sinno les connaît bien ces tics d'écriture qui font d'une épreuve un genre. Elle les subodore, les devance, les répertorie jusque dans cet abîme des «excuses» que l'on cherche au violeur à sonder son enfance, battue, violée parfois, comme si ça pouvait expliquer, comme si ça pouvait alléger. La peine de qui ? Triste tigre que ce titan minable...
Neige Sinno écrit ainsi en toute conscience des risques qu'elle prend à ne pas se faire entendre, ou mal. Par avance, elle décrit ces fausses lectures inévitables qui viendront la déposséder de son récit et s'échappe de toutes les diversions qui voudraient nous faire passer à côté des raisons qu'elle a de s'être donné encore ce mal -de nous écrire... D'avance, elle circonscrit ces malentendus dans lesquels son livre comme tant d'autres, tombera de toute façon : où comprendre son expérience, où partager sa souffrance ? Quelle sera la bonne place pour son livre ? La table de chevet ? La bibliothèque cultivée ? A quel moment allons-nous le refermer pour passer au suivant. Du même genre. Ou d'un autre... Est-ce qu'il n'y a pas autre chose à tenter ? Comme de penser l'échafaudage mental que nos civilisations ont dressé pour empêcher le viol de disparaître comme fait de société ?
Son livre comme tant d'autres, s'ouvre ainsi au malentendu... Comme le Lolita de Nabokov qu'elle analyse avec talent. Comment expliquer, s'étonne-t-elle, que jusqu'à aujourd'hui, les couvertures de ce roman soit aussi contraire à son contenu ? Toutes campent sur le fantasme de la nymphette lascive et provocante, et toutes oublient que Lolita a... 12 ans ! De quelle culture participe ces choix éditoriaux ?
Du récit de Neige Sinno, on aimerait écrire qu'il est bouleversant, il l'est. Qu'il est fort, il l'est. Qu'il est d'une rare sincérité, puisqu'elle en fait une vertu qu'elle voudrait atteindre. Dira-t-on qu'il est «beau» ? Qu'il est «bien écrit» malgré les écarts de langage qu'elle s'autorise ? Ou bien qu'il est «fort» justement de ces écarts qu'elle revendique, cette langue qu'elle malmène, bafoue, «rabaisse»... «Faire de l'art avec mon histoire me dégoûte», affirme-t-elle. «Faire de la beauté avec l'horreur, est-ce que ce n'est pas tout simplement faire de l'horreur ?». Esthétiser la violence... On songe à Orange mécanique. Fort. Beau. Très esthétique, mais d'une cohérence inouïe avec le propos de Kubrik, non ? On songe à Adorno : comment écrire après Auschwitz ? On songe à la réplique de Celan, sa Todesfuge... Je songe plutôt à Rilke, affirmant que «la beauté est le commencement de la terreur qu'un être est capable d'affronter».
Cette terreur, Neige Sinno l'a traversée. Pas nous. Le «Nous» est important ici. J'ignore où lire son récit. Où l'entendre. «Il est naturel que ce qui est dit renvoie à un ailleurs, écrit-elle encore, à une ombre du langage où la vérité attend sans pouvoir être dite jamais». Attend ? Tapie mais dans quelle ombre ? Celle du langage ? Toujours dialogique et donc dans ces plis qui nous résistent et nous font signe ? «Je n'ai pas trouvé de solution pour parler de ça», ajoute-t-elle. Je n'en ai pas trouvé pour lire ça.
Le témoignage de Neige Sinno ne laisse jamais en paix, ni sa propre manière de raconter, ni le lecteur qui voudrait surplomber tranquillement sa lecture. «Quelle est la légitimité de l'art confrontée à la souffrance extrême ?», écrivait Adorno. Toute. Aucune. On en ressortirait d'ailleurs comment, de cette contemplation ? Neige Sinno souhaite que son livre n'ait pas beaucoup de lecteurs. Je souhaite le contraire. Pour que puisse surgir cette parole dans d'autres bouches tues, pour que son histoire devienne la nôtre, qu'elle s'inscrive au cœur de nos démarches de vie, qu'elle ne soit pas une «consolation» mais un refus de vivre plus longtemps dans un monde qui se satisfait de ce que ces témoignages ne passent pas la rampe du spectacle littéraire. Et pour que la littérature ne soit pas qu'un objet de consolation.
Neige Sinno, Triste Tigre, P.O.L., août 2023, 276 pages, 20 euros, ean : 9782818058268.